Œuvres pastorales de Mgr Besson/1878-1882/Lettre au clergé du diocèse de Nîmes sur la vie et la mort du T. R. P. Emmanuel d’Alzon
Les deuils succèdent aux deuils, Messieurs et bien-aimés coopérateurs, et deux de nos vicaires généraux viennent de nous être enlevés en moins de trois mois. Après la mort de M. l’abbé Boucarut, nous avons à pleurer une mort plus inattendue, plus digne encore de tous nos regrets et de toutes nos larmes, une mort qui causera dans tout notre Midi une vive émotion et une inconsolable douleur. C’est le deuil du T. R. P. d’Alzon que nous menons aujourd’hui. Il y a cinq ans, presque jour pour jour, ce noble et vénérable religieux assistait à notre sacre, et nous venions au milieu de vous sous les auspices de son nom. A voir sa forte constitution, sa vieillesse qui commençait à peine, ses yeux pleins de flamme, son maintien plein de dignité et de grandeur, nous espérions jouir longtemps de son commerce et de son expérience. Nous nous félicitions, en l’écoutant, d’avoir un collaborateur d’un si grand esprit et d’un si grand cœur. Notre impression fut celle de toute la Comté. Il lui suffisait d’avoir paru quelque part pour faire reconnaître et saluer en lui un des hommes les plus considérables de la société contemporaine. Puisque nous sommes condamnés à le pleurer ensemble dans une commune louange, que ce soit du moins notre consolation et la vôtre de nous rappeler les principaux traits de sa carrière, de mettre ses exemples sous nos yeux et de signaler les services éminents qu’il a rendus au diocèse de Nîmes, à la France, à l’Eglise. Il ne faudrait pas moins d’un volume pour peindre un tel homme ; je voudrais du moins esquisser son portrait en quelques pages.
Le P. d’Alzon appartenait, par son origine et par sa naissance, à cette forte race de nos Cévennes, qui donne depuis trois siècles à l’armée, à l’Eglise, à la magistrature, aux sciences et aux lettres, aux assemblées politiques, tant de grands esprits, tant de cœurs généreux, tant de bras vaillants. Il était de la tribu des Montcalm et des d’Assas, auxquels l’unissaient une étroite parenté ou d’anciennes alliances. Le nom de ses ancêtres, que l’on trouve dès le xvi e siècle dans les annales de nos montagnes, n’a jamais rappelé que la religion, la fidélité et l’honneur. Les Daudé comptaient depuis longtemps dans la noblesse du Languedoc quand le fief d’Alzon fut attribué à l’aîné de la famille; le titre de vicomte ajouta encore à ces gloires héréditaires, et la fortune patrimoniale, agrandie par des mariages, devint une des plus brillantes du pays. Il convient de rappeler tous ces traits pour apprécier le dévouement et les sacrifices de notre cher et illustre défunt. Sa modestie s’obstinait à les taire, mais la reconnaissance publique ne saurait les laisser dans l’oubli. Il aimait mieux raconter comment le château du Vigan avait été, pendant les troubles révolutionnaires, l’inviolable asile des prêtres de la contrée, et comment la foi de ses pères avait transformé en chapelle les plus secrets réduits de cette demeure, pour mettre la sainte eucharistie à l’abri de la persécution.
Ce fut dans ce château béni qu’il reçut le jour, le 30 août 1810. On lui donna au baptême les noms d’Emmanuel-Joseph-Marie-Maurice, noms de religion et de vaillance s’il en fut, et qui parurent plus tard des augures si bien justifiés. Ses parents furent ses premiers maîtres. Mais quels maîtres et quels parents ! Un père, d’une foi antique et profonde, d’un caractère ferme, d’une piété rare, que l’estime universelle désignait dans les élections parlementaires au choix de deux départements, et qui, sous la Restauration, n’avait qu’à choisir son collège soit dans le Gard, soil dans l’Hérault, pour recueillir sans contestation les suffrages les plus éclairés. Une mère à la fois douce, forte, aimable et gracieuse, l’amie des pauvres, le modèle des riches, la providence et le charme de toute la contrée. Leur demeure fut en 1813 l’asile du cardinal Gabrielii, et ils reçurent, en échange de leur généreuse hospitalité, les bénédictions de ce prince de l’Eglise pour eux et pour leur fils. Deux filles, l’une qui se dévoua aux œuvres de charité, l’autre qui porta son noble sang, par une heureuse alliance, à la famille des Puységur, participèrent à cette bénédiction et en partagèrent avec leur frère l’inappréciable bienfait. Emmanuel fut donc dès le commencement à une grande école. On ne lui épargna, pour former son esprit et son cœur, ni leçons, ni reproches, ni corrections. Vif, impétueux, entraînant, il sentit le frein et ne se cabra jamais sous la main qui domptait sa fière nature. Plus haut que cette main, il voyait, il saluait, il adorait Dieu, son Seigneur et son maître ; l’Homme-Dieu, son sauveur et son patron. Les habitudes d’une piété tendre lui devinrent comme naturelles, car elles avaient pénétré son âme. Il ne fallait rien moins qu’un si grand secours pour l’élever. Bruyant dans ses jeux, curieux et hardi, studieux par boutade plutôt que par devoir, mais aimant et dévoué, mais le cœur déjà ouvert à tous les grands sentiments, il intéressait vivement tous ceux qui purent lire dans son âme et pressentir ses destinées. Amené de bonne heure à Paris, où son père avait une résidence en qualité de député de l’Hérault, il eut M. l’abbé Hamelin pour catéchiste et pour confesseur, fit sa première communion à Saint-Sulpice le 1er juillet 1824, et reçut la confirmation huit jours après. Un précepteur l’avait initié aux éléments du latin et du grec. Mais l’éducation publique parut nécessaire pour assouplir son caractère au joug du devoir, et sa quinzième année à peine finie, on le plaça comme externe au collège Stanislas.
Toute la France chrétienne connaît et bénit cette maison célèbre, qui naquit presque avec notre siècle, et qui, à travers toutes ses vicissitudes politiques et universitaires, garda un caractère si profondément chrétien. Fondée en 1804 par M. l’abbé Liautard, elle venait de passer sous la direction de M. l’abbé Auge, quand Emmanuel d’Alzon y fut admis et entra en troisième. M. l’abbé Buquet était sous-directeur ; M. Desdouits enseignait la physique ; M. Michelle, la philosophie ; M. de Luynes, la rhétorique. Nous trouvons parmi les élèves les Cambis, les d’Anglas, les Mac-Carty, les de Vaulchier, les Delvincourt, tous lauréats des grands concours, tous émules et amis de notre Emmanuel. On ne pouvait souhaiter d’avoir ni de meilleurs maîtres ni des condisciples d’un commerce plus agréable et plus sûr. Nommons encore trois de ses contemporains : Mgr de la Bouillerie, coadjuteur de Bordeaux, l’un des meilleurs écrivains de l’Eglise de France, qui se lia avec lui en fréquentant les mêmes cours ; M. le baron de Larcy, né comme lui au Vigan, avec qui il se rencontra sur tous les chemins de la vie, en servant comme lui la religion et la liberté, et M. de Pontmartin, cet autre demeurant du bon style et de l’ancienne marque, dont il fut le camarade à Paris et l’ami partout.
Après trois ans passés à Stanislas, le jeune d’Alzon prit son grade de bachelier es lettres et commença l’étude du droit. Mais cette étude lui laissa assez de loisir pour suivre, en Sorbonne, les cours de philosophie, de littérature et d’histoire, perfectionner son goût et fréquenter la société des bonnes études, qui réunissait l’élite de la jeunesse chrétienne. M. l’abbé Mathieu, mort cardinal archevêque de Besançon, alors chanoine titulaire et vicaire général de Paris, avait la haute direction de l’œuvre, au nom de Mgr de Quélen. Là présidait M. Bailly, le maître vénéré de cette ardente jeunesse ; M. Bailly, qui devait donner deux de ses fils au sacerdoce et à la congrégation de l’Assomption. Les du Lac, les Montalembert, les de Coux, les Gornudet, étaient les brillantes recrues de cette belle société. Les Gombalot, les Gerbet, les Salmis, les Dupanloup, y faisaient entendre leur grande parole. C’était, dans son germe et dans son berceau, toute la renaissance chrétienne de la France. On y songeait bien plus à s’instruire qu’à se pousser dans le monde. Notre Emmanuel pouvait d’ailleurs prétendre à tout. Son père allait, dit-on, revêtir le manteau de pair de France, et la pairie, alors héréditaire, était, avec ses brillants avantages, la plus haute et la plus magnifique carrière que sa jeune ambition pût se promettre.
