Œuvres diverses/Discours d’ouverture du cours d’économie industrielle II

Œuvres diverses de J.-B. SayGuillaumin (p. 148-161).


DISCOURS D’OUVERTURE DU COURS D’ÉCONOMIE INDUSTRIELLE,

Novembre 1828.
Messieurs,

Le Conservatoire des arts et métiers, après avoir été un couvent de Bénédictins, est devenu dans la Révolution le dépôt des machines et des modèles qui appartenaient au gouvernement et qui avaient été réunis par les soins du célèbre Vaucanson.

On y joignit ensuite les plans et projets soumis à l’examen de l’ancienne Académie des sciences, et plusieurs des machines qui appartiennent à la nation et qui n’ont plus d’emploi ; c’est ainsi qu’un asile ouvert à la fainéantise est devenu une école industrielle, et un temple ouvert à l’utilité.

Plusieurs des projets dont le dépôt se trouve ici, sont ingénieux, mais, pour le plus grand nombre, ils sont fort en arrière de l’état actuel de nos connaissances ; on s’occupe maintenant à en faire le triage, et l’on remplacera successivement les machines dans lesquelles il est impossible de recueillir une seule bonne idée, par des machines et des modèles plus applicables à nos besoins.

Ce n’est pas tout : on y réunit une bibliothèque ouverte au public, où l’on a placé ce qui a le plus de rapport aux arts utiles, et où les personnes qui veulent faire d’une certaine industrie en particulier l’objet de leur profession, peuvent venir consulter les travaux de leurs devanciers et profiter de leurs bonnes idées, et (ce qui bien souvent est plus utile) profiter de leurs erreurs pour n’y pas retomber. Cela vaut mieux que d’acquérir de l’expérience à ses propres dépens.

Nous ajouterons à cette bibliothèque les ouvrages nouveaux, et les ouvrages périodiques publiés en France et dans l’étranger sur les mêmes matières, et notamment les publications périodiques relatives aux sciences, aux arts, à l’industrie, et par ce moyen nous espérons que l’on pourra se tenir au courant des inventions et découvertes qui auront lieu dans toute l’Europe : avantage d’autant plus précieux, que les particuliers ne sont pas toujours à portée de se le procurer, et que, dans tous les cas, ils ne pourraient en jouir qu’à très-grands frais.

Pour rendre plus profitable ce vaste dépôt, on y a joint à différentes époques des enseignements publics facilement accessibles, et propres à communiquer à de simples machines l’impulsion de l’intelligence humaine, et à donner, pour ainsi dire, de la vie à des matières mortes. Notre mission est de favoriser l’exercice de l’industrie, d’aplanir sa route, et d’en écarter, autant que possible, les obstacles qui s’opposent à ses succès.

Je vous disais tout à l’heure, Messieurs, que nous avions ici beaucoup de vieilles machines qui ne sont bonnes à rien, si ce n’est à signaler des fautes commises avant nous, et nous enseigner à les éviter, si nous voulons marcher d’un pas plus assuré dans la route des progrès et de la prospérité. Mais il ne faut pas nous faire illusion : nous avons aussi dans la société, dans les livres et dans les bureaux de l’administration, beaucoup de vieilles idées qui nous sont très-préjudiciables, et dont nous subirons la fâcheuse influence, jusqu’à ce que nous soyons instruits des véritables intérêts de ces grandes sociétés qu’on appelle des nations ; et le moyen le plus sur de nous en instruire, est d’observer (à la manière des physiciens) la nature des choses dans ce qui tient à la vie du corps social, et aux moyens qu’a la société de se conserver et d’augmenter son bien-être. C’est ce qu’on appelle de nos jours de l’économie politique, et ce n’est pas la même chose que ce qu’on appelait avant nous de ce nom-là. Anciennement l’économie politique se composait de systèmes sur la meilleure manière de gouverner les hommes. On avait le système de la balance du commerce, le système des économistes, comme on avait, en astronomie, le système de Ptolémée, de Descartes. Aujourd’hui qu’on a de meilleures lunettes et de meilleures méthodes, aujourd’hui qu’on a observé scrupuleusement ce que les choses sont, et comment elles se comportent dans chaque circonstance, on ne fait plus de systèmes, ou n’enseigne plus l’astrologie ; on enseigne purement et simplement l’astronomie qui est devenue une partie de la physique générale.

