Œuvres philosophiques (Hume)/Tome 4/Texte entier

Œuvres philosophiques (Hume)/Tome 4
Traduction par Anonyme.
Œuvres philosophiques, tome quatrièmeTome 4 (p. np-TdM).

ŒUVRES

PHILOSOPHIQUES

DE

M. D. HUME.

TOME QUATRIÈME.

ŒUVRES

PHILOSOPHIQUES DE

M. D. HUME

TRADUITES DE L’ANGLOIS.

TOME QUATRIÈME,

CONTENANT

Les Dissertations sur les Passions, sur la Tragédie & sur la Regle du goût.

NOUVELLE ÉDITION

À LONDRES,

1788.

RÉFLEXIONS

SUR LES

PASSIONS.

I.

Il y a des objets, qui en vertu de la constitution primitive de nos organes, produisent immédiatement une sensation agréable : ces objets sont appellés des BIENS : il y en a qui excitent immédiatement une sensation désagréable : on les nomme des MAUX. La chaleur tempérée est une sensation agréable, & par conséquent un bien ; la chaleur excessive est une sensation désagréable, & par conséquent un mal. il y a d’autres objets qui nous causent du plaisir ou de la peine, & sont des biens ou des maux pour nous, en tant qu’ils sont conformes ou contraires à nos passions. Le malheur qui arrive à nos ennemis est un bien pour nous, parce qu’il contente le desir que nous avions d’être vengés d’eux ; la maladie d’un ami est un mal, parce qu’étant contraire aux vœux que nous formons pour lui, elle nous cause de la peine.

2. Les biens & les maux nous affectent différemment, & font naître différentes passions, selon le point de vue sous lequel on les envisage.

Lorsqu’un bien est certain, ou fort probable, il produit la JOIE ; le mal qui trouve dans le même cas, excite la TRISTESSE, ou le CHAGRIN.

Lorsqu’un bien ou un mal est incertain, il fait naître la CRAINTE ou l’ESPÉRANCE, l’une & l’autre en proportion du degré d’incertitude.

Le DÉSIR naît d’un bien, & l’AVERSION d’un mal, considérés simplement comme tels. La VOLONTÉ agit toutes les fois que l’on peut se procurer la présence d’un bien, ou l’absence d’un mal, par un mouvement du corps, ou par une opération de l’esprit.

3. De toutes les passions, je ne vois que l’espérance & la crainte qui puissent donner lieu à des réflexions intéressantes : ces passions, sont mixtes, elles découlent de la probabilité du bien & du mal : & c’est à ce titre qu’elles méritent notre attention.

La PROBABILITÉ vient d’un conflit d’accidens ou de causes contraires qui ne permet à l’esprit de se fixer de part ni d’autre, qui le ballotte continuellement entre les deux côtés opposés, qui tantôt le détermine à regarder une chose comme réelle, tantôt comme dépourvue de réalité. Votre imagination, ou, si vous aimez mieux, votre entendement flotte entre deux points de vue contrastés : il se peut que vous ayez plus de pente vers l’un que vers l’autre ; mais tant que dure l’opposition des causes ou des cas fortuits, il n’est pas possible que vous trouviez du repos dans aucun des deux : le pour & le contre prévalent alternativement, & l’esprit, qui suit les objets dans cette alternative, y trouve une contrariété qui détruit toute certitude, & l’empêche de se décider.

Supposons que l’objet qui fait naître ces doutes, nous inspire du défit ou de l’aversion : il est clair que suivant que l’esprit se tourne de côté & d’autre, il doit ressentir une impression momentanée de joie ou de tristesse. Un objet dont nous désirons l’existence, nous donne du plaisir, toutes les fois que nous songeons aux causes qui le produisent ; & par la même raison il nous inquiete & nous attriste, lorsque nous songeons aux causes qui l’empêchent d’exister. Dans les questions qui sont du ressort de la probabilité l’entendement se partage entre des vues, & le cœur entre des émotions contraires.

L’esprit humain, considéré par rapport aux passions, ne ressemble pas à un orgue, dont le son s’arrête subitement dès qu’on cesse de soufler ; il ressemble à un instrument à cordes, qui après chaque coup qu’on lui imprime conserve ses vibrations pendant un certain tems, & dont le son se perd par des degrés insensibles. Rien n’est si vif ni si agile que l’imagination ; les passions sont plus lentes & plus tardives : en supposant donc un objet propre à faire naître, dans l’une différentes vues, & différentes émotions dans les autres, qu’arrivera-t-il ? l’imagination passera d’une vue à l’autre avec beaucoup de rapidité ; mais chacun de ses changemens ne produira pas une passion claire & distincte ; il résultera du tout un mélange de passions confondues les unes avec les autres. Selon que la probabilité est plus forte pour le bien ou pour le mal, une passion gaie ou une passion triste prédominera dans ce mélange : Si lorsque les vues opposées que l’imagination présente tour-à-tour, entrémêlent ces deux sortes de passions leur combinaison produira ou la crainte ou l’espérance.

4. Cette théorie étant évidente d’elle-même, nous n’avons pas besoin de longs raisonnemens pour la prouver. La crainte & l’espérance peuvent naître lorsque le hasard est égal de côté & d’autre, & qu’il n’y a point de raison de préférence, elles ont même dans cette situation d’autant plus de force que l’esprit ne peut faire fonds sur rien, & qu’il est au comble de l’incertitude. Mettez un degré de probabilité de plus du côté de la tristesse ; vous la verrez immédiatement se répandre sur tout le mélange, & lui donner la teinture de la crainte : augmentez cette probabilité, la tristesse augmentera, & la crainte avec elle : la joie diminuera dans la même proportion ; & à la fin il ne restera que la tristesse toute seule. Alors faites l’opération contraire, diminuez la probabilité qui se trouve du côté de la tristesse, vous verrez peu-à-peu les nuages s’éclaircir, jusqu’à ce que la passion devienne espérance ; celle-ci se changera en joie par des nuances imperceptibles, à mesure que vous augmenterez cette partie de la composition, en augmentant la probabilité. N’est-ce pas une preuve bien claire que l’espérance & la crainte sont des mélanges de joie & de tristesse ? N’est-ce pas ainsi qu’on prouve qu’un rayon, rompu dans le prisme, est formé de deux rayons ? ne le conclut-on pas de ce qu’en diminuant, ou en augmentant la quantité de l’un des deux, on trouve une diminution ou une augmentation proportionnelle dans le composé ?

5. Il y a deux sortes de probabilités : la premiere a lieu lorsque la chose est incertaine en elle-même, & n’attend sa détermination que du hasard : la seconde, lorsque la chose déjà déterminée, n’est incertaine que relativement à notre esprit, qui voit un grand nombre de preuves & de présomptions en faveur du pour & du contre. Comme ces deux genres de probabilité produisent également la crainte & l’espérance, il faut que ces passions résultent de ce qu’il y a de commun entre eux, je veux dire de l’incertitude & de l’état flottant qui naît des vues contraires que l’un & l’autre présente également.

6. Communément c’est le bien ou le mal probable qui cause l’espérance & la crainte ; comme la probabilité nous présente les objets dans un état vague & inconstant, il est naturel que le mélange de passions qui en naît se ressente de cet état : cependant ce même mélange peut résulter d’autres causes : & alors l’espérance & la crainte, existent sans être produites par la probabilité.

7. Nous craignons souvent un mal que nous ne concevons que comme possible, cela arrive sur-tout si c’est un grand mal : l’idée des douleurs & des tourmens nous fait déjà trembler, pour peu qu’il y ait de risque que nous puissions y être exposés : en ce cas la grandeur du mal compense le défaut de probabilité.

Les maux même qui sont impossibles nous font peur : nous frissonnons sur le bord d’un précipice, quoique nous sachions que nous sommes en parfaite sûreté, & qu’il ne dépend que de nous de faire un pas en avant ou en arrière. C’est que la présence immédiate du mal influe sur l’imagination, & y produit une espece de croyance, mais qui ne dure pas long-tems : c’est ici le même cas que celui où nous avons vu que la contrariété des événemens fortuits produit des passions contraires.

Les maux certains font quelquefois le même effet que les maux possibles ou impossibles : un prisonnier étroitement gardé, & qui n’a pas la moindre espérance de se sauver, tremble en pensant à la question qu’il doit subir par ordre de son juge : ici le mal est indubitable en lui-même ; mais l’esprit n’a pas le courage de s’y fixer ; & cette fluctuation produit un état qui ressemble à la crainte.

8. Ce n’est pas seulement l’incertitude de l’existence du bien & du mal, mais encore l’incertitude de leur genre, qui fait craindre ou espérer. Je suppose que l’on vienne annoncer à quelqu’un, qu’un des ses fils a été tué : la passion que cette nouvelle lui cause n’est pas d’abord de la douleur ; elle ne le devient que lorsqu’il apprend lequel de ses enfans il a perdu : quoique la même passion naisse, de quelque façon que ce doute soit levé ; il est pourtant sûr qu’elle ne saurait prendre une assiette fixe dans l’esprit, avant que le fait soit éclairci : avant ce tems l’imagination incertaine ne produit qu’une émotion indéterminée, une espece de tremblement vague semblable à cette collision de joie & de tristesse dont nous avons parlé.

9. C’est ainsi que tous les genres d’ incertitude touchent de bien près à la crainte ; & pour cela il n’est pas besoin qu’ils produisent un combat de passions en nous offrant des points de vue contraires. Je pars, & je laisse un de mes amis malade : son état me cause plus d’inquiétude pendant mon absence, que si j’étois autour de lui, quoique peut-être ma présence ne pût en rien contribuer à son soulagement, & que même je fusse incapable de juger du tour que prendra la maladie ; mais c’est qu’il y a mille petites circonstances dont je voudrois être instruit, & dont la connoissance me sauveroit cette fluctuation, cette incertitude qui est si voisine de la peur. Horace a observé ce phénomene.

Vt adfidens implumibus pullis avis

Serpentum allapsus timet

Magis relictis ; non, ut adsit, auxilî

Latura plus præsentibus.

Voyez cette jeune fille, comme elle s’inquiete & s’allarme entrant dans sa couche nuptiale ! Cependant elle n’attend que du plaisir ; mais c’est précisément ce plaisir inconnu, ce sont ces desirs confus, c’est la nouveauté & l’importance d’une situation dont elle n’a point d’idée qui cause son trouble, & qui embarrasse tellement son esprit qu’il ne sait à quelle image, ou à quelle passion il doit s’arrêter.

10. Nous pouvons observer en général par rapport à ce mélange de passions, que lorsque des passions contraires résultent d’objets qui n’ont aucune liaison entre eux, elles agissent tour-à-tour. Un homme est affligé de la perte d’un procès, & réjoui, en même tems, de la naissance d’un fils : son esprit passera & repassera de l’objet agréable à l’objet désagréable : & quelque rapides que puissent être ce partage & ce retour, il lui sera bien difficile de tempérer ces situations l’une par l’autre, & de demeurer entre deux dans un état d’indifférence.

Cela arrive plus aisément lorsqu’il ne se présente qu’un seul événement de nature mixte, c’est-à-dire, heureux à certains égards, & disgracieux à d’autres : en ce cas-là il arrive souvent que les deux passions, rapprochées par le moyen d’un rapport commun, se détruisent réciproquement, laissent l’ame dans une parfaite tranquillité.

Mais supposons que l’objet, au lieu d’être composé d’un bien & d’un mal actuel, ne soit envisagé que comme une chose probable ou non probable dans un certain degré : dans cette supposition, dis-je, l’ame renfermera tout-à la-fois deux passions contraires, qui au-lieu de se balancer & de s’adoucir mutuellement, subsisteront ensemble, & dont la réunion produira une troisieme impression, je veux dire l’espérance ou la crainte.

On voit dans tout ceci l’influence manifeste d’une relation d’idées, dont nous parlerons plus au long dans la suite. Lorsque les objets different du tout au tout, il en est des passions opposées comme de deux liqueurs contraires, contenues chacune dans un vase séparé, & qui par conséquent ne sauroient agir l’une sur l’autre. Lorsque les objets sont intimement unis, les passions ressemblent à l’alkali & à l’acide, dont le mélange est suivi d’une destruction réciproque. Lorsqu’enfin la relation, plus imparfaite, ne consiste que dans des vues contradictoires qui résultent du même objet, on peut comparer les passions à l’huile & au vinaigre, qui de quelque façon qu’on les mêle, ne s’unissent & ne se pénetrent jamais.

Nous expliquerons plus bas cet effet de mélange des passions, par lequel il arrive que la passion dominante absorbe les autres.

II.

1. Les passions dont nous venons de parler naissoient d’une recherche directe du bien, & d’une aversion directe pour le mal ; il y en a d’autres d’une nature plus compliquée, & qui sont produites par le concours de plusieurs vues, & de diverses considérations. l’orgueil est cet état ou l’homme, réfléchissant sur les perfections dont il se croit orné, ou sur les avantages dont il jouit, se sent satisfait de lui-même : l’humilité, celui où le sentiment de ses foiblesses, ou de ce qui lui manque, le rend mécontent de sa personne.

L’amour, ou l’amitié est cette satisfaction que nous causent les bonnes qualités que nous remarquons dans les autres, ou les services que nous en tirons. La haine est le contraire.

2. Dans ces deux sortes de passions, il se présente une distinction naturelle à faire entre l’objet & la cause. Nous sommes nous-mêmes les objets de l’orgueil & de l’humilité ; la cause de la premiere de ces passions, c’est quelque bonne qualité, de la seconde, quelque défaut. L’amour & la haine ont pour objets les autres hommes, & pour causes leurs perfections ou leurs défauts.

La cause est donc ce qui excite l’émotion, l’objet ce que l’esprit contemple lorsque l’émotion est excitée : notre mérite, par exemple, nous enorgueillit, il est de l’essence de l’orgueil de nous regarder nous-mêmes avec complaisance & avec satisfaction.

On voit par-là que ces passions, quoique leur objet soit simple & toujours le même, peuvent naître de plusieurs causes, & de causes extrêmement variables. C’est un sujet digne de notre curiosité de rechercher ce que toutes ces causes ont de commun, ou en d’autres termes, ce qui est la vraie cause efficiente de ces passions : commençons par l’orgueil & l’humilité. 3. Pour réussir dans cette recherche, il faut faire avant tout quelques réflexions sur certaines propriétés, dont l’influence se manifeste dans tous les actes de l’entendement, & dans toutes les passions, & qui cependant ont été à peine effleurées par les philosophes. La premiere, c’est l’association des idées, ou ce principe qui facilite le passage d’une idée à l’autre. Quelle que soit la variabilité & la vicissitude de nos pensées, le changement qu’elles subissent ne se fait pas absolument sans ordre & sans méthode : nous passons, pour l’ordinaire, d’une chose à celle qui lui est semblable, ou qui lui est contiguë, ou qui en est l’effet[1] : à une idée présente à l’imagination succede naturellement une autre idée, attachée à la premiere par un de ces trois rapports ; ce rapport applanit, pour ainsi dire, le chemin, & devient l’introducteur de l’idée.

La seconde propriété de l’esprit humain qui entre dans l’explication de notre sujet, c’est l’association des impressions, ou des émotions de cet esprit. Toutes les impressions qui se ressemblent sont liées : dès que l’une a paru, les autres suivent : le chagrin que nous cause un dessein manqué produit la colere ; la colere traîne l’envie à sa suite ; l’envie fait naître la haine, la haine reproduit le chagrin : de même une joie excessive qui s’empare de nos ames se change naturellement en amour, en générosité, en courage, en orgueil & en toutes les passions qui ressemblent à la joie.

Notre troisieme remarque c’est que ces deux sortes d’associations s’entr’aident, & se prêtent mutuellement des forces : lorsqu’elles concourent dans le même objet, le passage se fait plus promptement. Un homme qu’une injure reçue met de mauvaise humeur trouve par-tout des sujets de haine, de mécontentement, d’impatience, d’inquiétude, & d’autres passions désagréables ; sur-tout s’il peut découvrir quelque chose d’approchant, dans la personne, ou près de la personne qui a été l’objet de son premier mouvement. Ici les principes qui facilitent le passage des idées concourent avec ceux qui agissent sur les passions, & leur action réunie donne, pour ainsi dire à l’esprit une double impulsion.

