Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Un parfum à sentir

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume I (p. 69-108).


UN PARFUM À SENTIR
OU
LES BALADINS[1].

(conte philosophique, moral, immoral ad libitum.)


DEUX MOTS.

Ces pages écrites sans suite, sans ordre, sans style, doivent être ensevelies dans la poussière de mon tiroir. Si je me hasarde à les montrer à un petit nombre d’amis, ce sera une marque de confiance dont je dois avant tout leur expliquer la pensée.

Mettre en présence et en contact la saltimbanque laide, méprisée, édentée, battue par son mari, la saltimbanque jolie, couronnée de fleurs, de parfums et d’amour, les réunir sous le même toit, les faire déchirer par la jalousie jusqu’au dénouement qui doit être bizarre et amer, puis ensuite, ayant montré toutes ces douleurs cachées, toutes ces plaies fardées par les faux rires et les costumes de parade, après avoir soulevé le manteau de la prostitution et du mensonge, faire demander au lecteur : à qui la faute ?

La faute, ce n’est certes à aucun des personnages du drame.

La faute, c’est aux circonstances, aux préjugés, à la société, à la nature qui s’est faite mauvaise mère.

Je demanderai ensuite aux généreux philanthropes, qui n’ont d’autres preuves du progrès intellectuel que les chemins de fer et les écoles primaires, je leur demanderai à ces heureux savants, s’ils ont lu mon conte, quel remède ils apporteraient aux maux que je leur ai montrés. Rien, n’est-ce pas ? Et s’ils trouvaient le mot, ils diraient αναγκη. La faute, c’est à cette divinité sombre et mystérieuse qui, née avec l’homme, subsiste encore après son néant, qui s’aposta à la face de tous les siècles et de tous les empires, et qui rit dans sa férocité en voyant la philosophie et les hommes se tordre dans leurs sophismes pour nier son existence, tandis qu’elle les presse tous dans sa main de fer, comme un géant qui jongle avec des crânes desséchés !

Février 1836.

I

La parade allait commencer, quelques musiciens accordaient leur hautbois et leurs déchirants violons, des groupes se formaient autour de la tente, et des yeux de paysans se fixaient avec étonnement et volupté sur la grande enseigne ou étaient écrits en lettres rouges et noires ces mots gigantesques : Troupe acrobatique du sieur Pedrillo.

Plus loin, sur un carré de toile peinte, l’on distinguait facilement un homme aux formes athlétiques, nu comme un sauvage, et levant sur son dos une quantité énorme de poids ; une banderole tricolore lui sortait de la bouche et sur laquelle était écrit : Je suis l’Hercule du Nord.

Vous dire ce que le Pierrot hurla sur son estrade, vous le savez aussi bien que moi. Certes, dans votre enfance, vous vous êtes plus d’une fois arrêté devant cette scène grotesque, et vous avez ri comme les autres des coups de poing et des coups de pied qui viennent à chaque instant interrompre l’orateur au milieu de son discours ou de sa narration.

Dans la tente, c’était un spectacle différent : trois enfants, dont le plus jeune avait à peine sept ans, sautaient sur la balustrade intérieure de l’escalier ou bien s’exerçaient sur la corde à la « représentation ». Débiles et faibles, leur teint était jaune, et leurs traits indiquaient le malheur et la souffrance. À travers leur chemisette rose et bordée d’argent, à travers le fard qui couvrait leurs joues, à travers leur sourire gracieux qu’ils répétaient alors, vous eussiez vu sans peine des membres amaigris, des joues creusées par la faim et des larmes cachées.

— Dis donc, Auguste, disait le plus grand à un autre qui s’élevait, avec la seule force du poignet, de terre sur la corde, dis donc, répétait-il à voix basse et comme craignant d’être entendu d’un homme à figure sinistre qui se promenait autour d’eux, il me semble qu’il y a bien longtemps que maman est partie.

— Oh ! oui, bien longtemps, répondit-il avec un gros soupir.

— Ne t’avais-je pas défendu, Ernesto, de jamais parler de cette femme-là ? Elle m’ennuyait, elle est partie au diable, tant mieux ! Mais tais-toi, la première fois que tu m’échaufferas les oreilles avec son nom, je te battrai.

Et l’homme sortit dans la rue après cette recommandation.

— Il est toujours comme ça, reprit l’enfant aussitôt que Pedrillo fut sorti, n’ouvrant la bouche que pour nous dire des choses dures et qui vous font mal à l’âme. Oh ! il est bien méchant ! Notre pauvre mère, au moins, elle nous aimait, celle-là !

— Oh ! maman ! n’est-ce pas, dit le plus jeune, il m’en ennuie bien.

Et il se mit à pleurer.

— Comme il la battait, dit Auguste, parce qu’il disait qu’elle était laide ! Pauvre femme !

— Essuie donc tes larmes, voilà le monde qui entre, il faut sourire au contraire.

Chacun prit sa place sur les bancs, et bientôt la tente se trouva pleine. La parade était finie, et Pedrillo était rentré lui-même, après avoir répété plusieurs fois de suite :

— Messieurs, messieurs, on ne paye qu’en sortant !

D’abord le plus jeune des enfants monta d’un pas assez leste l’escalier qui conduisait à la corde, les premiers pas furent incertains, mais bientôt il fut encouragé par la phrase banale de Pedrillo qui, suivant des yeux ses moindres gestes, lui répétait à chaque instant :

— Courage, monsieur, courage ! Bien ! très bien ! Vous aurez du sucre ce soir.

Il descendit.

Son autre frère monta après lui et se hasarda à faire quelques sauts, il tomba sur la tête. Pedrillo le releva avec un regard furieux ; il alla se cacher en pleurant.

Le tour était a Ernesto.

Il tremblait de tous ses membres, et sa crainte augmenta lorsqu’il vit son père prendre une petite baguette de bois blanc, qui jusqu’alors était restée sur le sol.

Les spectateurs l’entouraient, il était sur la corde, et le regard de Pedrillo pesait sur lui.

Il fallait avancer.

Pauvre enfant ! comme son regard était timide et suivait scrupuleusement les contours de la baguette qui restait à bout portant devant ses eux, comme le fond d’un gouffre lorsqu’on est penché sur le bord d’un précipice.

De son côté la baguette suivait chaque mouvement du danseur, l’encourageait en s’abaissant avec grâce, le menaçait en s’agitant avec fureur, lui indiquait la danse en marquant la mesure sur la corde, en un mot c’était son ange gardien, sa sauvegarde, ou plutôt le glaive de Damoclès pendu sur sa tête par l’idée d’un faux pas.

Depuis quelque temps le visage d’Ernesto se contractait convulsivement, l’on entendait quelque chose qui sifflait dans l’air, et les yeux du danseur aussitôt s’emplissaient de grosses larmes qu’il avait peine à dévorer.

Cependant il descendit bientôt, il y avait du sang sur la corde.

L’hercule du Nord, nom théâtral de Pedrillo, avait commencé ses tours de force, lorsqu’on entendit la sentinelle qui veillait à la porte se disputer avec quelqu’un du dehors.

— Non, vous n’entrerez pas, vous dis-je, vous n’entrerez pas !

— Je veux entrer, moi.

— On ne reçoit pas des gens comme vous.

— Je veux parler à Pedrillo, moi, je veux lui parler, entendez-vous ?

— Corbleu ! répétait le bon soldat irrité, corbleu ! vous dis-je, on n’entre pas ici, habillée comme vous êtes, on ne reçoit pas les mendiants.

Cette dispute détourna l’attention des spectateurs.

Pedrillo alla voir qu’est-ce qui le demandait.

— Ah ! ah ! c’est toi, vieille sorcière ? dit-il à une femme en haillons et dont l’aspect était misérable, je ne m’attendais pas à te voir de sitôt. Où étais-tu donc partie ? Mais, tiens, tu me diras tout cela plus tard, entre, Marguerite, nous représentons maintenant, entre, tu vas nous servir, tu vas sauter, entends-tu ? fais de ton mieux.

Il n’y avait pas à répliquer, pourtant elle se hasarda à lui dire :

— Pedrillo, tu vois bien qu’ils vont se moquer de moi, je suis mal habillée.

Elle voulait dire autre chose, mais elle n’osa.

— Entre, entre !

Il le fallut, mais aussitôt que les spectateurs la virent, un murmure s’éleva accompagné d’un rire moqueur, de ce rire féroce que l’on donne à l’homme qui tombe, de ce rire dédaigneux que l’orgueil en habits dorés jette à la prostitution, de ce rire que l’enfant souffle sur le papillon dont il arrache les ailes.

Ce ne fut pas sans peine que Marguerite monta l’escalier ; à peine avait-elle fait deux pas qu’elle tomba lourdement à terre. Un cri perçant sortit de sa poitrine ; la baguette était rompue en morceaux.

En peu d’instants la tente fut déserte, la plupart des spectateurs sortirent.

Cette dernière scène domestique avait scandalisé le plus grand nombre et désenchanté un petit garçon aux joues rondes et rosées, qui jusqu’alors avait souhaité d’être danseur de corde pour avoir des pantalons roses et des bottines de maroquin.