De même, je ne développerai pas devant vous des systèmes, si ce n’est pour vous en montrer les erreurs et vous tenir en garde contre eux. Mais je vous dirai bonnement comment les choses sont, et comment elles vont, et vous verrez quel grand parti l’on peut tirer, dans la pratique de l’industrie, de ces notions, quelquefois si simples, qu’on serait tenté de les juger superflues et déjà suffisamment connues, si l’on ne voyait à chaque instant agir et parler à rebours de ce que nous enseigne le simple bon sens.

Vous avez sans doute, Messieurs, plusieurs fois remarqué qu’il y a dans les arts des procédés qui ne conviennent qu’à un seul art en particulier, et même quelquefois à un seul procédé d’un art qui en emploie successivement plusieurs. C’est ainsi que l’on a perfectionné la filature du coton, lorsqu’on a remplacé par une machine l’action des batteurs de coton à bras. Les préceptes de ce dernier genre font partie de la technologie, de l’enseignement pratique des arts et métiers ; et il y a une technologie pour chaque art en particulier, car les préceptes de l’art du fileur de coton ne peuvent pas servir pour l’art du charpentier. Or la technologie, la connaissance de chaque art en particulier, ne peut s’apprendre que dans les ateliers ; et le premier conseil qu’il faut donner à ceux qui veulent s’y rendre habiles, est de mettre le tablier et d’exercer eux-mêmes. Mais cette condition n’est pas la seule.

Tous les procédés des arts sont fondés sur quelque loi de la nature ; et ces lois, bien connues, sont applicables à plusieurs genres d’industrie. Les notions que l’on peut acquérir sur la chaleur, sur la manière dont elle est produite, dont elle se propage, dont elle se conserve, son ! également utiles au raffineur de sucre et au maître de forge. Si je veux me rendre habile dans un art, il est utile pour moi de connaître les lois naturelles qui peuvent me servir, ou m’être contraires. C’est cette connaissance des lois de la nature qui constitue la science. Or la science que l’on ne peut point apprendre dans les ateliers, est très-susceptible d’être enseignée dans une école. Celle-ci est destinée à répandre la partie des sciences qui est plus particulièrement susceptible d’application aux arts industriels.

Et pour ne vous entretenir ici que de la partie économique, je vous dirai qu’en même temps qu’il y a, dans chaque art, des préceptes d’économie qui ne peuvent servir qu’à celui qui en fait sa profession, comme les notions qui font connaître au menuisier les sortes de bois qu’il est avantageux d’employer plutôt que d’autres à tel ou tel ouvrage ; il y a en même temps des préceptes qui peuvent s’appliquer également à tous les arts, à toutes les formes sous lesquelles se montrel’industrie, et ceux-là conduisent à la connaissance de l’économie entière de la société.

Telle est l’étude qui fera la matière de ce cours.

C’est ainsi que je vous exposerai les lois qui président à la valeur des choses, car ce n’est que par la valeur qu’acquièrent les choses qui sortent de nos mains, qu’elles deviennent de véritables richesses. Nous serons conduits par là à examiner la nature et l’effet des échanges, des monnaies, de leurs signes représentatifs ; ce qui nous donnera lieu d’observer la manière dont s’opèrent les transactions commerciales. Nous verrons le service qu’on peut tirer des banques et des effets de commerce.

Nous étudierons les procédés généraux des trois grandes branches de l’industrie ; et vous verrez, Messieurs, que des procédés communs à tous ces travaux veulent que l’on comprenne dans les arts de l’industrie l’agriculture et le commerce, aussi bien que les manufactures. Nous verrons ce qui résulte de la division du travail ou de la répartition entre différentes classes de personnes, des divers travaux qui font vivre le corps social.