La révolution de juillet rendit le père à la vie privée et tourna le fils vers la carrière ecclésiastique. Emmanuel d’Alzon se demanda alors ce qu’il devait faire de ses dix-neuf ans, de son nom, de sa fortune et des plus légitimes espérances d’un grand avenir. Sa foi lui dicta la réponse. Il songea à la prêtrise dans un moment où la prêtrise devenait impopulaire et odieuse à la France égarée. « Bel état de l’Eglise, a dit Pascal, quand elle n’est plus soutenue que de Dieu ! C’est alors que sa défense est pour tenter un cœur noble. » L’abbé de Lamennais était encore alors un des oracles de l’Eglise ; il était surtout celui de la jeunesse, et les âmes ardentes se passionnaient volontiers pour la politique du journal l’Avenir, comme elles l’avaient fait, dix ans avant, pour la philosophie de l’Indifférence en matière de religion. Le gentilhomme du Languedoc se sentait attiré par mille côtés vers la nouvelle école. Il avait été souvent l’hôte de Juilly, et l’abbé de Salinis le traitait déjà comme un ami et comme un égal. Lamennais l’avait reçu ; Lamennais exerçait sur lui tout le prestige de son talent et de son caractère. Il lui écrivait encore de la Chesnaye, et cette correspondance était bien propre à le séduire. Aussi fut-il dix fois sur le point d’aller grossir le nombre des disciples que cet homme fameux avait groupés autour de lui. Ce ne fut point l’avis de son père, et le père fut écouté. La correspondance continua entre le maître et le disciple, non seulement tant que le maître demeura fidèle à l’Eglise, mais à Rome, quand il essayait de plaider contre elle, mais après qu’il l’eut contristée par son apostasie révolutionnaire. On sait que Lamennais n’entraîna personne dans sa chute. On sait aussi qu’en détestant son péché, tous ceux qu’il avait attirés à lui continuèrent à l’aimer, et que ce pécheur, à la fois si attrayant et si despote, demeura l’objet de leurs larmes, de leurs prières et de leurs espérances. Emmanuel d’Alzon ne cessa de le voir et de lui écrire. Il fut le dernier prêtre qui pénétra chez lui en costume ecclésiastique, et le vieux maître, qui paraissait si endurci, se troubla devant celui qu’il avait appelé successivement mon enfant, mon cher ami, monsieur et ancien ami, marquant ainsi, par ces appellations diverses, les divers degrés de leurs relations, sans vouloir jamais les rompre. Plaise à Dieu que cet ancien ami ait été présent à sa pensée quand il se débattit, à la dernière heure, entre les souvenirs si contraires d’une vie qui commença avec tant de gloire et qui finit avec tant d’opprobre.
M. d’Alzon avait pu retenir auprès de lui, pendant un an, son cher Emmanuel, l’unique et magnifique espoir de son nom, de sa fortune et de sa race. Mais la grâce parla plus haut, et le jour du départ arriva. Un soir du mois de novembre 1831, Emmanuel, après une scène assez vive, quitta en secret le château de Lavagnac, fît seller un cheval et partit pour Pézenas. Il alla passer deux heures chez M. l’abbé Gabriel, curé de cette ville, où il rencontra l’abbé Paulinier, à qui il fit part de sa détermination. Il prit, dans la nuit même, la voiture publique, et se présenta le lendemain matin au séminaire de Montpellier. Cette brusque rupture était le fruit d’une réflexion profonde. Il y avait d’ailleurs au séminaire de Montpellier un saint directeur, M. Vernières, qui avait été le confident de ses projets et qui l’accueillit comme un fils. Il y trouva, entre autres condisciples, M. l’abbé Soulas, qui devint plus tard le fondateur des Sœurs du Bon-Secours et le restaurateur des Missionnaires diocésains. Il se lia intimement avec lui et s’affermit dans sa vocation par les pieux exercices de la cléricature et les leçons d’une grande théologie. Mgr Fournier, qui a laissé une si bonne mémoire dans le clergé français, occupait alors le siège de Montpellier, et son séminaire était justement renommé. Il suffit de dire pour sa gloire que l’on y comptait alors, parmi ses professeurs et ses élèves, des hommes promis à l’épiscopat : la chaire était occupée par l’abbé Ginouilhac ; les Ramadié et les Paulinier étaient dans l’auditoire. Ainsi les futurs archevêques de Besançon et d’Albi écoutaient celui qui devait mourir archevêque de Lyon et primat des Gaules. Il n’a tenu qu’à l’abbé d’Alzon d’avoir aussi un trône dans une illustre Eglise. Il en redouta la charge et mit tout son crédit à procurer à ses disciples et à ses amis l’honneur dont il était plus digne que personne, et qu’il eût porté sans jamais fléchir.
Ses études théologiques, commencées à Montpellier, s’achevèrent à Rome. Après avoir reçu la tonsure et les ordres moindres, il quitta Montpellier sous la conduite d’un ami de sa famille, M. l’abbé Gabriel, curé de Pézenas, qui l’avait accueilli après son départ de Lavagnac. Son nom aurait suffi pour lui ouvrir les salons de l’aristocratie. Il les évita et ne voulut connaître que le chemin de l’église et de l’école. L’église qu’il aimait était celle de Saint-André del Frate, plus tard si célèbre par la conversion de M. Ratisbonne. C’est près de ce sanctuaire qu’il avait sa cellule et qu’il vivait en séminariste, avec la liberté de l’étudiant. Il contracta avec le P. Ventura une étroite amitié. Le cardinal Micara, dont la réputation est si grande encore, voulut bien l’accueillir avec une bonté toute particulière. De telles relations aidaient aux grandes études et les complétaient. Les écoles de Rome n’étaient pas fréquentées, comme elles le sont aujourd’hui, par l’élite du jeune clergé, venue de tous les points de l’univers chrétien. C’était un rare bonheur que de visiter la ville éternelle, un bonheur plus rare encore d’y étudier les sciences sacrées. M. l’abbé d’Alzon eut cet incomparable avantage, qui manqua à presque tous ses contemporains. Vivant en pleine lumière, disciple aimé des plus grands maîtres, il se pénétra de la pure doctrine, remplit son esprit des plus hautes pensées, et acheva de rompre son cœur à l’habitude des plus généreux sentiments. Il avait trouvé à Rome de jeunes gentilshommes qui avaient quitté comme lui le monde pour l’Eglise. Citons M. de Montpellier et M. de Dreux-Brézé : le premier mourut évêque de Liège ; le second continue à combattre les grands combats de l’Eglise sur le siège de Moulins. Elevés comme lui au sacerdoce dans la capitale du monde chrétien, ils l’assistèrent à sa première messe, qu’il célébra à Saint-Jean de Latran, le jour de la fête de saint Jean l’évangéliste, 27 décembre 1834. Il avait reçu le sous-diaconat le 14 décembre, le diaconat le 21, et la prêtrise le 26. Ainsi les ordres sacrés lui furent conférés en trois semaines : signe éclatant de sa haute vertu et de la confiance que l’Eglise mettait déjà en lui.
M. l’abbé d’Alzon parut, à son retour de Rome, dans toute la fleur de sa jeunesse et de son mérite. On commença à dire de lui qu’il tenait tout à la fois du gentilhomme, du soldat et de l’apôtre. Il avait du gentilhomme la fière tenue et la noble allure ; du soldat, l’humeur entreprenante et belliqueuse ; de l’apôtre, le zèle, l’ardeur et le dévouement. Sa haute taille, sa belle figure, sa voix pénétrante, son instruction solide et variée, son esprit mêlé de politesse, de sel attique et de familiarité agréable, sa grande âme surtout, qui débordait de toutes parts, tantôt en abondantes aumônes, tantôt en magnifiques desseins, tout en lui attirait le regard et commandait une sympathique attention. A quel diocèse appartiendra ce riche trésor ? Nîmes et Montpellier pouvaient se le disputer ; l’un parce qu’il avait pris naissance au Vigan, l’autre parce que le château de Lavagnac était la résidence de sa famille. Mgr Fournier mourut sur ces entrefaites, et il ne fut pas difficile à Mgr de Chaffoy d’obtenir pour son diocèse les préférences de l’abbé d’Alzon. Le vénérable évêque de Nîmes avait alors pour grand vicaire un oncle du jeune prêtre, M. Liron d’Ayrolles, qui acheva de fixer les incertitudes de son neveu et qui se prépara ainsi un successeur. Mais Mgr de Chaffoy n’attendit pas la mort de l’oncle pour s’attacher le neveu. Il lui offrit un canonicat titulaire dans sa cathédrale, et, sur son refus, il lui donna, le 20 novembre 1835, des lettres de vicaire général honoraire.
