Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 312-318).

III[1]

SUR LA PEINTURE D’HISTOIRE


Ce 20 mars 1792


Quoique l’état de douleur et d’anxiété où se trouve dans ces moments la chose publique ne semble guère permettre à des citoyens de s’occuper et d’occuper les autres de dissertations sur la peinture, je pense que plusieurs lecteurs se plairont, ainsi que moi, à distraire un instant leurs regards de beaucoup d’objets affligeants, et trouveront bon que je réponde quelques mots aux Observations insérées dans le Supplément au Journal de Paris, du dimanche 18. Elles ont rapport aux tableaux demandés, d’après un décret de l’Assemblée constituante, pour représenter aux yeux des Français le Roi acceptant l’acte constitutionnel.

« Cet ouvrage intéressant semblait, dit l’Observateur, être destiné à quelqu’un de nos plus célèbres artistes dans le genre du portrait, et en effet, madame Guyard vient d’en être chargée, etc. » Je ne cite les paroles où cette dame est nommée, que pour avoir l’occasion de rendre hommage moi-même à ses talents. Mais j’oserai dire à l’Observateur que cette distinction, déjà reçue depuis longtemps entre les peintres de portrait et les peintres d’histoire, est ce qu’il y a au monde de plus futile et de plus étranger à l’esprit et à la perfection de l’art. Ceux qu’on appelait, il y a soixante ans, des peintres de portraits, étaient, à très-peu d’exceptions près, de véritables charlatans qui ne savaient qu’étourdir les yeux par des attitudes forcées, et, pour ainsi dire, emphatiques ; par des figures raides, sans grâce, sans naturel, perdues dans un amas d’ornements sans goût et dans des draperies immenses, dont aucune raison ne déterminait les plis vastes et confus.

Que si l’on dit que cette manière n’est pas de l’essence des portraits et que rien n’empêche de les peindre avec vérité, je réponds qu’alors la distinction ne signifie plus rien, puisqu’elle se réduit à dire qu’un peintre est peintre de portraits, lorsqu’il peint des portraits ; car la vérité, la simplicité, la naïveté ne sont pas autres pour un peintre de portraits que pour un peintre d’histoire. Elles sont l’essence de tous les tableaux où il entre des figures ; et même comme les peintres qui traitent des sujets historiques sont obligés de faire agir plusieurs figures ensemble, et que leur succès par conséquent dépend d’une justesse d’expression qui ne laisse rien de gêné, de vague ni d’incohérent dans leur ouvrage, il est clair que plus ils ont réussi dans ce genre, plus ils doivent être exercés à saisir sur la nature vivante ces traits presque imperceptibles qui rendent un portrait parfait.

Et c’est ce qui est confirmé par les exemples. Quelque opinion qu’on puisse avoir du style historique des peintres flamands, toujours est-il vrai que Rubens et Van Dyck, son élève, qui ont fait de si beaux portraits, étaient des peintres d’histoire. Du temps de la renaissance et de la perfection de l’art, cette distinction n’était pas même connue ; sous les Médicis, dans le plus beau siècle des arts et des lettres modernes, Corrège, Michel-Ange et le grand Raphaël lui-même laissèrent des portraits qui les auraient illustrés, si de beaucoup plus grands ouvrages n’avaient empêché de s’occuper des moindres. Le Titien a conservé sa réputation dans les deux genres. Et pour citer un exemple reconnu au dernier salon, Brutus, Socrate, les Horaces, n’empêchaient pas même d’admirer un portrait sorti du pinceau de David.

Le tableau proposé sera toujours un tableau historique, que l’on traitera d’une manière ou d’une autre, poétiquement ou sans poésie, et qui n’admettra jamais que la distinction du bon et du mauvais.

L’Observateur s’élève contre l’injustice d’admirer un grand artiste exclusivement à tous les autres, et je suis en cela fort de son avis ; mais je ne puis plus en être, et je doute que la postérité en soit, lorsqu’il ajoute que « M. Vincent marche le rival de M. David dans la carrière. » Je ne connais point M. Vincent ; je vois tous ceux qui le connaissent parler de son caractère avec estime ; j’honore beaucoup ses talents ; je le prie de n’attribuer qu’au désir de le voir travailler de plus en plus à la perfection d’un art dans lequel il a obtenu une si juste gloire, le peu de remarques que je vais me permettre ici.

Des ouvrages de cet artiste que cite l’Observateur, deux seulement sont assez présents à ma mémoire pour que je puisse en parler. Les Filles de Crotone devant Zeuxis ont-elles bien l’expression qu’elles devaient avoir ? ont-elles ce mélange de pudeur joint à un peu d’orgueil d’avoir été choisies pour représenter la beauté même ? Ces vierges grecques ont-elles rien de ces formes grecques que les médailles, les sculptures, les peintures antiques nous ont transmises avec certitude ? ont-elles dans leurs attitudes, dans leurs draperies, cette simplicité naïve qui plaît et attache ; Et un manque de grâces chez elles, et l’extrême froideur du peintre assis, qui semble attendre avec ennui qu’on soit prêt pour qu’il commence, n’ôtent-ils pas à ce sujet tout ce qu’il avait d’aimable et de séduisant ?