Nous étudierons l’action des instruments de l’industrie qui sont ou des instruments fournis par la nature, comme les terres cultivables, ou des instruments préparés par l’art humain, comme les capitaux.

Relativement aux capitaux, je vous exposerai leurs différents emplois selon les différentes branches de l’industrie, ce qu’on entend par un capital engagé, un capital circulant, et ce qui résulte de leur emploi.

Revenant aux procédés de l’industrie, je vous ferai remarquer tous les différents services productifs dont l’ensemble, relativement aux consommateurs, compose les frais de production de chaque produit, et qui, considéré relativement aux producteurs, compose leurs revenus. Vous verrez là que les véritables progrès de l’industrie consistent à diminuer les frais qui tombent à la charge des consommateurs, à les diminuer sans altérer les revenus des producteurs. Nous verrons qu’on approche de ce but d’autant plus que l’on sait tirer un meilleur parti des forces gratuites que la nature offre au génie de l’homme. Ce sujet me conduira à vous parler de la puissance des machines dans les arts ; et nous verrons que leur action n’est pas préjudiciable à la classe ouvrière. De nombreux exemples viendront toujours à l’appui des principes, et relativement à l’objet que je touche ici en passant, je citerai le nombre des ouvriers qui travaillent aux filatures de coton, nombre qui a plus que décuplé depuis l’invention des machines, les plus expéditives peut-être qu’on ait jamais faites.

Je vous exposerai les différentes manières connues de conduire les entreprises d’industrie agricole, et ce qui résulte de chacune d’elles.

Nous verrons ensuite quels sont les différents travaux qui sont du domaine des manufactures ; ce qui résulte de l’emploi des moteurs aveugles ; ce qu’ils coûtent et ce qu’ils rapportent ; quelles sont les qualités nécessaires au manufacturier ; les avances qu’il doit faire au moyen de ses capitaux. Nous comparerons les industries nouvelles et les industries anciennes, l’avantage des clientelles et la difficulté de faire adopter un produit nouveau.

Nous passerons en revue à leur tour les entreprises commerciales ; nous verrons ce qu’ajoutent à la fortune des particuliers et à la richesse publique, le commerce intérieur et le commerce extérieur, le commerce en gros et le commerce de détail, le commerce de transport et celui de spéculation. Nous verrons en quoi consistent les fonctions de l’armateur, du banquier, du commissionnaire, du courtier. Le roulage, la navigation des rivières et des canaux, le cabotage de mer, les foires et marchés, les bourses de commerce, fixeront successivement notre attention.

Après vous avoir fait connaître les moyens propres à l’industrie, je rechercherai avec vous, Messieurs, les secours qu’elle tire de ce qui lui est extérieur, et en première ligne, du bon ordre et des lois, notamment de l’institution de la propriété. Nous classerons les différentes natures de propriétés ; nous verrons celles qui sont transmissibles, et celles qui ne le sont pas, de même que les avantages et les inconvénients attachés à chacune d’elles.

De là nous passerons à l’examen des systèmes suivis en différents pays et en différents temps, dans le but de favoriser les développements de l’industrie : nous examinerons le système de la balance du commerce ; celui qui tend à favoriser l’introduction des produits bruts, et à prohiber les produits manufacturés ; le système réglementaire de Colbert et le système de la liberté d’industrie de Turgot.

Nous verrons quelle espèce de service nous tirons de nos colonies et ce qu’elles nous coûtent ; ce qui résulte des comptoirs commerciaux, des compagnies privilégiées, des compagnies anonymes, des industries exercées par le gouvernement, des essais dans les arts ; nous verrons leurs dangers et les services qu’une administration éclairée peut rendre à l’industrie. J’en citerai les divers exemples fournis par la France : les voyages de découvertes, les fermes expérimentales, et les soins donnés à la propagation des connaissances utiles.

J’espère pouvoir vous donner quelques vues sur la distribution des revenus dans la société et sur les profits que l’on tire de la propriété des biens-fonds et des capitaux.