Ainsi commença la carrière de M. l’abbé d’Alzon. Elevé dès le début à la seconde place du diocèse, il la garda pendant quarante-cinq ans sous quatre évêques, dont il ne cessa de justifier la confiance par son respect, son affection, sa reconnaissance et ses services. Mgr de Chaffoy ne lui avait donné qu’un titre d’honneur, ses trois successeurs regardèrent comme un devoir de le rapprocher encore plus de leur personne et de l’employer, sous le titre de vicaire général titulaire, à l’administration diocésaine. Laissez dire au dernier et au moindre de tous qu’il a trouvé dans M. l’abbé d’Alzon un homme d’un bon conseil, d’un jugement solide, d’un sens droit, d’une remarquable entente dans toutes les affaires. Ces qualités auraient paru davantage, si elles n’avaient été comme oubliées au milieu des dons les plus brillants de la parole et de la conduite des plus belles entreprises. On remarque mieux dans les hommes médiocres les facultés ordinaires. Les hommes d’élite ont beau les posséder eux-mêmes ; la critique, sévère envers eux, exige qu’ils dépassent leurs semblables en cela comme en tout le reste, et les faiblesses inséparables de l’humanité, qui passent inaperçues dans les âmes vulgaires, éclatent, dans les âmes supérieures, par la comparaison même qui s’établit entre leurs petits défauts et leurs grandes vertus.
M. l’abbé d’Alzon, qui avait tant reçu de la nature, ne cessa d’accroître par l’étude le fonds de ses connaissances. Bien ne lui demeura étranger, excepté peut-être l’architecture et la musique. Théologie, Ecriture sainte, controverse, ascétisme, histoire sacrée et profane, poésie, éloquence, liturgie, politique, relations internationales, il étudia tout et ne cessa d’étudier jusqu’à la fin. Sa parole se revêtait, selon le sujet, des couleurs les plus vives. Il était, dans ses discours et ses sermons, tour à tour ferme et précis, riche et abondant, hardi et retenu, mêlant les sentiments les plus nobles aux considérations les plus élevées, inégal et parfois trop familier, mais toujours capable de se relever d’un coup d’aile et de ravir avec lui son auditoire jusqu’au sublime. Son début dans la chaire fut l’oraison funèbre de Mgr de Chaffoy. Il traita en maître ce sujet, que les éminentes qualités du prélat rendaient facile, mais qui devenait délicat une fois qu’on touchait à l’administration même du diocèse et qu’on rappelait le nom de M. l’abbé Laresche, en qui elle se résumait dans les derniers temps. M. d’Alzon n’hésita pas à louer un vicaire général dont le rare mérite fut un moment méconnu, déclarant que « tel que les guerriers qu’on voit dans les combats faire à leur prince un rempart de leurs corps, il détournait sur lui les traits du mécontentement et même de la calomnie, afin d’en préserver son évêque. »
C’était dire la vérité au risque de déplaire. Ceux qui l’ont entendu à Nîmes, à Montpellier, à Paris, à Constantinople, s’accordent à reconnaître qu’il ne la sacrifia jamais aux idoles du jour. Il avait d’ailleurs toutes les qualités de l’orateur : la taille, le port, le geste, le regard, la doctrine sûre, la parole noble, l’accent ému et entraînant. Personne, parmi les fidèles, qui n’ait apprécié ses belles stations d’avent et de carême ; personne, parmi les ecclésiastiques à qui il a été donné de suivre ses retraites pastorales, qui n’en ait gardé un doux et reconnaissant souvenir au fond de sa conscience. Prédicateur populaire dans la meilleure acception du mot, il eut à Nîmes tous les succès ; mais il n’ambitionna qu’une gloire, celle d’éclairer et de convertir. Il y mit sa prière, ses mortifications, les artifices de son zèle, sa santé mille et mille fois compromise par les pieuses fatigues de sa parole. La conversion d’un seul pécheur suffisait à le délasser de tout un carême.
La prédication ne fut cependant qu’une des mille formes sous lesquelles son zèle ne cessa de se révéler. Il prit la plume, fonda des revues et des journaux, écrivit sur toutes les questions du jour des articles qui furent diversement appréciés, mais où la vivacité de la foi et l’éclat de son talent lui firent une place à part dans la presse catholique. C’était l’écrivain de la première heure et du premier jet. Son activité n’était pas satisfaite encore. Il voulut bâtir et fonder, c’est-à-dire se ruiner lui-même à force de donner aux autres. Il faudrait citer ici toutes les associations et communautés dont il fut à Nîmes l’âme ou le fondateur, comme le couvent du Refuge, celui des Carmélites, le prieuré de l’Assomption, l’orphelinat de Saint-Joseph des Vans et celui de Saint-François de Sales, autant de maisons qui le regardent et le vénèrent comme leur premier et leur plus insigne bienfaiteur. Au début de toutes les œuvres, il prodiguait sa personne, sa parole, ses peines, avec tout le zèle que la foi commande ; il prodiguait son argent avec le plus magnifique mépris qu’on puisse en faire, quand on est à la fois philosophe chrétien et prêtre du Seigneur. Mais une fois l’œuvre fondée, il la laissait volontiers à d’autres mains. Qu’on ne l’accuse pas de versatilité ; il n’avait pas changé de cœur ni de sentiment, mais il obéissait à une pensée d’humilité chrétienne, oubliant tout le bien qu’il avait fait pour celui qui restait à faire encore, et quittant le sillon ensemencé de ses mains pour semer ailleurs ses sueurs, sa parole, sa fortune et sa vie. L’association des Dames de la Miséricorde, si florissante aujourd’hui, celle des Filles domestiques, non moins utile et plus féconde encore, se souviendront toujours de l’avoir eu pour fondateur, pour prédicateur et pour père. Si j’oublie quelque chose, qu’on agrée mes excuses. Mon excuse est que le P. d’Alzon avait fini par ne plus savoir lui-même tout ce qu’il avait semé, bâti et prêché.
Parmi tant d’œuvres, il est bien permis de remarquer celles auxquelles il donna la préférence et qui le fixèrent le plus longtemps. Ce sont des œuvres qui intéressent l’éducation chrétienne. Il était catéchiste bien plus encore qu’orateur : autre signe de supériorité intellectuelle, auquel on reconnaît ceux qui ont vraiment l’intelligence de notre siècle. Il assembla à Nîmes, dès son début, deux cents enfants dans la chapelle du lycée, et il les instruisit selon la méthode des catéchismes de Paris , stimulant leur intelligence par des résumés à faire, et leur zèle par des récompenses à obtenir. Après viendra l’œuvre de la Jeunesse, destinée à offrir chaque dimanche des récréations innocentes aux adolescents ; plus tard, l’œuvre du Patronage, qui réunit les jeunes ouvriers. Citons encore les conférences de Saint-Vincent de Paul, dont il dota la ville et le diocèse de Nîmes, et auxquelles il imprima cette vive impulsion qui, après quarante ans passés, les soutient et les anime encore dans le plus glorieux service des pauvres.
Avons-nous achevé le tableau et acquitté la dette de la reconnaissance publique? Non, c’en serait assez pour recommander une autre vie que la sienne ; pour lui, c’est le premier pas de sa course.
Depuis qu’il avait été mêlé au mouvement des esprits, il pressentait les destinées nouvelles qui seraient faites à l’éducation française, et achetant à Nîmes une modeste pension, il en fit un des plus beaux collèges du Midi. C’était en 1843, au plus fort de la lutte entreprise pour la liberté d’enseignement. La France ne connaissait guère alors d’autres établissements libres que le collège Stanislas et les institutions de Juilly, de Pons , de Sorèze , de Vaugirard et de Pontlevoy. On se rappelle combien les temps étaient difficiles, que de formalités et de prescriptions il fallait remplir, avec quelle jalousie l’université redoutait la moindre concurrence, quel aveuglement elle mettait à la prévenir et quel acharnement à la combattre. Tantôt on suscitait de misérables querelles sur le plan et la disposition des lieux ; tantôt on faisait aux professeurs l’obligation d’obtenir des grades élevés, et quand on croyait avoir rempli toutes les conditions, le caprice d’un ministre ou seulement d’un recteur suffisait pour faire refuser l’autorisation préalable. On avait limité depuis 1828 le nombre des élèves dans les petits séminaires ; dans presque toutes les écoles libres on interdisait les hautes classes. Les certificats d’études imposés aux candidats qui se présentaient aux épreuves du baccalauréat es lettres ajoutaient encore aux embarras de la situation : les jeunes gens qui n’avaient pas reçu l’éducation de l’Etat se trouvaient dans l’alternative ou de produire de fausses pièces, ou de renoncer aux grades. Par la plus bizarre contradiction, on demandait des diplômes aux ecclésiastiques, et on leur ôtait la possibilité même de se préparer aies obtenir. Enfin l’université reprochait aux évêques de ne pas placer dans les collèges des aumôniers assez capables, et elle refusait de laisser élever des institutions analogues à celles de l’Etat, sous prétexte que le prêtre doit se renfermer dans les soins du ministère pastoral. Ainsi s’écoulait le règne du roi Louis-Philippe. Des deux principaux ministres qui servaient cette politique, l’un, M. Villemain, s’était retiré des affaires, l’esprit troublé par tant de débats ; l’autre, M. de Salvandy, noble, hardi, chevaleresque, mettait malheureusement à défendre la pensée du roi une loyauté et un honneur qu’il aurait dû mettre à l’éclairer.