II

— Ne t’en avais-je pas bien prévenu ? dit Marguerite lorsqu’elle fut seule avec ses enfants et Pedrillo.

— Qu’avais-tu donc ?

— Je suis malade, je souffre encore, va. Oh ! je souffre beaucoup, Pedrillo ; si tu m’aimais comme je t’aime !

— Allons, vas-tu recommencer tes plaintes, Marguerite ? tu sais bien que ça m’ennuie. Voyons, qu’as-tu donc eu ?

— Tu le sais mieux que moi. Comment, tu ne te souviens pas de ce jour où je suis tombée comme aujourd’hui ?… J’avais la jambe cassée, le soir je ne voulus pas manger, je pleurais trop, je ne voulais pas te dire que désormais je t’étais devenue inutile, je ne voulais pas aller à l’hôpital de peur d’abandonner Ernesto et Garofa.

— Eh bien, tu as pourtant été à l’hôpital ?

— Hélas ! oui, sans cela j’allais mourir.

Et les saltimbanques se retirèrent sous une toile à matelas, derrière laquelle était posée sur des charbons la soupe du dîner qui bouillait à petit feu.

La nuit était venue, elle était froide et humide, un vent de novembre soufflait avec violence et faisait trembler les arbres du boulevard ; de temps en temps même il pénétrait dans la tente et venait faire vaciller la chandelle autour de laquelle étaient groupés les danseurs de corde. Rangés en rond autour d’une énorme grosse caisse, chacun tenait devant lui son écuelle, dont la vapeur réchauffait ses doigts tremblotants.

Le mince flambeau qui les éclairait, tranchant sur l’obscurité de la nuit, se reflétait sur leurs visages ainsi groupés et leur donnait un air étrange et singulier.

Tous étaient silencieux et attendaient que quelqu’un interrompît le silence ; ce fut Pedrillo.

— Eh bien, dit-il en regardant Marguerite et en reprenant sa phrase qu’il avait commencée il y a une demi-heure, c’était donc là que tu étais partie ? Maintenant es-tu guérie ?

Marguerite leva la tête, regarda un moment ses enfants, puis la rabaissa et se prit à pleurer.

— Non, dit-elle tout doucement, non, je boite encore.

— Que ferai-je de toi, Marguerite ? voyons, à quoi seras-tu bonne ?

La pauvre femme se pencha vers son mari, lui dit quelques mots à l’oreille.

— Enfants, reprit celui-ci, allez dormir, entendez vous ? dépêchez-vous donc !

Cette phrase parut étrange à Garofa, qui dit d’un air attristé :

— Et du sucre ?

Pedrillo sourit amèrement :

— Tu seras bien heureux si tu as du pain demain, pauvre enfant !

Ce sourire était forcé ; ses lèvres bleuies par le froid laissèrent voir deux rangées de dents blanches, et ses grands yeux noirs se fixaient sur l’enfant d’une manière qui lui fit peur.

En ce moment-là, le vent, redoublant de violence, faisait craquer la cabane.

— Du sucre, mais pourtant tu m’en avais promis ?

— Tais-toi ! te dis-je.

— Oh ! papa, je t’en prie !

Il le repoussa fortement, et le pauvre enfant s’en alla coucher en pleurant.

Pedrillo souffrait tout autant que lui, un mouvement convulsif lui faisait claquer les dents.

— Comme tu l’as rudoyé ! dit Marguerite.

— C’est vrai.

Il resta dans une rêverie profonde et comme endormi même, dans des pensées déchirantes.

Un second coup de vent vint éteindre la chandelle.

— J’ai froid, dit Marguerite en se rapprochant de lui, j’ai bien froid, prête-moi ton manteau.

— Mon manteau ?… mais je l’ai vendu, mon manteau.

— Pourquoi ?

— Pour du pain, Marguerite. Ne faudra-t-il pas que je t’en donne aussi ?

— Que voulais-tu donc me dire tout à l’heure, que tu as fait retirer les enfants ?

— Ce que je voulais te dire, je ne sais…

— Mais j’ai bien froid !

— Que faire, Marguerite, je n’ai plus rien, rien…

Il s’arrêta et reprit :

— Rien qu’une balle…

— Oh ! par grâce pour moi, Pedrillo !

Et elle l’entoura de ses deux bras rouges et amaigris.

À voir ainsi cette femme laide et couverte de haillons embrasser avec tant d’amour cet homme qui la repoussait, comme par un sentiment naturel, à voir cette misère et cette tendresse, c’était un spectacle hideux et sublime.

— Alors, dit Pedrillo, demain tu iras sur la place avec tes enfants, tu prendras mon violon et tu tâcheras de faire que nous ayons du pain.

Une demi-heure après, les baladins étaient tous endormis ; le vent s’était apaisé ; la lune, débarrassée de ses nuages qui l’entouraient, resplendissait belle et claire dans une blanche gelée d’hiver et argentait l’enseigne qui avait cessé de bondir et de se replier sur elle-même. La tente était tranquille ; pourtant on entendait quelquefois des soupirs et des sanglots.

C’était une femme qui pleurait.

III

Le lendemain, Marguerite se leva de bonne heure. Elle n’avait pas dormi de la nuit, ses mains étaient trempées d’une sueur moite et malade, une humidité fiévreuse avait rougi ses pieds, sa tête était chaude et brûlante.

Elle prit le violon de Pedrillo, un vieux tapis de Perse, et sortit avec Ernesto et Garofa.

Ah ! avez-vous jamais rencontré, par un temps de neige ou d’hiver, quelque figure de mendiant accroupi aux portiques d’une église ? Le soir, au détour d’une rue sombre et étroite, ne vous êtes-vous point senti arrêté par votre manteau ? Vous vous détourniez… et c’était quelque mendiant en haillons, quelque pauvre femme qui vous disait en pleurant ces mots amers : « J’ai faim ! », et puis elle sanglotait quand votre ombre s’échappant s’arrêtait à la porte d’un spectacle entre les équipages et les livrées d’or.

Vous vous êtes peut-être rappelé ensuite, au milieu d’un entracte, ces figures tristes et décolorées, vues à la lueur du réverbère, et si votre âme est bonne et généreuse, vous êtes sorti pour les revoir et les secourir.

Mais il n’était plus temps… la femme peut-être était entrée au lupanar acheter un morceau de pain par une vie de prostitution, et le mendiant se débattait entre les arches du Pont-Neuf, tandis que l’orchestre grondait et que les mains applaudissaient d’enthousiasme.

Pour moi, rien ne m’attriste tant que la misère cachée sous les haillons de la richesse, que le galon d’un laquais autour des cheveux nus de la pauvreté, qu’un chant qui couvre des sanglots, qu’une larme sous une goutte de miel ; aussi je plains d’un amour bien sincère les baladins et les filles de joie.

Mais si vous aviez rencontré Marguerite avec ses deux enfants, Marguerite jouant du violon et ses enfants sautant sur le tapis, si vous aviez vu l’indifférence de cette foule curieuse et barbare qui s’avançait avec son regard stupide et ironique, votre cœur eût saigné devant cet excès d’égoïsme parvenu à son plus haut degré de logique.

C’est vrai ! La société a bien autre chose à faire que de regarder une baladine et ses marmots ! L’État s’occupe fort peu si elle a du pain ; d’abord il n’a pas d’argent à lui donner, ne faut-il pas qu’il paye les 86 bourreaux ?

En effet, je l’avoue, par une rude matinée de novembre, personne n’est disposé à s’arrêter sur la place pour regarder des tours de force ; qui se fût arrêté avec intérêt devant Marguerite ?

Les cheveux étaient rouges et retenus par un peigne de corne blanche, sa taille était large et mal faite ; sa robe ? on ne la voyait pas, car un morceau de toile de couleur brune l’entourait jusqu’aux genoux ; puis l’œil descendant jusqu’à terre trouvait un mollet gros et mal fait, entouré d’un bas rose, puis des pieds informes, serrés dans des brodequins d’un cuir épais et cassé ; elle n’avait sur la tête qu’un bonnet de gaze, avec des rubans roses et quelques fleurs fanées qui tombaient sur ses joues pâles et sur sa mâchoire sans dents.

