La Revue blancheTome XV (p. 440-444).

Œuvres inédites de l’Empereur

XXVII
L’EMPEREUR À M. GRIMAUX
Monsieur Grimaux, puisque le pouvoir vient de vous retirer votre emploi à l’École Polytechnique, je vous donne le commandement sur le grand et les petits parcs d’aérostation, j’écris au Major-Général pour qu’il vous fasse reconnaître en cette qualité. Entrez de suite en fonctions. Rendez-vous à Nantes, dans l’arsenal secret où l’on fabrique des aéronefs sous le couvert d’un chantier naval. Partez la première nuit. Vous vous dirigerez par la voie des airs sur les hauts plateaux des Pyrénées où nous avons nos arsenaux. Vous inspecterez soigneusement chacun. Vous direz que l’on active la fabrication des torpilles et celle des bâtiments. Il faut que le 10 avril nous ayons prêtes à voler cinq escadres complètes de six nefs chacune. Il y aura vingt torpilles chargées, par nef, et dix-sept hommes d’équipage, qui emporteront des vivres pour douze jours. Je crois que nous manquons de chimistes pour perfectionner les engins. Il faut combiner des explosifs encore plus formidables, de façon à ce que la résistance des armées capitalistes soit anéantie d’abord par la démoralisation des troupes. Nous montrerons à l’État-major et aux Bourgeois que s’ils mettent la Force Brutale au dessus de la Justice, ce sera tant pis pour eux. Notre minorité détruira leur majorité. L’Esprit vaincra le nombre. Faites appel à tous les ingénieurs ou professeurs que vous pouvez connaître et que l’on vous signalera comme aptes à construire rapidement des moteurs détonants perfectionnés et des torpilles meilleures. S’il n’y a point assez d’ouvriers dans les arsenaux des montagnes, je vous enverrai encore deux ou trois cents anarchistes répartis en deux compagnies d’escadre, et soixante licenciés ès-sciences qui les dirigeront. Voyez aussi quel usage on pourrait faire aux ateliers des femmes dans le maniement des substances. Le Major-Général mettrait à votre disposition six cents institutrices parmi les plus intelligentes, de telle sorte qu’en dix jours elles soient suffisamment instruites pour remplacer les hommes qu’on embarquera sur les nefs. La science rendra le nombre de nos adversaires inutile, comme leur tactique et leur jactance. Les bergers mettront ces troupeaux de brutes à la raison. Le fouet cinglera. Au grand parc on achève de goudronner les nefs : L’Ange-Exterminateur, le Pégase, le Phœbus, l’Annonciateur-des-Fins, la Voix-de-Justice, le Saint-Esprit, les Sept-Plaies. Il serait bon que vous ordonniez que ces bâtiments prissent l’air dès lundi, et terminassent au plus vite leurs essais. Il ne serait pas mauvais non plus de faire visiter les pentes de la montagne conduisant aux plateaux. Malgré qu’on ait choisi les emplacements de telle sorte qu’aucun corps de troupe n’y puisse atteindre à cause de la roideur escarpée des accès, encore conviendrait-il de bouleverser, en certains endroits, par la roburite, les terrains qui sembleraient susceptibles d’escalade. Je m’en remets à vous de tout cela.
N.


XXVIII
LE MAJOR-GÉNÉRAL AU MINISTRE DE LA MARINE
La révolte de Sicile, Monsieur le Ministre, et les conséquences qui peuvent lui succéder, ont changé les intentions de S. M. l’Empereur à l’égard de la flotte. S. M. désire que vous proposiez à l’étude de l’État-major un projet de descente dans l’île qui s’accomplirait simultanément avec le blocus de Gènes, et le débarquement sur ce point, de manière à opérer une diversion à l’heure où l’effort total de nos seize corps se porterait des Alpes en Lombardie. Vous prendriez soin de rédiger à l’avance des proclamations en italien où il serait dit que la France appelle à la Révolution Sociale le prolétariat de Sicile, que les armées françaises interviennent seulement pour répartir équitablement les biens de la terre entre les producteurs et pour établir le système communiste en Italie. Des proclamations semblables seront lancées dans toute la Péninsule, en Bavière, en Autriche, en Bohème, et dans les pays Hongrois. S. M. vous prie de tenir pour assuré, M. le Ministre, qu’au lendemain de la victoire socialiste, il dépendra de Votre Excellence de servir loyalement le Quatrième État, aux conditions dont jouissent aujourd’hui les officiers de la flotte, réserve faite de certaines modifications indispensables.

