Œuvres poétiques de Chénier (Moland, 1889)/Préface d’un ouvrage politique

Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 318-320).


IV[1]

PRÉFACE D’UN OUVRAGE POLITIQUE


Au reste, quelque jugement qu’on porte de cet écrit, je suis sûr qu’au moins on n’accusera l’auteur d’aucunes préventions injustes. Je me suis cité à mon tribunal, et je suis convenu avec moi-même que dans cet ouvrage, ainsi que dans tous ceux que j’ai osé mettre au jour, j’ai exprimé ma pensée toute une et telle enfin qu’elle était née dans mon esprit, sans que l’engoûment ou l’envie l’aient fait pencher d’aucun côté, ou aient altéré mon jugement. J’ai tâché de conserver un œil sain et incorruptible, afin qu’étudiant chaque chose en elle-même et dans tous ses rapports extérieurs, et aussi dans tous les rapports extérieurs qui l’attachent à d’autres choses, je pusse en prendre et en donner une idée vraie et fidèle. J’ai même, précaution à laquelle je n’étais point obligé, j’ai chassé de mon cœur tous les mouvements de colère et d’aversion qu’éprouve un honnête homme à la vue ou à la lecture des excès et des injustices sans nombre de plusieurs Corps et de plusieurs particuliers. J’ai eu soin que ce sentiment, subit et involontaire, n’influât en rien sur mon style, et ne perçât point dans mon expression, ne voulant écrire seulement que ce qui est arrivé, et comment cela est arrivé. Je ne me suis point fait le ministre des haines ni des intérêts de personne ; je n’ai point eu d’égard aux prétentions iniques, aux usurpations, aux préjugés qui flétrissent ce qui ne doit point être flétri. Sans intérêt moi-même, nulle passion, nul amour propre n’a pu me fasciner la vue. Galba, Othon, Vitellius, ne me sont connus ni par bienfait ni par injure[2].

Je désire que tous ceux qui liront ce livre et tous ceux qui le jugeront sans le lire, sachent aussi bien se dépouiller d’eux-mêmes, c’est-à-dire de leurs projets, de leur famille, de leur argent, de leurs places ; qu’ils ne m’accusent point de mensonge parce que je n’ai point voulu mentir pour eux ; qu’ils ne feignent point d’appeler la vérité, ce qu’ils ont intérêt qu’on prenne pour la vérité. Pour moi, j’ai dit ce qui m’a semblé être elle, avec franchise et candeur, aussi éloigné de flatter que d’offenser, désirant peu les suffrages, redoutant peu les critiques, très-permises et trop justes peut-être si elles attaquent mon ouvrage ; méprisables et peu dangereuses si elles ne s’en tiennent point là. Enfin mon plus cher désir, en composant cet écrit, a été (puissé-je l’avoir rempli) de faire trouver à mes lecteurs, que si une créature étrangère à l’espèce humaine, un habitant d’un autre globe, s’occupant néanmoins des hommes et les étudiant, eût voulu écrire d’eux et de leurs institutions, son ouvrage ne pourrait point être fait dans un autre esprit que le mien ; que la postérité, en le lisant, y cherche vainement qui j’étais, où j’ai vécu, à quel Corps, à quel parti j’ai pu tenir, et que la tranquillité modeste et hardie de mon style et de mes pensées lui fasse imaginer même que j’écrivais sans doute dans un de ces siècles heureux où, pour citer encore un de mes auteurs favoris[3] i, on est libre de penser ce que l’on veut et d’écrire ce que l’on pense.

  1. Publié dans l’édition des Œuvres en prose de 1840.
  2. Citation de Tacite, liv. I : Mihi Galba, Otho, Vitellius nec beneficio nec injuria cogniti. »
  3. Tacite, I : « Rara temporum felicitate, ub ; sentire quæ velis et quæ sentias dicere licet. »