Il y avait déjà près d’une heure qu’Ernesto et Garofa s’épuisaient pour attirer les yeux de la foule, Marguerite avait plus d’une fois appelé de sa voix rauque et couverte de larmes, à la générosité des gens qui passaient devant eux, lorsqu’un brillant carrosse, attelé de deux chevaux blancs, passa auprès des danseurs en leur jetant de la boue sur leurs vêtements. Le manteau et les bas roses de Marguerite en furent couverts, elle baissa les yeux sur son violon et répandit quelques larmes qui coulèrent le long du bois et vinrent se perdre dans l’intérieur de l’instrument ; ses larmes redoublèrent et elle se cacha la tête sous son manteau. Alors elle fut en proie à une sorte de rêverie bizarre et déchirante : elle se figurait entourée de carrosses qui lui jetaient de la boue, elle se voyait sifflée, méprisée, honnie ; elle voyait ses enfants mourir de faim autour d’elle, son mari devenu fou. Alors tous ses souvenirs repassèrent dans son esprit : elle voyait son lit où elle était couchée à l’hôpital, elle se ressouvint de la sœur qui la soignait, des coups que Pedrillo lui avait donnés la veille, de l’accueil qu’on lui avait fait lorsqu’elle parut… et tous ces souvenirs passaient dans son esprit comme des ombres, paraissant, disparaissant et s’effaçant tour à tour ; elle ne dormait pas, mais elle rêvait, et ses yeux baissés sur sa poitrine répandaient des larmes qui étaient chaudes en tombant sur ses mains.

Depuis quelque temps elle ne jouait plus, ses enfants continuaient de danser, et l’on s’était arrêté en les voyant ainsi exécuter leurs exercices, tandis que la femme tenait son violon sans en tirer une seule note.

Bientôt elle se réveilla en sursaut ; cette figure ébahie, avec ses deux grands yeux gris s’ouvrant tout à coup, sembla grotesque et fit rire ; son accoutrement bizarre, ses bas roses avec son manteau troué et qui était presque pareil au tapis étendu sur le pavé, ses fleurs fanées et ses cheveux rouges étaient ridicules. Une seule parole se fit entendre : « Qu’elle est laide ! » et l’on s’en alla en riant. Il faisait froid, bien froid même, Marguerite ne se sentait plus les doigts et n’avait pas la puissance de les remuer ; elle laissa tomber le violon, il se brisa, et les morceaux rebondirent sur le tapis en rendant un son criard et faussé.

Elle le regarda encore sautiller quelque temps, les bras croisés, la poitrine haletante. Qu’allait dire Pedrillo, lorsqu’il verrait revenir Marguerite sans argent ?

Oh ! cette pensée-là torturait Marguerite, elle lui serrait le cœur et le lui déchirait sans pitié, mille projets ridicules d’éviter la colère de son mari lui venaient à l’esprit comme un cauchemar, et puis s’évanouissaient poussés par d’autres plus bizarres encore.

Tantôt elle voulait fuir avec ses enfants ; où ? elle l’ignorait, mais fuir au moins, fuir le regard pénétrant et atroce de Pedrillo, fuir son rire lugubre, fuir ces mots : « Qu’allons-nous devenir, Marguerite ? »

Une autre fois elle pensait à Dieu, puis elle invoquait Satan, et souhaitait mourir… et elle tenait à la vie pour ses enfants. Que seraient-ils devenus sans elle ?

Enfin, roulant le vieux tapis et enveloppant les éclats du violon, elle partit de cette place où elle avait reçu tant d’affronts, versé tant de larmes.

Une idée riante lui vint à l’esprit, elle sourit légèrement ; c’est qu’elle pensait qu’en vendant son manteau ou le tapis, elle pourrait apporter de l’argent à Pedrillo, et faire raccommoder son violon. Mais Pedrillo à son tour lui demanderait qu’est-ce qu’elle avait fait de son manteau.

Cette triste objection, qu’elle se fit à elle-même, la rendit encore plus malheureuse et elle accusa le ciel de lui avoir donné une minute l’espérance qui, battue par la réalité, fouette l’âme et la martyrise.

Il était alors 2 ou 3 heures d’après-midi, le soleil était beau, et venait réchauffer, comme il arrive de temps en temps dans les dimanches d’hiver, toute une ville qui se promène sur les boulevards ; c’était l’heure des vêpres, beaucoup de monde s’agitait dans les rues et quelques boutiques étaient ouvertes.

Marguerite s’arrêta devant celle d’un pâtissier, à l’entour de laquelle quelques gâteaux sortant du four répandaient une vapeur tiède et odoriférante, qui venait chatouiller le nez des passants.

Lorsqu’elle s’arrêta aux vitres, elle vit dans l’intérieur une mère de famille avec deux enfants qui étaient à peu près de l’âge d’Ernesto et de Garofa. Tous les deux étaient de gentils garçons, à la chevelure blonde, au teint frais et rosé ; leurs habits étaient propres et bien faits et leur linge, dépassant à travers leur cravate de satin, était blanc comme le sucre qui couvrait leurs gâteaux.

Cette vue fit mal à Marguerite.

À côté de la dame en chapeau et en manteau vert, avec une ceinture en corde d’or, se tenait une femme de chambre qui portait dans les bras un petit épagneul noir.

Quand les enfants en eurent assez, ils donnèrent leurs restes à l’animal, qu’ils engageaient à prendre, à force de caresses.

Marguerite trépignait de colère, elle qui avait faim, elle à qui ses enfants avaient demandé déjà plus d’une fois, dans la journée, du pain, un seul morceau de pain ! Son front était brûlant, et elle s’appuyait contre le carreau pour le refroidir.

Quand la dame eut payé les friandises, elle sortit avec ses enfants, et sa robe de soie en passant effleura avec bruit les mains de Marguerite.

Par un singulier sentiment, dont elle aurait eu peine à se rendre compte elle-même, elle resta encore longtemps le visage collé contre les vitres ; mais le pâtissier ennuyé la renvoya avec une injure. Qu’avait-elle à dire ?

En traversant une rue sombre et tortueuse, elle vit, étendue sur un lit, une jeune femme qui chantait des chansons obscènes. Alors elle repensa à Pedrillo, à ce qu’elle allait devenir, et puis elle regarda cette femme longtemps, elle écouta les chants.

— Oh ! non ! non ! qui voudrait de moi ?

IV

L’or roulait sur les tables. C’était une maison de jeu, non pas un tripot autorisé par la loi, un tripot du Palais-Royal où vous avez vu venir des ministres des finances, des banquiers, avec leur cravate aussi bien mise qu’à l’ordinaire, avec une impassibilité de regard qui indiquait qu’ils étaient experts dans cet infâme commerce, mais une maison de jeu avec toute sa prostitution hideuse, un de ces taudis où parfois, le lendemain, on trouve quelque cadavre mutilé entre des verres brisés et des haillons tout rouges de sang.

La salle était basse et ses murs enfumés. Les hommes, salement vêtus, entouraient des tables autour desquelles d’autres visages se tassaient avec avidité, et leurs yeux flamboyaient à travers leurs épais sourcils, leurs dents se serraient, leurs mains se crispaient de rage, et, malgré les rides sombres de leur front, vous auriez lu peut-être bien des crimes qui s’amoncelaient avec leurs angoisses.

Quelques femmes à moitié nues se promenaient paisiblement autour d’eux, et plus loin, dans un coin, deux hommes armés, debout devant une jeune fille couchée sur le pavé et liée avec des cordes, tiraient à la courte paille. Vous frémissez peut-être, aimable lectrice, à la peinture de cette moitié de la société, la maison de jeu ? L’autre, c’est l’hôpital, c’est la guillotine.

Ah ! voyez-vous, jeune enfant, c’est que faussée par une éducation vicieuse, vous n’êtes pas descendue jusque dans la misère, vous n’avez pas vu son délire, vous n’avez pas entendu ses hurlements de rage, vous n’avez pas sondé ses plaies, vous n’avez pas compris ses douleurs amères, son désespoir et ses crimes ! Ah ! pauvre fille, c’est qu’il est des lieux dont vous ignorez l’existence, c’est qu’on vous a caché un mot qui est toute notre société : prostitution.

Puis quand le silence de l’attente avait fait place au bruit aigre du râteau, alors c’étaient les jurons les plus terribles, des serments hideux, des vengeances qui s’accomplissaient à l’instant de leur création, et la lueur de la lampe venait briller sur la lame de quelque poignard qui s’enfonçait dans la poitrine d’un homme. Et alors le maître séparait les combattants, en jetant une femme au milieu d’eux.

La porte, violemment ébranlée, remua tout à coup. On ouvrit, un homme entra.

Il avait un costume de baladin, sa taille était grande, une profusion de cheveux noirs et en désordre lui couvraient les yeux et empêchaient d’en voir l’expression, mais elle devait être terrible dans ce moment-là. Sa main droite se tenait fortement serrée. — Tenez, dit-il en jetant son argent sur une table, tenez ! — et il s’arrêta pour pousser un rire convulsif — voilà dix francs !

Oh ! plaignez-le ce joueur, ce baladin, cet homme de mauvaise vie, cet homme qui n’aime pas ses enfants, qui bat sa femme. Oh ! plaignez-le, parce que c’est un infâme, un baladin, un homme de mauvaise · vie, un homme qui bat sa femme et qui n’aime pas ses enfants.

C’est que la misère a voulu qu’il soit baladin, la faim lui a tellement aiguisé les dents qu’elle l’a poussé dans une maison de jeu, son éducation l’a fait un homme de mauvaise vie, sa femme est laide, rouge, édentée. Oh ! une femme rouge ! et ses enfants lui déplaisent parce qu’ils lui disent : « J’ai faim ! » et ce cri-là lui fait mal, car il n’a rien à leur donner.

