Œuvres de madame de Gouges/1/Postface

Cailleau, imprimeur-libraire (1p. 155-160).


POST-FACE.



C’est à vous, redoutable Public ; mais cependant indulgent & juste en général, que je soumets en tremblant mes ouvrages & mes réflexions. J’ai pu badiner sur mon sort dans mes préfaces & dans mon dialogue ; semblable au jeune impétueux qui s’arrache des bras de sa famille pour voler au combat, enflammé par la gloire, il ne voit nul péril, nul danger ; le champ de Mars lui ouvre une vaste carrière ; il la parcourt avec rapidité ; il arrive enfin au milieu des bataillons : mais à peine ses yeux ont-ils fixé les deux formidables armées, qu’alors l’étonnement s’empare de lui ; plus réfléchi & plus calme il commence à reconnoître sa médiocrité & toute son insuffisance. Quoi, se dit-il, ce laurier dispersé sur un million de têtes, peut-il me faire paroître dans le monde avec un front triomphant ? Et ces grands hommes dont à peine un demi siècle de travaux & de peines a ceint la tête des palmes de la victoire, lui font regretter la vie paisible de ses tranquilles foyers ; telle j’éprouve en ce moment les remords de mon entreprise, sans pouvoir me résoudre à revenir sur mes pas. Pour peindre les mœurs, & rendre les caractères, il faut d’autres pinceaux que les miens. Et vous, Public, à qui je prépare à rire, ou peut-être à faire pitié, condamnez ou blâmez ma destinée ; mais son arrêt plus fort que vos raisonnemens m’a conduite à la vocation d’Auteur, & d’Auteur sans art & sans culture, & cependant douée d’une imagination indispensable pour la composition. L’Écrivain stérile qui produit aux dépens d’une riche Bibliothèque, est sûr de sa marche ; par-tout méthodique, & par-tout dans la règle, il n’a point à craindre de s’égarer : celui au contraire qui n’est guidé que par son imagination seulement, se laisse emporter souvent au delà des bornes. Pour moi, qui aveuglement m’écarte de la route frayée, je dois être plus excusable que personne ; mais je sais qu’on ne contente pas le Public par de pareilles justifications : amuse-moi, dit-il, ou cesse d’écrire. Rien n’est plus aisé que de résoudre un pareil problême ; mais rien n’est plus difficile que de suivre un aussi sage conseil. Ainsi donc à mon tour je représente qu’il faut supporter ce qu’on peut détruire, & que vous devez, ô Public redoutable, recevoir avec indulgence tous les efforts que je fais pour vous séduire. Un but cependant plus louable à vos yeux, fut celui de démasquer les méchans qu’un sort malheureux me fit rencontrer sur mes pas. Molière, par son Tartuffe, comme je l’ai dejà dit dans mon homme généreux, sembloit avoir étouffé ces hommes pervers, qui se reproduisent parmi nous ; mais le vice est toujours le même ; il n’a fait que changer de forme. Aujourd’hui sous un air de candeur & de vérité, un fourbe, un imposteur, trompe, abuse le Public, & l’amuse même s’il a de l’esprit. Il est difficile de rendre ces caractères. Molière lui-même avec son génie créateur seroit embarrassé de les peindre. Un Caffard, un Hypocrite est plus aisé à traiter qu’un esprit ouvert & naïf ; cependant ces deux genres d’hommes ont les mêmes vices, & il n’appartiendroit donc qu’à cet Auteur immortel, s’il pouvoit ressusciter, de traiter ce nouveau genre d’hypocrite. J’ai ôsé l’essayer, sans ôser mettre rien du mien ; tel que je l’ai trouvé dans la Société, tel je l’ai rendu. Cette foible esquisse ne m’a pas moins attiré, comme ce grand homme, la calomnie des méchans. On me fait passer dans le monde pour une femme dangereuse qui ne pardonne rien à personne, & qui met tout l’Univers en Comédie. J’avoue donc au Public que ce grand Univers, sur lequel j’exerce mes foibles talens, pourroit bien se renfermer à l’Hôtel de la Force ou à quelqu’autre maison d’une plus sévère correction, si j’avois la loi pour férule ; mais je n’ai que celle de la littérature qu’on a mis en usage avant moi avec plus d’énergie, & qui n’a pas produit un meilleur effet. Le délateur des crimes est seul dans l’Ecrivain ; il devient redoutable & suspect lui-même pour avoir voulu démasquer les méchans ; mais leur calomnie est plus forte que toutes ses entreprises, & ce n’est souvent qu’après lui qu’on reconnoît ses desseins vertueux. Mais, que dis-je ? ô Public sévère, les ouvrages immortels des grands hommes parlent mieux que toutes mes observations, & c’est bien assez pour moi de vous faire adopter celles qui me concernent. Il faut que j’essaye encore plus, il faut que j’obtienne de vous une indulgence plénière pour toutes mes fautes, qui sont plus graves que légères ; fautes de françois, fautes de construction, fautes de style, fautes de savoir, fautes d’intéresser, fautes d’esprit, fautes de génie, & suivant notre sainte Religion exaucer ma prière ; mais peut-être la force vous manquera-t-elle pour me pardonner les fautes de versification. C’est ici où je dois à genoux faire amende honorable pour avoir ôser faire imprimer les Couplets & les Romances de mon Philosophe corrigé. J’engage dans ma Préface un Homme-de-Lettres à se charger de la Poësie ; mais mon Corsaire d’Imprimeur n’a pas entendu m’en faire grace ; il m’a assuré que je ne pouvois pas me dispenser de faire les Vaudevilles qui sont en situation. Ce n’est pas l’embarras de les construire ; mais c’est celui d’y réussir, & ma Muse est une Muse barbare : n’importe, vous les imprimerez à la toise, M. Cailleau, puisque vous l’exigez ; car je vous préviens que je ne les fais jamais au pied, l’inexactitude de la rime est la plus legère faute de cette prétendue Poësie ; mais dans le dernier couplet de la romance du troisième acte, où j’ai fait un vers si pompeux, qui exprime le soutien de la France, on n’en conçoit pas trop le sens, & j’avoue que je ne le conçois pas mieux que personne ; mais je citerai dans cette occasion une circonstance du grand Corneille. Une Actrice chargée d’un rôle dans une de ses Pièces, ayant réfléchi sur une tirade très-brillante, n’en pouvoit définir le but ; elle dit donc à Corneille, en lui faisant l’éloge de ses vers, qu’ils étoient superbes, mais qu’elle n’en comprenoit pas le sens : Ma foi, Mademoiselle, lui répondit avec simplicité ce grand homme, je ne le comprends pas plus que vous ; mais dites-les toujours, ils seront applaudis. Et un autre plus petit personnage nous assure, que ce qui ne vaut pas la peine d’être dit, on le chantera aujourd’hui. J’exhorte donc les Actrices à chanter mes couplets, si la Pièce est jouée, & le Public à ne pas les lire.

J’ai l’honneur d’être avec respect & soumission, le plus zèle & le plus ardent des Auteurs.


FIN.