Œuvres complètes de Theophile (Jannet)/Chère Philis, j’ai bien peur que tu meure

ELEGIE.


Chère Phillis, j’ay bien peur que tu meures
Dans ce désert si triste où tu demeures.
Helas ! quel sort te peut là retenir ?
A quoy se peut ton ame entretenir ?
Ta fantasie est-elle point passée ?
L’aurois-tu bien encore en la pensée ?
Te souvient-il de la cour ny de moy,
Et de m’avoir jadis donné ta foy ?
S’il t’en souvient, Phillis, je te conjure
Par tous les droits d’amour et de nature,
Fais-moy l’honneur de t’asseurer aussi
Que je languis de mon premier soucy.
Si tu sçavois à quel point de folie
M’a faict venir ceste melancholie ;
Si tu sçavois à quoy je suis reduict,
En quel travail mon ame est jour et nuict,
Quoy que t’ait dit de moy ta deffiance,
Ta jalousie ou ton impatience,
Tu m’aymerois, et, sçachant mes ennuys,
Tu me plaindrois en l’estât où je suis ;
Pasle, deffait, et sec comme une idole,
Changé d’humeur, de face, de parole,
Tousjours je resve en mon affliction,
Sans nul désir de consolation.
Je ne veux point que personne s’employe
A ranimer mon esprit ny ma joye,
Car sans te faire un peu de trahison
Je ne sçaurois chercher ma guarison.
Puis qu’il est vray que j’ay cet advantage
Que mon service a gaigné ton courage,
Et que parmy tant d’aymables amans

Mon seul object touche tes sentimens,
Je serois bien d’un naturel barbare.
Bien moins civil qu’un Scythe, qu’un Tartare,
Si je n’aymois le bien de ton amour
Plus chèrement que la clarté du jour.
Le ciel m’envoye un traict de son tonnerre.
Et sous mes pieds fasse crever la terre,
Dès le moment qu’un sort injurieux
De ma mémoire effacera tes yeux.
Helas ! comment trouveray-je en ma vie
Quelque subject qui m’en donnast envie ?
Quelle beauté me sçauroit obliger
A divertir ma flame ou la changer ?
Dedans les yeux où loge ma fortune
Venus a mis ses trois Grâces en une ;
Amour luy-mesme avec tous ses attraits,
Comme il est peint dans les plus beaux pourtraits,
Rapporte à peine une petite trace
Du vif esclat qui reluit dans la face ;
Et tes beaux yeux, où s’est lié mon sort,
Touchent les cœurs d’un mouvement si fort
Que, si le Ciel d’une pareille flamme
Nous inspiroit sa volonté dans l’ame.
Tous les mortels, d’une invincible foy,
Obeyroient à la divine loy.
Ton front paroist comme, auprès de la nue,
Paroist au ciel Diane toute nue.
Plus uny qu’elle, et qu’on ne voit gasté
D’aucune tache empreinte en sa beauté ;
Un teint vermeil, et frais comme l’Aurore
Lors qu’elle vient des rivages du More,
Sur ton visage a semé tant d’appas,
Qu’il faut l’aymer, ou bien ne te voir pas.
Amour, sçachant de quels traicts est pourveue
Caste beauté, s’est faict oster la veue ;

Il n’oze point bazarder ses esprits
A la mercy du charme qui ma pris.
Et tel qu’il est, impérieux et brave,
Il meurt de peur de devenir esclave.
O cher tyran des hommes et des dieux,
Aveugle-toy, de grâce, encore mieux ;
Demeure ainsi dans ta première crainte,
Et ne la vois jamais vive ny peinte:
Tu ne sçaurois regarder un moment
De ses beautez l’ombre tant seulement,
Sans t’embrazer, sans trouver la ruyne
De ton empire en leur flame divine.
Que si l’effort de ton cœur indompté
De ses appas sauvoit ta liberté,
Tu te plaindrois d’avoir l’ame trop dure.
Et maudirois ta force et ta nature,
Car le bon-heur d’aymer en si bon lieu
Passe la gloire et le repos d’un Dieu.
Que penses-tu que le Soleil est ayse
Lors qu’un rayon de sa clarté la baise ?
Lors que Philis regarde son flambeau
D’un air joyeux, le jour en est plus beau;
Et quand Philis luy faict mauvais visage.
Le jour est triste et chargé de nuage.
L’air, glorieux de former ses soupirs.
Entre en sa bouche avecques des zephirs
Tous enbausmez des roses de l’Aurore,
Et tous couverts des richesses de Flore.
Zephir, doux vent, doux créateur des lys,
S’il te souvient encor de ta Phillis,
Ranime-la, fais tant qu’elle revienne
Pour te baiser, et me laisse la mienne.
Mais les discours qu’on nous a faict de toy
En mon esprit n’ont jamais eu de foy.
Ton feint amour, tes fausses advantures,

Ne sont que vent et que vaines figures.
Mais il est vray que je suis bien atteinct,
Et que mon mal ne sçauroit estre feinct.
Que pleust aux Dieux que le discours des fables
Trouvast en moy ses effects véritables,
Et que le sort me voulust transformer
En quelque object qui ne sceust rien aymer ;
Que je mourusse, ou qu’il me fust possible
De devenir une chose insensible,
Un vent, une ombre, une fleur, un rocher,
Qu’aucun désir ne peust jamais toucher !
O vous, amans qui n’estes plus en vie,
Esprits heureux, qui n’avez plus d’envie,
Là-bas, noyant vos maux en vos erreurs,
Vous trouvez bien plus douces vos fureurs.
Tristes forçats qui remplissez ce gouffre.
Souffrez-vous bien les peines que je souffre ?
Pasles subjects des éternelles nuicts,
Estes-vous bien aussi morts que je suis ?
mon fidelle et mon triste Génie,
Quand tu verras ma trame desunie.
Et que mon ame ira toucher les bords
De la rivière où passent tous les morts,
Voile au désert où ma Philis demeure,
Dy-luy qu’enfin le Ciel veut que je meure.
Que la rigueur de mon injuste sort
Consent enfin de me donner la mort.
Tu la verras peut-estre un peu touchée
Et de ma mort aucunement faschée.
Va donc, Génie, il est temps de partir ;
Vois que mon ame est preste de sortir.
Mais, mon Génie, arreste-toy, je resve,
Ceste douleur me donne un peu de trefve :
J’entends Phillis, son visage me rit,
Le souvenir de ses yeux me guérit.

Comment, mourir ! non, reprenons courage.
Un teinct plus vif remonte en mon visage ;
Ma force esteinte est preste à s’animer,
Et tout mon sang vient à se r allumer.
Amour m’esmeut, je ne suis plus si blesme:
Philis m ayma que j’estois tout de mesme ;
Car je sçay bien qu’encore elle verroit
En mes regards des traicts qu’elle aimeroit.
Que si l’excez de ma douleur fatale
Rend quelquefois ce corps hideux et pasle,
Cela, Phillis, devroit plus animer
Ce beau désir qui te pousse à m’aymer.
Mon mal me rend ainsi désagréable ;
Pour trop aymer, je deviens moins aymable.
Ton œil me rend ou plus laid, ou plus beau,
Comme il m’approche ou tire du tombeau.