Œuvres complètes de Theophile (Jannet)/Élégie (Depuis ce triste jour qu’un adieu malheureux)

ELEGIE.


Depuis ce triste jour qu’un adieu malheureux
M’osta le cher object de mes yeux amoureux,
Mon ame de mes sens fut toute des-unie.
Et, privé que je fus de vostre compagnie.
Je me treuvay si seul avecques tant d’effroy
Que je me crus moy-mesme estre esloigné de moy.

La clarté du soleil ne m’estoit point visible,
La douceur de la nuict ne m’estoit point sensible,
Je sentois du poison en mes plus doux repas
Et des gouffres par tout où se portoient mes pas.
Depuis, rien que la mort n’accompagna ma vie,
Tant me cousta l’honneur de vous avoir suivie.
Dieux qui disposez de nos contentemens.
Les donnez-vous tousjours avecques des tourmens ?
Ne se peut-il jamais qu’un bon succez arrive
A l’estât des mortels qu’un mauvais ne le suive ?
Meslez-vous de l’horreur au sort plus gracieux
De celuy des humains que vous aimez le mieux ?
Icy vostre puissance est en vain appellée ;
Comme un corps a son ombre, un costau sa valée ;
Ainsi que le soleil est suivy de la nuict,
Tousjours le plus grand bien à du mal qui le suit.
Lorsque le beau Paris accompagnoit Heleine,
Son ame de plaisir voit la fortune pleine ;
Mais le sort ce bonheur cruellement vengea :
Car, comme avec le temps la fortune changea,
De sa prospérité nasquit une misère
Qui fît brusier sa ville et massacrer son père.
Bien que dans ce carnage on vist tant de malheurs,
Qu’on versast dans le feu tant de sang et de pleurs,
Je jure par l’esclat de vostre beau visage
Que pour l’amour de vous je souffre davantage :
Car, si long-temps absent des grâces de vos yeux.
Il me semble qu’on m’a chassé d’auprès des Dieux
Et que je suis tombé par un coup de tonnerre
Du plus haut lieu du ciel au plus bas de la terre.
Depuis, tous mes plaisirs dorment dans le cercueil.
Aussi vrayment depuis je suis vestu de dueil.
Je suis chagrin par tout où le plaisir abonde.
Je n’ay plus nul soucy que de desplaire au monde.
Comme, sans me flatter, je vous proteste icy

Que le monde ne fait que me desplaire aussi.
Au milieu de Paris je me suis fait ermite ;
Dedans un seul object mon esprit se limite ;
Quelque part où mes yeux me pensent divertir,
Je traine une prison d’où je ne puis sortir ;
J’ay le feu dans les os et l’ame deschirée
De ceste flesche d’or que vous m’avez tirée.
Quelque tentation qui se présente à moy,
Son appas ne me sert qu’à renforcer ma foy.
L’ordinaire secours que la raison apporte,
Pour rendre à tout le moins ma passion moins forte,
L’irrite d’avantage et me fait mieux souffrir
Un tourment qui m’oblige en me faisant mourir.
Contre un dessein prudent s’obstine mon courage,
Ainsi que le rocher s’endurcit à l’orage ;
J’aime ma frénésie et ne sçaurois aimer
Aucun de mes amis qui la vôudroit blasmer.
Aussi ne crois-je point que la raison consente
De m’approcher tandis que vous serez absente.
J’entends que ma pensée esprouve incessamment
Tout ce que peut l’ennuy sur un fidelle amant ;
J’entends que le soleil avecques moy s’ennuye,
Que l’air soit couvert d’ombre et la terre de pluye.
Que, parray le sommeil, de tristes visions
Enveloppent mon ame en leurs illusions.
Que tous mes sentimens soient meslez d’une rage.
Qu’au lict je m’imagine estre dans un naufrage.
Tomber d’un précipice et voir mille serpens
Dans un cachot obscur autour de moy rampans.
Aussi bien, loin de vous, une vie inhumaine
Sans doute me sera plus aimable et plus saine.
Car je ne puis songer seulement au plaisir
Qu’une mort ne me vienne incontinent saisir.
Mais, quand le ciel, lassé du tourment qu’il me livre.
Sous un meilleur aspect m’ordonnera de vivre,

Et qu’en leur changement les astres inconstans
Me pourront amener un favorable temps,
Mon ame à vostre objet se trouvera changée
Et de tous ces malheurs incontinent vengée.
Quand mes esprits seroient dans un mortel sommeil,
Vos regards me rendront la clarté du soleil ;
Dessus moy vostre voix peut agir de la sorte
Que le zephire agit sur la campagne morte.
Voyez comment Philis renaist à son abord :
Déjà l’hyver contre elle a finy son effort.
Désormais nous voyons espanouir les roses,
La vigueur du printemps reverdit toutes choses,
Le ciel en est plus gay, les jours en sont plus beaux,
L’aurore en s’habillant escoute les oyseaux ;
Les animaux des champs, qu’aucun soucy n’outrage,
Sentent renouveller et leur sang et leur âge.
Et, suivans leur nature et l’appetit des sens,
Cultivent sans remords des plaisirs innocens.
Moy seul, dans la saison où chacun se contente,
Accablé des douleurs d’une cruelle attente,
Languy sans reconfort, et tout seul dans l’hyver
Ne voy point de printemps qui me puisse arriver.
Seul je vois les forests encore désolées,
Les parterres déserts, les rivières gelées,
Et, comme ensorcelé, ne puis gouster le fruict
Qu’à la faveur de tous ceste saison produit.
Mais, lorsque le soleil adoré de mon ame
Du feu de ses rayons reschauffera ma flame,
Mon printemps reviendra, mais mille fois plus beau
Que n’en donne aux mortels le céleste flambeau.
Si jamais le destin permet que je la voye,
Plus que tous les mortels tout seul j’auray de joye.
Dieux ! pour deffier l’horreur du monument,
Je ne demande rien que cela seulement.