Cependant il fallait accomplir les promesses de la Charte et accorder la liberté de l’enseignement. Les lois proposées paraissaient tantôt pleines d’entraves, tantôt pleines de pièges, et toutes les discussions engagées dans les Chambres se terminaient par le rejet ou l’abandon de ces lois incomplètes ; où la liberté ne figurait guère que comme la servante du monopole. Un jeune pair de France, l’honneur de l’Eglise et de son siècle, M. de Montalembert, portait depuis 1831 à la tribune les éloquentes sommations de la religion et du droit commun ; un vieil évêque, Mgr Clausel de Montais, entrait en lice avec l’ardeur d’un soldat ; l’Univers rajeunissait le journalisme en mettant au service de cette grande idée sa verve et son courage. Peu à peu toute la France chrétienne s’émut et s’anima ; la cause de la liberté d’enseignement devint celle de l’épiscopat tout entier, et l’unanimité des sentiments éclata pour la demander, comme, il y a trente ans, elle éclata pour s’en servir aussitôt qu’on l’eut obtenue, comme elle éclate encore aujourd’hui pour la défendre et la sauver.
Que l’abbé d’Alzon ait mis sa jeunesse, sa parole, son ardeur, au service de la liberté d’enseignement, chacun pouvait s’y attendre ; qu’il y ait dépensé sa grande fortune, personne n’en fut surpris. Mais il fit plus que tous les autres, il joignit l’action à la parole, le zèle à la générosité, la persévérance à l’ardeur. Il fonda un collège libre dans les temps mêmes où ces collèges étaient le plus difficiles à établir ; il y passa sa vie ; il y mourut, après trente-sept ans, à la peine et à l’honneur.
Après avoir acheté de M. l’abbé Vermot l’humble pensionnat de l’Assomption, avec une clientèle de quatorze élèves, il chercha, il découvrit, pour le transformer en collège de plein exercice, des collaborateurs laïques licenciés es lettres et es sciences ; il détermina des agrégés à sortir de l’université pour occuper dans sa maison de modestes chaires ; il créa, de toutes pièces et en moins de quatre ans, une magnifique institution rivale de Sorèze et de Juilly ; il obtint, à force de preuves de capacité, que les hautes classes fussent affranchies de l’obligation de fréquenter le collège royal de Nîmes ; il jouit de sa victoire sur le monopole avant même que le monopole fût détruit, et quand la loi de 1850 votée, comme l’expédition de Rome, par une Assemblée sagement républicaine, vint briser dans toute la France des chaînes odieuses, le collège de l’Assomption était déjà libre, florissant et renommé.
Ceux qui ont vu naître, croître et grandir cette noble maison ne se rappellent pas sans émotion ces belles et premières années de la liberté reconquise. Ils citent avec reconnaissance les vieux maîtres qui avaient commencé dans l’université une carrière brillante, et qui en ont sacrifié l’espérance à cette autre espérance, mille fois plus grande, de former les générations nouvelles à l’amour de l’Eglise et à la pratique de la vertu. Ils se rappellent ces trois à quatre cents élèves qui se recrutaient chaque année, de Marseille à Toulouse, dans les meilleures familles du Midi, et qui faisaient reconnaître, à leur foi, à leur allure, à leur entrain, le collège qui les nourrissait dans des sentiments généreux et libres. Le P. d’Alzon animait tout de sa présence, de son geste et de sa parole. Ce qu’il inspirait de confiance et d’affection était incroyable. Les élèves sortaient de ses mains comme frappés d’une marque indélébile et entraînés, à sa suite, aux grandes choses de notre siècle. Ce n’étaient pas des élèves, mais des disciples. Il les a comptés dans l’épiscopat, dans la magistrature, dans les assemblées politiques, dans le barreau et dans l’armée, dans l’industrie et dans le commerce, parmi les soldats de Castelfidardo et de Mentana, comme dans les campagnes d’Italie et de Grimée, à Patay, à Sedan, au siège de Paris, partout où il fallait être et se montrer pieux, éloquent, savant ou brave.
Dès que la loi de 1850 fut appliquée, le conseil supérieur de l’instruction publique lui ouvrit ses rangs. Mais dès que l’empire altéra l’esprit de cette loi si politique et si bienfaisante, son nom fut rayé de la liste. M. l’abbé d’Alzon avait trop d’indépendance et de fermeté pour plaire au César du jour. Les fondateurs des maisons d’éducation qui ont quelque prévoyance ne sauraient se défendre contre les appréhensions de l’avenir, quand ils se demandent ce que deviendra après eux l’institution qui leur a coûté tant de peines. On songe alors aux congrégations religieuses, et il n’est pas rare qu’on les appelle à consolider et à continuer les grands ouvrages. M. l’abbé d’Alzon, plus hardi et plus généreux que tous les autres, fit de son collège le berceau d’une congrégation et prit lui-même l’habit et la règle de saint Augustin. Cette nouvelle entreprise, plus hardie peut-être que la première, en assura la durée et en étendit les immenses bienfaits.
Il était déjà, presque à son insu, un fondateur d’ordre. Dès 1840, il avait conseillé et soutenu dans leur vocation sainte quelques âmes d’élite, d’abord confiées aux soins de M. l’abbé Combalot, mais qui ne connurent leur voie que grâce à la direction de M. l’abbé d’Alzon, et qui formèrent, à Paris, la congrégation des Dames augustines de l’Assomption. Cette congrégation comprend dix-sept maisons aujourd’hui, tant en France qu’en Espagne et en Angleterre. Elle excelle dans les œuvres d’éducation, et son mérite est trop connu pour que je dise rien à sa louange. Nous avons entendu avec une profonde édification, de la bouche même de la supérieure générale, le récit des relations que le P. d’Alzon avait eues avec la communauté naissante ; comment il en avait discuté et rédigé les constitutions, éclairé les premiers pas, favorisé et consolidé les développements. « Il est vraiment, disait-elle, notre fondateur et notre père. Nous n’avons cessé de lui donner ce nom, et sa mort nous laisse orphelines. »
Telles furent les premières filles de son zèle et de sa piété. Mais semblable à saint Vincent de Paul, qui s’immortalisa tout ensemble et par la fondation des sœurs de Charité et par celle des missionnaires lazaristes, M. l’abbé d’Alzon recruta dans les deux sexes, et pour les œuvres les plus diverses, les âmes d’élite qui embrassèrent sous sa conduite la règle de saint Augustin. Cette règle est merveilleusement applicable à tous ceux qui s’occupent d’éducation. Elle laisse à l’obéissance une certaine liberté, n’impose pas de clôture, et accorde au zèle plus de temps que les grands ordres n’en donnent, parce qu’ils vaquent avant tout à la prière et aux exercices du chœur.
La fondation de la congrégation des Augustins, essayée depuis 1847, fait remonter ses premiers vœux à 1850; mais les vœux publics ne furent émis qu’en 1851, à la messe de Noël. A peine formée, la jeune ruche se divisa et envoya à Paris un premier essaim. Le succès de l’œuvre fut accéléré par les encouragements du Saint-Siège. Après le bref qui la loue et qui porte la date de 1857, vint le bref qui l’approuve et qui la constitue, en date du 26 novembre 1864. Bientôt aux travaux de renseignement s’unirent ceux de la prédication, les missions lointaines aux missions de France, et, pour ne rien omettre de tout ce que le zèle peut imaginer de plus pur, de plus noble et de plus efficace, le P. d’Alzon créera, sous le nom d’Oblates de l’Assomption, une congrégation de femmes destinées à s’offrir, selon le besoin, tantôt pour faire l’école aux enfants, tantôt pour prodiguer leurs soins aux malades. Mais les pauvres qui souffrent à domicile ne seront pas oubliés, et il ajoutera au grand arbre une branche qu’il appellera les Petites Sœurs de l’Assomption. Enfin le recrutement de l’œuvre sera assuré par les alumnats, où l’on reçoit, avec le bienfait d’une éducation gratuite, tous les soins que demandent les longues études du sanctuaire, le noviciat de la vie religieuse et l’apprentissage des missions. Ces alumnats donneront aussi, selon le but très large de leur fondateur, de nombreuses et sûres recrues au clergé séculier ou aux autres congrégations religieuses.
Ce vaste plan n’était ni d’un génie médiocre ni d’une vertu commune : le P. d’Alzon le réalisa. Témoin les six alumnats fondés à Alais, au Vigan, à Notre-Dame-des-Châteaux, à Arras, à Glairmarais et à Mauville, et qui comprennent plus de deux cents élèves. Témoin la maison fondée à Paris, où s’élaborent tant d’œuvres saintes, et d’où partent pour Lourdes tant de pèlerinages dont la foi a été récompensée par de si éclatants miracles. Témoin les missions de Bulgarie, où nos chères oblates remplissent avec tant de zèle, de tact et de dévouement, le ministère des sœurs de Charité, où nos chers Pères de l’Assomption se sont fait respecter des musulmans, chérir des chrétiens, honorer de tout le monde. Les ambassadeurs de France près la Porte ottomane n’ont pas cessé d’encourager nos missionnaires et par les dons de l’Etat et par leurs propres largesses ; le sultan les protège et les décore ; il n’y a qu’une voix pour les bénir. Tels sont, à l’heure où nous écrivons, les fruits sacrés de leur ministère » Le P. d’Alzon était allé l’inaugurer lui-même à Constantinople en y prêchant tout un carême, et son souvenir est resté cher aux chrétiens d’Orient.