Plaignez-le ! Tout à l’heure sa femme est rentrée, elle avait cassé son violon, elle n’apportait pas de pain. Il était 6 heures d’après-midi, il faisait froid et tous avaient faim. Vouliez-vous qu’il laissât mourir ses enfants, ses pauvres enfants qui, les mains jointes comme devant l’autel, rampaient à ses genoux en lui disant avec un sourire et des larmes : « Du pain ! ».

À genoux, les mains jointes devant un saltimbanque ! Vous voyez bien que la misère fait faire des bassesses.

Et puis dans son désespoir, il avait battu sa femme, il avait maudit ses enfants, il avait appelé Satan, il avait chargé son pistolet ; par un sentiment machinal il l’avait laissé tomber, puis, la tête lui brûlait, tout tournait autour de lui et il avait vendu son arme. Il se trouvait dans une maison de jeu, et c’est avec une sollicitude bien douloureuse qu’il regardait ses deux pièces rouler sur le tapis, ses deux pièces qui allaient décider de sa vie, de celle de ses enfants, de celle de sa femme.

Et maintenant s’il perd, il se mettra brigand, assassin peut-être, on le conduira sur l’échafaud, les mères en passant le montreront à leurs enfants comme un monstre, comme un être hideux dont un seul de ses regards peut faire mal, et sa tête roulera sur les planches humides, et la foule en passant donnera encore des malédictions à son tronçon ! Eh ! voilà un bien grand coupable ; c’est un homme qui avait faim !

Sa femme ? si elle n’en meurt pas de douleur, elle mourra de misère ou bien encore elle se mettra ignoble fille de joie, et la foule lui crachera au visage en criant : « C’est la femme d’un assassin, c’est une fille publique, et elle est laide. »

Quant à ses enfants, la charité des hôpitaux les ramassera peut-être, on les élèvera dans une crainte religieuse des autres hommes, on les séquestrera de la société, on leur donnera un habit s’ils ont froid, un morceau de pain s’ils ont faim, mais leurs larmes ? Oh ! elles resteront longtemps à couler sur leur visage, elles creuseront leurs joues ; les enfants des riches, en passant, leur jetteront parfois quelque or bien brillant, avec un rire d’ironie. Et puis, devenus hommes, ils machineront des crimes en haine de cette société qui les a maudits parce qu’ils sont les fils du maudit !

Voilà tout ce qui tournait, sautait, tourbillonnait, dansait dans Pedrillo ; toutes ces idées-là se réalisaient dans son imagination, il ne les inventait pas, mais il les voyait, il les sentait.

Mais il ne comprenait pas, par exemple, pourquoi sa famille était malheureuse, non, il ne le comprenait pas ; et, se raidissant contre le ciel, s’il l’avait pu, il aurait détruit la création, il aurait anéanti Dieu.

Sa respiration était forcée, il soupirait par moments, il croyait peut-être devenir fou ; il avait maintenant vingt francs, il les prend avec joie, les serre, les embrasse, il les rejette avec un geste d’orgueil.

La salle résonne de cris. Pour qui cet or qui passe à travers les dents du râteau, qui déborde de la table ? C’est à Pedrillo, riche de dix mille francs !

Il rit, il pleure, il saute.

Il les rejette encore une fois, l’insensé ! Il est heureux maintenant. Dix mille francs ! C’est un homme vertueux, il peut s’acheter un habit, donner une robe à sa femme, à ses enfants des jouets ; dix mille francs ! Il peut, avec son or dans ses poches, jeter à la misère son contingent d’opprobre, c’est un homme honnête ; dix mille francs ! ah ! ah ! Ses traits se décomposent, son rire s’apaise, son regard est moins vif, sa tête moins haute. Ah ! ah ! il n’a plus que quatre cents francs… il pose la main à sa poitrine… il a encore cinquante francs… il jette un léger cri de douleur… il n’a plus que cinq francs… maintenant… rien !

La mauvaise fortune ne paraissait point l’avoir accablé, et comme son voisin lui en demandait la cause.

— Tenez, dit-il avec le même rire et le même accent qu’il avait eu en jetant ses dix francs, tenez !

Et il découvrit sa poitrine, elle était toute sanglante, et ses mains avaient de la chair humaine au bout des ongles.

V

Il était nuit, mais une nuit sombre, sans astre, une de ces nuits qui font peur, qui vous font voir des fantômes et des spectres dansant sur le mur blanc des cimetières ; une de ces nuits dont le vent fait frémir d’horreur et dresser les cheveux sur la tête, de ces nuits où l’on entend au loin le cri plaintif de quelque chien rôdant autour d’un hôpital.

Pedrillo était sorti de la maison de jeu. L’air frais de la nuit vint rafraîchir son front et lui rendre le sentiment réel de sa position ; mais peu à peu l’imagination prit le dessus. Il rêvait en marchant, tous les objets qu’il voyait prenaient une forme gigantesque : les arbres, que le vent faisait frémir avec plus de furie que la nuit précédente, lui apparaissaient comme des géants hideux ; toutes les maisons étaient pour lui des tripots ; entendait-il le bruit d’un orchestre, en passant près d’un bal, c’était la musique de l’enfer ; une femme passait-elle, en tournoyant, près d’un rideau rouge, c’était une courtisane ; le bruit des verres sur le plateau, c’était une orgie. Bientôt la neige tomba, et, regardant ses habits, il se voyait entouré d’un linceul. C’était ainsi assiégé qu’il parcourait les rues en courant. Quelquefois il s’arrêtait et s’asseyait sur une borne, il regardait quelque rayon de lune et les nuages qui roulaient sur les étoiles ; ils prenaient tous les formes les plus bizarres et les plus grotesques, c’étaient des monstres grimaçants, puis des tas d’or, une femme avec ses enfants, un lion rugissant dans sa cage, une morgue et un cadavre sur la dalle humide ; et il entendait le sifflement des monstres, le bruit de l’or résonnant sur les tables ; il voyait les larmes de cette femme et de ses enfants, il entendait le rugissement du lion, il sentait l’odeur cadavéreuse de ce corps déjà verdâtre. Il le regarda longtemps, puis le nuage prit une autre forme ; il eut peur, se mit à courir, n’osant regarder derrière lui, et quand il arriva à sa tente, il était haletant, hors d’haleine et ses traits étaient bouleversés.

Marguerite était sur sa porte à l’attendre.

Elle n’osa rien lui demander, car elle comprit assez, elle dont le malheur avait plus d’une fois coupé son âme, elle comprit la sueur qui coulait de son visage ; elle vit pourquoi ses yeux étaient rongés de colère, elle devina les choses qu’il pensait, à travers la pâleur de son front, et elle savait ce que voulaient dire ses claquements de dents.

Ils restèrent tous deux ainsi, sans rien dire, sans se communiquer ni leurs peines ni leur désespoir, mais leurs yeux pourtant avaient parlé et s’étaient dit des pensées tristes et déchirantes.

Le lendemain, quand les enfants s’éveillèrent, Pedrillo leur ordonna de faire leurs paquets, lui-même défit sa tente, la plia dans la voiture, et à 9 heures du matin, tirée par la rossaille, la carriole roulait lentement sur le pavé. La pluie n’avait pas cessé depuis la veille, elle venait battre sur les parois de bois de la voiture ; son bruit régulier, avec celui du vent et le mouvement des soupentes, endormirent peu à peu les baladins entassés sur leurs toiles et leurs costumes de parade.

Déjà tous, les yeux fermés, se laissaient balancer par les secousses, lorsque Ernesto, qui conduisait le cheval, rencontra deux voitures qui portaient une ménagerie.

En passant à côté de celle de nos gens, le montreur reconnut à travers les vitres couvertes de vapeur la tête de Pedrillo. Or Pedrillo, c’était une vieille connaissance.

Il réveilla la troupe en faisant claquer son fouet, et le premier mot qu’il adressa à son compagnon fut un juron accompagné de quelques f… et d’autant de b…, puis, après cet exorde, il commença sa phrase en disant :

— Il fait joliment du bouillon aujourd’hui ! le Père Éternel se vide la vessie !

Pedrillo leva sa figure bleuie et regarda cet homme avec surprise.

— Tiens, c’est toi ? dit-il étonné, en ouvrant la lucarne.

— Parbleu ! est-ce que tu ne me reconnais pas ? tu es donc bien fier ! pourtant tu n’as pas l’air trop bien fortuné, et je crois que tu n’es pas foutu pour avoir une ménagerie comme la mienne.

Ce disant il montra du doigt une cage et une jeune fille, assise à ses côtés.

Au premier village qu’ils rencontrèrent, ils firent entrer leurs voitures sous le hangar d’une ferme, et là les baladins descendirent et s’embrassèrent.

Pedrillo n’eut point de mal à embrasser Isabella, mais, quant à Isambart, ce fut bien différent.

— Comment l’appelles-tu, demanda-t-il à son ami ?

— Marguerite.

— C’est une fraîche marguerite.

Et il toucha délicatement du bout de ses lèvres le front rougeâtre.