Cet aperçu rapide suffit, je pense, pour vous faire sentir qu’il y a dans toute entreprise industrielle des vues, qui, sans faire partie de l’art, sont d’une haute importance pour assurer leur succès. C’est par suite de l’économie industrielle que l’on comprend la nécessité d’arranger ses moyens d’exécution, de manière qu’ils puissent agir simultanément pour mettre une entreprise en état de servir le plus tôt possible. Si l’on met six ans à la terminer, on perd peu la ni six ans l’intérêt des avances qu’on a faites la première année ; pendant cinq ans les avances de la seconde année. Si l’entreprise est achevée en deux ans, toutes les années qui suivent sont chargées de beaucoup moins d’intérêts, et c’est un avantage dont on jouit à perpétuité.

L’économie industrielle peut diriger même dans le choix des procédés de l’art. Il y a tel procédé extrêmement ingénieux et qui donnera une haute idée de l’intelligence du savant ou de l’artiste qui l’aura imaginé, mais qu’il faut bien se garder d’employer, et qui ne sera jamais, si l’on est bien avisé, qu’une curieuse inutilité.

Un savant chimiste ou mécanicien, lorsqu’il est versé dans l’économie industrielle, vous donnera des vues de détail extrêmement utiles pour la préférence qu’il convient d’accorder à un procédé sur un autre ; il vous dira que celui qui sera le plus nouveau, qui vous paraîtra le plus curieux, même le plus expéditif, ne sera pas toujours celui qu’il convient de préférer, soit parce qu’il exige des mains trop exercées, soit parce qu’il est trop hasardeux, soit parce que les frais de transport dans certaines localités emportent tout l’avantage qu’on pourrait recueillir de la découverte. Ce sont là des vues, non pas de mécanique, ni de chimie, ce sont des considérations industrielles très précieuses sans doute ; et je ne crains pas d’affirmer qu’un mécanicien, qu’un ingénieur, qui possèdent des connaissances économiques, ont un grand avantage sur celui qui ne possède bien que son art. Malgré cela vous ne pouvez manquer de vous apercevoir qu’elles ne sont applicables qu’à un seul cas ; que le savant qui vous les suggère, n’en parle qu’accidentellement, et que, dans la conduite d’une entreprise, il se présente une foule de circonstances que l’art ne peut pas prévoir ; qu’il y a, dans tout genre d’industrie, une partie commerciale qui échappe aux considérations techniques ; et qu’enfin le commerce qui ne s’occupe pas des procédés de fabrication, est lui-même un art industriel qui tire un grand secours des notions économiques que je suis chargé de vous développer ici ; de celles, par exemple, qui sont relatives aux échanges et aux monnaies.

Je ne vous en dirai pas davantage à présent sur ce point. À mesure que nous avancerons, les applications se présenteront d’elles-mêmes.

Je vous ai dit, Messieurs, que l’on tire un grand secours de l’économie industrielle, pour la conduite des entreprises particulières ; cependant je n’ignore pas que des circonstances accidentelles ont une grande influence sur leur bon ou leur mauvais succès ; mais en général ces circonstances n’agissent pas éternellement, tandis qu’une conduite intelligente, tandis que la nature des choses (que nous allons chercher à connaître) agissent sans interruption, et finissent par l’emporter.

Étudions la nature des choses. C’est elle, en définitive, qui gouverne le monde.

Lorsque nous jetons pour la première fois un regard curieux sur une société nombreuse et civilisée, comme sont la plupart des nations de l’Europe, nous n’apercevons d’abord qu’un amas confus d’êtres humains, habillés de différents costumes, munis de divers instruments, allant de côté et d’autre, ou s’agitant sans changer de place, et occupés d’une multitude de travaux. Pourquoi s’agitent-ils ainsi ? pour subsister et pour faire subsister leur famille. Comment les familles subsistent-elles ? En consommant les choses nécessaires à la vie, de même que le feu se soutient par l’aliment qu’on lui donne.

