Œuvres de madame de Gouges/1/Postface
C’est à vous, redoutable Public ; mais cependant
indulgent & juste en général, que je
soumets en tremblant mes ouvrages & mes réflexions.
J’ai pu badiner sur mon sort dans mes
préfaces & dans mon dialogue ; semblable au
jeune impétueux qui s’arrache des bras de sa famille
pour voler au combat, enflammé par la
gloire, il ne voit nul péril, nul danger ; le
champ de Mars lui ouvre une vaste carrière ;
il la parcourt avec rapidité ; il arrive enfin au
milieu des bataillons : mais à peine ses yeux ont-ils
fixé les deux formidables armées, qu’alors
l’étonnement s’empare de lui ; plus réfléchi &
plus calme il commence à reconnoître sa médiocrité
& toute son insuffisance. Quoi, se dit-il,
ce laurier dispersé sur un million de têtes, peut-il
me faire paroître dans le monde avec un front
triomphant ? Et ces grands hommes dont à peine
un demi siècle de travaux & de peines a ceint la
tête des palmes de la victoire, lui font regretter la
vie paisible de ses tranquilles foyers ; telle j’éprouve
en ce moment les remords de mon entreprise, sans pouvoir me résoudre à revenir sur mes pas.
Pour peindre les mœurs, & rendre les caractères,
il faut d’autres pinceaux que les miens.
Et vous, Public, à qui je prépare à rire, ou
peut-être à faire pitié, condamnez ou blâmez
ma destinée ; mais son arrêt plus fort que vos
raisonnemens m’a conduite à la vocation d’Auteur,
& d’Auteur sans art & sans culture, &
cependant douée d’une imagination indispensable
pour la composition. L’Écrivain stérile qui
produit aux dépens d’une riche Bibliothèque, est
sûr de sa marche ; par-tout méthodique, &
par-tout dans la règle, il n’a point à craindre
de s’égarer : celui au contraire qui n’est guidé
que par son imagination seulement, se laisse emporter
souvent au delà des bornes. Pour moi,
qui aveuglement m’écarte de la route frayée, je
dois être plus excusable que personne ; mais je
sais qu’on ne contente pas le Public par de pareilles
justifications : amuse-moi, dit-il, ou
cesse d’écrire. Rien n’est plus aisé que de résoudre
un pareil problême ; mais rien n’est plus
difficile que de suivre un aussi sage conseil. Ainsi
donc à mon tour je représente qu’il faut supporter
ce qu’on peut détruire, & que vous
devez, ô Public redoutable, recevoir avec indulgence
tous les efforts que je fais pour vous séduire. Un but cependant plus louable à vos yeux, fut
celui de démasquer les méchans qu’un sort malheureux
me fit rencontrer sur mes pas. Molière,
par son Tartuffe, comme je l’ai dejà dit dans
mon homme généreux, sembloit avoir étouffé
ces hommes pervers, qui se reproduisent parmi
nous ; mais le vice est toujours le même ; il n’a
fait que changer de forme. Aujourd’hui sous un
air de candeur & de vérité, un fourbe, un
imposteur, trompe, abuse le Public, & l’amuse
même s’il a de l’esprit. Il est difficile de rendre
ces caractères. Molière lui-même avec son génie
créateur seroit embarrassé de les peindre. Un Caffard,
un Hypocrite est plus aisé à traiter qu’un
esprit ouvert & naïf ; cependant ces deux genres
d’hommes ont les mêmes vices, & il n’appartiendroit
donc qu’à cet Auteur immortel, s’il pouvoit
ressusciter, de traiter ce nouveau genre d’hypocrite.
J’ai ôsé l’essayer, sans ôser mettre rien
du mien ; tel que je l’ai trouvé dans la Société,
tel je l’ai rendu. Cette foible esquisse ne m’a pas
moins attiré, comme ce grand homme, la calomnie
des méchans. On me fait passer dans le monde
pour une femme dangereuse qui ne pardonne rien
à personne, & qui met tout l’Univers en Comédie.
J’avoue donc au Public que ce grand Univers,
sur lequel j’exerce mes foibles talens, pourroit bien se renfermer à l’Hôtel de la Force ou
à quelqu’autre maison d’une plus sévère correction,
si j’avois la loi pour férule ; mais je n’ai
que celle de la littérature qu’on a mis en usage avant
moi avec plus d’énergie, & qui n’a pas produit
un meilleur effet. Le délateur des crimes est seul
dans l’Ecrivain ; il devient redoutable & suspect
lui-même pour avoir voulu démasquer les méchans ;
mais leur calomnie est plus forte que toutes
ses entreprises, & ce n’est souvent qu’après
lui qu’on reconnoît ses desseins vertueux. Mais,
que dis-je ? ô Public sévère, les ouvrages immortels
des grands hommes parlent mieux que
toutes mes observations, & c’est bien assez pour
moi de vous faire adopter celles qui me concernent.
Il faut que j’essaye encore plus, il faut
que j’obtienne de vous une indulgence plénière
pour toutes mes fautes, qui sont plus graves que
légères ; fautes de françois, fautes de construction,
fautes de style, fautes de savoir, fautes d’intéresser,
fautes d’esprit, fautes de génie, & suivant
notre sainte Religion exaucer ma prière ; mais
peut-être la force vous manquera-t-elle pour me
pardonner les fautes de versification. C’est ici où
je dois à genoux faire amende honorable pour
avoir ôser faire imprimer les Couplets & les Romances
de mon Philosophe corrigé. J’engage dans ma Préface un Homme-de-Lettres à se charger de la Poësie ; mais mon Corsaire d’Imprimeur n’a pas entendu m’en faire grace ; il m’a assuré que je ne pouvois pas me dispenser de faire les Vaudevilles qui sont en situation. Ce n’est pas l’embarras de les construire ; mais c’est celui d’y réussir, & ma Muse est une Muse barbare : n’importe, vous les imprimerez à la toise, M. Cailleau, puisque vous l’exigez ; car je vous préviens que je ne les fais jamais au pied, l’inexactitude de la rime est la plus legère faute de cette prétendue Poësie ; mais dans le dernier couplet de la romance du troisième acte, où j’ai fait un vers si pompeux, qui exprime le soutien de la France, on n’en conçoit pas trop le sens, & j’avoue que je ne le conçois pas mieux que personne ; mais je citerai dans cette occasion une circonstance du grand Corneille. Une Actrice chargée d’un rôle dans une de ses Pièces, ayant réfléchi sur une tirade très-brillante, n’en pouvoit définir le but ; elle dit donc à Corneille, en lui faisant l’éloge de ses vers, qu’ils étoient superbes, mais qu’elle n’en comprenoit pas le sens : Ma foi, Mademoiselle, lui répondit avec simplicité ce grand homme, je ne le comprends pas plus que vous ; mais dites-les toujours, ils seront applaudis. Et un autre plus petit personnage nous assure, que ce qui ne vaut pas la peine d’être
dit, on le chantera aujourd’hui. J’exhorte donc
les Actrices à chanter mes couplets, si la Pièce
est jouée, & le Public à ne pas les lire.
J’ai l’honneur d’être avec respect & soumission, le plus zèle & le plus ardent des Auteurs.