— Ah çà ! continua-t-il, nous voilà réunis ; veux-tu voyager ensemble, nous associer ?

— Mais… hum !… hum !… comme tu voudras.

Il ne fallait pas laisser échapper une aussi belle condition. Pedrillo le comprit bien, il lui frappa vigoureusement dans la main en disant :

— Soit ! tu es un brave !

— Isambart fit la grimace, mais il n’y avait plus moyen de reculer, et puis la famille de Pedrillo, pensait-il, fera des tours de corde tandis que moi je montrerai mes animaux ; tout le monde y gagnera ; après ça, qu’il prenne Isabella s’il veut, je n’y tiens guère.

Ils attendirent que la pluie fût passée, remontèrent dans les carrioles pour se diriger vers la ville la plus voisine, où ils devaient donner des représentations. Quand Isambart disait ce mot, il ôtait son chapeau et ajoutait : à l’aimable société qui s’y trouvera.

VI

Vous avez vu cent fois Isambart. C’est un homme petit, trapu, au teint frais et rosé, au nez rouge, aux yeux gris ; c’est lui qui, dans toutes les troupes d’acrobates, vous a fait rire si vous êtes enfant, et pitié si vous êtes plus grand.

C’est lui qui, avec ses bas rouges, sa culotte courte, ses souliers à larges boucles d’argent, son chapeau à l’hidalgo, gris, ras, et orné d’une plume de coq, c’est lui, dis-je, qui reçoit toujours la craie au milieu du visage, en frappant la corde ; c’est lui qui tombe par terre, reçoit les claques ; c’est lui qui, allumant les quinquets, se laisse dégringoler du haut de l’échelle, puis il prend un air grave et, singeant le régisseur, il s’avance, le chapeau sous le bras, annoncer le programme.

Marguerite, vous la connaissez aussi. C’est elle qui reçoit les trois sous que chaque spectateur doit donner en sortant ; elle a des sabots aux pieds, des bas blancs bien tirés sur le mollet, et un mouchoir d’indienne sur la tête, en forme de béret.

Vous avez vu Pedrillo. C’est cet homme grand, mince, marqué de petite vérole, qui saute sur la corde d’un pas léger et qui bondit et qui saute sans balancier.

Depuis deux ans nos deux troupes vivaient en bonne intelligence, et la famille de Pedrillo ne s’était pas repentie de cette association ; tous vivaient heureux, tranquilles, sans souci, mangeant le soir ce qu’ils avaient gagné tout le jour. Marguerite seule était malheureuse.

Et pourtant, son mari ne la battait plus, ses enfants avaient du pain.

Ah ! c’est qu’Isabella était jeune, jolie, elle avait vingt ans, ses dents étaient blanches, ses yeux beaux, ses cheveux noirs, sa taille fine, son pied mignon, et Marguerite était laide, elle avait quarante ans, les yeux gris, les cheveux rouges, la taille grosse, le pied large ; l’une était la femme et l’autre l’amante, l’une était celle qui donnait toujours des reproches, et l’autre de si ardents baisers. Isabellada était devenue mère et elle avait un enfant aussi beau qu’elle ; c’était le second amour de Pedrillo.

Isambart avait regardé tout cela d’un œil de philosophe, et s’était contenté de faire là-dessus une mauvaise pointe, en disant que l’on n’aurait plus besoin d’aller chercher de l’eau pour faire la soupe, puisqu’on avait deux mers sous la tente ; il la répétait à tout venant et disait ensuite : « N’est-ce pas que je suis farceur ? » et il en avait pour une demi-heure a rire.

Ce qui humiliait davantage Marguerite, c’était cette comparaison perpétuelle de tous les jours, de tous les instants, qu’elle avait à soutenir avec Isabellada. Le mépris s’attachait à sa personne, à tout ce qu’elle faisait ; mais ce qui lui faisait le plus de mal, c’était lorsqu’elle entendait, le soir, les baisers des deux amants heureux, lorsqu’elle les voyait s’entrelacer de leurs bras, sans crainte, sans pudeur, mais avec amour ; et puis, l’enfant de Pedrillo ! elle le haïssait d’une jalousie sombre et amère.

Un jour, c’était dans l’été, toute la troupe, à l’exception des enfants, dansait dans le carrefour d’une rue assez déserte.

Marguerite et lsabellada dansaient. Pauvre Marguerite !

Pedrillo, un bonnet chinois sur la tête, des timbales aux genoux, une flûte de Pan à la bouche, frappant de la grosse caisse, composait tout l’orchestre. Isabella, en robe blanche, une écharpe rose autour du cou, sautait, dansait, tourbillonnait sur le vieux tapis de Perse.

Son regard était vif et lançait des éclairs, sa taille était fine, svelte, et se pliait, et s’abaissait, et se dressait comme le cou d’un cygne. Oh ! non, ce n’était point une robe, c’était un léger jupon blanc avec des fleurs brodées au bas, un léger jupon tombant au milieu des cuisses, sur des bas roses qui les serraient avec volupté ; c’était sa valse, sa danse tourbillonnante comme des pensées d’amour qui bondissent dans le cœur d’un poète. Et sa gorge si blanche, blanche comme du marbre le plus blanc, sa gorge si pure, si fraîche, si suave, et sa tête, et ses yeux, et son sourire ! Oh ! la gorge d’une femme, quand elle est jeune et jolie, quand on la sent comme une rose à travers la mousseline sautillante au mouvement de sa danse ; oh ! la gorge d’une femme ! n’est-ce pas que c’est là, dans vos rêves d’amour, dans vos nuits d’insomnie, dans ces nuits que l’on passe à pleurer et à maudire sa mère, n’est-ce pas que c’est sur sa gorge que vous avez posé votre tête toute chaude et toute bouillante ? c’est sur sa gorge que vous avez tressailli d’amour, que toutes les fibres de votre âme ont vibré, comme la lyre touchée par le doigt d’une jeune fille, et se sont raidies de volupté comme les muscles d’un athlète.

N’est-ce pas entre ses deux seins que vous avez dévoré de si ardents baisers ? n’est-ce pas dans son regard si doux que vous avez bu la vie ? n’est-ce pas dans ses sourires que vous avez vécu ? n’est-ce pas que son pied mignon, sa jambe si bien faite, étaient là sur votre lit à s’entrelacer dans les vôtres ?

Et puis, sa figure, sur cette gorge, sur cette taille de femme, sur tout cet ensemble de gracieux, de céleste, de divin ! Il y avait dans son regard, dans le mouvement de sa prunelle, dans le bruit que sa robe faisait en tournant dans l’air, dans la manière dont son pied pivotait sur le tapis troué, quelque chose d’inexprimable et d’inouï, de rêveur et de pur. Elle n’avait pas l’air d’une femme, ainsi sautant, tourbillonnant, dansant, oh ! non ! ce n’était pas une femme, c’était une pensée d’amour ! À la voir ainsi, au milieu de cette musique aigre et bizarre, entre Isambart et Marguerite, c’était un diamant sur un tas de boue.

Isambart faisait encore l’insipide paillasse, il avait un justaucorps, des bas bleus et blancs et une perruque moitié rouge moitié noire ; sous ce costume grotesque, il disait mille choses plaisantes et ennuyeuses.

Et Marguerite, que faisait-elle ? elle souffrait, elle pleurait en silence.

Oui, mais pour vous ce n’est rien, souffrir, pleurer ?

Je comprends.

Eh bien, chaque spectateur, qui venait regarder avec extase la sylphide, jetait les yeux sur l’autre femme qui était là à quelques pas.

Que faisait-elle ? Des tours de force.

Oui, à côté de cette jeune fille si belle, si fraiche, se trouvait là comme contrepoids, une femme rouge, aux joues épaisses, aux pieds mal faits, à la tenue déhanchée ; elle s’avançait aussi au son de la même musique, et ses pieds touchaient le même tapis que ceux d’Isabellada. Oui, cette femme qui sautait si légèrement, qui vous inondait des éclairs de sa brillante prunelle, qui faisait tressaillir votre corps d’un long frisson d’amour, quand sa robe en passant effleurait vos cuisses, c’était une baladine comme Marguerite ; elle était au même degré que cette masse de chair qui se contournait avec force, qui marchait la tête renversée au même niveau que les pieds, ne laissant apercevoir, sous sa longue robe bleue, qu’un ventre à la place d’une tête et que des seins qui tombaient avec dégoût et pesanteur.

Oui lorsqu’elle se relevait, son visage était couleur de pourpre, ses yeux tout violets et pleins de sang, et ses veines gonflées.

Et sur tout cet ensemble grotesque, il y avait pourtant répandu un certain air de courtisanerie, de flatterie ; sa bouche sans dents voulait sourire, elle faisait une grimace ; son regard ennuie et pèse, mais elle déplaît souverainement lorsqu’elle dit d’une voix aigre et d’un ton de pie-grièche : « Et regardez bien, messieurs, comme ceci est difficile ! ».