Le Major général, prince
de Neuchâtel

XXIX
L’EMPEREUR AU SÉNÉCHAL PICQUART
Monsieur le Sénéchal, j’ai décidé que vous prendriez le commandement militaire des armées du Midi que le Sénéchal Jaurès et le Sénéchal Flaissières doivent concentrer sur le canal de Givors. Votre quartier général sera dans cette ville. Dès que cela vous semblera possible vous tenterez d’opérer la jonction avec les internationalistes de Genève, puis d’entreprendre, contre Lyon, si la Commune n’y est point maîtresse, ou, au nord de cette ville si nos amis y gardent l’avantage. Dans ce cas, vous chercheriez le contact des forces capitalistes, et vous activeriez la concentration de vos unités en vue d’un choc contre les divisions descendues du plateau de Langres. Les hauteurs du Beaujolais et du Charolais vous offrent une ligne de position. Mais si la jonction avec les Suisses vous paraissait difficile devant les corps de Lyon et ceux du Dauphiné, et si la place de Givors couvrait suffisamment vos têtes d’armée, peut-être conviendrait-il de passer le Rhône, d’abord au sud de cette ville, et de mener promptement la campagne d’offensive à travers le Dauphiné où quelques avantages immédiats augmenteraient fortement la situation morale de mes troupes. L’une et l’autre de ces possibilités ne sont d’ailleurs pas inconciliables, si vous employez à cela toute l’énergie, la promptitude, et le talent dont je vous sais capable.
N.


XXX
LE MAJOR-GÉNÉRAL AU SÉNÉCHAL FLAISSIÈRES
L’intention de l’Empereur, M. le Sénéchal, est que vous trouviez le moyen, tout en couvrant Marseille, de faire une démonstration de troupes du côté d’Avignon. Vous vous établirez sur la rive gauche de la Durance, et ferez mine de passer cette rivière. Ainsi vous attirerez sûr vous les brigades de la Vaucluse et du Dauphiné, contre lesquelles le Sénéchal Picquart et le Sénéchal Jaurès dirigeront leurs régiments après avoir passé le Rhône sous Givors. Ils essaieront de les prendre à revers. Par conséquent, envoyez à Nîmes et sur la rive droite du Rhône une partie seulement de vos forces, en gardant l’autre moitié entre la Durance et la côte. Votre quartier général serait dans Arles ou Tarascon, à cheval sur le fleuve. Deux navires japonais débarqueront votre artillerie à Marseille entre le 10 et le 15 avril, dès que le pavillon rouge flottera sur La Joliette. Vous recevrez prochainement un mémoire concernant cette artillerie, les attelages et les munitions. Préparez-vous à réquisitionner les attelages pour deux cents pièces, leurs caissons, forges et prolonges, suivant les instructions de la brochure que le connétable régional a dû vous remettre. C’est grâce à notre supériorité en cette arme que nous pouvons attendre avec confiance le succès. Avant les premières hostilités, vous enverrez un parlementaire aux généraux chargés, en votre région, de la défense nationale, et vous leur proposerez un armistice dans les termes suivants. Vous invoquerez les raisons patriotiques qui s’opposeraient à dégarnir la frontière de troupes, vous déclarerez que nulle attaque de votre part ne menacera leurs lignes et positions tactiques occupées contre l’ennemi du dehors, s’ils consentent à la libre circulation de nos régiments, bataillons, compagnies et batteries, s’ils évacuent les villes et les bourgs, s’ils concentrent leurs unités sur le versant des Alpes. En retour vous assurerez le ravitaillement de leurs colonnes et pourvoirez aux besoins de leurs brigades. Cet arrangement peut n’être pas accepté d’abord. Vous renouvellerez la proposition, après les premières hostilités.