Nous n’avons pas tout dit encore. Il faudrait raconter comment le P. d’Alzon a imaginé et fondé le premier l’association de Saint-François de Sales, dont le siège a été transporté de Nîmes à Paris, et qui, grâce au zèle incomparable de Mgr de Ségur, s’est étendue à tous les diocèses de France. Il faudrait rappeler avec quelle ardeur il a obtenu, non seulement dans le diocèse de Nîmes, mais dans tout le midi de la France, des milliers et des milliers de signatures pour demander, à deux époques différentes, d’abord la liberté de l’enseignement secondaire, ensuite la liberté de l’enseignement supérieur. Conférences, écrits de tout genre, voyages, démarches, rien ne coûtait à sa grande âme, une fois qu’on lui montrait une liberté religieuse à conquérir ou une vérité à glorifier. On le vit, on l’entendit dans les congrès catholiques de Paris ou de la province. Il organisa à Paris, après 1870, les congrès de renseignement libre, les présida avec autorité, et contribua à en rendre les résultats vraiment utiles et pratiques. On le vénérait comme un ancien, on le suivait comme un chef, on l’aimait comme un maître et comme un ami.
Ces fondations hardies, ce zèle désintéressé, ce grand renom d’honneur et de vertu, méritaient bien un regard du Saint-Siège. Non seulement le P. d’Alzon l’obtint pour son collège, sa congrégation, ses missions, mais la bienveillance paternelle de Pie IX alla jusqu’à l’intimité, s’il est permis d’employer ce mot pour caractériser les relations du père commun des fidèles avec un de ses fils les plus obéissants et les plus dévoués. Les voyages du P. d’Alzon à Rome, dans ses trente dernières années, sont presque sans nombre. Il y porta le compte rendu de l’administration de Mgr Cart ; il y suivit Mgr Plantier, aux glorieuses époques du centenaire de saint Pierre, de la canonisation des martyrs du Japon et du concile œcuménique ; il voulut bien nous y accompagner nous-même la première fois qu’il nous fut donné, après notre élévation à l’épiscopat, d’aller nous prosterner au seuil des Apôtres ; il assista au dernier conclave et acclama, le premier, les grandes espérances que donne le règne de Léon XIII. D’autres voyages, d’autres séjours assez prolongés dans la ville éternelle, ne firent que le rendre plus cher à la cour pontificale, plus familiarisé avec l’esprit et les usages de Rome. Courtisan assidu du pape découronné et prisonnier, il paya le denier de saint Pierre avec la munificence d’un prince, tant qu’il lui resta quelque chose à donner. Ensuite il quêta et stimula la charité, soit auprès de ses élèves par les moyens les plus ingénieux, soit auprès des riches par de vifs et pressants appels. Mais le triomphe spirituel de la papauté lui tenait plus au cœur que tout le reste. Personne n’a contribué plus que lui à rendre cette cause aussi populaire qu’elle était juste. Toutes les questions qui intéressent les privilèges du Saint-Siège passionnaient sa grande âme. Il parla, il écrivit, il combattit, tantôt contre les derniers restes des erreurs gallicanes et contre les illusions du libéralisme, tantôt pour la liturgie romaine et pour la définition de l’infaillibilité, avec un zèle que les obstacles ne faisaient qu’animer davantage. Il était toujours de l’avant-garde. On lui a reproché d’être enthousiaste ; mais peut-on sans enthousiasme servir une si grande cause ? D’être bruyant ; mais peut-on mener les batailles sans faire entendre le bruit du clairon ? Chacun conviendra du moins qu’il fut toujours loyal et droit, sincère, désintéressé, généreux, et par-dessus tout obéissant. Plus Français que personne par le caractère, il était plus que personne Romain d’esprit et de cœur. Ce n’était pas une religion de fantaisie et d’amour-propre, mais un culte profond, une tendresse vraiment filiale. S’il y a des hommes qui hésitent à entendre la voix de Rome, quand Rome contrarie leurs vues personnelles et élève au-dessus de leur politique étroite et bornée les intérêts de l’Eglise, ce fut le mérite du P. d’Alzon de ne voir que l’Eglise, de ne servir que l’Eglise, et de se tenir avec l’Eglise dans ces hauteurs sereines d’où elle voit tout changer sans changer elle-même, tout passer sans passer jamais. Pie IX connaissait cette obéissance absolue et cette inébranlable fermeté du P. d’Alzon. Il aimait sa droiture naïve, sa simplicité, son courage, son magnanime désintéressement. Il répandit plusieurs fois son âme devant lui et l’honora de longues et secrètes confidences. On dit qu’il avait songé à l’appeler à Rome et à le faire entrer dans le sacré collège. Mais quel que soit l’éclat de la pourpre, l’amitié d’un grand pape est plus glorieuse encore. Cette amitié sainte, le P. d’Alzon sut l’obtenir et la garda jusqu’à la fin. Nous en avons entendu nous-même la familière et douce expression, dans une audience publique donnée par Pie IX, le 4 février 1877, aux pèlerins franc-comtois. Nous suivions le cortège du saint-père, et notre bien-aimé grand vicaire s’était confondu dans la foule qui remplissait la galerie. Mais, dès son entrée, Pie IX le reconnut à sa haute taille et à son grand air et s’écria : « Voilà d’Alzon ! c’est notre ami ! »
Ce mot dit tout, et je devrais fermer cette lettre après l’avoir cité. Mais comment nous taire sur les angoisses et les douleurs des derniers jours ? Comment oublier qu’une vie si belle, si pleine de vertu, fut couronnée par une mort pleine de tristesse et d’alarmes ? Il entrait dans les vues de Dieu de purifier l’âme de son serviteur avant de rappeler à lui. Il voulait la tailler encore par la souffrance, comme on taille un diamant pour lui donner son dernier éclat. Cette longue et suprême épreuve fut quelque chose de plus que la maladie qui atteint le corps ; le trait alla jusqu’au cœur et pénétra de toutes parts cette âme aimante et dévouée.
Dieu l’avait donc réservé pour trembler, gémir, souffrir et mourir dans cette année 1880, si cruelle pour l’Eglise de France. Il se refusa tout soulagement, malgré sa santé affaiblie, renonça à une saison d’eaux que les médecins jugeaient nécessaire pour combattre le rhumatisme qui l’envahissait, oublia même que le temps des vacances était venu, et après une grande retraite faite, au mois d’août, dans son collège, au milieu de ses religieux, il en renouvela les exercices dans la Chartreuse de Valbonne, auprès de notre cher prieur, dom Louis-Joseph de Vaulchier, notre ami commun, dont le noble cœur est si bien fait pour comprendre ceux qui aiment et ceux qui souffrent. Dans l’intervalle de ces deux retraites, parut la déclaration proposée aux congrégations religieuses, par l’entremise des évêques, sur l’initiative de NN. SS. les cardinaux archevêques de Rouen et de Paris. La lettre des deux prélats portait expressément qu’ils parlaient au nom d’une autorité à laquelle nous rendions, eux et nous, respect et obéissance. A ce mot, le T. R. P. d’Alzon reconnut le désir du pape. Il prit la plume, se mit à genoux et signa la formule. Son adhésion fut la première qui parvint à Paris. Tant il est vrai qu’en vivant dans les régions supérieures à la politique humaine, on demeure à l’abri de toute surprise, et qu’on sait rendre de suite, sans ambage et sans trouble, au pape ce qu’on doit au pape. La récente lettre que Sa Sainteté le pape Léon XIII a adressée au cardinal archevêque de Paris, achèverait de justifier le P. d’Alzon si le P. d’Alzon avait eu besoin d’être justifié. Il se borna à répondre à ceux qui s’étonnèrent qu’il eût donné sa signature : « Je n’ai pas hésité, j’ai obéi. Un supérieur de congrégation n’a point d’autre rôle, quand le pape a parlé. Qu’est-ce qu’un colonel qui discute au moment de la bataille ? C’est un rebelle qui mérite un coup de fusil ! »
L’Eglise de France, après avoir signé une déclaration qui la séparait si nettement de la politique, pouvait espérer, ce semble, des jours plus heureux pour les congrégations religieuses. Dieu, dans sa miséricorde infinie, en décida autrement. Le P. d’Alzon s’inclina sous cette main qui ne frappe que pour guérir. Mais qu’allaient devenir ses chers religieux ? Qu’allaient devenir ses chers élèves ? Tout occupé de leur sort, bien plus que de ses propres souffrances, il cherchait pour sa congrégation quelque asile à l’étranger, en attendant l’exécution du fatal décret, quand une épreuve inattendue, une immense douleur l’écrasa comme par avance. Son premier auxiliaire, son ancien et son meilleur ami, M. Germer-Durand, lui fut enlevé par la mort, presque sans avertissement et sans agonie. M. Germer-Durand l’aidait depuis trente-sept ans à porter le poids de son collège. Elève de l’école normale, professeur au lycée de Montpellier, sorti du concours de l’agrégation à la tête de tous ses rivaux, il avait tout sacrifié, dès 1845, pour apporter au P. d’Alzon le concours de sa science profonde, de son goût exquis, de son expérience consommée. Rien ne l’avait séparé ni de son ami ni de son œuvre. Les honneurs étaient venus le chercher dans ce collège de province sans pouvoir l’en détacher un seul jour. Chevalier de la Légion d’honneur, bibliothécaire de la ville de Nîmes, il s’était fait, par son érudition, une place dans l’estime du monde savant ; par ses travaux d’épigraphie, une réputation qui l’élevait au rang des grands maîtres. « Sa place est à l’Institut, » disaient tous les connaisseurs. Il tenait au contraire que sa place était à l’Assomption, et de ses yeux qui avaient déchiffré tant de chartes et rendu à tant d’inscriptions antiques leur véritable sens, il corrigeait encore les solécismes des discours latins. Dirai-je combien il était bon, spirituel, agréable à fréquenter ? Disons plutôt, pour notre consolation, qu’il était un vrai croyant, un grand et parfait chrétien. Le P. d’Alzon le perdit le 16 octobre dernier, et déjà cloué sur un lit de souffrance, il n’eut pas la consolation de l’accompagner à sa dernière demeure. Eloigné nous-même, par les obligations d’une tournée pastorale, de ce deuil public, nous consolions le P. d’Alzon dans la langue d’Horace, qui n’était pas hors de propos en parlant de cet excellent humaniste :
Multis ille bonis flebilis occidit,
Nulli flebilior quam tibi…[ws 1]
Nous ajoutions qu’un ancien aurait dit de M. Germer-Durand avec une rigoureuse exactitude.