Je crois qu’il sera à propos de placer ici un passage d’un de nos plus beaux écrivains[2] ; voici comme il s’exprime : «Comme l’imagination est agréablement affectée de tout ce qui est grand, beau, & singulier, & se plaît d’autant plus à une chose qu’elle y trouve ces perfections en plus grand nombre ; une nouvelle sensation, ajoutée à celles dont elle s’occupe, est aussi très-propre à augmenter son plaisir. Un son continu, le chant des oiseaux, le bruit d’une cascade, réveillent à chaque moment, l’ame du spectateur, & le rendent plus attentif à la beauté du spectacle qui s’offre à ses regards. Le parfum des fleurs, qui vient, le frapper, rehausse le plaisir de son imagination, lui fait paroître les couleurs du paysage plus gracieuses, & la verdure plus riante ; les perceptions» «qui naissent de ces deux sens à la fois se donnent réciproquement du relief ; elles seroient moins agréables si elles se présentoient séparément. C’est ainsi que l’ordonnance bien entendue des couleurs fait sortir avantageusement les diverses parties d’un tableau, & les met dans un plus beau jour». On voit dans ces phénomenes notre double association, celle des idées & celle des impressions, aussi bien que le secours qu’elles se prêtent l’une à l’autre.

4. Ce sont, si je ne me trompe, ces deux sortes de relations qui se réunifient dans les sentimens d’orgueil & d’humilité & qui en sont les vraies causes efficientes.

Quant à la relation des idées, on n’en sauroit douter. Nous ne pouvons nous enorgueillir de ce qui nous regarde en aucune façon ; c’est toujours, ou notre science, ou notre esprit, ou nos biens, ou notre famille qui nous donnent une haute opinion de nous-mêmes : ce moi qui est l’objet de cette passion, est toujours relatif à quelque qualité ou à quelques circonstances, qui en est la cause : & l’imagination doit trouver de l’objet à la cause un passage aisé, une certaine facilité de se transporter de l’un à l’autre : sans cette liaison l’orgueil ni l’Humilité ne sauroient naître, & plus cette liaison est foible, plus aussi ces passions s’affoiblissent.

5. Il ne reste donc plus qu’à savoir si un rapport semblable d’impressions ou de sentimens accompagne toujours l’humilité, l’orgueil, ou pour mieux dire, si la cause de ces passions commence par produire un sentiment qui leur ressemble, lequel ensuite, par une espece de transformation se change en elles-mêmes.

Le sentiment de l’orgueil est agréable ; celui de l’humilité est désagréable : la sensation relative, dont nous avons parlé, devroit donc de même être agréable pour le premier, désagréable pour le second : donc si l’examen nous découvre que tout ce qui inspire de l’orgueil produit aussi un plaisir séparé de celui de l’orgueil, & que tout ce qui nous humilie cause aussi une peine différente de celle qui naît de l’humilité, il faut convenir que notre théorie est prouvée, & l’existence de la double relation, je dis de celle des sentimens, sera établie d’une maniere incontestable.

6. Je commence par le mérite & le démérite personnel, qui sont les causes les plus ordinaires de l’orgueil & de l’humilité. Ce seroit sans doute ici un hors-d’œuvre de vouloir aller jusqu’à la source des distinctions morales ; il suffit d’observer que notre théorie de l’origine des passions subsiste dans toutes les hypotheses. Le systême le plus plausible concernant la différence qu’il y a entre le vice & la vertu est celui qui la déduit, soit d’une constitution primitive de la nature, soit d’un sentiment d’utilité publique ou particuliere, en vertu duquel certains caracteres nous déplaisent ; & d’autres nous charment dès que nous les appercevons : il est essentiel au vice & à la vertu de produire ce déplaisir dans ceux qui les contemplent : approuver un caractere c’est en recevoir une impression agréable : le désaprouver c’est en être désagréablement affecté. Le plaisir & la peine, étant donc, en quelque façon, la premiere source de l’approbation & du blâme, le doivent être aussi des effets qui en résultent, & par conséquent de l’orgueil & de l’humilité, qui en sont des suites inévitables.

Je suppose qu’on n’admette point cette théorie, qu’on ne reconnoisse point la peine & le plaisir pour fondemens des différences morales, au moins est-il manifeste que ces différences sont inséparables de la peine & du plaisir : un caractere noble & généreux nous frappe d’abord ; dans la fable même & dans la poésie il nous plaît & nous enchante ; la cruauté & la trahison au contraire nous révoltent : soit que nous les remarquions dans les autres, soit en nous-mêmes, il nous est impossible de les approuver. Donc la vertu produit toujours un plaisir à part, différent de l’orgueil ou de cette satisfaction que l’opinion de nos mérites nous fait goûter ; & le vice un déplaisir différent de l’humilité ou du remords.

Mais la bonne ou mauvaise opinion que nous avons de nous-mêmes ne vient pas seulement de ces qualités de l’esprit qui, dans les systêmes communs de morale, passent pour une partie de nos devoirs ; elle peut venir de toutes les autres qualités auxquelles le plaisir est attaché. Il n’y a rien qui flatte plus notre vanité que le talent de plaire par notre esprit, par notre belle humeur ou par quelqu’autre qualité de cette espece : rien qui nous chagrine d’avantage que de sentir que nous réussissons mal. Personne n’a encore pu donner une définition exacte de l’esprit, personne n’a pu faire voir pourquoi un certain arrangement de pensées mérite ce nom par préférence ; il n’y a point de regle pour en juger ; le goût seul en décide : mais qu’est-ce donc que ce goût qui donne également l’être au véritable esprit & à l’esprit faussement ainsi nommé ? ce n’est absolument que le plaisir que nous cause le premier, & le déplaisir que le second nous inspire, sans que nous soyions en état de rendre raison ni de l’un ni de l’autre : la faculté de produire ces deux sensations opposées est donc l’essence même de ces deux sortes d’esprit & par conséquent la cause de cette vanité ou de cette mortification qui en naissent.

7. Tout ce qui est beau nous plaît, tout ce qui est laid nous choque ; & il n’ importe dans quel sujet réside la beauté ou la laideur, dans un être animé ou dans un être inanimé. Si ces qualités se trouvent soit dans notre physionomie, soit dans notre figure, soit dans nos personnes, le plaisir ou le déplaisir se convertit en orgueil ou en humilité, parce que dans ces cas il y a tout ce qu’il faut pour ce partage de sensations que notre théorie établit.

Il semble que l’essence même de la beauté consiste dans le pouvoir de faire naître le plaisir : si cela est vrai, tous les effets qu’elle produit doivent couler de cette source : si la beauté rend l’homme vain, ce n’est que parce qu’elle lui fait plaisir.

On peut observer en général par rapport aux perfections corporelles, que notre orgueil se nourrit de tout ce qui se trouve en nous d’utile, de beau, ou de surprenant ; & que les qualités contraires à celles-ci nous humilient : or toutes ces qualités ne s’accordent qu’en ce que chacune d’elles nous cause du plaisir ou du déplaisir indépendamment de l’orgueil.

Nous nous enorgueillissons des aventures qui nous sont arrivées, des risques que nous avons courus, des périls dont nous sommes échappés, de nos exploits, & de tous nos actes de vigueur. De-là vient que le mensonge est si commun : on voit tous les jours des hommes, sans en espérer aucun avantage & par pure vanité, s’attribuer un tas d événemens extraordinaires qui ne se sont passés que dans leur cerveau, ou bien s’ils sont vrais, qu’ils n’ont fait qu’emprunter : leur imagination fertile leur fournit une grande variété d’aventures, ou si elle est trop seche pour inventer, ils s’approprient ce qui est arrivé à d’autres ; leur vanité y trouve toujours son compte ; il y a une liaison très-étroite entre cette passion & le sentiment du plaisir.

8. Cependant, quoique les qualités de l’esprit & celles du corps, c’est à-dire les qualités qui sont proprement à nous, soient les causes naturelles & immédiates de l’orgueil & de l’humilité ; elles n’en sont pas les seules causes ; plusieurs autres objets peuvent produire ces passions : une maison, un jardin, un équipage, & d’autres choses externes sont des sujets de vanité, aussi bien que le mérite per formel ; mais il faut pour cela que ces choses ayent une relation particuliere avec nous-mêmes, & qu’elles s’associent à notre être : un beau poisson qui nage dans l’océan, un animal bien proportionné qui court dans la forêt, les choses en un mot qui ne sont pas à nous, ou qui ne nous regardent pas, quelque merveilleuses qu’elles soient & quelque étonnement qu’elles puissent nous causer, n’exciteront jamais notre vanité, il faut, pour la faire naître, quelque chose qui soit lié avec nous, dont l’idée touche, pour ainsi dire, l’idée de notre propre personne ; & il faut qu’il y ait un passage aisé d’une de ces idées à l’autre.

Les hommes sont fiers de la beauté de leur pays, de leur province, & même de leur paroisse. Ici il est évident que l’idée de la beauté produit le plaisir ; ce plaisir, est voisin de l’orgueil ; le sujet ou la cause de ce plaisir, par la supposition même, se rapporte à notre personne, qui est l’objet de l’orgueil : & l’ame passe par ce double rapport, dont l’un est un rapport d’idées, & l’autre un rapport de sentimens. Les hommes sont encore fiers de la température de leur climat, de la fertilité de leur sol natal, de la bonté des vins, des fruits, ou d’autres alimens qu’il produit, de la douceur ou de l’énergie de leur langue, & ainsi de suite. Ces objets se rapportent évidemment aux plaisirs des sens, on les regarde comme agréables au tact, au goût, à l’ouïe ; comment seroit-il possible qu’ils nous enorgueillirent, si ce n’étoit par ce moyen de transition que nous avons expliqué ?

Il est un orgueil d’un genre opposé : il y a des hommes qui affectent de dégrader leur patrie par des comparaisons désavantageuses avec les pays où ils ont voyagé ; étant chez eux, entourés de leurs compatriotes, ils ne comptent pour rien le rapport qui les lie à leur nation, il se perd pour eux dans le grand nombre avec lequel ils le partagent ; au-lieu que ce rapport éloigné à des contrées étrangeres qui ne consiste qu’à les avoir vues, & à y avoir vécu, leur paroît d’autant plus important qu’ils pensent que peu de personnes y participent : voilà pourquoi ils admirent sans cesse ce qu’ils ont vu dans ces contrées, qu’ils le trouvent plus beau, plus utile, plus rare, & supérieur à tous égards aux productions de la leur.

Si nous tirons vanité d’un pays, d’un climat, de toutes les choses inanimées qui ont de la relation avec nous faut-il être surpris que nous nous enflions des qualités de ceux qui nous sont unis par les liens du sang ou de l’amitié ? Les qualités qui nous donnent de l’orgueil, lorsqu’elles nous sont personnelles, nous en donnent encore, quoique dans un moindre degré, lorsque nous les remarquons dans nos amis, ou dans des personnes qui nous appartiennent : l’homme fier saisit avidement les occasions de prôner la beauté, l’adresse, le mérite, le crédit, les honneurs dont jouissent ses parens ; ce sont-là autant d’appuis de la bonne opinion qu’il a de lui-même.

Fiers de nos richesses, nous voudrions que tous ceux qui sont en relation avec nous fussent riches comme nous ; & nous avons honte de la pauvreté de nos parens & de nos amis, Comme l’on croit tenir de plus près à ses ancêtres qu’à ses connoissances ; il est naturel que l’on veuille passer pour être de bonne maison, & pour descendre d’une longue suite de personnes riches & respectées.

Ceux qui se glorifient de l’ancienneté de leur famille sont bien aises de pouvoir ajouter que, pendant plusieurs générations, leurs ancêtres ont possédé le même territoire, que leurs terres n’ont jamais été aliénées, & que depuis un tems immémorial leur famille habite la même province. Leur orgueil reçoit un nouvel accroissement, lorsqu’ils peuvent se vanter que leurs biens-fonds leur ont été transmis par une longue succession de mâles, & que l’héritage & les honneurs de leur maison n’ont jamais passé par la ligne féminine. Tâchons de réduire ces phénomenes à notre théorie.

L’orgueil des familles anciennes n’est pas uniquement fondé sur cette ancienneté & sur le grand nombre des ancêtres, à ces deux égards tous les hommes sont dans le même cas ; ce sont les richesses & le crédit de ces ancêtres dont leur postérité tire son lustre, à cause de la liaison qu’elle a avec eux : tout ce qui rend cette liaison plus étroite doit donc accroître l’orgueil à qui elle sert de fondement ; & tout ce qui l’affoiblit doit aussi diminuer cette passion : or on ne sauroit douter que l’idée d’une jouissance non interrompue des mêmes possessions ne renforce la relation d’idées qui résulte du sang & de là parenté, & que par ce moyen l’imagination ne passe, avec plus de facilité, de génération en génération, des ancêtres les plus reculés à leurs héritiers, & jusqu’à leurs derniers descendans. Par-là le sentiment se conserve mieux dans sa totalité, si j’ose me servir de cette expression, & produit, par conséquent, un plus haut degré d’orgueil.

Il en est de même des biens & des honneurs transmis par la ligne masculine. C’est une propriété de l’imagination de s’arrêter à tout ce qui lui paroît important & considérable ; lorsqu’un grand objet se présente à côté d’un petit objet, elle s’attache toute entiere au premier : c’est pour cette raison que les enfans portent le nom de leur pere, & que la famille paternelle décide de la noblesse, ou de la bassesse de leur extraction, dût la mere, comme il arrive, posséder des qualités infiniment supérieures, cela ne fait point exception à la regle générale ; cette regle subsiste, conformément à notre doctrine que nous expliquerons encore mieux dans la suite ; elle subsiste, dis-je, quelle que soit la supériorité de la mere, & lors même que pour de certaines raisons, les enfans se ressentent plus de la tige maternelle que de la paternelle ; elle a toujours assez de force pour se maintenir en dépit de cette relation, & pour faire une espece d’interruption dans la vraie généalogie. L’imagination est moins gênée, elle transporte plus aisément les dignités, & le crédit des ancêtres aux descendans du même nom, & de la même famille, lorsqu’elle peut observer cette regle, lorsqu’elle peut passer par la ligne masculine de pere en fils, ou de frere en frere.

9. Mais de tous les rapports qui influent sur cette passion celui de propriété est le plus efficace, parce que les biens que nous possédons en propre sont ceux sur lesquels nous avons le plus de pouvoir & d’autorité. Tout ce qui appartient à l’homme vain, est toujours dans son idée ce qu’il y a de mieux en chaque genre : ses maisons sont plus belles que celles des autres, son équipage est plus brillant, ses meubles sont mieux choisis, ses habits d’un plus grand goût, ses chevaux, & ses chiens de meilleure race : son vin, si vous l’en croyez, a le fumet plus agréable que celui de ses voisins, sa cuisine est meilleure, sa table mieux servie, ses domestiques sont plus adroits : l’air qu’il respire est plus sain, le terroir qu’il cultive plus fertile, ses fruits mûrissent les premiers, & sont les plus exquis. Cette piece, vous dira-t-il, est remarquable pour sa nouveauté, cette autre pour son antiquité ; celle-ci est le chef-d’œuvre d’un célebre artiste ; celle-là a appartenu à un tel prince ou à un tel grand seigneur. Toutes les choses, en un mot, qui sont belles, utiles, ou surprenantes deviennent, par ce moyen, des sujets d’orgueil : or la seule propriété qu’elles ayent en commun, c’est de produire le même effet, qui est de nous donner du plaisir : d’où il s’ensuit que le plaisir est la cause productrice de cette passion. Comme tous les exemples qu’on peut ici alléguer font preuve ; & qu’on en peut alléguer une infinité ; il me semble que ma théorie est suffisamment confirmée par l’expérience.

Les richesses, en nous mettant en état de nous procurer toutes sortes d’agrémens, renferment un grand nombre de sujets de vanité, & par conséquent doivent être comptées pour une des causes principales de cette passion.

10. La société & la sympathie ont beaucoup d’empire sur toutes nos opinions : il n’est gueres possible de maintenir un principe ou un sentiment, lorsqu’on se voit contredit par tous ses amis, ou par toutes les personnes de sa connoissance. Mais de toutes nos opinions, celles que nous formons en notre propre faveur, quoique les plus hautes & les plus présomptueuses, sont cependant les moins fiables, & celles que la contradiction ébranle le plus facilement : le grand intérêt que nous y prenons jette l’allarme dans nos esprits, & fait que nous nous mettons en garde contre nous-mêmes : nous savons que nous sommes des juges partiaux, & par-là sujets à nous méprendre : nous savons combien il est difficile de juger d’une chose qui n’est pas à une certaine distance & dans son vrai point de vue, c’est ce qui nous fait prêter l’oreille, en tremblant, à ce que pensent de nous les autres hommes, qui sont plus capables de nous apprécier. Et c’est là la véritable origine du désir de la renommée ; si nous cherchons à être applaudis, ce n’est pas par une passion primordiale ; ce n’est que pour fixer & pour confirmer la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes : il en est de nous, à cet égard, comme d’une belle femme, qui aime à voir ses charmes avantageusement réfléchis dans le miroir.