Et la musique continuait, Isabellada dansait, sautait, tourbillonnait comme des pensées d’amour dans le cœur d’un poète.

De temps en temps quelque chose se faisait entendre dans un plat qui était sur le tapis.

Y a gras, dit Isambart en défaisant sa perruque.

VII

Vous ne savez peut-être pas ce que sont les quatre masques qui s’avancent, crochés tous ensemble, dans la rue du théâtre.

Il y a un pierrot avec une tête de bœuf ; c’est un homme petit, large, de bonne humeur, et qui promet de s’en donner une bosse, c’est son expression. À sa gauche est un domino noir, qui marche bien mal, la tête baissée ; ce domino a l’air d’une femme. Puis c’est un Diavolo, assez bien fait, qui parle tout bas à une jolie Suissesse au cotillon court et qui porte fièrement une tête sans masque.

Singulière chose qu’un bal masqué ! Ne croyez pas que je parle de ceux de l’Opéra, qui naissent au mois de janvier et meurent le mardi-gras, des bals de l’Opéra, où l’on s’ennuie, où je n’ai jamais été parce que, là encore, vous voyez sous le masque la lunette d’or du banquier, sous la patte du singe le gant parfumé d’un dandy. Non, c’était un bal du peuple, où il va seul, les manches retroussées, où pour vingt sous il rit toute une nuit dans sa bonne grosse joie, un bal où l’on s’intrigue plus qu’aux autres, où il est de mauvais goût de se fâcher, et que les directeurs, bravant les préjugés des saisons, livrent au public si le dimanche est beau et si le pain n’est pas trop cher.

C’est à ces bals-là qu’il y a des danses impudiques et qui vous feraient rougir, pauvre fille, et, si vous y alliez, le lendemain vous ne seriez plus vierge peut-être. Et l’on s’y amuse beaucoup, l’on est heureux, les hommes sans pudeur, les femmes souillées, sans honneur ; on est heureux sans vertus.

Singulier, n’est-ce pas ? vous ne vous êtes pas douté qu’on pût être heureux sans vertus ? C’est vrai pourtant ; en ce cas, à quoi servent-elles ?

Vous avez reconnu ces masques, ce sont nos saltimbanques.

Jadis ils n’avaient pas de pain, et aujourd’hui ils courent au théâtre ; c’est qu’ils ont de l’argent, oui, de l’argent. D’où leur vient-il ? d’Isabellada. Ne croyez point que ce soit aux animaux d’Isambart et à ses grimaces, aux tours de force de Marguerite qu’ils doivent leur fortune, du tout ! C’est à cette belle enfant qui saute maintenant une valse hongroise, au milieu du bal, éperdue, enivrée, accablée d’applaudissements, de fleurs et du brouhaha d’une salle entière qui trépigne de joie.

Un seul masque reste pensif sur sa banquette, il est triste, et les applaudissements de la salle le font pleurer, la grâce d’Isabellada lui est à charge. C’est qu’aussi là, comme autre part, il est venu apporter sous son masque sa jalousie amère et sa haine furieuse et ses peines et ses plaies saignantes et ses blessures profondes. C’est le domino noir.

Quant à Isambart, il dansait lourdement, criait fort, intriguait le premier venu et puis il allait s’asseoir à la table de jeu, avec d’autres pierrots, trichait, riait aux éclats, faisait du vacarme, attroupait tout le monde autour de lui, et puis il recommençait.

Marguerite, depuis quelque temps, l’avait perdu de vue, lorsqu’elle se sentit frapper sur l’épaule ; elle se retourna.

C’était un pierrot avec une tête de bœuf.

Elle reconnut notre homme, mais lorsque celui-ci vint à lui dire : « Je te connais bien, beau masque », ce n’était plus sa voix, non, bien sûr, ce n’était pas lui. Qu’en savait-elle après tout, car il y en avait tant d’autres du même costume ! Cette mode de porter des têtes d’animaux était alors fort en usage.

Quant à la voix elle était déguisée sous le masque.

— Je te connais bien, dit le pierrot, veux-tu que je te dise ton nom ?

— Oui.

— Marguerite la rouge, la laide.

Cette voix grêle et chevrotante, cette figure stupide de bœuf ouvrant ses larges narines, avec son rire imbécile, fit peur à Marguerite ; elle se tapit dans son coin en tremblant.

— Tiens, regarde, continua-t-il, cette jeune fille sauter là-bas, la reconnais-tu ?

Et il montrait Isabellada, et sa large figure riait toujours et sa voix continuait :

— Elle est plus jolie que toi ; vois-tu comme son sein palpite avec grâce, comme ses mains sont blanches, comme son costume lui dessine bien la taille ?

Marguerite trépignait d’impatience, elle se mordait les lèvres ; elle commença à pleurer, et l’on vit ses larmes couler sur son masque noir et y laisser une trace blanche.

Et la tête de bœuf riait toujours, ouvrant ses larges narines, et ses lèvres s’écartaient avec une stupidité qui avait quelque chose de féroce ; il continua avec plus de vitesse :

— Ce soir, après le bal, quand les lumières seront éteintes, lorsque tu retourneras dans ta tente rejoindre tes enfants, tu entendras, non loin de toi, le bruit des baisers d’amour.

— Oh ! grâce ! grâce !

Et le masque riait de plus belle, il se mit même à agiter ses longues manches autour de la tête de Marguerite et à lui en caresser les joues.

— Et cette femme, que tout le monde admire maintenant, sera à un seul homme, à ton mari.

— Ah ! pitié, Isambart, pitié !

— Tenez, dit-il en riant et en s’adressant au public, en voilà une qui se fâche parce que je lui dis que son mari en caresse une autre.

Il se retourna vers Marguerite et l’amena dans l’embrasure d’une fenêtre. Alors elle ne pouvait plus lui échapper, il pouvait lui cracher toutes ces injures à la face, il pouvait lui raconter jusqu’au bout toutes les peines qu’elle avait eues, lui dire combien elle était laide, lui montrer toute la différence qu’il y avait entre elle et la danseuse, lui peindre jusqu’au dernier détail l’amour de Pedrillo ; il pouvait lui représenter avec chaleur leurs entrelacements dans le lit nuptial, leurs mots à moitié dits, leurs soupirs entrecoupés. C’est ce qu’il fit.

— Tu seras éveillée demain par les éclats de rire d’un enfant, ce sera le leur !

— Oh ! lsambart, que t’ai-je fait ?

— Rien, mais tu me déplais ; tantôt, quand je te voyais faire tes tours, que j’aurais eu de plaisir à jeter de la boue sur ta robe bleue, à tirer tes cheveux, à meurtrir tes seins ! Je sais bien, tu ne m’as jamais rien fait, tu es peut-être meilleure qu’une autre, mais enfin tu me déplais, je te souhaite du mal, c’est un caprice. D’abord, pourquoi pleurer toujours ? avoir un air si sombre, une démarche si déplaisante, une tournure qui me fait bisquer enfin ? Et puis, toujours geindre et se lamenter ! Eh bien, morbleu ! pourquoi ne t’en vas-tu pas d’avec nous ? car nous te nourrissons et ce n’est jamais pour toi que nous recevons de l’argent. Tes enfants, dis-tu ? Eh bien, le bureau les ramassera bien ; moi, à ta place, je ferais la vie, au moins… Ah ! non, t’es trop laide ! Oh ! mais, quand je vois tes yeux de chat à travers ton masque, qué figure qui me déplaît !

Il quitta son air en colère et partit en riant aux éclats.

Isabellada, épuisée, demanda à Pedrillo à s’en aller, et en quittant le bal elle s’appuya sur son bras langoureusement, laissa voir sa gorge décolletée et son dos couvert d’une odeur odoriférante.

On l’applaudit encore.

VIII

Pedrillo, en effet, laissa seule Marguerite et alla du côté de la ménagerie. Isambart les laissa tranquilles, se coucha vite et ne se réveilla que le lendemain, à 1 heure d’après-midi.

Le domino noir ôta son masque qui l’étouffait, et resta le coude appuyé sur la table, regardant brûler la chandelle, et enfoncée dans les souvenirs du bal. Les paroles d’Isambart lui revenaient à l’esprit, elle entendait son rire éclatant, perçant à travers son masque.

C’était le souvenir de la danse d’Isabellada qui lui faisait mal, tous ces applaudissements pour une autre, tous ces dédains pour elle, l’amour de Pedrillo pour son enfant. Et la tête de bœuf lui revenait encore dans l’esprit, avec ses narines ouvertes et son rire féroce ; son expression stupide l’effrayait encore.

Je ne sais si vous avez comme moi étudié tous ces visages grotesques, mais il y en a quelques-uns dont l’auteur doit être bien athée et bien misanthrope pour réunir sur le même carton la ressemblance de la brute avec l’homme.