…Cui pudor et justitiæ soror
Incorrupta fides, nudaque veritas,
Quando ullum invenient parem ?[ws 2]
Mais, quittant la langue d’Horace pour celle des Pères de l’Eglise, je rappelais au P. d’Alzon qu’il pleurait son frère d’armes, son vieil ami, comme saint Ambroise avait pleuré son frère Satyre, et qu’il veillerait près de son tombeau avec la même espérance. 0 Satyre ! ô Ambroise ! voilà que vous nous avez quittés tous les deux, et que, tout serrés que nous étions dans les bras d’une étroite amitié, nous avons perdu presque du même coup celui qui était l’honneur de la science et de la cité, et celui qui était la gloire de l’Eglise. Stringebam brachia, et jam amiseram quem tenebam[ws 3].
Le P. d’Alzon ne survécut qu’un mois à son ami. Son dernier effort fut d’apparaître un instant dans la cour du collège, au jour du banquet des anciens élèves, pour sourire une fois encore à ses hôtes, revoir cent visages connus et aimés, et serrer les mains qui se pressaient en tremblant autour de la sienne. On se sépara les larmes dans les yeux et portant déjà au fond de l’âme le deuil d’un père. Trois jours après, il fallait l’avertir de la gravité de son état. Il comprit à demi-mot et demanda aussitôt les sacrements de l’Eglise. Après les avoir reçus avec cette foi profonde et cette piété tendre qui l’avait caractérisé dans toutes ses fonctions sacerdotales, il voulut exprimer ses sentiments envers tout le monde, déclarant que s’il lui était échappé quelque trait de vivacité ou d’amertume, il en demandait bien humblement pardon à ceux qu’il avait offensés, et qu’il ne gardait au fond de l’âme ni rancune ni aigreur.
L’agonie, qui semblait avoir commencé, se prolongea trois semaines encore. On ne pouvait ni transporter l’illustre malade au château de Lavagnac, comme l’aurait souhaité M. de Puységur, son cher neveu, ni l’amener au palais épiscopal, où nous aurions été trop heureux de le recevoir et de le servir. Les médecins redoutaient le moindre mouvement. Il fallut se résoudre à le voir, à l’entendre souffrir dans son étroite cellule de religieux, quand le bruit de l’exécution des décrets se répandit dans la ville. On attendait chaque jour, et presque à chaque heure du jour, que la porte d’entrée, placée au-dessous même de ce lit de douleur, tombât sous les coups de la force. Nous étions debout sur le seuil de cette chambre consacrée par la majesté d’une longue et grande agonie. Nous aurions invoqué non seulement la justice, mais la nature et l’humanité, pour arrêter les exécuteurs dans leur ouvrage. Enfin, il ne nous en coûte rien de l’avouer, nous portâmes jusque devant le président de la république l’expression de nos doléances épiscopales, réduit ainsi à demander pour le religieux mourant quelque sursis à l’exécution d’un décret que la postérité la plus reculée ne saura jamais ni absoudre, ni excuser, ni comprendre. Exicidat illa dies ævo[ws 4] ! Ajoutons, pour rendre hommage à la vérité, que pendant que nous faisions cette démarche, une profonde pitié, une vive répugnance s’empara de toutes les âmes au jour présumé de l’exécution. Des ordres venus d’en haut ne trouvaient plus d’instruments à Nîmes. Ce que nous souhaitions, tout le monde le souhaitait avec nous. Ce que nous redoutions, personne ne voulut ni le commander ni l’entreprendre. C’était la trêve de Dieu qui s’imposait d’elle-même. Quand cette trêve se changera-t-elle en une paix véritable ?
L’orage s’éloigna, et le P. d’Alzon, rendu tout entier à lui-même, se prépara à traverser l’étroit passage qui sépare le temps de l’éternité.
Ai-je besoin de vous dire, Messieurs et bien-aimés coopérateurs, comment nous étions consolé dans cette longue épreuve, non seulement par le souvenir des grandes œuvres du P. d’Alzon, mais par la pensée de ses grandes vertus. Ces soixante-dix ans d’une vie si chrétienne, terminés par une mort si tranquille, se représentaient à notre esprit comme en un tableau. Nous nous rappelions comment ; à sept ans, il avait été instruit par son père à concevoir pour le péché mortel une souveraine horreur. Son père lui avait dit, le prenant en particulier : « Souvenez-vous que je fais pour vous les vœux que Blanche de Gastille faisait pour saint Louis : Mon fils, j’aimerais mieux vous voir mort que de vous savoir coupable d’un seul péché mortel. » De là sa pureté inviolable, et l’assurance que nous avons que jamais sa chasteté ne s’est, même dans le monde, oubliée un seul jour. Sa piété était vive, tendre et profonde. Elle faisait de la méditation son exercice fondamental, de la lecture spirituelle son aliment, de la visite au saint Sacrement son charme quotidien et sa douce quiétude. Quelle tenue à l’autel ! et comme il traitait les saints mystères avec une auguste dignité ! C’est ce que vous avez vu cent fois et cent fois envié. Mais ce que nous pouvions deviner à peine, c’étaient ses mortifications, dont ni ses serviteurs ni ses plus intimes amis n’ont connu toute l’étendue. Comme Lacordaire, il expiait par avance ses triomphes oratoires, mangeant à peine, couchant sur la dure, macérant son corps par des privations sans nombre et le réduisant en servitude. Il disait agréablement à ceux qui lui faisaient de justes observations : a Quoi ! vous voulez donc que le P. d’Alzon perde tout le fruit de son carême ! Mais si je ne suis pas exténué en le finissant, je n’aurai converti personne. » Devenu vieux, il continua à vivre sur la croix, sinon de corps, du moins de cœur et d’esprit, préférant à tout le reste les méditations qui se rapportent à Jésus humilié sous le bois de notre rédemption. A la Croix ! A la Croix ! se disait-il tous les jours, et il y allait comme un enfant va à l’école et un convive au festin. Un jour que nous mettions sous ses yeux des images pieuses qui avaient appartenu au cardinal Mathieu, l’invitant à choisir celles qui plaisaient le plus à sa piété, il prit et porta à ses lèvres une croix sous laquelle le grand archevêque avait écrit ces lignes : Mihi crucifixus est mundus, et ego mundo[ws 5]. « Voilà ma devise, s’écria-t-il, je n’ai plus d’autre pensée ni d’autre espoir. »
Tel nous le vîmes pendant cinq ans, tel nous le trouvâmes dans ses derniers moments. Nous l’avons visité tous les jours dans cette agonie à la fois si douloureuse pour le corps et si calme pour l’esprit. Tous les jours nous avons admiré sa résignation, sa patience, sa grandeur d’âme. L’esprit toujours présent, mais le corps en proie à cette somnolence qui présage une fin prochaine, il en sortait pour donner à son évêque, à ses religieux, à ses intimes, un regard, un mot, un sourire, comprenant tout, répondant à tous, priant toujours, se fortifiant lui-même contre la douleur et disant cent fois par jour : « Mon Dieu ! je vous l’offre. » La faiblesse augmentait, mais l’ardeur de s’offrir et de se donner demeura la même. Ses yeux, ses lèvres, ses mains défaillantes, tout la trahissait encore. Il prenait la croix et la baisait avec un visage rasséréné par la vue de la douce image en qui se résumaient sa dévotion et son espérance. Chaque matin on lui apportait la sainte communion, et la visite de son Dieu était la première qu’il voulût recevoir. Les visites des hommes, les télégrammes, les lettres, venaient après. A chaque nom qu’on prononçait devant lui, il rappelait d’un mot un souvenir de famille ou d’amitié, une circonstance qui l’avait frappé, une anecdote heureuse qui mêlait comme un dernier rayon de joie à cette grande tristesse. Mgr de Cabrières, évêque de Montpellier, vint partager nos émotions aussi souvent que le lui permit sa charge épiscopale. C’était un disciple reconnaissant au chevet d’un vieux maître. C’étaient des souvenirs et des affections de quarante années, réunis, de part et d’autre, dans un dernier regard et un dernier embrassement. Non, jamais nous n’avions tant aimé, tant pleuré, tant ressenti les mutuelles atteintes et les sympathiques échos d’une commune pensée, d’une commune amitié, d’une commune douleur.