Dans les sujets de spéculation il est souvent fort difficile de distinguer ce qui produit un effet de ce qui ne fait que l’augmenter ; cependant les phénomenes me paroissent ici bien clairs, & bien propres à établir mon principe.

L’approbation des personnes que nous estimons nous flatte bien d’avantage que les louanges de ceux pour qui nous avons du L’estime qui ne nous est accordée qu’après une longue familiarité, pendant laquelle on a eu occasion de nous connoître intimement, a pour nous une douceur tout-à-fait particulière.

Le suffrage de ceux qui sont avares de louanges, nous est doublement précieux.

Lorsqu’un grand seigneur est connu pour être délicat dans le choix de ses favoris ; on s’empresse d’autant plus à mériter ce titre.

Les éloges ne nous flattent gueres lorsqu’ils ne s’accordent pas avec notre propre opinion, lorsqu’ils ne tombent point sur les qualités dans lesquelles nous prétendons exceller.

Ces phénomenes ne semblent-ils pas prouver que nous ne regardons l’opinion favorable que les autres conçoivent de nous que comme un témoignage rendu, ou un sceau apposé à notre propre opinion ? & si l’opinion d’autrui a plus d’influence en cette rencontre qu’elle n’en a pour l’ordinaire, la nature même du sujet nous en fait voir la raison. 11. Un objet peut se rapporter à nous très-intimement, il peut être très-agréable par lui même, sans que cependant notre amour propre en soit fort flatté, ou notre orgueil excité, si nous ne le voyons pas recherché, ou du moins approuvé par d’autres. Cette paix, ce contentement d’une ame résignée aux ordres de la providence, qui la tranquillise au milieu des troubles & des plus grands malheurs, est assurément la plus desirable de toutes les dispositions ; cependant c’est-là de toutes les vertus, de toutes les perfections, car on ne sauroit lui refuser ce nom, celle dont on s’applaudit s’enorgueillit le moins ; c’est que renfermé dans le cœur qu’elle charme, elle n’a point cet éclat extérieur par où l’on brille dans la conversation & dans le commerce du monde. Plusieurs autres qualités, tant de l’esprit que du corps, & plusieurs situations, où l’on peut se trouver par rapport à la fortune, étant précisément dans le même cas, on ne sauroit se dispenser de reconnoître que l’opinion d’autrui entre, aussi-bien que la double relation dont nous avons parlé, & même pour beaucoup dans la production de l’orgueil & de l’humilité.

Une seconde circonstance qui influe sur ces passions, c’est la durée des choses qui en sont les objets. Ce qui est casuel & passager jusqu’à un certain point, nous donne peu de joie & encore moins d’orgueil : comment tirerions-nous un nouveau degré de vanité d’une chose déjà peu satisfaisante par elle-même, dont nous prévoyons la perte prochaine, & qui comparée à notre propre être nous paroît d’autant plus inconstant que celui-ci nous paroît plus durable ? N’est-il pas ridicule de se passionner si fort pour un bien qui dure si peu, & qui ne nous accompagne que pendant quelques momens de notre existence.

Je remarque en troisieme lieu, que pour qu’un objet flatte notre orgueil ou notre amour propre, il faut qu’il nous soit particuliérement affecté, ou du moins que le nombre de ceux avec qui nous le partageons, ne soit pas considérable. La jouissance du beau tems, d’un air pur, d’un climat heureux ne nous donne aucune supériorité sur nos voisins ; nous n’en pouvons rien conclure à notre avantage particulier, rien qui nous mette au-dessus de nos amis, ou des personnes de notre connoissance.

Nous flottons tous entre la maladie & la santé : il n’y a personne qui se porte toujours bien, ou qui soit toujours malade : ce sont-là des biens & des maux accidentels, que nous regardons, en quelque maniere, comme détachés de nous-mêmes, & qui ne peuvent ni nous enorgueillir, ni nous humilier. Cependant, lorsqu’une maladie est tellement enracinée dans notre tempérament que nous n’espérons pas d’en revenir, elle mortifie notre amour-propre : on le voit dans les vieillards ; rien ne les rend si chagrins que de penser à leur âge & leurs infirmités : ils cachent, aussi long-tems qu’il leur est possible, la foiblesse de leur vue & de leur ouïe, leur goutte & leurs fluxions, & n’en conviennent jamais sans répugnance : & quoique les jeunes gens ne se fassent point de peine d’avouer un mal de tête ou un catarrhe, il est pourtant sûr qu’en général on ne sauroit penser aux foiblesses où la vie humaine est exposée à chaque moment, sans prendre mauvaise opinion de la nature de l’homme, & sans rabattre de son orgueil. Cela suffit pour prouver que les douleurs & les maux de corps sont des causes propres à produire l’humilité ; mais comme pour l’ordinaire nous jugeons moins des choses parce qu’elles sont en elles mêmes, que parce qu’elles sont comparativement, nous négligeons, dans l’estimation de notre caractere & de notre mérite, de tenir compte de ces calamités communes.

Nous avons honte des maladies qui, étant fort dangereuses ou fort dégoûtantes, frappent fortement ceux qui nous voient, du haut mal, par exemple, parce que la vue d’un épileptique cause de l’horreur ; de la gale, parce qu’elle est contagieuse, des écrouelles, parce que souvent elles sont héréditaires. L’homme ne juge jamais de lui même, sans avoir égard au sentiment des autres hommes.

Ce qui, en quatrieme lieu, influe sur les passions dont nous faisons l’examen, ce sont les regles générales sur lesquelles nous établissons la différence des rangs & des conditions : les richesses ou le pouvoir sont les mesures de cette différence : la santé ou le tempérament n’entrent ici pour rien ; lors même que leur mauvais état empêche l’homme de jouir de ses autres avantages ; on ne les lui décompte pas. Dans nos passions, aussi-bien que dans nos raisonnemens, l’habitude nous emporte au-delà des justes bornes.

C’est ici le lieu d’observer que le pouvoir que les maximes générales exercent sur les passions, sert à dégager, pour ainsi dire, les passions du mécanisme intérieur, & à faciliter l’opération de tous ces principes qui sont ici l’objet de nos recherches. Supposons qu’un homme fait, mais qui ne se fût pas encore servi de ses facultés, parût subitement dans notre monde ; cet homme trouveroit bien de l’embarras à se démêler des objets dont il se verroit environné : il ne sauroit d’abord où placer son amour ou sa haine : il ne distingueroit pas les objets propres à lui inspirer de l’orgueil, de l’humilité, ou quelque autre émotion que ce fût. Ce qui paroît une minutie est souvent un principe capable de donner un tour différent à nos passions, & ces sortes de principes, dans les premiers essais qu’on en fait, n’agissent point avec régularité, ce n’est qu’après que l’habitude & l’exercice les ont développés, que nous sommes en état de fixer la valeur des objets, en la réduisant à des regles générales. On voit donc combien ces regles contribuent à la naissance des passions, on voit qu’elles seules déterminent les degrés de préférence que nous donnons à une chose sur une autre chose. Cette remarque est encore fort propre à lever les difficultés de ceux qui sentiroient de la peine à concevoir que les causes que notre théorie assigne aux passions de l’orgueil & de l’humilité, que dis-je, des causes aussi subtiles puissent avoir une influence aussi universelle & aussi infaillible

qu’elles en ont en effet.

III.

1. Si nous nous rappellons toutes les circonstances qui produisent l’orgueil & l’humilité, nous verrons que ces mêmes circonstances, envisagées dans les autres hommes, nous inspirent pour eux de l’amour ou de la haine, de l’estime ou du mépris. Nous prenons une idée avantageuse des personnes à qui nous remarquons des vertus, de la beauté, de la naissance, des richesses ou de l’autorité, au-lieu que le vice, la folie, la laideur, la pauvreté, la bassesse d’extraction nous donnent des sentimens défavorables. La double relation, celle des impressions celle des idées, agit ici sur l’amour & la haine, comme nous l’avons vu agir sur l’orgueil & l’humilité : tout objet qui considéré à part nous cause du plaisir ou de la peine, dès qu’il vient à se rapporter à une personne différente de nous-mêmes, nous donne pour elle de l’affection ou du dégoût.

De-là vient que les injures & les mépris reçus sont des sources secondes de haine, comme les marques d’estime les services rendus sont des sources d’amitié.

2. Il se peut que nous prenions quelqu’un en affection, à cause du rapport que nous lui trouvons avec nous-mêmes ; mais il faut que ce rapport idéal soit joint à une relation de sentimens ; sans quoi il ne fera aucun effet[3].

Nous nous familiarisons aisément avec les personnes qui nous sont alliées par le sang, avec nos compatriotes, avec les gens de notre profession, avec ceux qui nous ressemblent, soit par leur fortune, soit par les événemens de leur vie : nous recherchons leur compagnie, parce que nous entrons, sans contrainte dans leurs idées & leurs sentimens, rien de singulier ou de nouveau ne nous arrête : notre imagination trouve une espece de douceur à passer de notre propre personne qui est toujours le point dont elle part, à une personne qui nous est si étroitement unie ; la sympathie est parfaite ; cette personne est un objet immédiatement agréable, un objet aisé à concevoir ; il n’y a point de distance qui nous en sépare, nous pouvons nous y livrer sans réserve.

La parenté produit ici le même effet que l’habitude & la familiarité ont coutume de produire ; & cet effet résulte des mêmes causes : dans l’un & l’autre cas, la satisfaction & le plaisir que nous fait goûter le commerce de nos semblables, sont la source de l’amitié que nous prenons pour eux.

3. Les passions d’amour & de haine sont toujours suivies, ou plutôt accompagnées de bienveillance & d’aversion, & c’est par-là qu’elles différent de l’orgueil & de l’humilité : ces derniers mouvemens sont purs, ils n’excitent aucun desir, & ne nous portent point à l’action ; au-lieu que les premiers ne se renferment point en eux-mêmes, & qu’ils produisent toujours de nouvelles vues dans l’esprit : l’amour nous fait desirer le bonheur de l’objet aimé, & fait que l’idée de son malheur nous cause de la peine ; la haine, au contraire, nous fait desirer le malheur de l’objet haï, & nous fait souffrir en pensant qu’il est heureux : ces desirs opposés paroissent être essentiellement unis à ces deux passions ; ainsi l’a voulu la nature, c’est tout ce que nous en savons.

4. Nous compâtissons souvent au sort d’un malheureux, sans avoir pour lui ni estime ni amitié : la compassion est la peine que nous causent les souffrances d’autrui ; il semble qu’elle doive son origine à une conception forte de ces souffrances ; notre imagination s’élève, par degrés, de l’idée vive au sentiment réel de la misere des autres hommes.

Il en est de même de la malice & de l’envie : quoiqu’il soit évident qu’elles tendent au même but que la colere, & la mauvaise volonté ; elles ne sont pourtant pas toujours précédées de la haine ou du ressentiment : elles naissent de la comparaison de notre état avec celui des autres, plus ils sont infortunés, plus nous sommes contens ; il nous semble que nous gagnons à leur malheur. 5. Comme la compassion tend au même but que la bienveillance, & l’envie au même but que le ressentiment, il en résulte de là une relation bien étroite entre ces différentes passions ; mais elle n’est pas du genre de celle que nous avons expliquée ; ce n’est pas ici une ressemblance de sentimens, mais une ressemblance de directions, s’il m’est permis de m’exprimer ainsi. Cependant l’effet est le même, il consiste également à réunir & à associer diverses passions : la pitié existe rarement, ou peut-être n’existe-t-elle jamais sans un mélange de tendresse ou de sympatie ; la colere & la mauvaise volonté sont les compagnes les plus ordinaires de l’envie : lorsque par quelque motif que ce soit on desire le bonheur de quelqu’un, on est déjà tout disposé à l’aimer : lorsqu’on se réjouit de sa misere, on ne manquera gueres de le prendre en aversion.

Dans les cas même où l’intérêt s’en mêle, ces conséquences ne laissent pas d’avoir lieu : nous avons naturellement de l’affection pour nos associés, de la haine pour nos rivaux.

6. La pauvreté, la bassesse, les mauvais succès excitent de l’aversion & du mépris ; cependant lorsque ces malheurs sont fort grands, ou nous sont représentés sous de vives couleurs, ils produisent la compassion, l’attendrissement, l’amitié ; comment concilier cette contradiction ? elle n’est qu’apparente ; la pauvreté & la misere, considérées en gros, nous font de la peine ; & cela vient d’une espece de sympathie imparfaite qu’elles nous font éprouver : cette peine se change en aversion ou en dégoût, parce que ces sentimens se ressemblent mais lorsque nous entrons d’avantage dans la situation des malheureux, lorsque nous commençons à leur souhaiter du bien, lorsque nous sentons le contre-coup de leur triste sort, ces dispositions se changent en amitié & en bienveillance, affections qui sont dirigées vers le même but.

7. Le respect est un mélange d’humilité & d’estime ou d’affection ; le mépris un mélange d’orgueil & d’aversion.

Le plaisir que cause la vue du beau, l’appétit sensuel, l’amitié ou l’affection, voilà les trois ingrédiens dont résulte l’amour, qui unit les deux sexes. On voit sans peine qu’il subsiste une relation étroite entre ces trois choses, & qu’en vertu de cette relation elles dépendent l’une de l’autre. N’y eût-il que ce seul phénomene ; il suffiroit pour démontrer la vérité de notre théorie.

IV.

1. On a vu que notre théorie des passions étoit fondée sur un double rapport, celui des idées & celui des sentimens, & sur le secours mutuel que se prêtent ces deux rapports. Voici encore quelques exemples propres à répandre du jour sur ces principes.

2. Les vertus, les talens, les perfections, les biens de la fortune nous donnent de l’amour & de l’estime pour ceux qui les possedent. D’un côté, ces objets excitent une sensation agréable qui a du rapport avec l’amour ; & de l’autre ils se rapportent aussi à la personne à qui ils appartiennent : la liaison d’idées facilite la liaison des sentimens, comme nous l’avons prouvé plus haut.

Mais supposons que la personne que nous aimons nous soit encore unie par les liens du sang, de la patrie ou de l’amitié : il est clair que dans ces cas-là les perfections ou ses avantages nous inspireront une espece d’orgueil, à cause de cette double relation dont nous avons tant parlé. Premiérement la personne se rapporte à nous, son idée réveille naturellement celle de nous-mêmes : en second lieu ses vertus ou ses prérogatives excitent un sentiment agréable qui se rapporte à l’orgueil. Aussi rien n’est-il plus commun que de voir les hommes s’enorgueillir des bonnes qualités, ou de la haute fortune de leurs amis, & de leurs compatriotes.

3. Mais cet effet n’a pas lieu dans le sens contraire : nous ne passons pas de la vanité à l’affection, comme nous passons de l’affection à la vanité, quoique les relations soient parfaitement les mêmes dans les deux cas : nous n’aimons pas les personnes de notre connoissance à cause de notre mérite, quoique ces personnes se glorifient de notre mérite ; quelle est la raison de cette différence ; la voici. L’imagination se transporte toujours facilement à nous-mêmes des objets qui nous sont relatifs : ce passage est aisé, tant parce que la relation elle-même le favorise, que parce qu’il se fait d’un objet éloigné à un objet qui nous touche de près : la premiere de ces circonstances subsiste à la vérité, lorsque de nous-mêmes nous passons aux objets qui ont de rapport avec nous ; mais elle ne peut opérer, parce que la seconde manque : & voilà pourquoi l’orgueil ne produit pas si facilement l’amour que l’amour produit l’orgueil.

4. Les vertus dont un homme est orné, les services qu’il a rendus, les biens dont il jouit nous font, pour l’ordinaire, aimer & considérer ceux qui sont en relation avec lui ; le fils de notre ami a droit à notre amitié, les parens d’un grand homme s’estiment & sont estimés à ce titre : ici la double relation se montre dans toute sa force.

5. Voici des cas d’un ordre différent, où cependant l’influence de nos principes se retrouve. La supériorité des autres nous cause de l’envie, mais seulement lorsqu’elle n’est pas trop grande, je veux dire lorsqu’elle est telle que nous en approchons. encore : trop de disproportion fait disparoître le rapport des idées, ou nous ne nous comparons point du tout avec ce qui est à une si grande distance de nous ; ou du moins cette comparaison ne produit que de foibles effets.

Le poëte n’est pas jaloux du philosophe, ni même du poëte qui travaille dans un genre différent, qui est d’une autre nation, qui a vécu dans un autre siecle. Si ces différences n’empêchent pas qu’on se compare, elles affoiblissent pourtant la comparaison, & par conséquent la passion qui en est le résultat.

