Œuvres poétiques, Texte établi par Louis MolandGarnierVolume 2 (p. 307-311).

II[1]

London, Covent-Garden, hood’s tavern.


Vendredi, 3 avril 1789, à 7 heures du soir.

Comme je m’ennuie fort ici, après y avoir assez mal dîné, et que je ne sais où aller attendre l’heure de se présenter dans quelque société, je vais tâcher de laisser fuir une heure et demie sans m’en apercevoir, en barbouillant un papier que j’ai demandé. Je ne sais absolument point ce que je vais écrire, je m’en inquiète peu. Quelque absurde et vide et insignifiant que cela puisse être (et cela ne saurait guère l’être autant que la conversation de deux Anglais qui mangent à une table à côté de moi, et qui écorchent de temps en temps quelques mois de français afin de me faire voir qu’ils savent ou plutôt qu’ils ne savent pas ma langue), je reverrai peut-être un jour cette rapsodie, et je ne me rappellerai pas sans plaisir (car il y en a à se rappeler le passé) la triste circonstance qui m’a fait dîner ici tout seul.

Ceux qui ne sont pas heureux aiment et cherchent la solitude. Elle est pour eux un grand mal encore plus qu’un grand plaisir : alors le sujet de leur chagrin se présente sans cesse à leur imagination, seul, sans mélange, sans distraction ; ils repassent dans leur mémoire, avec larmes, ce qu’ils y ont déjà repassé cent fois avec larmes ; ils ruminent du fiel ; ils souffrent des souffrances passées et présentes ; ils souffrent même de l’avenir ; car, quoique un peu d’espérance se mêle toujours au milieu de tout, cependant l’expérience rend méfiant, et cette inquiétude est un étal pénible. On s’accoutume à tout, même à souffrir. — Oui, vous avez raison, cela est bien vrai. — Si cela n’était pas vrai, je ne vivrais pas, et vous qui parlez, vous seriez peut-être mort aussi ; mais cette funeste habitude vient d’une cause bien sinistre : elle vient de ce que la souffrance a fatigué la tête et a flétri l’âme. Cette habitude n’est qu’un total affaiblissement : l’esprit n’a plus assez de force pour peser chaque chose et l’examiner sous son juste point de vue, pour en appeler à la sainte nature primitive, et attaquer de front les dures et injustes institutions humaines ; l’âme n’a plus assez de force pour s’indigner contre l’inégalité factice établie entre les pauvres humains, pour se révolter à l’idée de l’injustice, pour repousser le poids qui l’accable. Elle est dégradée, descendue, prosternée ; elle s’accoutume à souffrir, comme les morts s’accoutument à supporter la pierre du tombeau, car ils ne peuvent pas la soulever. Voilà ce que c’est que s’accoutumer à tout, même à souffrir. Dieu préserve mes amis de cette triste habitude ! Les petits chagrins rendent tendre ; les grands rendent dur et farouche. Les uns cherchent la société, les distractions, la conversation des amis ; les autres fuient tout cela : car ils savent que tout cela n’a aucun pouvoir à les consoler, et ils trouvent injuste d’attrister les autres, surtout inutilement pour soi-même. Peut-être aussi ont-ils quelque pudeur de laisser voir à l’amitié qu’elle-même et son doux langage, et son regard caressant, et des serrements de main, ne peuvent pas guérir toutes les plaies ; et cependant la vue et les soins de mes amis m’ont toujours fait du bien, même s’ils ne m’ont pas entièrement guéri.

Mais ici je suis seul, livré à moi-même, soumis à ma pesante fortune, et je n’ai personne sur qui m’appuyer. Que l’indépendance est bonne ! Heureux celui que le désir d’être utile à ses vieux parens et à toute sa famille ne force pas à renoncer à son honnête et indépendante pauvreté ! Peut-être un jour je serai riche : puisse alors le fruit de mes peines, de mes chagrins, de mon ennui, épargner à mes proches le même ennui, les mêmes chagrins, les mêmes peines ! Puissent-ils me devoir d’échapper à l’humiliation ! Oui, sans doute l’humiliation. Je sais bien qu’il ne m’arrive rien dont mon honneur puisse être blessé. Je sais bien aussi que rien de pareil ne m’arrivera jamais, car cette assurance-là ne dépend que de moi seul ; mais il est dur de se voir négligé, de n’être point admis dans telle société qui se croit au-dessus de vous ; il est dur de recevoir, sinon des dédains, au moins des politesses hautaines ; il est dur de sentir… — Quoi ? qu’on est au-dessous de quelqu’un ? — Non ; mais il y a quelqu’un qui s’imagine que vous êtes au-dessous de lui. Ces grands, même les meilleurs, vous font si bien remarquer en toute occasion cette haute opinion qu’ils ont d’eux-mêmes ! Ils affectent si fréquemment de croire que la supériorité de la fortune tient à celle de leur mérite ! Ils sont bons si durement ! Ils mettent tant de prix à leurs sensations et à celles de leurs pareils, et si peu à celles de leurs prétendus inférieurs ! Si quelque petit chagrin a effleuré la vanité d’un de ceux qu’ils appellent leurs égaux, ils sont si chauds, si véhéments, si compatissants ! Si une cuisante amertume a déchiré le cœur de tel qu’ils appellent leur inférieur, ils sont si froids, si secs ! Ils le plaignent d’une manière si indifférente et si distraite ! comme les enfants qui n’ont point de peine à voir mourir une fourmi, parce qu’elle n’a point de rapport à leur espèce.

Je ne puis m’empêcher de rire intérieurement, lorsque dans ces belles sociétés je vois de fréquents exemples de cette sensibilité distinctive, et qui ne s’attendrit qu’après avoir demandé le nom. Les femmes surtout sont admirables pour cela : dès qu’un prince, qu’elles ont rencontré au bal, dès qu’un grand, qui est leur intime ami, car elles ont dîné avec lui deux fois, est malade ou affligé pour avoir perdu une place ou un cheval, elles y prennent tant de part ; elles déplorent son malheur de si bonne foi ! elles se récrient si pathétiquement ! et véritablement elles croient être au désespoir ; car, presque toutes étant dépourvues de la sensibilité franche et vraie et naïve, elles croient que ces singeries et ces vaines simagrées sont en effet ce que l’on entend par ce nom.

Allons, voilà une heure et demie de tuée ; je m’en vais. Je ne sais plus ce que j’ai écrit, mais je ne l’ai écrit que pour moi : il n’y a ni apprêt ni élégance. Cela ne sera vu que de moi ; et je suis sûr que j’aurai un jour quelque plaisir à relire ce morceau de ma triste et pensive jeunesse. Puisse un jour tout lecteur en avoir autant à lire ce que j’aurai écrit pour tous les lecteurs !

  1. Publié, dans l’édition de 1819.