Cependant les Pères de l’Assomption, assemblés autour de leur fondateur mourant, écrivirent à Rome et demandèrent pour cet autre Jacob la bénédiction du vicaire de Jésus-Christ. Cette faveur fut transmise par un télégramme, dans la journée du 16 novembre. En l’apprenant, le P. d’Alzon inclina la tête et fît un grand signe de croix. Les Pères se mirent à genoux au pied de son lit et lui demandèrent de les bénir. Il faut entendre raconter par le P. Bailly cette scène de grâce et de consolation.
« Aujourd’hui, à une heure et demie de l’après-midi, tous les religieux étant réunis dans une salle voisine de sa chambre, je m’approchai de son lit et lui dis : « Mon père, les religieux désireraient vous » voir un instant ; ils sont réunis. Peut-on les faire » entrer ? — Oui, mon ami, faites-les venir dans un instant. »
Les religieux se rangèrent tous alors autour de son lit ; lui, tandis qu’ils entraient, souriait avec bonté, et, faisant effort pour tenir ses yeux ouverts, les regardait avec tendresse. Le P. Hippolyte, le P. Picard, le P. Laurent et moi, nous nous tenions aux deux côtés du lit ; venaient ensuite les profès et les novices, par rang d’ancienneté, remplissant sa cellule. Après un instant de silence, le Père, refermant les yeux et ayant les bras étendus sur son lit, d’une voix émue et affaiblie que nous entendions à peine, mais avec une grande lenteur et un grand calme : « Mes chers frères, vous savez qu’après Dieu et la sainte Vierge vous êtes ce que j’ai le plus aimé au monde !… » Après un moment de silence, il reprit, en accentuant lentement chacune de ses paroles : « Nous allons nous quitter !… Soumission à la volonté de Dieu !… Il est le maître !… »
L’émotion nous dominait tous ; nous avions peine à la contenir ; il sembla s’en apercevoir, rouvrit les yeux, nous regarda un instant, puis les refermant, il reprit avec le même calme : « Il y a beaucoup de bons religieux qui ne sont pas ici ; mon cœur les atteint ! »
Le Père s’étant tu de nouveau, le P. Laurent pensa qu’il était temps de lui demander sa bénédiction. Le P. Picard, surmontant autant que possible son émotion, lui dit alors d’une voix pleine de larmes : « Mon Père, nous vous demandons bien par » don de toutes les peines que nous vous avons » faites. » Le Père répondit aussitôt : « C’est moi qui devrais me mettre à genoux et vous demander à » tous pardon. — « mon Père, dit le P. Picard, donnez-nous votre bénédiction. » Aussitôt nous tombâmes tous à genoux, en proie à une émotion que nous ne pouvions plus contenir, et le Père, levant aussitôt son bras et le tenant élevé comme pour une bénédiction solennelle, avec un grand effort et pendant plusieurs instants, comme s’il voulait bénir une grande foule, nous accorda sa suprême bénédiction. Le P. Picard dit aussitôt : « Une bénédiction aussi, mon Père, pour toutes les maisons ! » Et sa voix éclata en sanglots. « Oui, répondit le Père, je suis avec elles. » Et son bras était retombé sur le lit comme sous le poids d’une grande fatigue après un grand effort. « Vous ne nous oublierez pas, mon Père, reprit le P. Picard, vous serez avec nous ? — Je vais partir, mais mon cœur sera avec vous. — Vous nous protégerez ? — Autant que j’en serai capable. »
Le P. Picard lui baisa la main ; de l’autre, le Père serrait la mienne avec une étreinte pleine d’émotion. Chacun s’approcha en pleurant et, se mettant à genoux, lui baisa la main. Profondément ému lui-même, il dit : « Soyez de bons religieux. »
Pour nous, Messieurs et bien-aimés collaborateurs, nous allâmes dans la soirée solliciter cette bénédiction pour nous-même, pour notre clergé, pour notre diocèse. Mais avant de nous la donner, le P. d’Alzon voulut être béni par son évêque, baisa l’anneau pastoral et se signa avec un profond respect. Son neveu, ses plus intimes amis, s’approchèrent et lui baisèrent la main après nous. Il avait sur son lit une magnifique étole qui avait appartenu à Pie IX, et ses mains consacrées par l’huile sainte s’y appuyaient respectueusement. À la vue de cet insigne sacré, nous nous rappelâmes l’usage que l’on a à Rome de déposer une étole sur la poitrine d’un prêtre mourant quand il a reçu les derniers sacrements. On reconnaît à ce signe que le malade est séparé du monde, que l’Eglise a pris possession de sa demeure, et que ses dernières pensées et ses derniers soupirs doivent être pour la vie future.
Le P. d’Alzon ne vécut plus que dans cette attente. Il nous fut conservé cinq jours encore. Chaque matin, nous tremblions d’apprendre que nous l’avions perdu ; nous nous disions chaque soir : Voici la dernière crise et la dernière nuit. Un pressentiment dominait cependant toutes les craintes : nous pensions que la sainte Vierge viendrait, le jour même de sa Présentation au temple, le chercher pour le présenter à son Fils dans le temple éternel. Cet espoir ne fut pas trompé. Le dimanche 21 novembre fut le dernier jour de sa vie ici-bas, le premier de sa vie dans l’éternité. Il nous quitta à midi, au coup de l’angélus, sachant la fête que l’on célébrait, s’étant uni d’intention au chapitre, au clergé et aux séminaristes de la ville de Nîmes, qui venaient, ce jour-là, renouveler avec nous les promesses cléricales, et disant avec nous et avec eux de toute la force de son dernier soupir : Dominus pars hæreditatis meæ et calicis mei, tu es qui restitues hæreditatem meam mihi[ws 6].
Quand Lacordaire mourut à Sorèze, le 21 novembre 1861, une femme du peuple s’écria : « Nous avions un roi, et nous l’avons perdu. » C’est la même date qui revient, c’est la même fête que l’Eglise célèbre, c’est le même cri que j’étais tenté de pousser au pied du lit funèbre où reposait le P. d’Alzon. Le P. d’Alzon fut aussi un roi, et ses obsèques en ont donné la preuve. On est venu de toutes parts pour les célébrer, de Marseille comme de Montpellier, des bords du Rhône comme du sommet des Cévennes. Je ne décrirai pas cette pompe funèbre qui dura trois heures, au milieu du silence le plus recueilli et le plus douloureux qui fut jamais. Quand la foule choisie qui composait le cortège passait au milieu d’une autre foule non moins sympathique et non moins attristée, alors tous les fronts se découvraient, dans les rues, sur les places, au cimetière, toutes les lèvres murmuraient une prière, tous les regards se tournaient vers le ciel. Ainsi la paix profonde qui avait signalé l’agonie du P. d’Alzon s’est retrouvée, comme un reflet de son âme, sur tout le parcours de sa dépouille mortelle. Et lui, qui avait dit tant de fois et avec tant d’autorité : « Levez-vous ! debout ! parlez, pétitionnez, revendiquez les droits de l’Eglise ! » semblait commander encore dans le silence de sa tombe et nous dire : « A présent que je repose en Dieu, taisez-vous, mais priez. » Le P. d’Alzon fut obéi. Pas un cri, pas un mot, pas un geste ne s’éleva contre cette muette consigne. En vérité, nous aussi nous pouvons le dire : nous avions un roi, et nous l’avons perdu.