Ceci explique encore pourquoi tous les objets que nous nommons grands ou petits, ne le sont que comparativement à des objets de la même espece. Une montagne à côté d’un cheval ne nous fait paroître celui-ci ni plus grand ni plus petit ; tandis qu’en voyant un cheval flamand à côté d’un cheval Italien, l’un nous paroîtra toujours plus grand, & l’autre plus petit que lorsque nous les regardons séparément.

Les historiens ont observé que dans des guerres civiles, ou des divisons factieuses, chaque parti aime mieux appeller un ennemi étranger dans le pays, au risque même de devenir sa proie, que de se soumettre à des concitoyens. Guicciardin applique cette remarque aux guerres d’Italie, où à proprement parler, il n’y a entre les différens états d’autres relations que des relations de nom, de langue, ou de voisinage ; cependant ces relations, jointes à l’idée de supériorité, en rendant la comparaison plus naturelle, la rendent aussi plus odieuse, & font rechercher plutôt une supériorité qui n’implique aucun rapport dont l’influence se fasse moins sentir à l’imagination. Toutes les fois que nous ne pouvons pas détruire la liaison, nous voulons au moins en écarter la supériorité : voilà pourquoi les voyageurs, prodigues de louanges envers les Chinois & les Persans, tâchent de ravaler les nations voisines & rivales de la leur.

6. Les beaux arts fournissent une nouvelle preuve de nos principes. Un auteur qui seroit un livre moitié sérieux & profond, moitié frivole & badin, seroit universellement blâmé ; cette bigarrure, contraire à toutes les regles de l’art & du goût, paroîtroit choquante. Nous ne blâmons point Prior pour avoir publié dans le même volume son Alma & son Salomon ; quoique l’une soit dans le genre léger, l’autre dans le genre grave, & que dans l’un & l’autre cet élégant poëte ait également excellé : quand même nous lirions ces deux pieces tout de suite & sans interruption, ce changement de passions ne nous choqueroit gueres ; pourquoi ? c’est que considérant ces deux ouvrages comme détachés, nous détruisons tout rapport d’idées entr’eux, & que par conséquent les affections, ne tenant plus ensemble, ne sauroient se trouver en conflit.

Des figures héroiques & des figures grotesques, rassemblées dans le même tableau, paroîtroient une chose monstrueuse ; au lieu qu’elles ne choquent point dans des tableaux séparés, quoiqu’ils soient placés dans le même cabinet, & même l’un à côté de l’autre.

7. Il n’est pas étonnant que ce passage aisé de l’imagination ait tant d’empire sur toutes nos passions ; puisque ce passage est précisément ce qui constitue le rapport & la liaison des objets. Nous n’avons point de notion d’une liaison réelle, tout ce que nous savons, c’est que certaines idées sont associées dans notre esprit, & que l’imagination passe facilement de l’une à l’autre : nous avons vû d’ailleurs que le passage qui se fait d’idée en idée, & celui qui se fait de sentiment en sentiment, nous avons vû, dis-je, que ces deux sortes de passage s’entr’aident ; d’où l’on peut déjà présumer que ce principe de transition doit avoir beaucoup d’influence sur toutes nos affections, & sur tous les mouvemens de notre ame : & l’expérience est d’accord avec cette théorie.

Pour ne pas répéter les exemples précédens, arrêtons-nous à celui-ci. Je parcours, avec un compagnon de voyage, une contrée où nous sommes tous deux étrangers : elle nous offre des perspectives riantes, des routes commodes, des campagnes industrieusement cultivées : cela m’inspire de la joie, & me met de bonne humeur vis-à-vis de mon compagnon, mais comme cette contrée n’a de rapport à aucun de nous deux, elle ne peut me donner ni de l’amour propre, ni de l’estime pour mon ami : l’émotion que je ressens n’est pas une passion dans les formes ; ce ne sont que les saillies d’un heureux tempérament, ou les mouvemens d’un cœur humain & sociable : pour en faire une passion il faut que l’objet qui les fait naître nous touche, l’un ou l’autre, de plus près. Supposons que ce pays dont la vue nous charme soit la patrie d’un de nous deux ; ce nouveau rapport donnera une nouvelle direction au plaisir que nous goûtons ; & le changera, selon les circonstances, en estime ou en vanité. Je ne crois pas que cette spéculation souffre de grandes difficultés.

V.

1. Si par raison on entend, selon la propriété de l’expression, ce jugement de l’homme qui décide du vrai ou du faux ; il me paroît clair comme le jour que la raison ne peut jamais influer elle-même, & comme motif, sur la volonté ; & qu’elle ne le peut que par l’intervention de quelque penchant ou de quelque passion. Les relations abstraites des idées ne sont pas des objets de volition ; ce ne sont que des objets de curiosité : & les choses de fait, d’un autre côté, lorsqu’elles ne sont ni bonnes ni mauvaises, lorsqu’elles ne sont suivies ni de desir ni d’aversion, nous sont tout-à-fait indifférentes ; connues ou ignorées, bien ou mal apperçues, nous n’y trouvons aucun motif qui nous excite à agir.

2. Ce que dans un sens populaire on nomme raison, cette raison que les docteurs de morale exaltent si fort, n’est au fond qu’une passion moins turbulente que les autres, qui embrasse un plus grand nombre d’objets, & qui voyant ces objets de plus loin entraîne la volonté par une pente plus douce & moins sensible. Cet homme disons-nous, est assidu à l’exercice de sa profession, par un principe de raison ; mais ce principe n’est autre chose qu’un desir tranquille de s’enrichir, & de prospérer : être juste par raison, c’est l’être parce qu’on veut avoir un caractere & une bonne réputation.

3. Ce qui est un objet de raison, est aussi un objet de passion, toutes les fois que nous l’envisageons de plus près, ou sous un aspect plus avantageux, ou enfin de maniere à lui trouver plus de conformité avec notre constitution interne : dans tous ces cas-là, dis-je l’émotion devient plus forte & plus marquée. Je tâche de prévenir un mal qui me menace de loin : c’est, dit-on la raison qui me fait agir ainsi : je vois un mal qui pend, pour ainsi dire, sur ma tête ; l’aversion, l’horreur, la crainte s’emparent de mon esprit ; ne sont-ce pas-là des passions ?

4. L’erreur la plus commune des métaphysiciens c’est de n’admettre qu’un de ces principes comme principe moteur de la volonté, & de refuser à l’autre jusqu’à la moindre influence. Les hommes agissent souvent contre ce qu’ils savent être de leur intérêt ; ce n’est donc pas toujours le plus grand bien possible qui les détermine ; souvent aussi on les voit dompter des passions violentes en considération d’un bien caché dans l’avenir ; ce n’est donc pas la seule inquiétude présente qui les fait sortir de l’inaction. L’un & l’autre de ces principes agit sur la volonté : lorsqu’ils se trouvent en concurrence, le plus foible cede ; & le plus foible c’est le moins bien assorti au caractere général, ou seulement à la disposition actuelle : la force d’esprit consiste à faire dominer les passions calmes sur les passions tumultueuses ; mais où est la vertu qui puisse constamment résister à la violence & à l’impétuosité des desirs & des passions ; C’est à cause de cette variabilité d’humeur qu’il est si difficile de juger des desseins & des actions futures des hommes, & que toutes les fois qu’il y a des motifs ou des passions qui se contrarient, on risque de se tromper dans les conjectures.

VI.

1. Je ferai ici le dénombrement de quelques-unes des circonstances qui hâtent ou qui rallentissent les mouvemens de l’ame, qui augmentent ou qui affoiblissent le feu des passions.

Tout mouvement de l’ame qui accompagne une passion, dût-il non-seulement en différer, mais y être même contraire par sa nature, se change pourtant aisément en cette passion. Il est vrai que sans le double rapport dont, nous avons expliqué la théorie cette union ne sauroit devenir parfaite au point que les passions soient produites l’une par l’autre ; cependant il arrive moyennant un seul rapport, & là même où il n’y en a point, il arrive, dis-je, que deux passions dont chacune vient d’une cause séparée, mais existant à la fois dans l’ame, se mêlent & se confondent : la passion dominante absorbe celle qui est plus foible, & la convertit, pour ainsi dire, en sa substance. Lorsque les esprits animaux sont une fois excités, il est facile d’en changer la direction, & il est naturel de penser que la passion dominante doit opérer ce changement : quelques diverses que paroissent deux passions, il y a souvent plus d’affinité entre elles qu’il n’y en a entre l’une des deux, & l’indifférence.

Les défauts & les petits caprices d’une belle, les jalousies & les querelles, si communes en amour, semblent d’abord approcher de la haine & de la colere, & devoir nous causer bien du désagrément ; ce sont pourtant là dans un cœur tendrement épris autant de nouvelles amorces propres à augmenter sa flamme. Quel est l’artifice dont se sert le politique qui veut vous intéresser à un récit ? Il commence par piquer votre curiosité ; & il attend à la satisfaire que vous soyiez au comble de l’impatience ou de l’inquiétude ; ce n’est qu’alors qu’il fait tomber le voile : il sait qu’ainsi il vous amènera à ses fins, & qu’en vous rendant curieux il vous jetera dans la passion qu’il s’est proposé de faire naître en votre ame : il sait que votre curiosité aidera sa narration à produire l’effet qu’il desire qu’elle produise. Un soldat, qui marche au combat, se sent animé de courage & de confiance en pensant à ses camarades ; l’idée des ennemis lui donne de la frayeur : toutes les nouvelles émotions qui résultent de la premiere de ces pensées augmentent son courage ; tandis que les mêmes émotions, en résultant de la seconde, le rendent plus craintif. Voilà pourquoi la discipline militaire exige de l’uniformité, & de la propreté dans les vêtemens, des tailles avantageuses, des évolutions régulieres : l’éclat & la dignité qu’on met dans l’art de la guerre encourage nos armées & celles de nos alliés ; mais ces mêmes objets, quoique agréables & beaux par eux-mêmes, nous effrayent quand nous les remarquons dans l’armée ennemie.

L’espérance est de sa nature une passion agréable, elle tient à la bienveillance & à l’amitié : avec tout cela elle sert à échauffer la bile, lorsque la colere est la passion dominante de l’ame,

Spes addita fuscitat iras.

dit Virgile.

2. Nous venons de voir que deux passions, indépendantes l’une de l’autre, se changent pourtant l’une dans l’autre, lorsqu’elles agissent en même tems. De-là il s’ensuit que toutes les fois que les biens ou les maux, outre le desir & l’aversion, qui en sont les effets naturels, produisent encore une impression particuliere ; cette derniere ajoute au desir ou à l’aversion une nouvelle force, & en augmente l’impétuosité.

3. Cela arrive souvent lorsque l’ame est en proie à des passions contraires ; car il faut bien observer que cette contrariété cause une nouvelle fermentation dans les esprits, & qu’elle excite plus de désordre que ne seroient deux passions d’égale force, agissantes de concert : la nouvelle émotion se mêle avec son antagoniste ; & souvent elle lui communique un degré de véhémence, qui sans ce choc n’auroit jamais pu avoir lieu. Nous desirons naturellement tout ce qui est défendu, & les actions interdites par les loix sont celles pour lesquelles nous avons le plus de penchant : le souvenir de nos devoirs est souvent trop foible pour surmonter nos passions ; & alors ce combat que nos principes leur livrent les irritent, au lieu de les calmer.

4. Cet effet est le même, soit que l’opposition naisse de motifs intérieurs, soit des obstacles de dehors : dans l’un & l’autre cas la passion augmente : les efforts que nous faisons pour triompher des obstacles agitent les esprits ; la passion en devient plus vive.

5. L’incertitude a les mêmes suites. L’agitation de la pensée qui passe, tour-à-tour, d’un point de vue à l’autre, & la variété des passions qui se succedent mettent le trouble dans l’esprit, & ce trouble tourne au profit de la passion dominante.

La sécurité, au contraire, affoiblit les passions : l’ame abandonnée à elle-même tombe dans un état de langueur, son feu s’éteint aussi-tôt que le souffle des passions cesse de le ranimer. Ces raisons ayant encore lieu dans le désespoir, les effets en sont les mêmes ; que ceux de la sécurité, quoique d’ailleurs ces deux situations soient diamétralement opposées.

6. Il y a un art de déguiser les choses qui produit de grandes passions : on couvre une partie de l’objet d’une ombre légère, qui en laisse entrevoir assez pour prévenir en sa faveur, & qui en cache assez pour donner carrière à l’imagination. Deux choses contribuent ici à accélérer le mouvement des esprits, & à donner plus de vie à la passion : la premiere c’est l’incertitude, compagne inséparable de l’obscurité, la seconde, l’effort de l’imagination, qui tend à completter une idée qui n’est qu’ébauchée.

7. Si les choses contraires produisent le même effet, comme nous venons de le remarquer par rapport au désespoir & à la sécurité ; la même chose produit aussi des effets contraires. L’absence augmente ou diminue les passions, selon les circonstances dont elle est accompagnée. M. de la Rochefoucault a fort bien observé qu’elle détruit les passions foibles, renforce les grandes passions, tout comme le vent éteint une bougie, & rend les flammes d’un incendie plus terribles. Une longue absence affoiblit naturellement nos idées, & par-là diminue les passions correspondantes ; mais lorsque ces passions sont assez vives pour subsister par elles-mêmes, les peines de l’absence leur donnent une nouvelle impulsion.

8. Lorsque nous nous appliquons à faire une action, ou à concevoir un objet auquel nous ne sommes pas accoutumés, nous sentons un certain défaut de souplesse dans nos facultés : nos esprits animaux ont de la peine à couler dans cette nouvelle direction ; mais cette peine même les agite, elle est l’origine de l’admiration, de la surprise, & de toutes les émotions que nous cause la nouveauté : cette difficulté nous procure une espece d’agrément, attaché à tout ce qui anime l’esprit dans un degré modique ; cependant, comme la surprise nous cause des agitations, elle doit, selon nos principes, augmenter les peines aussi bien que les plaisirs : aussi cela arrive-t-il : tout ce qui est nouveau nous affecte d’avantage, c’est-à-dire plus agréablement, ou plus désagréablement, qu’il ne devroit le faire : à mesure que nous le revoyons, la nouveauté s’use, les passions s’appaisent, le mouvement des esprits se rallentit, & nous le regardons d’un œil plus tranquille.

9. L’imagination est bien étroitement unie aux affections ; sa vivacité fait leur force. De là vient que dans la recherche des plaisirs nous sommes plus portés vers ceux qui nous sont familiers que vers d’autres, beaucoup plus grands, dont nous ne connoissons pas bien la nature : c’est que nous pouvons nous former une idée nette & déterminée des premiers ; au lieu que des seconds, nous ne savons autre chose, si ce n’est en général que ce sont des plaisirs.

Un plaisir que nous avons goûté depuis peu, & dont la mémoire est récente, fait plus d’impression sur la volonté qu’un plaisir dont les traces sont presque effacées de notre souvenir.

Les plaisirs assortissans à notre façon de vivre se font desirer d’avantage que ceux qui sont étrangers à notre plan de vie. Rien n’est plus propre à émouvoir les passions que cette éloquence qui peint les objets de fortes & de vives couleurs. L’opinion d’autrui, si elle est soutenue de quelque passion, a un grand pouvoir sur notre esprit : elle fait que nous nous laissons dominer par une idée à laquelle sans cela nous n’aurions peut-être pas fait attention.

Il est à remarquer que les passions sont d’autant plus vives que l’imagination est plus enflammée. À cet égard, comme à bien d’autres, la force des passions dépend pour le moins autant de notre tempérament que de la nature ou de la situation des objets.

Ce qui est éloigné de nous, soit en tems, soit en lieu, n’a pas tant d’efficace que ce qui est contigu, & dans la proximité. Je ne prétends pas avoir épuisé mon sujet. Il me suffit d’avoir fait voir que l’origine & le jeu des passions sont assujettis à un mécanisme régulier : & que cette matiere est susceptible d’une analyse aussi exacte que le sont les loix du mouvement, l’optique, l’hydrostatique, & toutes les autres parties de la philosophie naturelle.

DISSERTATION

SUR LA

TRAGÉDIE.

DISSERTATION

SUR LA

TRAGÉDIE.