La haine sans cause d’Isambart lui avait fait une singulière impression : sa haine avait pour motif qu’elle marchait mal, que ses cheveux étaient rouges et qu’elle aimait ses enfants. Ce remède ignoble à ses maux, qu’il lui avait proposé, cette insulte outrageante de lui avoir fait sentir qu’on la nourrissait par pitié, qu’elle leur était à charge, tout cela la faisait souffrir, elle qui aimait tant son Pedrillo, elle qui n’avait demandé au ciel qu’une vie d’amour, qu’un mari qui l’aimât, qui comprît toutes ses tendres affections et qui sentît toute la poésie qu’il y avait dans ce cœur de baladine, de femme honnie, méprisée de la société.

« Ah ! se disait-elle en elle-même, lorsqu’elle voyait passer, en chapeau, une femme honnête, pourquoi ne suis-je point comme elle ? » et alors l’envie lui prenait au cœur ; quand elle voyait danser lsabellada, elle demandait au ciel pourquoi la nature ne l’avait point faite ainsi, et elle haïssait la maîtresse de son mari. Oh ! dans ces moments-là, quand elle avait froid, quand elle voyait Pedrillo vivre heureux et content, alors elle était méchante et ne croyait plus en Dieu.

Encore elle se serait passée d’argent ! Elle demanda de l’amour à la société, on lui rit à la face ; de l’humanité ? on lui montra le chemin de l’hôpital ; de la pitié ? c’est une baladine. Ah ! de la pitié à une baladine, à une voleuse d’enfants, à une coureuse des rues !

Eh bien, à cette société qui n’avait voulu lui donner ni pain, ni amour, ni pitié, elle voua la haine et la jalousie ; à Dieu qu’elle avait imploré tant de fois, les genoux sur le pavé, les larmes aux yeux, à Dieu qui n’écouta pas ses prières, elle donna l’impiété ; à la nature qui l’avait maltraitée, le mépris.

Aussi quand elle voyait des gens riches, heureux, estimés, dont on prenait soin, elle leur souhaitait les calamités les plus grandes ; elle riait des prières des pauvres, de leurs vœux, de leurs reliques, et en passant elle crachait sur le seuil des églises. Quand elle voyait une femme gracieuse, au doux sourire, aux yeux tendres et langoureux, aux cheveux de jais, au cou d’albâtre, elle se moquait de la foule qui l’admirait, elle disait : « Qu’aurait-il fallu pour qu’elle fût comme moi ? des cheveux d’une autre couleur, des yeux plus petits, une taille moins bien faite, et elle serait comme Marguerite ! Si son mari ne l’avait point aimée, l’avait méprisée, l’avait battue, elle serait laide, méprisée comme Marguerite ! ».

C’est dans ces pensées-là qu’elle était alors, puis peu à peu elle s’assoupit ; elle dormait, le coude appuyé sur la table, la joue dans la main, et la chandelle brûlait toujours.

IX

Le lendemain elle fut réveillée par la voix d’Ernesto qui se disputait avec lsabellada ; elle se mit à les écouter.

— Pourquoi me l’avez-vous prise ? n’était-ce pas à moi ? je veux la ravoir !

Marguerite s’habilla à la hâte, se cacha derrière la voiture aux animaux, et les regarda sans rien dire. Elle vit la sœur d’Isambart qui tenait la couverture d’un de ses enfants et qui ne voulait pas lui rendre.

Elle avait déjà bien d’autres motifs pour haïr cette femme, sans que celui-ci vint s’y joindre encore ; elle ne put supporter plus longtemps cette vue, elle sauta en un seul bond sur elle, lui arracha la couchette.

— Encore, toujours toi, Isabellada !

Elle prononça ce mot de la manière la plus dure qu’il lui était possible, car son harmonie lui déplaisait.

— N’est-ce point assez, continua-t-elle avec verve et chaleur, n’est-ce point assez que tu viennes chez nous t’y établir, y dominer, y faire la souveraine ; que tu prennes mon mari, que tu me l’enlèves tous les jours de ma couche pour le porter dans la tienne ? n’est-ce pas assez, fille de Satan ! de nous insulter en public par ta beauté que tu prostitues à l’admiration du premier venu ? dis, réponds, n’est-ce pas assez ? l’infamie et l’outrage ne sont-ils pas portés assez haut, sans que tu viennes encore arracher les linges qui cachent le sang de nos plaies ? Il retomberait sur toi, ce sang ! prends-y garde !… Ah ! ah ! les belles filles, les jolies, à qui tout le monde jette des fleurs, des louanges, de l’argent, vous nous donnez en échange le mépris, la honte et la misère. Tiens, Pedrillo, regarde si je n’ai pas raison !

— Qu’y a-t-il, Isabellada ?

— Son enfant a voulu prendre la couverture du mien, et Marguerite soutient que c’est à elle.

— Marguerite, qu’as-tu à dire ?

— Elle ment, Pedrillo, ne l’écoute pas !

— C’est toi, Marguerite.

Et il la repoussa durement dans la tente ; là, elle s’arracha les cheveux, déchira ses habits, se roula par terre, se mit le visage en sang.

Elle se releva.

Il faut donc boire l’amertume jusqu’à la lie ! « Eh bien, encore, encore, lsabellada, danse mieux s’il est possible ! Pedrillo, aime-la plus encore ! et moi, je vous haïrai davantage. »

Tout à coup elle se jeta aux genoux de Pedrillo, qui entrait dans la tente au même moment.

— Que viens-tu faire ici ?

— Prendre de l’argent.

— Pour qui ?

— Pour elle.

— Ah oui, elle, elle, toujours ! Ah ! Pedrillo, tu l’aimes donc bien ?

— Oui.

— Grâce ! Oh ! ne m’accable plus de sa présence, de son nom, de sa beauté ; je t’en prie, aime-moi ! Que te faut-il pour te plaire ? mais, je t’en prie, ne m’en parle plus !

Cette femme, le visage ensanglanté, les habits déchirés, pleurant, se tordant de rage à ses pieds, l’attendrit un moment.

— Que veux-tu, ma Marguerite ?

— Pedrillo, laisse pour maintenant, mais un jour, quand elle, tu m’entends ? elle, quand elle m’aura tuée par ses insultes, tu sais comme le lion de Numidie rugit bien dans sa cage, tu sais avec quelle volupté il dévore la viande qu’on lui donne le soir ? eh bien, un jour, je te demanderai le même honneur.

— Qu’as-tu, voyons, Marguerite, reviens à toi !

— Ce que j’ai ? je suis jalouse ! Ah ! tu ne l’as jamais été, toi ! Ce que j’ai ? je suis folle peut-être, je n’en sais rien, mais je la hais et je t’aime !

X

Il fait chaud, le soleil darde ses rayons sur la route pleine de poussière, les pommiers qui la bordent ont leurs feuilles toutes brûlées. C’est par ces vigoureuses chaleurs du mois de juin qu’il est doux de se laisser ballotter par le mouvement de la calèche, de s’abandonner à quelque rêve plein de poésie, tandis que les rideaux bleus des vasistas sont fermés et laissent passer cependant quelque petit nuage de poussière chassé par le vent et qui vient couvrir vos habits.

Cela est vrai, mais tout le monde ne voyage pas en calèche, et nos baladins dormaient alors dans leurs carrioles. Marguerite et Pedrillo marchent à pied et causent tous deux. Le silence n’était alors interrompu que par le son de leurs voix qui se faisait seul entendre au milieu de la campagne, par le pas des chevaux sur la poussière, et par le bourdonnement d’une abeille qui bourdonnait autour de la cage du lion et l’empêchait de se livrer à ses rêves, car il en avait peut-être aussi, lui ; il pensait à son soleil d’Afrique, à la tanière qu’il avait laissée bien loin, là-bas, dans d’autres pays ; il pensait à son vaste désert, à la lionne qui couchait avec lui sous l’ombre du palmier, et il mordait le bout de ses griffes avec mélancolie. Laissons-le penser à son bonheur d’autrefois, laissons-le rêver à ses joies brutales, et revenons aux peines de Marguerite.

— Tu l’aimes donc bien, dit-elle tout à coup.

— Eh bien, oui, Marguerite, pourquoi toujours le demander ?

— Que lui trouves-tu de bien ?

— Tout ; mais tu m’ennuies, que veux-tu ?

— La mort !

— Oh ! tu es folle !

— Peut-être ; tu es méchant, je ne te demande pas l’amour, je ne te demande pas la pitié, mais je te demande la cause de cet amour, puis la mort après.

— Quant à la cause, je n’en sais rien, dit Pedrillo d’un ton courroucé ; quant à la mort, je t’en prie, Marguerite, tu sais que l’homme a des accès de colère.

— Et la femme des accès de jalousie, répondit Marguerite en riant ironiquement, oui, de jalousie, c’est-à-dire de haine. Je te demandais la cause de ton amour pour Isabellada ; en bien, moi, je vais te dire la cause de ma haine pour elle et pour toi.

— Marguerite ! prends garde !