Mais comment les hommes se procurent-ils leur aliment ? Les uns ravissent-ils aux autres ce que ces derniers possèdent ? Cette ressource serait précaire et ne tarderait pas à s’épuiser ; car quand on aurait ravi à son voisin ce qu’il a, on ne pourrait pas le lui ravir de nouveau ; le spoliateur mourrait de faim aussi bien que sa victime, ou plutôt ils auraient commencé par se quereller et par s’égorger l’un l’autre. Les hommes ne tardent pas à s’apercevoir qu’il leur est beaucoup moins profitable de se nuire que de se servir mutuellement ; et comme leurs besoins sont variés, après s’être adonnés, chacun de son côté, à créer, à se procurer des choses utiles, ils en font des échanges. Tandis que le cultivateur fait pousser du grain et élève des bestiaux pour le négociant, le négociant fait venir des épiceries pour le cultivateur. Tandis que le fabricant de drap prépare l’étoffe qui doit vêtir le médecin, le médecin étudie la structure du corps humain en même temps que les observations qui ont été recueillies avant lui, et se met en état de soulager le fabricant dans ses maladies.

Vous voyez, Messieurs, que dans la vie sociale, par la nature même des choses, l’impulsion ne réside point dans le gouvernement (il serait injuste de la lui demander), mais dans la nation. Ce sont les hommes dont elle se compose qui sont chargés de se tirer d’affaire. C’est là qu’est la pensée ; c’est là qu’est l’action qui fait subsister la société. C’est un emblème trompeur que celui qui représente l’État comme une famille dont le chef de l’administration est le père[1].Ces deux choses sont entièrement différentes. Dans la famille, c’est du père que viennent tous les moyens de subsistance ; c’est dans sa tête que germent toutes les pensées utiles ; c’est lui qui procure les capitaux nécessaires pour entreprendre l’ouvrage ; c’est lui qui travaille et dirige le travail de ses enfants ; c’est lui qui pourvoit à leur éducation et à leur établissement.

Dans l’État c’est tout le contraire : les conceptions qui procurent l’entretien du corps social, les capitaux, l’exécution des entreprises, se trouvent chez les gouvernés. C’est là que l’on étudie les lois de la nature, bases de tous les travaux humains, que l’on pratique les arts qui nous font vivre et d’où naissent les revenus de tous les membres de l’État, depuis les plus humbles jusqu’aux plus éminents. La nature a créé la supériorité du père sur les enfants. C’est elle qui a voulu qu’il fût dans leur enfance le plus fort, ensuite le plus expérimenté. Loin de là, dans la société civile, non-seulement la force morale, mais la force physique est du côté de ceux qu’on a nommés, non sans quelque niaiserie, des enfants ; car plusieurs millions d’hommes, endurcis à la fatigue, sont plus forts que quelques centaines seulement qui les gouvernent.

Ce n’est pas un tableau plus fidèle que celui qui représente les citoyens comme des brebis, et ceux d’entre eux qui sont chargés de veiller sur les intérêts communs, comme des pasteurs. Un tel langage, n’est propre qu’à rabaisser la dignité de l’homme à l’importance des brebis. Ces bergeries politiques ne conviennent plus à un siècle parvenu à sa maturité.

Il résulte de cela que si la tâche du gouvernement est plus facile, celle des simples citoyens est plus difficile qu’on ne le pense communément. La prospérité du pays dépend principalement d’eux-mêmes, de la manière dont ils gouvernent leurs affaires privées.

Tout pays, où l’objet que se propose l’industrie et les moyens dont elle peut disposer sont mal connus, ne saurait arriver au degré de prospérité dont il est susceptible. Or, pour bien connaître l’objet et les moyens de l’industrie, il faut, ainsi que j’en ai déjà fait la remarque, posséder d’une part les connaissances scientifiques applicables à l’industrie, et d’un autre côté les connaissances économiques sans lesquelles la mécanique, la physique et la chimie, sont sans influence sur le sort de l’humanité.