Il semble d’abord qu’il soit impossible de rendre raison du plaisir que goûtent les spectateurs d’une belle tragédie : ce plaisir nait de passions qui en elles mêmes sont désagréables, de la tristesse, de l’angoisse de la terreur : plus nous sommes touchés, plus nous sommes émus ; plus le spectacle nous enchante, & aussi tôt que ces passions cessent de nous agiter, la piece est finie. Dans le genre tragique on ne souffre, tout au plus, qu’une scene ou regne la joie pure ; encore faut-il que ce soit la derniere : s’il y en a d’autres qui offrent une foibie lueur de plaisir, elles ne sont-là que pour augmenter la douleur par voie de contraste. Le poëte emploie tout son art à exciter & à entretenir dans nos esprits l’indignation & la pitié, la colere la terreur : plus il sait nous affliger, plus nous sommes contens, & nous le sommes au plus haut point, lorsque par des larmes, des cris & des sanglots nous pouvons soulager nos cœurs opprimés de compassion & d’attendrissement.

Un phénomene aussi singulier n’a point échappé à ce petit nombre de critiques qui ont eu quelque teinture de philosophie ; ils ont tâché d’en découvrir les causes, & de l’expliquer.

L’abbé Dubos, dans ses réflexions sur la poësie & la peinture, pose pour base que rien n’est plus désagréable à l’esprit que cette langueur, ce désœuvrement, cette indifférence où il tombe, lorsqu’il est vuide de passions. Pour sortir d’un état qui lui pese si fort, il a recours à tout ce qu’il croit pouvoir l’amuser ou le distraire, au travail, au jeu, aux spectacles les plus sanglans, comme sont par exemple les exécutions, pourvu qu’en lui donnant des passions, ils puissent détourner son attention de lui-même ; & il ne lui importe quelles passions, qu’elles soient désagréables, tristes, mélancoliques, déréglées ; il les préfere toujours à cette langueur insipide qui naît du repos & de la tranquillité.

On ne sauroit nier qu’il n’y ait bien des choses satisfaisantes dans cette explication. Dans une sale où il y a plusieurs tables de joueurs, la compagnie s’attroupe autour de celle où l’on joue le plus gros jeu, quand même on y joueroit avec moins d’intelligence qu’aux autres : c’est qu’on y voit, ou du moins qu’on s’imagine de voir des passions proportionnées à la grandeur du gain ou de la perte : & l’intérêt que l’on y prend, faisant en quelque maniere ressentir le contrecoup de ces passions, sert à nous amuser pendant quelques momens : le tems passe plus vîte, & nous nous trouvons soulagés de l’ennui qui nous accable dans la solitude.

Les menteurs de professions outrent tout, les événemens sinistres aussi bien que les événemens heureux : toutes sortes de périls, de souffrance, de misere, de maladie, de mort, d’assassinat, de cruauté, de même que la joie, la beauté, la bonne humeur, la magnificence, tout cela, dis-je, grossit dans les récits qu’ils en font, & devient, en passant par leur bouche, plus important qu’il n’étoit en effet. Par ce secret, quelque absurde qu’il soit, ils brillent dans les cercles ; ils fixent l’attention des assistans ; le merveilleux dont ils brodent leurs contes attache ceux qui les écoutent, en communiquant à leurs ames les passions ou les mouvemens qu’il est en droit de produire.

Cette solution est donc très-ingénieuse ; cependant elle laisse quelque chose à desirer : on ne peut l’appliquer, dans toute son étendue au sujet que nous traitons, voici en quoi consiste la difficulté. Les malheurs dont la représentation nous charme dans la tragédie, s’ils arrivoient en effet sous nos yeux, nous causeroient une affliction vraie très-sensible, cependant c’est alors qu’ils sembleroient devoir être le remede le plus efficace contre l’indolence & la langueur. Il paroît que M. de Fontenelle ait senti cette difficulté : il s’y prend d’une autre façon pour expliquer ce phénomene, ou du moins il ajoute à la théorie de l’abbé Dubos ce qu’il croit nécessaire pour la perfectionner. «Le plaisir & la douleur, dit-il, qui sont deux sentimens si différens, ne différent pas beaucoup dans leur cause. Il paroît par l’exemple du chatouillement que le mouvement de plaisir, poussé un peu trop loin, devient douleur, & que le mouvement de la douleur, un peu modéré, devient plaisir. De-là vient encore qu’il y a une tristesse douce & agréable, c’est une douleur affoiblie, & diminuée. Le cœur aime naturellement à être remué, ainsi les objets tristes lui conviennent, même les objets douloureux, pourvu que quelque chose les adoucisse. Il est certain qu’au théâtre la représentation fait presque l’effet de la réalité ; mais enfin elle ne le fait pas entiérement ; quelque entraîné que l’on soit par la force du spectacle, quelque empire que l’imagination & les sens, prennent sur la raison, il reste toujours au fond de l’esprit je ne sais quelle idée de la fausseté de ce qu’on voit. Cette idée, quoique foible & enveloppée, suffit pour» «diminuer la douleur de voir souffrir quelqu’un que l’on aime, pour réduire cette douleur au degré où elle commence à se changer en plaisir. On pleure les malheurs d’un héros à qui l’on s’est affectionné, & dans le même moment on s’en console, parce qu’on sait que c’est une fiction ; & c’est justement de ce mélange de sentimens que se compose une douleur agréable, & des larmes qui sont plaisir. De plus, comme cette affliction qui est causée par l’impression des objets sensibles & extérieurs est plus forte que la consolation qui ne part que d’une réflexion intérieure, ce sont les effets & les marques de la douleur qui doivent dominer dans ce composé.»[4].

Cette solution paroît juste & convaincante, & avec tout cela il lui manque peut-être encore quelque chose pour épuiser le phénomene. Les passions que l’éloquence excite, tout comme celles qui naissent de la peinture & de la représentation théâtrale, ont un agrément infini ; les épilogues de Cicéron, surtout, sont les délices de tout lecteur qui a du goût & de l’intelligence, il y en a qu’on ne lira guere, sans se sentir ému jusques au fond du cœur : le succès de cet orateur dans cette partie de ses harangues fait assurément son principal mérite : jamais les juges, ou ceux qui composoient son auditoire ne goûtoient plus de plaisir que lorsque les larmes couloient de tous les yeux : & jamais l’orateur n’étoit plus applaudi que lorsqu’il les faisoit couler. La description pathétique du massacre des capitaines de Sicile, ordonné par Verres, est un chef-d’œuvre dans ce genre ; mais personne penseroit-il qu’il eût pris plaisir à assister à une scene aussi horrible ? Cependant on ne sauroit dire que la tristesse soit ici adoucie par la fiction : tous les auditeurs étoient convaincus de l’exacte vérité de l’événement, avec toutes ces circonstances. Qu’est-ce donc qui tire ici, pour ainsi parler, le plaisir qui conserve tous les traits & tous les symptômes de la plus profonde affliction.

Je réponds que cet effet qui paroît si extraordinaire est dû à l’éloquence même qui peint, avec tant de vérité, cette scene d’horreur : le génie qui fait animer un pareil tableau, l’art qui rassemble tous les traits touchans, le jugement qui les met chacun à sa place, l’exercice, dis-je, de tous ces sublimes talens, joint à la force de l’expression, & à la cadence harmonieuse des nombres oratoires, voilà ce qui charme les auditeurs, & les pénetre des sentimens les plus délicieux : non-seulement les passions tristes sont-effacées & détruites par des passions contraires ; elles deviennent elles-mêmes agréables, & concourent à grossir ; pour ainsi dire, la masse du plaisir que l’éloquence fait naître. La même énergie déployée dans un sujet qui n’intéresse point ne plaîroit pas la moitié autant, ou plutôt paroîtroit ridicule ; notre arme, demeurant dans le calme de l’indifférence, ne trouveroit plus de goût aux beautés de ces images & de ces expressions, qui soutenues de quelque passion nous procure un plaisir si exquis. Le sentiment du beau donne une nouvelle direction aux mouvemens impétueux de la tristesse, de la pitié, & de la colere  : il s’empare de toute la capacité de l’ame, il domine par toutes ses émotions, il les convertit en sa propre nature, ou du moins leur en donne une teinte assez forte pour changer entiérement la leur. L’ame étant tout à la fois agitée par la passion, & transportée par l’éloquence, ces deux impressions se confondent en une, qui est délicieuse.

Le même principe a lieu dans la tragédie : à quoi nous pouvons ajouter que la tragédie est une imitation ; & que toute imitation plaît par elle-même. Cela contribue, sans doute, à ôter aux passions ce qu’elles ont de triste, en sorte que sur le tout il ne reste qu’un sentiment uniforme, une jouissance agréable. Les objets les plus tristes & les plus terribles nous ; plaisent sur la toile, & même d’avantage que les plus beaux objets qui n’ont rien : d’intéressant[5]. Le mouvement que la passion imprime à l’ame lui communique un feu, une activité, une véhémence extraordinaire ; enfin, par la force de l’impression dominante, tout cela se transforme en plaisir. Ce n’est donc pas simplement en diminuant & en affoiblissant la tristesse que les fictions tragiques temperent les passions ; cela se fait plutôt par l’infusion d’un nouveau sentiment, si l’on me permet cette façon de parler. On peut affaiblir par degré une douleur réelle jusqu’à la faire cesser ; cependant dans aucune de ses dégradations vous ne sentirez du plaisir, à moins que ce ne soit par accident, comme il arriveroit, par exemple, à un homme plongé dans une léthargique indolence lorsqu’il viendroit à sortir de cet état.

Pour confirmer cette théorie, il suffira de produire d’autres exemples, par lesquels on puisse voir que les passions subordonnées se changent en la passion dominante, ou lui prêtent de nouvelles forces, lors même qu’elles sont d’une nature différente, & souvent, lorsqu’elles sont d’une nature contraire.

La nouveauté nous attire ; & nous rend attentifs : les mouvemens qu’elle excite se changent toujours en une passion relative à l’objet qui est nouveau, & transmettent à cet objet, toute leur activité. Qu’un événement fasse naître la joie ou la tristesse, l’orgueil ou la honte, la bienveillance ou le ressentiment : ces émotions seront toujours d’autant plus vives que cet événement sera plus nouveau ou plus rare ; & quoique la nouveauté soit agréable par elle-même ; l’on voit pourtant qu’elle augmente nos peines aussi bien que nos plaisirs.

Votre dessein est-il de m’émouvoir par le récit de quelque aventure ? n’allez pas d’abord m’en montrer le dénouement : attendez que ma curiosité soit piquée : impatientez-moi pendant quelque tems. C’est l’artifice dont se sert Jago dans la fameuse scene du Maure de Venise : On ne sauroit voir ce spectacle, sans remarquer combien l’impatience d’Othello augmente sa jalousie : on y voit, pour ainsi dire, à l’œil, la passion subalterne se transformer dans la passion principale.

Les obstacles irritent les passions, de quelque genre qu’elles puissent être ; c’est qu’ils attirent notre attention, font mouvoir nos forces actives, & par-là produisent des efforts qui favorisent le jeu de la passion dominante.

Les peres & les meres ont ordinairement une prédilection marquée pour celui de leurs enfans dont le tempérament foible & les infirmités leur ont causé le plus d’inquiétude, & leur ont rendu son éducation plus pénible. Le sentiment de la peine renforce ici l’affection, qui est un sentiment agréable.

Il n’y a rien qui nous rende nos amis si chers que le risque de les perdre. Le plaisir de vivre avec eux est bien moins puissant à cet égard que l’appréhension de leur mort.

La jalousie est une passion désagréable ; & cependant l’amour, qui est un plaisir, ne sauroit gueres s’en passer, ou du moins ne sauroit être bien vif sans en être accompagné. Tous les amans se plaignent des tourmens de l’absence ; & avec tout cela les petites absences sont ce qu’il y a de plus favorable pour l’amour ; si les longues y nuisent ce n’est que parce que le tems nous y accoutume, & nous apprend à les supporter. La jalousie & l’absence composent en amour ce que les Italiens nomment le dolce piccante, en quoi selon eux, consiste l’essence du plaisir.

L’aîné des Plines a fait une observation, très-belle & très-délicate, qui répand un jour merveilleux sur mon principe. C’est, dit-il, une chose remarquable que les derniers ouvrages des célebres artistes, que la mort les empêcha de finir, sont ceux dont on fait le plus de cas. Tels sont, par exemple, l’Iris d’Aristide ; les Tyndarides de Nicomaque, la Médée de Timomaque, & la Vénus d’Apelle, que l’on met bien au-dessus de leurs productions les plus parfaites. On étudie soigneusement les traits ébauchés, & les idées à demi, exécutées ; enfin, ce qui ajoute au plaisir, c’est le regret même que nous donnons a ces moins habiles que la mort à flétries, dans le tems qu’elles travailloient à ces chef-d’œuvres[6].

Ces exemples dont on pourroit considérablement augmenter le nombre, nous donnent quelque notion des analogies que la nature observe : nous voyons à présent que ce que nous avions d’abord pris pour un grand paradoxe ne l’est point ; & qu’il n’y a rien de si extraordinaire dans cette espece de plaisir que la poésie, l’éloquence, & la musique savent tirer de la douleur, de la tristesse, de l’indignation & de la pitié. Les images fortes, les expressions énergiques, un discours bien cadencé, une belle imitation, chacune de ces choses a son agrément propre : lorsque tous ces agrémens se réunissent dans un objet qui tient à quelque passion subordonnée, ils l’absorbent, la forcent à changer de nature & à grossir la somme totale du plaisir. Cette passion seroit peut-être douloureuse si elle naissoit toute seule mais ici les charmes des beaux arts en ont émoussé la pointe ; ce n’est plus que mollesse, douceur, volupté.

Pour mieux s’en convaincre on n’a qu’à remarquer les cas où le mouvement des passions domine sur celui de l’imagination ; on verra qu’il arrive précisement le contraire : le second de ses mouvemens, étant alors subordonné au premier, se change en sa nature, & concourt à augmenter la peine & l’affliction que celui-ci a fait naître.

Croiroit-on que ce fût Un bon moyen de consoler un pere affligé de la mort d’un fils tendrement chéri, que de lui exagérer, avec beaucoup d’éloquence, la grandeur de sa perte ? Tout au contraire, plus vous mettez de l’imagination & de pathétique dans votre discours, plus vous augmentez sa douleur & son désespoir.

On ne sauroit douter que la honte, la confusion, la terreur, & par conséquent les peines ne soient devenues plus grandes dans l’esprit de Verrès, à mesure que Cicéron, qui haranguoit contre lui, s’animoit davantage, & mettoit plus de véhémence & de chaleur dans son discours : ces passions qui agitoient le coupable étoient trop fortes pour que les beautés de l’élocution eussent pu les détruire ; elles étoient produites & entretenues par le même principe qui dans les autres auditeurs excitoit la sympathie, la pitié, l’indignation ; mais ce principe agissoit sur lui dans un sens contraire ; la même éloquence qui charmoit les assistans, anéantissoit Verrès.

Mylord Clarendon, lorsque dans son histoire il en vient à la catastrophe du parti royal, s’imaginant que cette narration ne pouvoit être qu’infiniment désagréable, passe sur la mort du roi, sans en toucher la moindre circonstance : cette scene lui paroît trop affreuse pour pouvoir être goûtée dans la description ; & même pour pouvoir être rappellée sans causer de l’aversion & de la douleur. C’est que lui même, & ceux qui pouvoient le lire de son tems, avoient trop de part à ces événemens pour s’en ressouvenir sans peine & sans répugnance ; au lieu que dans d’autres tems & l’historien & lecteur regarderoient cette époque de l’histoire d’Angleterre comme la plus intéressante, & par conséquent comme la plus agréable.

L’action qui fait le sujet d’une tragédie peut être trop sanglante & trop atroce ; elle peut inspirer une belle horreur qu’il ne sera plus possible de la transformer en un sentiment agréable : alors la force de la diction, & la vivacité du coloris ne servent qu’à augmenter le désagrément : on en voit l’exemple dans un de nos drames qui a pour titre la Belle Mere ambitieuse ; Un vénérable vieillard, dans un accès violent de fureur & de désespoir se brise la tête contre une colonne, & la souille de sa cervelle mêlée avec son sang. Le théâtre Anglois n’offre que trop de ces dégoûtantes images.

Il n’y a pas jusques aux sentimens les plus communs de pitié qui pour donner une satisfaction complexe ne demandent à être tempérés par quelque affection agréable. Les plaintes & les gémissemens de la vertu oprimée, le triomphe de la tyrannie & du vice forment un spectacle qui déplaît, & que tous les grands maîtres de l’art dramatique ont soin d’éviter. Pour renvoyer les spectateurs satisfaits, il faut que la vertu se change en un noble désespoir, ou que le vice soit puni.