Le Major général, prince
de Neuchâtel


XXXI
L’EMPEREUR À M. MÉLINE

Monsieur Méline, il faut éclaircir cette affaire Dreyfus avant les élections. Il est trop naïf de croire qu’elle ne sera point discutée dans les réunions publiques. Les haines et les conflits s’exaspéreront inutilement. Le procès n’a dissipé aucune équivoque. Nous savons seulement que l’on a condamné, en dépit de toute garantie légale, sur une pièce secrète non communiquée à la défense, ni au prévenu. Nous savons que cette pièce secrète était une lettre saisie et contenant pour toute preuve une phrase : « Cette canaille de D… devient par trop exigeant », phrase falsifiée puisqu’on avait ajouté reyfus au D. Qu’un tirailleur algérien ait menacé de passer son sabre au travers de plusieurs ventres si on applaudissait l’avocat ; que des hordes de militaires en costume civil armés de lourdes cannes aient été introduites dans la salle d’audience, préalablement, pour manifester en tumulte par espoir de bonnes notes ; que le sieur Guérin et ses bouchers aient assommé à droite et à gauche, en dansant à la manière des nègres ; que des étudiants catholiques et de jeunes stagiaires aient mêlé leurs vociférations écolières à celles des soldats ; qu’un peuple trompé par des mensonges absurdes ait hurlé à la mort ; que des gens de la police aient payé des voyous pour crier : « Vive Zola — et à bas la patrie » afin d’exciter la rage de calicots, sergents de réserve, de ces patriotes aussi qui se garderaient bien de voter en faveur d’un candidat demandant sur ses affiches électorales : « la Revanche immédiate », de ces patriotes qui emploient les vils moyens pour éviter d’accomplir leurs périodes d’instruction militaire ; — tout cela n’avertit point de façon suffisante l’esprit des honnêtes gens. C’est la mise en scène de la foire capable de convaincre un populaire niais. Revenus du Dahomey, ces militaires en rapportent les manières de Béhanzin.

Qui effarent-ils, outre les huit pauvres jurés abêtis par les contradictions des experts, les rodomontades des généraux, et la crainte d’être inquiétés dans leur commerce ? Il faut avouer, M. Méline. En quelques jours soixante-dix mille exemplaires de Paris ont été achetés par le public. Où trouver cette réprobation générale dont M. Zola devait pâtir, à en croire les embrasseurs de M. Esterhazy ? L’intelligence du monde se dresse contre les boucliers et les militaires. La Presse étrangère crie à la honte de la France. Toute la civilisation s’indigne. L’Europe s’ameute. Quelle ignominie effroyable devez-vous donc cacher ? Faut-il ajouter foi à ceux qui prétendent que Dreyfus est le Baïhaut d’un complot de trahison où se trouveraient compromis sept ou huit officiers supérieurs, séduits par les boucles d’une courtisane aux gages de la Triplice ? Vous n’oseriez point dès lors, offrir la vérité parce que la moitié du grand état-major serait pris en flagrant délit d’imprudence utile à l’ennemi. Faut-il croire ceux qui prétendent qu’Esterhazy, menacé par une échéance, fabriqua le bordereau afin de tirer du ministère une somme promise à qui découvrirait l’origine des fuites ? Sur la foi de ce bordereau apocryphe, né d’une « carotte de collégien », Dreyfus, dont l’écriture s’apparente à celle déguisée d’Esterhazy, aurait été condamné hâtivement. Et aujourd’hui, plutôt que d’avouer le ridicule de leur erreur, les généraux laissent Dreyfus devenir fou à l’île du Diable ; ils susciteraient l’émeute. Je n’aime point toute cette rapsodie. Parlez net. Il me semble que devant l’émotion de l’Europe et l’indignation du monde idéologue, on ne doit pas agir de fantaisie.


XXXII
LE MAJOR-GÉNÉRAL À M. HANOTAUX
C’est une véritable armée, Monsieur le Ministre, que S. M. la reine d’Angleterre envoie dans le haut Lagos, dans la Sierra Leone, sur le cours du Niger. Chaque navire quittant Liverpool emporte des vivres, des munitions, des armes, des officiers, des médicaments, des chirurgiens. L’Empereur désire que je mette à la disposition de Votre Excellence le nécessaire en hommes et en matériel. S. M. s’étonne que les expéditions françaises sur le Niger ne soient point renforcées comme les expéditions anglaises. Elle craint que vous ne vous laissiez une fois de plus leurrer par le Foreign Office, comme vous le fûtes par le Sultan, S. M. le Tzar, et l’Empereur d’Allemagne. S. M. souhaite que tout en préparant votre discours de réception à l’Académie, vous évitiez de perdre le Soudan comme un autre académicien, M. de Freycinet perdit l’Egypte.

Le Major général, prince
de Neuchâtel

(Correspondance réunie par Paul Adam.)

— à suivre —