Voulez-vous savoir les résultats divers des sciences selon qu’elles sont, ou non, éclairées par l’économie ? Comparez un théâtre de physique amusante avec un atelier où les forces de la nature sont dirigées vers l’accomplissement des plus utiles produits. Dans l’un comme dans l’autre la science est employée ; mais du théâtre de l’escamoteur, il ne sort rien qu’un peu d’amusement pendant quelques heures, tandis que de l’atelier il sortira d’utiles produits qui serviront pendant des années. Il ne suffit pas de pouvoir disposer des forces de la nature, il faut savoir les employer à profit, et pour cela, il faut connaître aussi l’économie de la société. En même temps qu’il y a des forces matérielles qui sont soumises à des lois certaines, il y a des forces qui tiennent à la nature des choses sociales, qui sont de leur côté soumises à d’autres lois non moins certaines.

En même temps que les connaissances économiques éclairent la marche des particuliers, elles rendent plus facile la marche du gouvernement. Elles le secondent de deux manières : d’abord, en lui formant des sous-ordres plus instruits, plus capables de le seconder efficacement ; et en second lieu, en diminuant les résistances qu’il rencontre dans l’ignorance de ses administrés.

Il y a quelques années, on crut le moment favorable pour rétablir parmi nous les corporations d’arts et métiers, qui excluaient, comme vous savez, de la maîtrise, et par conséquent interdisaient aux hommes qui n’avaient pas fait un long apprentissage chez un maitre la faculté de tirer parti de leurs talents à leur manière. On avait beau faire valoir contre les vieilles maximes l’élan prodigieux qu’a pris l’industrie française depuis l’abolition des maîtrises, les avocats des privilèges, les amis de l’obscurantisme agissaient vivement ; mais les principes de la prospérité publique étaient déjà assez répandus, pour que l’on ait échoué dans cette tentative pernicieuse. On fit des démarches pour obtenir de moi que je prêchasse dans un mauvais sens, mais je ne reçois d’autres inspirations que celles du bien public et de la vérité. Peut-être que les bonnes raisons que j’eus le bonheur de faire valoir dans cette salle, contribuèrent à donner à cette partie de l’administration qui défendait le bon côté de la question, assez de force pour faire écarter les mesures contraires : peut-être sans cela aurions-nous un beaucoup plus grand nombre de sottises à déblayer, quoiqu’il ne nous en reste encore pas mal.

Ne désespérons jamais, Messieurs, de l’empire qu’exercent le bon sens et les bonnes raisons. Ils l’emportent même sur les suggestions de l’intérêt personnel ; ou plutôt tous les bons esprits sentent que le véritable intérêt personnel est rarement contraire à l’intérêt général. Quiconque fonde son bien sur le mal du grand nombre, est toujours exposé à voir s’écrouler sa prospérité. Eh ! quel temps plus que le nôtre nous en a fourni de mémorables exemples !

Un des objets essentiels de ce cours, est de perfectionner la gestion des entreprises industrielles.

Cet objet est d’une telle importance, qu’on a vu plus d’entreprises s’écrouler par l’effet de leur mauvaise administration que par leur imperfection dans les procédés de l’art. Beaucoup d’établissements se sont soutenus longtemps, en suivant des procédés tout à fait en arrière des progrès de la chimie et de la mécanique : jamais on n’a vu une affaire mal administrée durer longtemps ; on en voit qui. commencent d’une manière brillante et qui croulent d’une manière honteuse, comme un fruit rongé d’un ver intérieur qui se flétrit et tombe avant d’être mûr. Il n’est aucun de vous, Messieurs, qui ne puisse en citer des exemples.

Les voyageurs qui ont parcouru avec réflexion les pays les plus industrieux de l’Europe, ont pu se convaincre que la manière dont les entreprises industrielles y sont conduites, contribue à leur succès beaucoup plus que les connaissances techniques et les bons procédés d’exécution dont on y fait usage, tout importants qu’ils sont. Nous savons, relativement à l’art, à peu près tout ce qu’on sait dans ces pays-là ; en quelque genre que ce soit, il y a fort peu de procédés secrets. Dans le vaste champ de l’industrie, lorsqu’on y regarde de près, on peut se convaincre que la partie cachée est peu de chose comparée avec ce qui est bien connu, et avec les moyens de succès qui sont à la disposition de tout le monde.