En jugeant les peintres d’après cette regle, il se trouvera, que la plupart d’entr’eux ont mal réussi dans le choix de leurs sujets ; travaillant pour les églises & les monasteres, ils se sont principalement exercés sur des scenes horribles, comme sont les martyres & les crucifictions : on ne voit dans leurs tableaux que tourmens, plaies, exécutions, en un mot que des souffrances passives, sans actions & sans sentiment. Détournentils le pinceau de cette mythologie spirituelle ? c’est pour peindre les fables d’Ovide : ces sujets, il est vrai, ne manquent pas de passion, & sont assez gracieux ; mais à peine sont ils assez naturels, ou assez vraisemblables pour se soutenir sur la toile.

Ce n’est pas seulement dans la poésie & dans l’art oratoire que se découvrent ces effets de l’inversion de notre principe ; l’on en voit des traces dans la vie ordinaire des hommes. Par-tout ou la passion subordonnée vient à se changer en passion dominante, elle engloutit le sentiment qu’elle nourrissoit & fortifioit. Trop de jalousie étouffe l’amour : trop de difficulté nous refroidit : trop d’infirmité & de maladie dans un enfant dégoûte ses parens, sur-tout s’ils ont plus d’amour propre que de tendresse.

Qu’y a-t-il de plus déplaisant que ces contes sombres, funestes & désastreux, dont les personnes mélancoliques entretiennent sans cesse ceux qui les approchent ? La passion désagréable, se trouvant ici toute seule, sans être mitigée ni par l’esprit, ni par le génie, ni par l’éloquence, il n’en resulte qu’un déplaisir tout pur, que rien n’est capable de

tourner en satisfaction.

DISSERTATION

SUR LA

REGLE DU GOÛT.

DISSERTATION

SUR LA

REGLE DU GOÛT.

Il n’y a personne qui ne sache par expérience que les goûts sont différens, aussi bien que les opinions ; il ne faut ni de grandes lumieres, ni un grand usage de monde pour s’appercevoir de cette différence : il n’y a point d’esprit si borné qui ne la remarque dans le cercle étroit de ses liaisons ; car elle se fait déjà sentir entre des hommes qui vivent sous le même gouvernement, & qui dès leur tendre enfance ont été imbus des mêmes préjugés. Ceux, qui sont en état d’étendre la vue jusqu’aux tems passés, & aux nations reculées, sont encore bien plus frappés de ce contraste. Nous donnons le nom de barbare à tout ce qui s’éloigne de notre goût & de notre façon de penser ; mais on nous le renvoye : il n’y a point d’esprit si suffisant qu’une suffisance égale à la sienne ne puisse démonter, & qui en voyant tant de sentimens opposés les uns aux autres, ne pense au moins quelquefois que le tort pourroit bien être de son côté.

Si cette variété des goûts se fait déjà remarquer aux esprits qui ne sont pas des plus clairvoyans ; celui qui se donne la peine de l’approfondir la trouvera encore bien plus grande & bien plus réelle qu’elle ne le paroît. Dans les discussions sur la beauté & la laideur, il arrive souvent que l’on se sert des mêmes expressions générales sans être du même sentiment. Il y a dans chaque langue certains termes d’approbation & de blâme, dont tous ceux qui la parlent doivent se servir dans le même sens. S’agit-il de savoir en quoi consiste la beauté d’une composition ? tout le monde s’accorde à louer l’élégance, l’usage des mots propres, la simplicité du style, & les pensées spirituelles ; les phrases ampoulées, l’affectation, la froideur & le faux brillant sont généralement blâmés. En vient-on au détail ? Cette uniformité apparente s’évanouit, il se trouve qu’on n’avoit pas attaché la même signification aux mêmes termes. Dans les matieres de science, & dans toutes celles qui sont du ressort de l’opinion, c’est, précisément le contraire, le fond de la controverse est plutôt dans les propositions générales que dans les particulieres, & la différence est-le plus souvent imaginaire : aussi-tôt qu’on s’explique, la dispute finit, l’on s’étonne que l’on ait pu se quereller sur des sujets sur lesquels on pensoit la même chose ; Ceux qui placent le fondement de la morale dans le sentiment, plutôt que dans la raison, y appliquent la premiere des observations que nous venons de faire ; ils croyent que sur toutes les questions qui regardent la conduite & les mœurs, les hommes sont en effet plus partagés qu’ils ne le paroissent. Il est vrai que les écrivains de tous les tems & de toutes les nations s’accordent à faire l’éloge de la justice, de l’humanité, de la grandeur d’ame, de la prudence & de l’attachement à la vérité, les poëtes & les auteurs agréables ne font point ici d’exception : depuis Homere jusqu’à l’archevêque de Cambrai, ils débitent tous les mêmes maximes, ils recommandent tous les mêmes vertus ; & leur blâme tombe sur les mêmes vices. On attribue, pour l’ordinaire, ce consentement universel à la raison qui dicte les mêmes préceptes à tous les hommes, & prévient toutes ces disputes auxquelles les sciences abstraites sont si fort exposées. Cette explication est satisfaisante en tant que ce consentement a lieu en effet ; mais il faut convenir aussi qu’il n’existe souvent qu’en apparence, & que le langage nous fait illusion. Dans toutes les langues une idée honorable est attachée au mot de vertu' & à ses synonymes, & une idée de blâme à celui de vice : on ne sauroit, sans une impropriété révoltante, joindre la notion de reproche à un terme que l’usage antorise à signifier une louange, ni prendre, ou employer comme une louange une expression que l’idiome a destiné pour dénoter un reproche. Quand Homere débite des préceptes généraux, tout le monde tombe d’accord de leur vérité ; il n’en est pas de même lorsqu’il peint des mœurs personnelles : il y a dans de courage d’Achille une férocité, dans la prudence d’Ulysse une duplicité, qu’assurément Fénelon n’auroit jamais attribuée à ses héros. Le sage Ulysse du poëte grec est un menteur de profession & d’inclination, qui souvent ne ment que pour mentir ; au-lieu que dans le poëme françois son fils pousse le scrupule jusqu’à subir les plus grands périls, plutôt que de se départir de la plus exacte vérité.

Les partisans & les admirateurs de l’alcoran font sonner bien haut l’excellence de la morale répandue dans cette barbare production ; mais il faut croire que les mots arabes qui sont rendus en françois par équité, justice, tempérance, douceur, charité, sont de nature à être toujours employés dans un bon sens : ç’eût été trahir son ignorance que les traduire autrement, ç’eût été une faute grossiere, non contre les mœurs, mais contre la langue, que de leur associer des epithetes qui n’eussent pas exprimé une approbation. Voulez-vous savoir si les principes du prétendu prophete ont été justes & conformes à la saine morale ? Suivez-le dans sa narration : vous le verrez décorer des plus grands éloges des traits d’inhumanité, de trahison, de cruauté, de vengeance & de bigoterie, qui ne sauroient être tolérés dans aucune société, pour peu qu’elle soit policée : point de regle fixe de droit ; si une action est louée ou blâmée, ce n’est qu’autant qu’elle est favorable ou contraire aux intérêts des vrais croyans.

En vérité c’est un mérite bien mince que celui de débiter les loix générales de la science des mœurs. Quelle vertu me recommanderez-vous qui ne porte déjà sa recommandation avec elle dans le mot même qui sert à la désigner ? Celui qui inventa le terme de modestie, & s’en servit le premier pour dénoter une chose louable, prêcha avec plus de clarté & de force le précepte qui dit sois modeste, que ne le peut faire un législateur ou un prophete. De toutes les expressions, celles qui outre leur sens propre, marquent encore un certain degré de louange ou de blâme, sont les moins sujettes à être perverties ou mal entendues. Il est bien naturel de chercher la regle du goût, je dis une regle au moyen de laquelle nous puissions concilier les divers sentimens des hommes, ou du moins décider entre ces sentimens, & savoir lequel il faut condamner.

Il est une philosophie qui nous ôte toute espérance de réussir dans cette recherche, & qui range la regle du goût dans la classe des découvertes impossibles. Il y a une énorme différence, vous diront ces philosophes, entre le jugement & la sensation : toute sensation est telle qu’elle doit être ; ne se rapportant qu’à elle-même, elle a toujours la réalité que nous y appercevons : il n’en est pas de même des déterminations de l’entendement, il s’en faut bien qu’elles ne soient toutes ce qu’elles devroient être ; comme elles sont relatives aux choses de dehors, je veux dire à des choses réelles, à des choses de fait, il arrive souvent qu’elles ne répondent pas à leur archétype. De mille opinions différentes que l’on forme sur le même sujet, il ne peut y en avoir qu’une qui soit vraie, la difficulté c’est de la trouver ; mais quand un même objet exciteroit mille sensations diverses, elles seroient toutes exactement ce qu’il faudroit qu’elles fussent ; la sensation ne représente jamais ce qui existe réellement dans l’objet, elle ne marque qu’un rapport entre l’objet & nos organes ou nos facultés ; & ce rapport a indubitablement lieu, puisque s’il n’avoit pas lieu la sensation n’existeroit pas. La beauté n’est pas une qualité inhérente dans les choses ; elle n’est que dans l’ame qui les contemple ; & chaque ame voit une beauté différente ; il se peut même que ce que l’un trouve beau, l’autre le trouve laid ; & à cet égard nous devons tous nous en tenir à notre façon de sentir, sans prétendre que les autres sentent comme nous. Il n’est pas plus raisonnable de chercher la beauté ou la laideur réelle, que de chercher le doux ou l’amer réel : le même objet peut être doux & amer, suivant la disposition des organes rien n’est plus vrai que le proverbe qui dit que l’on ne doit point disputer des goûts, ce qu’il faut absolument entendre du goût spirituel, aussi-bien que du corporel : ainsi, une fois au moins, le sens commun s’accorde avec la philosophie sceptique, avec laquelle il est si souvent en contraste.

Cependant, quoique cet axiome ait passé en proverbe, & semble par-là avoir acquis la sanction du sens commun ; il y a certainement une espece de sens commun qui lui est contraire, ou du moins qui le modifie & le restraint. Si quelqu’un, pour le génie & pour l’élégance, vouloit égaler Ogilby à Milton, ou Bunyan à Addisson, il passeroit pour aussi extravagant que s’il vouloit comparer une taupinière au Pic de Ténériffe, ou un vivier à l’océan : je ne nie pas qu’il ne puisse y avoir des lecteurs qui donnent la préférence aux premiers de ces écrivains ; mais leur jugement n’est d’aucun poids, nous n’hésitons pas un moment de le traiter d’absurde & de ridicule : alors nous oublions tout-à-fait le principe de l’égalité naturelle des goûts ; nous n’admettons ce principe que lorsque les objets nous paroissent à-peu-près égaux ; mais lorsque la disproportion est si frappante, nous le regardons comme un paradoxe, ou plutôt comme une absurdité palpable. Il est évident qu’aucune des loix que l’on observe dans la composition, n’a pu être découverte en raisonnant a priori : ces loix ne sont point de ces conséquénces abstraites que l’entendement tire des rapports éternels & immuables des idées ; leur fondement est le même que celui de toutes les sciences pratiques, l’expérience ; ce ne sont que des observations générales sur ce qui a plu dans tous les siecles, dans tous les pays. Plusieurs des beautés de la poésie, & même de l’éloquence, empruntent leur éclat de la fiction, de l’hyperbole, de la métaphore, de phrases détournées de leur signification naturelle : gardez-vous bien de réprimer ces saillies de l’imagination, en réduisant chaque terme à la vérité & à l’exactitude qui regnent dans les livres des géometres ; ce seroit pécher contre les premiers préceptes de l’art critique, ces sortes d’ouvrages sont universellement sifflés comme maussades & insipides. Mais quoique la poésie ne puisse s’assujettir à la vérité rigoureuse, elle a pourtant ses regles, que le génie découvre, ou que l’observation enseigne : si des écrivains, qui les négligeoient, ont su plaire, ce n’est pas à cause de leur négligence ; c’est malgré elle : ils la rachetoient par d’autres beautés, plus conformes aux regles de l’art, & qui donnant un plaisir supérieur au dégoût que les défauts pouvoient faire naître, les effaçoient pour ainsi dire, & les faisoient évanouir. Si l’Arioste nous charme, ce n’est ni par les fables monstrueuses, & destituées de toute vraisemblance, ni par le mélange bizarre du style sérieux avec le style comique, ni par ses contes décousus, & par ses perpétuelles interruptions ; c’est par la force & par la clarté du style, par la variété des images, par la peinture naturelle des passions, sur-tout des passions gaies & de celle de l’amour : si les fautes où il tombe nous gâtent un peu le plaisir de cette lecture, elles ne sauroient le détruire. Mais dût ce plaisir résulter des parties de son poëme que nous jugeons défectueuses ; cela ne seroit pas une objection contre la critique en général, mais seulement contre ces regles particulieres, qui nous feroient regarder comme vicieux ce qui ne l’est pas : si ces endroits nous plaisent, ils ne sauroient être vicieux, ils ne le seroient pas même en supposant que la satisfaction qu’ils nous donnent fût tout-à-fait inattendue, & que l’on fût hors d’état de dire pourquoi ils plaisent.

Si je dis que toutes les regles générales sont fondées dans l’expérience, & dans les observations qui ont été faites sur les sentimens communs aux hommes, & affectées à la nature humaine ; ce n’est pas qu’il faille s’imaginer que le sentiment de tous les hommes doive, dans tous les cas, s’accorder avec les regles. Ces sortes d’émotions de l’esprit sont d’une nature bien subtile & bien délicate ; pour les faire naître & agir avec facilité, avec précision, & d’une maniere conforme aux principes généraux, il faut un concours de plusieurs circonstances favorables ; le moindre obstacle au dehors, le moindre désordre au-dedans, dérange ces petits ressorts, & trouble le mouvement de la machine entiere. Si nous voulions faire une expérience de ce genre ; si nous voulions, dis-je, éprouver, dans un cas particulier, le pouvoir qu’auroit sur nous la beauté ou la laideur, il faudroit avoir grand soin de choisir le tems & le lieu propre, & de monter l’imagination sur un ton convenable : la parfaite sérénité d’esprit, le recueillement, l’attention ; si un seul de ces points noué manque, l’expérience est trompeuse, & nous ne portons que de faux jugemens sur la beauté universelle ; au moins la relation que la nature a établie entre la forme des objets & le sentiment, devient plus obscure, &, pour être discernée, demande une discussion plus exacte : si nous en observons encore l’influence, ce n’est pas que chaque beau trait produise en nous un effet distinctement marqué ; nous sommes alors entraînés par l’admiration générale & constante, accordées à ces ouvrages, que nous voyons survivre aux caprices de la mode, & triompher de tous les efforts de l’ignorance & de l’envie.

Le même Homere qui charma, il y a deux mille ans, Athenes & Rome, est encore admiré à Londres & à Paris ; les changemens de climat, de gouvernement, de religion & de langage, n’ont pu ternir sa gloire. La cabale ou le préjugé peuvent, pendant un tems, mettre en vogue un mauvais poëte, ou un mauvais orateur ; mais sa réputation ne sera ni universelle ni durable ; l’œil critique de la postérité, ou même de ses contemporains qui sont d’une autre nation, éclairera ses ouvrages ; aussi-tôt l’enchantement se dissipe, ses défauts paroissent dans tout leur jour. Les productions du vrai génie ont un sort tout opposé : plus elles durent, plus elles sont répandues, plus aussi elles sont sincérement admirées. L’envie & la jalousie dominent dans les cercles étroits ; la familiarité même dans laquelle nous vivons avec un auteur, peut diminuer l’estime que nous devons à ses ouvrages ; mais ces obstacles n’ont pas plutôt disparu, que les beautés dont ces ouvrages brillent, beautés faites pour donner un plaisir immédiat, reprennent leur ascendant sur tous les esprits, & le maintiennent dans tous les siecles.

Il paroît donc, que malgré toutes les variations & tous les caprices du goût, il y a des principes certains d’approbation & de blâme, dont un esprit curieux & attentif peut suivre les opérations. Certaines formes, certaines qualités sont faites pour plaire ou pour déplaire, en vertu de leur nature & de ce qui les constitue : s’il arrive qu’elles manquent leur effet, cela ne vient que de l’imperfection de l’organe qui en reçoit l’impression : un homme qui a la fievre, ne prétendra pas que pour juger des faveurs on s’en rapporte à son palais ; celui qui a la jaunisse ne s’arrogera point de décider des couleurs. Il y a, pour toutes les créatures, un état de l’ame, & un état malade, & la regle du goût ne regarde que le premier. Le consentement unanime des hommes, dont les organes sont en bon état, nous fournit l’idée de la beauté parfaite & universelle : c’est ainsi que nous nommons la vraie couleur, ou la couleur réelle d’un objet, celle qu’une vue bien constituée apperçoit dans cet objet exposé au grand jour : quoique nous n’ignorions que les couleurs ne sont que des apparences & des phénomenes sensibles.