La Clémence d’Auguste semble-t-elle un tableau qui parte de l’âme ? La figure de Cinna, extrêmement ignoble, n’a-t-elle pas une attitude forcée, une expression grimaçante, chargée et presque inintelligible ? Et l’empereur, au lieu d’être gravement assis comme s’il donnait audience, ne devrait-il pas avoir sur la bouche et dans les yeux ce sourire indulgent et caressant d’un homme outragé qui pourrait se venger, et qui pardonne et veut devenir ami ? Enfin, n’y a-t-il pas dans tout cela une certaine pompe factice et théâtrale qui n’est pas de la noblesse ?

Quant à M. David, quoiqu’il y eût une véritable injustice à humilier tous les autres artistes devant lui, il y en aurait, ce me semble, une aussi grande à lui contester le titre de chef de notre école, que son génie et ses travaux lui ont acquis déjà même chez les étrangers. Élevé par M. Vien, qui avait conservé un goût sage et pur au milieu des extravagances de Boucher et de ses contemporains, il a mûri, il a nourri ce que la nature lui avait donné de grands talents, par l’étude constante des chefs-d’œuvre d’Italie, et surtout de ses magnifiques restes de sculpture antique échappés, je ne sais comment, au temps, aux barbares et aux fureurs du christianisme, pour venir former Le Poussin et l’École romaine. Ce n’est point là, sans doute, qu’il trouve ses grandes pensées ; le vieil Horace armant ses trois enfants, et son petit-fils, âgé de cinq ans, se mordant la lèvre et contemplant ce spectacle avec une sorte d’envie ; Brutus seul dans sa famille et comme exilé dans sa maison, et ne trouvant d’asile qu’à l’ombre de la déesse à qui il vient de faire de si grands sacrifices ; Socrate continuant son discours et tendant le bras au hasard pour recevoir la ciguë ; le Serment du Jeu de paume, une des plus belles compositions qu’aient enfantées les arts modernes, dans laquelle une multitude de figures, animées d’un même sentiment, concourent à une même action, sans confusion et sans monotonie : tout cela n’appartient sans doute qu’à l’âme et au génie de l’artiste. Mais ce qui est en grande partie produit par l’étude des modèles dont nous venons de parler, c’est la grandeur et la majesté des compositions ; la finesse et la vérité exquises des expressions, variées suivant l’âge et le sexe ; la fidélité dans tous les détails, et cette beauté de formes, cette simplicité facile dans les draperies, cette naïveté à la fois touchante et austère, et ces grâces franches et nobles qui sont de tous les temps et de tous les lieux.

Presque tous les tableaux qui paraissent depuis plusieurs années, même les moins bons, semblent cependant faits avec l’intention de se rapprocher de cette excellente manière, redevenue nouvelle, et manifestent par là l’utile influence que cet habile homme exerce sur notre École ; et c’est une obligation de plus que lui ont les arts, puisque, outre les chefs-d’œuvre qu’il produit lui-même, tous les émules qui veulent le suivre rentrent sur ses pas dans la seule route qui ait mené jadis et qui puisse mener encore au grand et au vrai, qui sont le beau dans les arts.

Si je ne me suis pas conformé à l’usage de ne rendre justice aux hommes de talent qu’après leur mort, je l’ai fait moins encore par le désir de louer un grand artiste, que par celui d’inviter les hommes qui pensent et qui aiment les arts à en examiner les véritables principes.

Je terminerai par une réflexion qui s’applique à beaucoup d’objets. Ce n’est point chez ceux des artistes qui ne sont qu’hommes de métier ; ce n’est point dans les ateliers où les jeunes gens étudient le mécanisme de la peinture, que l’on apprend à sentir et à juger les beautés et le but de cet art divin. Une foule d’hommes sortent de là, dont la main est très-capable de couvrir une toile de couleurs harmonieuses, mais dont l’esprit est incapable de concevoir un tableau. Aussi de tout temps y a-t-il eu peu de peintres pour ceux qui ne louent qu’après avoir senti, et qui ne sentent que lorsque la simplicité de la composition, la pureté des formes, la naïveté des mouvements ont produit cette expression complète, cette parfaite représentation de la vie humaine, qui émeut l’âme et qui entraîne l’esprit. L’observation de la nature physique et morale, l’étude et l’expérience des passions humaines, cette sûreté et cette finesse de sensations qu’on appelle le goût, la lecture des poètes, voilà ce qui enseigne à connaître et apprécier cette autre espèce de poésie destinée à rappeler sans cesse à l’émulation des hommes la mémoire des belles actions et des grands talents, en faisant vivre jusqu’aux traits des mortels que l’on aime ou que l’on admire ; et, sous ce point de vue, la peinture est digne d’intéresser l’attention des législateurs et des sages, autant qu’elle doit, par la douceur de ses prestiges et la fécondité de ses ressources, faire à jamais les délices des âmes passionnées, des imaginations faciles et des esprits justes et cultivés.

A. C.

  1. Inséré dans le Supplément 35 du Journal de Paris de l’année 1792.