Qu’est-ce donc qui fait la différence de succès entre une fabrique, un commerce qui prospèrent et d’autres qui ne vont pas bien ? La différence dans la gestion, dans l’administration de la chose. Les hommes sont tous pourvus à peu près des mêmes instruments, mais non de la même intelligence dans la manière de les employer, de la même activité, de la même économie, de la même invention, si je peux ainsi m’exprimer, dans les conceptions, dans les idées qui concourent au succès. Cela s’apprend par l’expérience, dira-t-on, mais on n’acquiert l’expérience qu’à ses dépens ; un enfant a fait beaucoup de chutes avant de savoir marcher. L’économie industrielle expérimentale, telle que je me propose de l’exposer devant vous, n’est que le résultat d’un grand nombre d’expériences, rangées suivant un ordre régulier où l’on a cherché à connaître, par le moyen de l’analyse, pourquoi telle cause a produit tel résultat.

Ce Cours-ci n’est pas destiné aux simples ouvriers. Le technique de l’art peut leur suffire. N’agissant pas pour leur compte, leurs actions sont dominées, non par leurs propres vues, mais par les ordres de ceux qui les emploient. C’est assez pour eux qu’ils puissent raisonner leur opération de détail et comprendre le motif de chacun de leurs mouvements. Les personnes qui pourront recueillir quelque fruit de ce cours, sont plutôt celles qui conduisent actuellement, ou qui se proposent de former des entreprises industrielles quelconques. C’est un genre d’instruction indispensable pour les jeunes gens qui veulent suivre cette carrière et s’élever de la classe de commis ou d’étudiants, à celle de chefs d’entreprises.

Je l’ai dit dans la préface du Cours complet d’Économie politique que j’ai fait imprimer[2] : les jeunes gens doivent mettre beaucoup de diligence dans le choix et la conduite des affaires qu’ils se proposent d’embrasser. Ils sont destinés à vivre, à travailler, dans un siècle plus avancé que celui dans lequel ont vécu leurs pères : on raffine sur tout ; et ceux d’entre eux qui n’auront pas des idées très-saines et un peu étendues sur leur situation personnelle, sur la nature de leur affaire, sur le degré d’importance qu’elle peut avoir ou n’avoir pas dans le monde, seront facilement devancés par d’autres qui auront su se former des idées plus justes des hommes et des choses.

Ce cours convient encore aux hommes qui, sans pratiquer eux-mêmes les travaux de l’industrie, sont intéressés à ses succès, en raison des fonds qu’ils ont avancés, ou bien des fonds qu’ils désirent faire valoir par ce louable moyen. Nous passerons nécessairement en revue les différentes professions de la société ; quel père ne serait pas jaloux de s’éclairer sur le choix de celle qu’il doit conseiller à son fils ? quel homme ne doit pas chercher à connaître le fort et le faible de chaque affaire, à se rendre compte de ce que sa propre expérience peut déjà lui avoir appris à lui-même, et à se rendre capable de rédiger pour ainsi dire ses idées pour les faire valoir aux yeux des autres hommes ?

De nos jours, que de capitalistes auraient évité de grosses pertes, s’ils eussent mieux connu le véritable objet, les ressources et les bornes de l’industrie ; s’ils eussent apprécié convenablement les qualités nécessaires à ceux qui leur proposaient les entreprises ; s’ils se fussent défiés des fautes qui pouvaient en compromettre le succès ! Que de propriétaires fonciers eussent répandu des améliorations, et de plus judicieuses améliorations, sur leurs terres, s’ils eussent mieux entendu l’économie industrielle !

Enfin ce Cours sera utile, j’espère, aux hommes qui, se vouant à la carrière des places et de l’administration, veulent s’y distinguer en y faisant du bien, et pour faire le bien, il faut connaître toutes les sources de la prospérité générale.

Il est d’autant plus important de ne pas faire fausse route, que nous sommes à une de ces époques mémorables dans l’histoire du genre humain, et marquée par de grands pas dans toutes les directions. Le monde fermente, Messieurs, et il est important que cette fermentation bien dirigée n’amène point de résultats amers.