Les organes intérieurs sont sujets à bien des défauts, qui détournent, ou du moins qui affoiblistent l’influence de ces principes généraux dont dépendent les sentimens, du beau & du difforme. S’il y a des objets qui, en vertu de la constitution de notre esprit, sont destinés à nous affecter agréablement, ce n’est pas à dire que chaque individu en sera affecté de cette maniere : il y a des situations dans lesquelles ces objets renvoient une fausse lueur, ou bien ne portent pas dans l’imagination l’impression qu’ils devroient y porter.

Ce qui empêche bien des personnes d’avoir le vrai sentiment du beau, c’est qu’il leur manque cette délicatesse, qui seule peut nous rendre sensibles aux plus subtiles émotions. Cette délicatesse, tout le monde prétend l’avoir, chacun en parle, chacun voudroit ériger son goût particulier en regle du goût ; mais comme dans cette Dissertation nous nous sommes proposé de nous servir de lumieres de l’entendement pour éclaircir des matieres qui regardent le goût, il sera nécessaire de chercher une définition, plus exacte de la délicatesse, qu’on n’en a donné jusqu’ici. Pour ne par puiser dans des sources trop profondes, nous aurons recours à un événement très-connu, tiré des aventures de Don-Quichotte.

Ce n’est pas à tort, dit Sancho à l’écuyer au grand nez, que je prétends me connoître en vin ; ce talent est héréditaire dans ma famille. Un jour deux de mes parens furent requis de dire leur sentiment sur une barrique de vin : ce vin, étant vieux & d’une bonne année, devoit être exquis ; Le premier le goûte, le considere, & après mûre réflexion prononce que le vin est très-bon, à cela, près qu’il lui trouve un petit goût de cuir. Le second, après avoir usé des mêmes précautions, décide aussi en faveur du vin, à la réserve d’un goût de fer, qui lui est très-sensible. Vous ne croiriez jamais combien on se moqua d’eux ; mais qui fut le dernier à rire : la barrique étant vuidée, on trouve au fond une vieille clef, attachée à une courroie[7]. Si l’on réfléchit sur la grande ressemblance qu’il y a entre le goût spirituel & le goût corporel, il sera facile de faire l’application de ce conte. Quoiqu’il soit certain que le beau & le laid n’existent pas d’avantage dans les objets que le doux & l’amer ; & que toutes ces qualités n’ont également leur existence que dans le sentiment interne ou externe ; il faut pourtant qu’il y ait dans les objets des choses propres à produire tel ou tel sentiment ; or, comme ces choses peuvent s’y trouver en petite quantité ou bien être mêlées, ou comme délayées les unes dans les autres, il arrive souvent que des ingrédiens aussi subtils ne frappent point le sentiment, & que l’on n’est point affecté de chaque goût particulier, mêlé & confondu avec le goût total. Lorsqu’un homme a les organes d’une finesse à qui rien n’échappe, & d’une précision qui saisit tout ce qui entre dans le composé, nous disons qu’il a le goût délicat, soit que nous employions ces termes dans un sens naturel, soit que nous les employions dans un sens métaphorique. Ici donc les regles générales qui déterminent la beauté sont d’un grand usage : ces regles se fondent, en partie sur des modèles, en partie sur l’observation des choses qui plaisent ou déplaisent très-fortement, lorsqu’on les considere à part : si les mêmes choses, fondues dans un mélange où elles sont en moindre quantité, ne causent pas un plaisir ou un déplaisir sensible, nous l’attribuons à un manque de délicatesse. Fixer ces regles générales, ou ces modèles indisputables, c’est trouver cette clef & cette courroie qui justifierent la décision des parens de Sancho, & confondirent les prétendus juges qui la condamnoient : quand on n’auroit jamais vuidé la barrique, le goût des premiers eût été également fin, & celui des autres également grossier ; mais il eût été plus difficile de le prouver aux assistans. Il en est de même de l’art d’écrire : quand cet art ne seroit point. connu ; quand on n’auroit ni méthode, ni principes, ni modèles, pour juger des beautés de cette espece ; cela n’empêcheroit pas qu’il n’y eût des goûts plus ou moins rafinés, & que l’on ne dût préférer les uns aux autres ; mais comment réduire au silence un critique ignorant, résolu de ne point démordre de son avis, & de ne jamais céder ? il faut pour cela pouvoir produire un principe qu’il n’ose contester : il faut éclaircir ce principe par des exemples, où de son propre aveu la beauté est conforme aux regles : enfin il faut lui montrer que dans le cas dont on veut le faire convenir, les mêmes regles ont lieu, quoiqu’il ne s’en soit-pas apperçu. De tout cela il conclura qu’il ne doit s’en prendre qu’à lui-même, & qu’il n’a pas le goût délicat pour sentir tout ce qui est beau dans un ouvrage, & tout ce qui ne l’est pas.

La perfection de nos sens & de nos facultés consiste à saisir jusques aux plus légères nuances, & à ne rien laisser échapper. L’excellence de l’organe du goût ne mesure pas par la force des saveurs qu’il peut supporter, mais, par cette sensibilité qui distingue jusqu’aux ingrédiens les plus minces, qui sépare, pour ainsi dire, les parties les plus déliées du tout où elles sont en confusion : c’est ainsi que la perception vive de la beauté & de la difformité fait la perfection de goût spirituel : l’homme de goût est mécontent de lui-même, tant qu’il soupçonne qu’il peut rester dans un ouvrage, quelque beauté ou quelque défaut auquel il n’ait pas pris garde : en intéressant la perfection de son sentiment, cela intéresse sa perfection personnelle, ces deux intérêts n’en font qu’un. Un palais trop friand fait souvent notre supplice, & celui de nos amis ; au-lieu qu’un goût délicat en fait d’esprit ou de beauté, est toujours un bien, une qualité desirable, la source des plaisirs les plus exquis. & les plus innocens dont nous puissions jouir : tout le monde en convient, par-tout ou la délicatesse du goût est reconnue, elle emporte tous les suffrages ; & pour la faire reconnoître il n’y a pas de plus sûr moyen que d’en appeller à ces modeles & à ces principes qui sont consacrés par l’approbation universelle de tous les peuples & de tous les tems. La nature a extrêmement différencié les degrés de délicatesse qu’elle a mis dans les esprits ; mais quelle que soit cette différence, il est certain que dans chaque art, dans chaque genre de beau, ce talent se perfectionne par l’usage, par l’étude & par la contemplation assidue des modeles. Lorsqu’un objet se présente pour la premiere fois à l’œil ou à l’imagination, il n’excite qu’un sentiment obscur & confus ; & l’esprit n’est gueres capable de juger de ses mérites ou de ses-défauts : il n’en apperçoit pas encore les diverses beautés, encore moins distingue-t-il le caractere propre, la qualité & le degré de chacune d’entre elles, il sait tout au plus que l’ensemble est beau ou difforme ; & ce jugement même, il ne le porte qu’en doutant & en hésitant, parce qu’il craint d’être la dupe de son peu d’expérience. Laissez-lui le tems d’en acquérir : son goût se rafinera : non-seulement il connoîtra les beautés & les défauts des parties ; mais il indiquera les marques caractéristiques de chaque qualité, & saura l’apprécier à sa juste valeur : chaque objet excitera en lui un sentiment clair & développé ; il discernera jusqu’au genre & au degré de plaisir ou de déplaisir que chaque partie est propre à produire. Dès-lors le brouillard, qui sembloit lui voiler les objets, se dissipe, ses organes jouent avec plus d’aisance & de perfection, il décide du prix des choses sans craindre de se tromper : en un mot, cette adresse, cette dextérité que l’exercice donne à l’ouvrier, il la donne encore à celui qui juge de l’ouvrage.

Telle est la prérogative de la routine, qu’on ne sauroit juger d’un écrit qui est de quelque importance sans l’avoir lu plus d’une fois, sans l’avoir envisagé sous différens points de vue. & sans y avoir mûrement réfléchi. Une premiere lectute ne se fait jamais de sens rassis, on se précipite, on ne fait que voltiger sur les idées, on ne voit pas ce qui est véritablement beau, on ne saisit pas les proportions & le rapport des parties, on ne remarque pas le caractere du style, les perfections & les défauts, enveloppés d’une espece de nuages se présentent d’une manière peu distincte à l’imagination : pour ne pas dire qu’il y a des beautés superficielles, de petites fleurs qui plaisent d’abord, mais qui n’étant faites pour exprimer ni des raisonnemens ni des passions, nous paroissent bientôt fades & insipides, ne nous inspirent plus que du dégoût & du dédain, ou du moins dont nous mettons la valeur à un rabais considérable.

On ne sauroit s’exercer long-tems dans la contemplation des belles choses, sans être obligé de faire des comparaisons entre les divers genres & les différens degrés de beauté, & sans faire l’estimation de leur valeur respective. Celui qui n’a jamais fait ces sortes de comparaisons, n’est point qualifié pour juger ; ce n’est qu’en comparant les objets qu’on apprend quel cas on en doit faire, & quel degré d’estime on doit leur accorder. L’enseigne la plus mal barbouillée a un certain éclat & une certaine justesse d’imitation, qui sont des beautés, & qui paroitroient admirables à un paysan ou à un sauvage : le vaudeville le plus trivial a du naturel & de l’harmonie ; il n’y a que les personnes accoutumées à des poésies plus belles qui en trouvent la cadence dure, & l’expression dépourvue de sentiment. Ce qui est moins beau jusqu’à un certain point paroît désagréable, & par conséquent laid à ceux qui se sont familiarisés avec les grands modeles ; & d’un autre côté, l’objet le plus parfait que nous connoissions, nous semble avoir atteint le sommet de la perfection, & mériter les plus grands éloges. Pour être en état d’apprécier un ouvrage, & de lui assigner son rang parmi les fruits du génie, il faut avoir lu, examiné, pesé les productions du même genre, qui ont été admirées dans différens tems & chez différentes nations.

Pour réussir encore mieux dans cette entreprise, il faut que l’esprit, vuide de préjugés & de toute vue étrangere, ne s’attache qu’à l’examen du sujet qui lui est proposé. Tout ouvrage de l’art, pour produire son effet, demande un point de vue, une situation ou il faut être, ou qu’il faut se donner, si l’on veut le goûter comme il faut. L’orateur qui néglige d’avoir égard au génie, aux intérêts, aux opinions, aux passions & aux préjugés qui regnent dans son auditoire, flatte en vain de persuader, & d’enflammer les passions : si ses auditeurs ont des préventions contre lui, quelques déraisonnables qu’elles puissent être ; il doit, avant d’entamer son sujet, tâcher de les en faire revenir, en captivant leur affection, & en s’insinuant dans leur bienveillance. Un critique qui, dans d’autres tems, ou dans d’autres pays, fait l’examen du discours de cet orateur, doit avoir toutes ces circonstances devant les yeux, il se doit placer dans les mêmes conjonctures ; son jugement n’est solide qu’autant qu’il a pris ces précautions. Un auteur met son ouvrage au jour : je dois me détacher de toute liaison particuliere que je puis avoir avec lui : qu’il soit mon ami, mon ennemi ; ou qu’il me soit ce qu’il voudra, je ne dois me considérer qu’en tant qu’homme en général, sans me souvenir que je suis un tel ou un tel homme.

Ceux que le préjugé gouverne ne se plient pas à cette condition ; vous les voyez fermes & obstinés dans leur façon de penser ; ils ne prendront jamais le tour d’esprit que la situation exige : s’ils jugent d’un écrit composé dans des tems passés, ou pour d’autres nations, ils ne tiendront aucun compte des opinions & des usages : pleins des mœurs de leur siecle, ils condamneront péremptoirement des choses qui ont été reçues avec les plus grands applaudissemens de ceux pour qui elles étoient destinées : s’ils jugent d’un écrit moderne, l’ami ou l’ennemi, le rival, le commentateur, l’homme intéressé, en un mot, perce toujours à travers leurs décision. Par ce moyen on parvient à se gâter le goût : les mêmes beautés & les mêmes défauts, ne sont plus les impressions qu’ils auroient faites, si l’on avoit su plier son imagination, s’oublier, pour un moment, soi-même. On peut donc dire qu’ici le goût s’écarte de la regle, & que par conséquent, il n’est d’ancun poids.

On fait que dans toutes les questions qui sont du ressort de l’entendement le préjugé nous égare, & pervertit les opérations des facultés intellectuelles ; il n’est pas moins funeste au bon goût, il corrompt la faculté de sentir le beau ; dans l’un & l’autre cas le bon sens doit le corriger, & en prévenir l’influence ; & à cet égard, aussi-bien qu’à d’ autres, la raisoq, si elle n’est pas une partie essentielle du goût, est au moins requise pour en diriger les opérations. Dans tous les ouvrages où le génie brille il y a un rapport, une convenance de parties & si l’on n’a pas assez d’étendue d’esprit pour embrasser toutes ces parties, pour les comparer, & pour appercevoir la consistance de l’uniformité du tout ; on est hors d’état d’en connoître les beautés & les vices. Ce n’est pas assez. Les productions de l’art ont chacune leur but, une fin où elles tendent ? elles sont plus ou moins parfaites, à mesure qu’elles sont mieux ou moins bien ajustées à cette fin : l’éloquence doit persuader, l’histoire doit instruire, la poësie doit plaire par les images qu’elle présente, & par les passions qu’elle fait naître ; ces fins, il ne faut jamais les perdre de vue, en lisant les écrits des orateurs, des historiens ou des poëtes ; & il faut voir s’ils ont employé les moyens convenablés pour y arriver. Enfin il n’y a point d’ouvrage qui ne soit une chaîne de proportions & de raisonnemens ; je n’excepte pas même ceux des poëtes : à la vérité, ce ne sont pas toujours des raisonnemens bien justes bien précis ; mais c’en sont au moins de plausibles & de spécieux, & le coloris, dont l’imagination les couvre, n’empêche pas qu’on les reconnoisse. Les personnages qui paroissent dans les tragédies & dans les poëmes épiques, raisonnent, pensent, concluent, agissent conformément à leur caractere, & à leur situation. Pour réussir dans une tâche aussi délicate, il ne suffit pas que le poëte ait du goût & de l’invention ; il faut du jugement. D’ailleurs, qu’elles sont les facultés dont la perfection perfectionne l’entendement ? ce sont la netteté de la conception, la justesse du discernement, la vivacité de l’esprit ; mas ces mêmes facultés sont les compagnes inséparables du goût, qui sans elles ne sauroit subsister. Il est rare, ou plutôt il est inoui qu’un homme sensé ne puisse juger de la beauté des arts dont il a la routine ; & il n’est pas moins rare que l’on ait du goût sans avoir du bon sens.

Ainsi, quoique les principes du goût soient universels, & si non tout-à-fait, au moins à-peu-près les mêmes chez tous les hommes, il n’y en a pourtant qu’un petit nombre qui soient capables d’apprécier les productions des arts, & donc le sentiment puisse passer pour la regle du beau. Les organes intérieurs n’ont que très-rarement assez de perfection pour donner pleine carrière aux principes généraux, & pour exciter des sensations conformes à ces principes : tantôt ils sont assujettis à un vice radical, tantôt à un désordre accidentel ; d’où il ne peut résulter que de fausses sensations. Si le critique n’a point de délicatesse dans l’esprit, il juge sans discernement ; n’étant affecté que des qualités grossieres & palpables, les touches fines lui échappent : s’il n’a point d’exercice, les décisions sont confuses & mêlées de doutes : s’il ne sait point comparer, il admire les beautés les plus frivoles, ou plutôt il prend pour beauté ce qui est défaut : si le préjugé le domine, il n’a plus de sentiment naturel : s’il manque de bon sens, il ne voit pas la beauté du dessein, cette beauté raisonnée qui est la principale. Il y a peu de personnes exemptes de toutes ces imperfections ; & voilà pourquoi, dans les siecles même les plus polis, les vrais connoisseurs sont si rares. Un sentiment vif & délicat, joint à l’exercice, perfectionné par l’habitude de comparer, libre de tout préjugé, ces qualités, dis-je, réunies constituent le vrai juge ; & la décision unanime de ces sortes de juges, par-tout où on la rencontre, forme ce que nous appellons la regle du beau, ou le principe du goût.

Mais où trouver de pareils juges ? à quelle marque les reconnoître, comment les distinguer des prétendans à faux titres ? Questions embarrassantes, & qui semblent nous replonger dans la même incertitude, dont le but de cette Dissertation étoit de nous delivrer.