C’était un roi, et son règne durera cent ans. Nous nous le disions en toute assurance, voyant devant son cercueil ses anciens élèves, et derrière les élèves d’aujourd’hui ; ceux-là, qui, depuis quarante ans, sont, à la tribune, au barreau, dans les camps, dans l’Eglise et dans le cloître, les témoins irréfutables de la foi catholique ; ceux-ci, qui, dans soixante ans encore, se souviendront d’avoir porté au convoi de leur maître le drapeau de l’Assomption, et de l’avoir incliné sur son cercueil, comme pour y recueillir et y graver ses derniers exemples et ses dernières leçons. Ah ! nous comprenons pourquoi on nous dispute l’âme de la jeunesse française. C’est dans le moule effronté et odieux de la révolution qu’on veut la jeter ; nous, au contraire, nous la demandons pour la former à l’image de Jésus-Christ, notre Sauveur, notre Maître et notre Roi. Et quand les Lacordaire et les d’Alzon font fermenter dans les jeunes âmes le précieux levain de la foi, ils sanctifient, pour ainsi dire, toute cette masse qui se lève et qui frémit sous leurs mains puissantes ; on se rend, on s’engage, on les écoute, on les suit, tout un siècle s’honore en marchant après eux, et le jour où ils meurent, tous les disciples s’écrient au convoi du maître : Nous avions un roi, et nous l’avons perdu !
Dans ce grand spectacle, aux deux évêques de Montpellier et de Nîmes incombait le soin de conduire, l’un le cortège des prêtres, l’autre celui des fidèles, se disant l’un à l’autre, en échangeant, comme des voisins, des amis, des frères d’armes, leurs regards et leurs pensées : « Ne nous plaignons pas que le P. d’Alzon n’ait pas fait de livres, il a fait mieux que des livres, il a fait des hommes ; et de ces hommes, les uns achèvent d’édifier le siècle présent, les autres édifieront le siècle futur. Tous sont ses disciples, ses amis, ses enfants. C’est plus qu’un roi, c’est un père que nous avons perdu. » Nous répétions la belle parole de M. de Larcy, notre ami commun et l’ami du défunt : « Si le père de l’abbé d’Alzon avait regretté de voir s’éteindre sa race par la résolution de son fils, ce fils du moins pouvait lui dire qu’il laissait après lui des œuvres qui lui survivraient, des filles immortelles, des Leuctres et des Mantinées chrétiennes qui feraient la gloire de son nom. »
Qu’est-ce donc que des Leuctres et des Mantinées chrétiennes, sinon des batailles où la défaite triomphe à l’envi des plus belles victoires ? Quand on songe à cette mort et aux circonstances si douloureuses dans lesquelles cette épreuve vient s’ajouter à tant d’autres épreuves, on se demande pourquoi Dieu a rappelé à lui le P. d’Alzon, juste à cette heure où les cloîtres et les collèges se ferment, où la liberté se voile, où l’Eglise de France est dans le deuil. Les œuvres qui ont fait sa vie croulent de toutes parts, et c’est du milieu de ces ruines pendantes qu’il sort de ce monde pour entrer dans un monde meilleur. Un ancien aurait dit de lui peut-être ce que Corneille dit du grand Pompée
Le ciel choisit sa mort pour servir dignement
D’une marque éternelle à ce grand changement,
Et devait cette gloire aux mânes d’un tel homme,
D’emporter avec eux la liberté de Rome.
Mais non, ce n’est pas la vaine gloire de mourir avec la liberté qui peut consoler et honorer ce grand chrétien. Il est parti avec une autre pensée, et Dieu, près de qui il intercède aujourd’hui, donnera à sa mémoire une autre satisfaction. Sa consolation, c’est d’avoir vu tous ses amis, tous ses collaborateurs, tous ses élèves, réunis dans les mêmes sentiments et groupés dans une sainte alliance autour de son lit, comme autour du même drapeau. Son indomptable espérance, c’est que la liberté religieuse méconnue, outragée, foulée aux pieds, reviendra de l’exil, reprendra ses droits, rouvrira ses couvents et ses collèges, et que sous le froc de saint Augustin, de saint Dominique, de saint Ignace et de saint François, il sera encore permis de vivre, de prêcher, d’enseigner, de se dévouer à l’Eglise et à la France. Adieu, Père, adieu au char qui vous enlève au ciel : Pater mi, pater mi, currus Israel et auriga ejus[ws 7]. Votre manteau nous reste, et c’est assez pour que nous en fassions encore l’enseigne d’un grand collège, en passant comme vous, vaillant et radieux au milieu des outrages, en vivant et mourant comme vous, ferme, libre, le cœur tourné vers Dieu et le pardon sur les lèvres. Qu’avons-nous donc à faire sinon de continuer toutes vos œuvres, c’est-à-dire de bâtir et de planter partout où il nous restera un coin de terre, d’enseigner partout où une chaire pourra encore se tenir debout, de nous donner tous et tout entiers à Dieu, à l’Eglise, à la ; France, à la jeunesse, à la liberté du bien et de l’honneur national ?
Disons à la noblesse du Languedoc : C’est un gentilhomme qui vient de tomber, la croix à la main, sur la brèche envahie. Consultez donc votre cœur, vos traditions, votre foi. Donnez donc vos fils à l’Eglise, qui les demande ; méritez donc, par une vie chrétienne, que le souffle d’en haut visite votre maison et qu’il en sorte quelque autre d’Alzon, pour venger le premier, à force d’éloquence, de dévouement, de pardon et d’amour.
Disons à la jeunesse chrétienne : Jugez jusqu’à quel point l’Eglise vous aime. Elle vous prodigue le sang, la fortune et la vie de ses meilleurs serviteurs, sans compensation, sans honneurs, sans espérance terrestre. Le cercueil qui vient » de passer emporte les derniers restes d’un grand cœur usé tout entier à votre service. Ce gentilhomme, cet apôtre, ce maître incomparable, s’est fait moine pour être à vous plus complètement encore. Soyez à lui ! soyez à Dieu !
Disons-nous à nous-mêmes, mes bien-aimés collaborateurs : La vie et la mort du P. d’Alzon sont d’un grand souvenir et d’un grand exemple. Le clergé du diocèse de Nîmes a eu, par une faveur particulière, l’honneur de le voir se ruiner, se consumer et mourir pour la gloire de Dieu et le service de l’Eglise. Il a tout donné, jusqu’au dernier sou ; il s’est donné lui-même jusqu’au dernier soupir. Voulons-nous mourir comme lui, de la mort des justes ? mourons, comme lui, à la famille, à l’esprit du siècle, à nous-mêmes. Disons comme lui : Mihi mundus crucifixus est, et ego mundo. N’oublions pas de prier pour le repos de son âme. Il sera donc célébré un service solennel dans toutes les paroisses, communautés, séminaires et collèges de notre diocèse. Que le sang de l’Agneau monte de tous les autels, et qu’il obtienne pour le R. P. d’Alzon, notre confrère, notre ami, notre modèle, grâce et miséricorde.
Et vous, nos chers religieux de l’Assomption, je peux bien vous appeler entre tous les autres nos chers collaborateurs, car vous participez plus que personne à l’esprit du P. d’Alzon, et vous êtes, plus que personne, les héritiers de sa doctrine, de son zèle et de sa piété. Saint Augustin, saint Thomas, sont pour vous, comme ils l’étaient pour lui, des oracles et des modèles ; vous défendez comme lui la pure doctrine de l’Eglise romaine ; vous avez comme lui le culte de la vérité, la passion des grandes œuvres, l’amour de la jeunesse ; et c’est pourquoi vous vous êtes faits comme lui des hommes d’étude, de prière et de dévouement. S’il est vrai que votre congrégation soit dissoute, ah ! soyez-en sûrs, rien ne dissoudra entre nous les liens de la foi, de l’affection, de la reconnaissance. Ces liens sacrés vont se retremper et s’affermir encore dans les eaux d’une commune tribulation, car rien ne saurait nous consoler, nous de perdre en vous de précieux auxiliaires, vous de vous éloigner, ne fût-ce que pour un moment, d’une ville qui fut votre berceau, où s’alluma le premier foyer de votre vie commune, et qui garde les cendres du P. d’Alzon. Si quelque coup de force vous arrache à ce tombeau, vous nous laisserez votre cœur. Gomment n’y resterait-il pas, puisque la première et la meilleure partie de vous-mêmes repose dans cette cité ? Sous quelque soleil que vous portiez votre tente, vous ne prendrez pas racine dans la terre étrangère, vous n’oublierez pas que ce n’est qu’un abri passager contre la tempête. Vous demeurerez, j’en suis sûr, vraiment Nîmois par le cœur, vous prierez pour que Dieu abrège nos épreuves, et après avoir laissé dans nos murs la pitié et le pardon, vous y retrouverez un jour la justice et la liberté, vous y trouverez la gloire avec ce je ne sais quoi d’achevé que le malheur ajoute aux plus grandes vertus, et pour finir en appliquant un autre mot de Bossuet, l’ombre du R. P. d’Alzon pourra encore gagner des batailles[ws 8].
Erreur de référence : Des balises <ref>
existent pour un groupe nommé « ws », mais aucune balise <references group="ws"/>
correspondante n’a été trouvée