On se plaint quelquefois que les perfectionnements marchent lentement ; mais ce qui est lent à nos yeux, est rapide comparé à la vie de l’univers. Il suffit d’embrasser un espace de temps qui excède la durée d’un homme, pour que nous soyons frappés des progrès que nous avons faits et que nous faisons encore tous les jours. C’est une observation de M. de Chateaubriand, dans un de ses derniers ouvrages, et je ne saurais mieux finir qu’en vous rapportant ses propres expressions.

« Christophe Colomb, dit cet auteur[3], découvrit l’Amérique le 12 octobre 1492 : le capitaine Franklin a complété la découverte de ce monde nouveau, le 18 août 1826. Que de générations écoulées, que de révolutions accomplies, que de changements arrivés chez les peuples dans cet espace de 334 ans ! Le monde ne ressemble plus au monde de Colomb… Dans ces eaux furieuses du cap Horn et du cap des Tempêtes, où pâlissaient les pilotes, dans les parages jadis les plus redoutés, des bateaux de poste font régulièrement des trajets pour le service des lettres et des voyageurs. On s’invite à diner d’une ville florissante en Amérique, à une ville florissante en Europe, et l’on arrive à l’heure marquée. Au lieu de ces vaisseaux grossiers, malpropres, infects, humides, où l’on ne vivait que de viandes salées, où le scorbut vous dévorait, d’élégants navires offrent aux passagers des chambres lambrissées d’acajou, ornées de tapis, de fleurs, de bibliothèques, d’instruments de musique, et toutes les délicatesses de la bonne chère. Un voyage qui demande plusieurs années de perquisitions sous les latitudes les plus diverses, n’amène pas la mort d’un seul matelot.

Les tempêtes ? on en rit. Les distances ? elles ont disparu. Un simple baleinier fait voile au pôle austral : si la pêche n’est pas bonne, il revient au pôle boréal. Pour prendre un cétacée, il traverse deux fois les tropiques, parcourt deux fois un diamètre de la terre, et touche en quelques mois aux deux bouts de l’univers. Aux portes des tavernes de Londres ; on voit affichée l’annonce du départ du paquebot de la Terre de Diemen, avec toutes les commodités possibles, pour les passagers aux antipodes. On a des itinéraires à l’usage des personnes qui se proposent de faire un voyage d’agrément autour du monde. Ce voyage dure neuf ou dix mois, quelquefois moins. On part l’hiver en sortant de l’Opéra ; on touche aux îles Canaries, à Rio-Janeiro, aux Philippines, à la Chine, aux Indes, au cap de Bonne-Espérance, et l’on est revenu chez soi pour l’ouverture de la chasse.

Les bateaux à vapeur ne connaissent plus de vents contraires sur l’Océan, de courants opposés dans les fleuves… Des routes faciles franchissent le sommet des montagnes, ouvrent des déserts naguère inaccessibles ; et s’il plaisait à la France, à l’Allemagne et à la Russie d’établir une ligne télégraphique jusqu’à la muraille de la Chine, nous pourrions écrire à quelques Chinois de nos amis, et recevoir la réponse dans l’espace de neuf ou dix heures… Le génie de l’homme est véritablement trop grand pour sa petite habitation…

Vendredi prochain, à la même heure, je vous entretiendrai de la valeur des choses.

  1. L’auteur a reproduit presque textuellement, dans le Cours d’économie politique, les judicieuses réflexions par lesquelles il s’élève ici contre la fausseté de toutes ces images qui assimilent le chef de l’État au chef de la famille, et qui comparent les peuples à des troupeaux dont les rois sont les pasteurs. Pour lui en faire un reproche, il faudrait ne pas savoir que l’emploi du langage figuré est l’une des sources les plus fécondes de nos préjugés et de nos erreurs (Voir Cours, tome II, p. 539-540). (E. D.)
  2. Voir Cours, tome Ier, p. 36-37, de la deuxième édition ; la première a paru en 1828.
  3. Œuvres complètes, tome VI, p. 85.