— Non ! la voilà la cause : elle est belle, je hais les belles parce que je suis laide ; tu l’aimes et je la hais, je hais ceux qu’on aime ; tu es heureux, toi, je hais les heureux ; vous êtes riches et je hais les riches, parce qu’on ne m’aime pas, parce que je suis malheureuse et misérable. Pourquoi, Pedrillo, pourquoi m’as-tu rejetée toujours comme quelque chose dont on a honte ? Ah ! oui, parce que tu craignais la risée publique ; en bien, je te hais, parce que j’aime ce que la société méprise, j’aime les baladins, moi, j’aime les filles de joie et celles du dernier rang, et je déteste ton Isabellada. Oh ! si je pouvais, je l’écraserais sous mon pied ; avec quelle joie je piétinerais sur son corps, sur ses seins, sur sa tête, sur sa figure ; je la mangerais, je la dévorerais avec plaisir !

Pedrillo fit un geste de colère.

— Marguerite, prends garde ! le lion est là dans sa cage ; de grâce, finis, pas un mot.

— Il fallait que tu fusses un homme sans pudeur et sans âme pour me mépriser ainsi, pour bafouer, pour salir, pour traîner dans la boue cette pauvre Marguerite qui t’aimait tant, qui s’était jetée dans tes bras, pleine de poésie et d’amour, et que tu as repoussée du pied comme un chien galeux qui veut lécher son maître.

— Oh ! Marguerite, Marguerite, tu vas me faire faire quelque chose d’odieux, d’horrible !

— Et encore cette femme, elle avait des enfants, et leur père les traitait sans pitié ; pas de pain quelquefois, et s’ils ne sont pas morts, c’est que Dieu a veillé sur eux. Le sanglier, la bête féroce, dévore quelquefois ses enfants, mais il ne les fait pas périr dans les agonies de la faim. Eh bien, oui, va, jette-moi, si tu veux, à ce lion ; je ne te demanderai ni secours ni pardon, non, car si tu m’as abreuvée d’amertume, je t’empoisonnerai d’injures, d’insultes et de reproches. Écoute, écoute, j’en ai encore à dire ; écoute que je te dise encore une fois que je hais Isabellada. Oui, je la déteste, je voudrais l’avoir entre mes mains, l’écraser, la déchirer de mes ongles et plonger ma tête dans son sang, et m’y désaltérer en la replongeant encore !

Le lion rugit dans sa cage, il fait sonner sa queue, il remue sa crinière, et la gueule ouverte il attend une femme que Pedrillo a dans les bras.

Celui-ci ouvre une porte et la précipite.

Déjà le fier animal l’avait saisie, lorsque Isambart, survenu à ses rugissements, arracha Marguerite ; elle avait la poitrine déchirée, et ses mains portaient l’empreinte des griffes.

XI

Quelle est cette femme qui sort en chancelant de l’hôpital ? Sa taille est grosse, ses cheveux rouges, son regard stupide ; un bonnet de dentelle avec des fleurs sales lui couvre la tête, ses habits sont déchirés et son aspect est misérable et fait pitié. C’est une folle. Vous voyez bien que son rire est étrange, ses mots entrecoupés, qu’elle court, qu’elle s’arrête ; bien sûr, c’est une folle. Ses mains et son visage ont des balafres ; bien sûr, c’est Marguerite. Oui, c’était elle.

Elle marcha ainsi pendant deux jours, ne sachant où elle allait, sans avoir rien pris, rien ramassé, rien que la boue qu’on lui jetait en passant. Les gamins couraient après elle, et lorsqu’elle se détournait pour leur dire : « Il fallait que vous soyez sans pudeur et sans âme ! » sa figure grimaçait ; son costume et ses fleurs sur le bonnet déchiré les faisaient rire, ils l’accablaient de leurs huées et de leurs cris de dédain.

Fatiguée, harassée, n’en pouvant plus, elle tomba presque évanouie sur le gazon d’un boulevard.

Tout à coup elle releva la tête, promena ses regards hébétés autour d’elle, et s’écria d’une voix tonnante : — Mes enfants, où sont-ils ? Auguste ! Ernesto ! Garofa !

Un tilbury vint à passer. Une grande dame s’y charrait à son aise, son cachemire blanc tombait derrière jusque sur le siège du domestique, les plumes blanches et noires de son chapeau s’agitaient avec grâce dans l’air, son sourire était doux, sa taille fine, elle paraissait heureuse, elle avait des diamants, un équipage, des cachemires et des colliers d’or.

Marguerite courut vers elle, s’accrocha aux rayons de la voiture, et avec des trépignements de colère :

— N’est-ce pas assez d’infamie et d’injures sans venir arracher le linge qui couvrait nos plaies ?… C’est toi, Isabellada ! Oh ! va, je te reconnais bien, c’est toujours cet air de courtisane, cette taille impudique.

Elle ne se trompait pas ; un jour que Isabellada dansait sur la place, un grand seigneur la vit, et depuis ce jour elle devint sa dame de compagnie.

— Quelle est cette femme ? dit le monsieur qui était en tilbury.

— Je ne sais, une folle sans doute.

— Si je suis folle ? peut-être.

— John, chassez-la.

Le domestique lui donna des coups de fouet sur le visage, mais elle restait toujours accrochée aux rayons de la roue.

— Non ! je ne m’en irai pas, disait-elle ; écoute, écoute encore : si tu m’as abreuvée d’amertumes, je peux t’empoisonner d’insultes, de reproches et d’outrages !

— La folle ! la folle ! criait le peuple en courant après Marguerite.

Elle s’arrêta, se frappa le front.

— La mort ! dit-elle en riant.

Et elle se dirigea à grands pas vers la Seine.

XII

On venait de retirer un cadavre de l’eau, et il était exposé à la morgue ; c’était une femme, un bonnet de dentelle avec des fleurs sales lui couvraient la tête, ses habits étaient déchirés et laissaient voir des membres amaigris ; quelques mouches venaient bourdonner à l’entour et lécher le sang figé sur sa bouche entr’ouverte, ses bras gonflés étaient bleuâtres et couverts de petites taches noires.

Le soleil était sur son déclin et un de ses derniers rayons, perçant à travers les barreaux de la morgue, vint frapper sur ses yeux a moitié fermés et leur donner un éclat singulier.

Ce corps couvert de balafres, de marques de griffes, gonflé, verdâtre, déposé ainsi sur la dalle humide, était hideux et faisait mal a voir. L’odeur nauséabonde qui s’exhalait de ce cadavre en lambeaux, et qui faisait éloigner tous les passants oisifs, attira deux élèves en médecine.

— Tiens ! dit l’un d’eux après l’avoir considérée quelque temps, elle était à l’hôpital l’autre jour.

Il se tut et l’examina attentivement.

C’était un véritable élève en médecine, avec un habit vert râpé, couvert de duvet, une casquette rouge et une pipe de faïence dans laquelle il fumait le fin Maryland.

— Mais si nous l’achetions ?

— Que voudrais-tu en faire ?

— Gare ! cria la voix d’un cocher.

C’était celui du tilbury de l’autre jour qui conduisait mademoiselle à l’Opéra.

Nos disciples d’Esculape se rangèrent aussitôt ; en se retournant, le fumeur laissa tomber sa pipe.

— Sacré nom de Dieu ! dit-il en frappant du pied, voilà la troisième que je casse de la journée !

moralité.

Maître Michel de Montaigne, gascon docte et prud’homme, bardereau, a dict : « Cecy est un livre de bonne foy ; je donne mon advis, non comme bon, mais comme mien ».

Moi, je dirai aussi que c’est de bonne foi que sont écrites ces pages, et même je les ai composées avec feu et enthousiasme. I

J’ai voulu tonner contre les préjugés et je ferai peut-être crier contre un auteur aussi impudent que moi.

Quant à ce que j’ai mis comme titre, Un Parfum à sentir, j’ai voulu dire par là que Marguerite était un parfum à sentir ; j’aurais pu ajouter : une fleur à voir, car pour Isabellada la beauté était tout.

Maintenant de peur que la très sainte Église catholique, apostolique et romaine, ne lance contre moi ses foudres à cause de mon titre cocasse, Conte philosophique immoral, moral (ad libitum), je me justifierai quand on m’aura fait la définition de ce qui est moral d’avec ce qui ne l’est pas.

ce que vous voudrez.

Vous ne savez peut-être pas quel plaisir c’est : composer !

Écrire, oh ! écrire, c’est s’emparer du monde, de ses préjugés, de ses vertus et le résumer dans un livre ; c’est sentir sa pensée naître, grandir, vivre, se dresser debout sur son piédestal, et y rester toujours.

Je viens donc d’achever ce livre étrange, bizarre, incompréhensible.

Le premier chapitre, je l’ai fait en un jour ; j’ai été ensuite pendant un mois sans y travailler ; en une semaine, j’en ai fait cinq autres, et en deux jours je l’ai achevé.

Je ne vous donnerai pas d’explications sur sa pensée philosophique ; elle en a une triste, amère, sombre et sceptique… cherchez-là.

Je suis maintenant fatigué, harassé, et je tombe de lassitude sur mon fauteuil sans avoir la force de vous remercier si vous m’avez lu, ni celle de vous engager à ne le pas faire si vous ne connaissez pas le titre de mon originale production.


  1. 1er avril 1836.