Cependant, à bien prendre la chose, ces questions ne regardent pas le sentiment lui même, mais un fait. On peut disputer si tel ou tel homme a du bon sens, de la délicatesse, de l’imagination, l’esprit vuide de préjugés ; mais tout le monde tombe d’accord que ce sont-là des qualités estimables, que ceux qui les possedent méritent de la considération. Dans les cas douteux il n’y a donc autre chose à faire que ce que l’on fait dans les questions qui sont du ressort de l’entendement : il faut produire les meilleurs argumens qu’on puisse trouver : il faut s’en rapporter à des faits, à des réalités, comme à une regle sûre & décisive ; & il faut avoir de l’indulgence pour ceux qui font de cette regle un usage différent. Il nous suffit, pour le présent, d’avoir prouvé que tous les goûts ne sont pas de la même bonté, & qu’en général il y a des hommes plus favorisés, à cet égard, de la nature que d’autres, & dont le goût doit être universellement reconnu pour meilleur ; quoique peut-être il soit difficile d’indiquer ces hommes en particulier.

Mais en effet cette difficulté n’est pas si grande qu’elle le paroît. Lorsque l’on s’en tient à la spéculation, on croit communément qu’il y a un critérium pour les sciences, tandis qu’il n’y en a point pour les matieres qui relèvent du sentiment : en vient-on à l’application ? c’est tout le contraire on a bien plus de peine à trouver des regles sûres pour les doctrines scientifiques que pour les choses de goût. Les théories abstraites des philosophes, les systêmes de la profonde théologie n’ont qu’un tems, leur regne subsiste pendant un certain période ; le période suivant le détruit : on en découvre les absurdités ; d’autres théories & d’autres systêmes en prennent la place, partent à leur tour ; l’expérience prouve que rien n’est plus sujet au hasard, & aux révolutions de là mode, que ces prétendues décisions scientifiques. Il en est tout autrement des beautés de l’éloquence & de la poésie. Les ouvrages où la nature & les passions sont bien peintes, prennent, en peu de tems, un ascendant universel sur les esprits, & le conservent pour toujours. Tandis qu’Aristote, Platon, Épicure, Descartes regnent tour-à-tour, Térence & Virgile font le charme de tous les siecles, & personne ne leur dispute cet honneur : la philosophie de Cicéron n’est plus en vogue ; nous admirons encore son éloquence.

Quelque rares que soient les personnes qui ont le goût délicat, on les distingue aisément dans la société aux jugemens solides qui forcent de leur bouche, & à la supériorité qu’on leur remarque : ils prennent bientôt l’ascendant sur les autres hommes : le ton vif & animé, avec lequel ils s’expriment, donne une vogue générale aux ouvrages de génie qu’ils approuvent. Il y a bien des gens qui par eux-mêmes n’ont qu’un sentiment foible, vague & incertain ; & qui cependant sont capables de goûter les belles choses lorsque l’on leur fait connoître, & qu’on les met sur les voies. Un homme s’est-il mis en état d’admirer un excellent poëme, ou une belle piece d’éloquence ? il communique son admiration ; & chaque conversion qu’il fait en produit de nouvelles. Le préjugé peut, pour un tems, offusquer le vrai génie ; mais on ne voit pourtant jamais les suffrages réunis en faveur de faux génie ; & le préjugé même doit à la fin céder à la force du sentiment que la belle nature excite. Une nation civilisée peut se méprendre dans le choix du philosophe qu’elle met au premier rang ; mais elle ne se trompera pas long-tems sur le poëte, tragique ou épique, à qui cet honneur appartient. Cependant quelques efforts que nous fassions pour fixer la regle du goût, pour y ramener les diverses opinions des hommes ; il reste toujours deux sources de variété, qui à la vérité ne vont pas jusqu’à faire confondre les limites du beau & du laid, mais qui pourtant font naître de la différence dans les degrés d’approbation & de blâme : la premiere consiste dans l’humeur, qui n’est pas la même chez tous les hommes ; la seconde, dans les mœurs & dans les opinions particuliérement affectées à chaque tems, & à chaque nation.

Les principes généraux du goût, que la nature a gravés dans les esprits, sont uniformes : par-tout où les jugemens varient, on découvre quelque défaut, ou quelque corruption des facultés naturelles, provenant, soit du préjugé, soit de l’inexpérience, soit d’un manque de délicatesse ; & l’on trouve toujours de bonnes raisons d’approuver le goût des uns, & de condamner celui des autres. Il n’en est pas de même lorsque la diversité provient, soit d’une constitution interne, soit d’une situation externe, qui ne peuvent passer pour des fautes de part ni d’autre, & qui par conséquent ne nous permettent pas de préférer une opinion à l’autre. En ce cas, dis je, la contrariété des sentimens est inévitable, & c’est en vain que nous cherchons une regle pour la concilier.

Les images tendres, les peintures de l’amour sont impression sur un jeune homme qui a les passions vives ; un homme plus avancé en âge se plaira aux livres des sages & des philosophes, qui enseignent à régler les mœurs, & à subjuguer les passions : à vingt ans Ovide sera notre auteur favori, Horace à quarante, & peut-être Tacite à cinquante. Vainement tâcherions-nous de dépouiller nos propres penchans pour revêtir ceux d’autrui : nous choisissons notre auteur comme nous choisissons nos amis, c’est-à-dire que la conformité d’humeur & de disposition décide de notre choix : soit que nous ayions l’esprit enjoué ou atrabilaire, soit que le sentiment ou la réflexion domine en nous ; nous nous affectionnons toujours à l’écrivain qui nous ressemble d’avantage.

Celui-ci aime le sublime, celui-là le passionné, un troisieme le plaisant : l’un sensible aux moindres fautes, veut de l’exactitude par-tout, l’autre, plus touché du beau, pardonne vingt absurdités en faveur d’un trait élevé, ou pathétique : il y en a dont l’oreille demande de la briéveté & de la force ; d’autres préferent les expressions riches & harmonieuses ; un tel affecte la simplicité, un tel recherche l’élégance. La comédie, la tragédie, la satyre, l’ode, chacun de ces genres a ses partisans, qui le mettent au-dessus de tous les autres : un critique qui n’approuveroit qu’un seul de ces genres, & condamneroit tout le reste, seroit manifestement dans l’erreur ; cependant il n’est gueres possible de ne pas sentir de la prédilection pour ce qui s’accorde avec notre tour d’esprit particulier : ce sont-là de ces préférences innocentes, dont nous ne saurions nous dispenser, & qui entre des hommes raisonnables ne sauroient fournir matiere à dispute, parce qu’il n’y a point de regle pour en décider.

C’est pour cette raison qu’une représentation nous plaît d’autant plus que les caracteres ressemblent d’avantage à ceux que nous voyons de nos jours, & dans notre pays. Il faut des efforts pour se faire à la simplicité des anciennes mœurs, pour voir des princesses puiser de l’eau dans la fontaine, & les rois & les héros s’apprêter eux-mêmes leur manger. Nous conviendrons en général que ces sortes de descriptions ne sont pas des défauts dont l’auteur soit responsable, & qu’elles ne défigurent point l’ouvrage ; mais l’ouvrage sera pourtant moins d’impression sur nous. Voilà encore pourquoi il est si difficile de transporter les comédies d’un siecle, ou d’une nation dans l’autre. Dans l’Andrienne de Térence, & dans la Clitie de Machiavel, la beauté sur qui roule toute l’action, invisible pour le spectateur, demeure, pendant toute la piece, cachée derrière les coulisses : cela, est conforme à la réserve des anciens Grecs & des Italiens modernes ; mais en France & en Angleterre cela ne sera jamais goûté : un savant qui réfléchit peut se rendre raison de ces singularités, mais le commun des spectateurs ne sauroit se séparer de ses idées & de ses habitudes, au point de se plaire à un spectacle qui peint des idées & des habitudes si différentes. Ici s’offre une réflexion qui pourra être utile pour éclaircir la fameuse dispute sur les anciens & les modernes. Lorsqu’une absurdité apparente s’offre dans l’écrit d’un ancien, les partisans de l’antiquité prétendent qu’il faut avoir égard aux mœurs du siecle où il a vécu ; leurs adversaires n’admettent point cette excuse, ou du moins ne veulent la recevoir que comme l’apologie de l’auteur, & non comme l’apologie de l’ouvrage. Mon sentiment est que les limites de la controverse n’ont jamais été trop bien réglées entre les deux partis. Lorsqu’on nous présente une singularité de mœurs qui n’a rien que d’innocent, comme sont les exemples que nous avons raportés tantôt, nous aurions tort assurément d’y trouver à redire ; & ce ne seroit que par un faux rafinement que l’on pourroit s’en choquer. Si l’on vouloit ne rien donner aux révolutions continuelles qui se font dans les mœurs & dans les usages, ne rien admettre qui ne soit selon nos modes ; les monumens des poëtes, ces monumens plus durables que l’airain, tomberoient bientôt en poussiere, comme de la mauvaise argile. Faudra-t-il donc jeter les portraits de nos ancêtres, à cause des fraises & des vertugadins dont nous les voyons ornés ? Il en est tout autrement lorsqu’il s’agit d’idées qui regardent la morale, ou la décence, & que ces idées different d’un siecle à l’autre : par-tout où le vice est dépeint sans qu’on lui attache une marque de blâme ou d’infamie, c’est une tache réelle, & qui incontestablement défigure un poëme : je ne puis ni ne dois me plaire à de pareils sentimens : j’excuserai le poëte sur les usages de son tems ; mais je ne saurois goûter le morceau qui représente ces usages. Les traits d’inhumanité & d’indécence répandus si ouvertement dans les caracteres tracés par plusieurs poëtes de l’antiquité, sans en excepter Homere & les tragiques Grecs, ces traits, dis-je, diminuent considérablement le prix de ces productions d’ailleurs si excellentes ; & à cet égard les modernes ont un grand avantage sur les anciens. Qui s’intéresseroit à la fortune & aux sentimens de héros aussi féroces ? qui ne seroit choqué de voir ainsi confondre le vice avec la vertu ? Quelque indulgence que nous puissions avoir pour les préjugés d’un écrivain, nous ne saurions prendre sur nous d’applaudir à des sentimens & à des mœurs aussi répréhensibles.

Il faut faire ici une grande différence entre les principes de morale & les opinions spéculatives : ces dernieres sont dans un flux perpétuel ; le systême du pere n’est pas celui du fils ; à peine trouveroit-on un homme qui soit constant & toujours le même à cet égard. Les erreurs de spéculation, de quelque nature qu’elles puissent être, n’ôtent donc que fort peu de chose aux mérites d’un bel écrivain ; l’imagination du lecteur s’y fait aisément, elle se plie à toutes sortes d’opinions, & n’en goûte pas moins les beautés qui y tiennent. Mais il faudroit un effort bien violent pour changer le jugement que nous portons des mœurs, & pour faire tomber l’approbation ou le blâme, là haine ou l’amour sur d’autres objets que sur ceux auxquels une longue habitude nous a appris à attacher ces sentimens. Un homme, intimement pénétré de la rectitude de la morale qui regle ses décisions, a raison d’en être jaloux, & de ne jamais trahir, ne fût-ce que pour un instant, les mouvemens de son cœur, par complaisance pour un auteur, quel qu’il puisse être.

De toutes les erreurs spéculatives qui peuvent se glisser dans les ouvrages de génie, il. n’y en a point de plus excusables que celles qui regardent la religion. Il n’est jamais permis de juger de la civilité ou de la sagesse d’une nation par la grossiéreté ou le rafinement des principes de théologie qu’elle professe ; le bon sens qui dirige les hommes dans les affaires de la vie, n’a plus lieu dans les matieres religieuses, parce que l’on suppose ces matieres placées hors de la portée de la raison. C’est pourquoi le critique qui veut se faire une juste idée de la poésie des anciens, ne doit pas faire attention aux absurdités du systême payen ; notre postérité doit avoir la même indulgence pour nous. Un article de foi ne peut jamais passer pour un défaut dans le poëte, il ne le devient que lorsque, s’emparant du cœur, il le jette dans la bigotterie ou dans la superstition : ce n’est qu’alors qu’il brouille les sensations morales, & qu’il renverse la barrière que la nature a mise entre le vice & la vertu : en ce cas, dis-je, il devient une tache ineffaçable, condamnée par le principe que nous venons de poser, & dont on ne sauroit laver l’auteur en la rejetant sur les préjugés & les fausses opinions de son siecle.

Il est de la nature de la religion catholique-romaine d’inspirer à ses sectateurs une haine violente contre tous les autres cultes, & de représenter les payens, les mahométans & les hérétiques, comme autant d’objets de la colere & des vengeances célestes. Ces sentimens, quoique extrêmement condamnables, les zélateurs de cette communion les prennent pour des vertus, & les étalent dans leurs tragédies & dans leurs poëmes épiques, comme une espece d’héroïsme religieux : c’est cette bigoterie qui a défiguré deux des plus belles pieces du théâtre françois : Athalie & Polieucte. Un zele immodéré pour de certains cultes particuliers y est dépeint avec toute la pompe imaginable, & fait le caractere dominant des principaux personnages : il y a qu’à entendre l’héroïque Joad apostrophant Josabet, qu’il trouve en conversation avec Marhan, prêtre de Baal.

Où suis-je ? de Baal ne vois-je pas le prêtre ?
Quoi, fille de David ! vous parlez à ce traître !
Vous souffrez qu’il vous parle ! Et vous ne craignez pas
Que du fond de l’abîme, entr’ouvert sous ses pas,
Il ne sorte à l’instant des feux qui vous embrasent :
Ou qu’en tombant sur lui ces murs ne vous écrasent !
Que veut-il ! de quel front cet ennemi de Dieu
Vient-il infecter l’air qu’on respire en ce lieu ?

De pareilles maximes sont applaudies au spectacle de Paris ; à Londres on aimeroit tout autant entendre Achille dire à Agamemnon qu’il a le front d’un chien & le cœur d’un cerf, ou bien Jupiter menaçant Junon d’une vigoureuse bastonnade si elle ne veut pas se taire.

Les principes religieux font encore un défaut dans un ouvrage d’agrément, lorsqu’étant poussés jusqu’à la superstition, on les mêle mal-à-propos à des sujets qui n’y ont aucun rapport. Ce n’est pas même une excuse pour le poëte que de dire que les mœurs de son pays ont surchargé la vie humaine de tant de cérémonies & de pratiques religieuses, qu’il n’y a aucune condition, aucune situation qui en soit exempte. La comparaison que fait Pétrarque de sa belle Laure avec Jesus Christ passera toujours pour ridicule ; il n’est pas moins ridicule de voir l’aimable libertin Boccace remercier très-sérieusement le Tout-Puissant & le beau sexe de lui avoir prêté leur assistance contre ses ennemis.


Fin du quatrième Volume.


TABLE


  1. V. les Essais Philos. sur l’Entendement humain, Essai III.
  2. Adisson. V. le Spectateur, N°. 412.
  3. L’amour que nous avons pour nos enfans semble être fondé sur un instinct de la nature ; ce n’est donc qu’aux autres affections qu’il faut appliquer les principes que nous établirons.
  4. Réflexions sur la poétique §. XXXVI.
  5. les peintres expriment la tristesse & la douleur, aussi-bien que les autres passions ; mats sans y appuyer autant que les poëtes : ceux-ci au contraire, quoiqu’ils copient tous les mouvemens de l’ame, passent fort légérement sur les sensations agréables. Le peintre ne représente qu’un instant, & s’il peut le remplir de passion, il est sûr de plaire au spectateur, au-lieu que pour varier scenes, les intrigues, les sentimens, le poëte n’a d’autre ressource que d’employer la tristesse, l’angoisse, la terreur ; une joie complexe produisant le repos & la sécurité, l’action cesse & l’intérêt s’éteint.
  6. Illud vero porquam rarum ac memoriâ dignum, etiam suprema opera artificum, imperfectasque tabulas, sicut Irin Aristidis, Tyndaridas Nicomachi, Medeam Timomachi, & quam diximus, Venerem Apellis in majori admiratione esse quam perfecta. Quippe in iis lineamenta reliqua, ipsæque cogitationes artificum spectantur, atque in linocinio commendationis dolor est manûs, cum id ageret, extincta. L. XXXV, cap. II.
  7. Quoique cet exemple explique merveilleusement la théorie de notre auteur ; je crains que bien des lecteurs ne le trouvent trop bas & trop ignoble pour entrer dont une tractation sérieuse, & que l’on ne reproche à M. Hume d’avoir péché contre la regle du goût, dans l’endroit même où il veut l’établir. On ne fera pas le même reproche à M. de la Motte, qui l’a mis en fable : il est-là fort à sa place : c’est le propre de la fable de cacher les vérités les plus importantes sous des images communes & familieres. R. du T.