Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Tome 3/Texte entier

Louis ConardVolume III (p. titre-TdM).

appendice aux œuvres complètes
de
GUSTAVE FLAUBERT

ŒUVRES DE JEUNESSE
INÉDITES

III
1845-1846
l’éducation sentimentale
(version de 1845)
PARIS
LOUIS CONARD, LIBRAIRE-ÉDITEUR
17, boulevard de la madeleine, 17

MDCCCCX

L’ÉDUCATION
SENTIMENTALE.

(version de 1845[1].)

I

Le héros de ce livre, un matin d’octobre, arriva à Paris avec un cœur de dix-huit ans et un diplôme de bachelier ès lettres.

Il fit son entrée dans cette capitale du monde civilisé par la porte Saint-Denis, dont il put admirer la belle architecture ; il vit dans les rues des voitures de fumier traînées par un cheval et un âne, des charrettes de boulanger tirées à bras d’homme, des laitières qui vendaient leur lait, des portières qui balayaient le ruisseau. Cela faisait beaucoup de bruit. Notre homme, la tête à la portière de la diligence, regardait les passants et lisait les enseignes.

Quand, après être descendu de voiture, avoir payé sa place, avoir fait visiter ses paquets par l’employé des contributions indirectes, s’être choisi un commissionnaire et décidé enfin pour un hôtel, il se trouva tout à coup dans une chambre vide et inconnue, il s’assit dans un fauteuil et se prit à réfléchir au lieu de déboucler ses malles et de se laver la figure.

Les poignets sur les cuisses, les yeux tout grands ouverts, il contemplait d’un air stupide les quatre pieds de cuivre d’une vieille commode en acajou plaqué qui se trouvait là.

Quoi de plus triste qu’une chambre d’hôtel, avec ses meubles jadis neufs et usés par tout le monde, son demi-jour faux, ses murs froids qui ne vous ont jamais renfermé, et la vue dont on jouit sur des arrière-cours de dix pieds carrés, ornées aux angles les de gouttières crasseuses avec des cuvettes de plomb a chaque étage. Vive plutôt une chambre d’auberge, parquetée en bois blanc, ayant pour tous meubles deux chaises d’église, un grand lit recouvert d’une serge verte, et, sur la cheminée de plâtre, un pauvre bénitier en or avec une branche de buis bénit ! Il y a une seule fenêtre donnant sur la grande route, on est a la hauteur du bouchon suspendu au-dessus de la porte, on peut le prendre avec la main ; la vigne qui tapisse toute la maison grimpe jusqu’à vous, et ses feuilles, quand vous vous penchez pour voir, vous caressent la joue. On entend de là les moissonneurs qui fanent dans les champs, et, le soir, le bruit ferré des grands chariots qui rentrent.

Sa mère lui dit :

— Eh bien, à quoi rêves-tu donc ?

Et comme il ne bougea nullement, elle le secoua par le bras en réitérant la même question.

— Ce que j’ai ? ce que j’ai ? dit-il, se redressant en sursaut, — mais je n’ai rien du tout.

Il avait pourtant quelque chose.

II

Mais il eût été bien embarrassé de le dire, car il n’en savait rien lui-même.

Quand sa mère fut restée huit jours avec lui, qu’elle l’eut installé, nippé et emménagé, quand ils furent allés ensemble deux fois au musée de Versailles, une fois à Saint-Cloud, trois fois à l’Opéra-Comique, une fois aux Gobelins, une fois au puits de Grenelle, une trentaine de fois dans divers passages pour acheter divers objets, la bonne femme songea à se séparer de son fils ; elle lui fit d’abord mille recommandations sur beaucoup de choses qu’elle ne connaissait pas, puis l’engagea au travail, à la bonne conduite, à l’économie.

Le jour du départ arrivé, ils dînèrent en tête à tête dans un restaurant, près la cour des Messageries, mais ils n’avaient faim ni l’un ni l’autre et se parlèrent peu. Au moment de se séparer et dès avant qu’on fît l’appel, elle s’attendrit, et quand il fallut se quitter, ce fut en pleurant qu’elle baisa son pauvre Henry sur les deux joues. Henry alluma de suite un cigare et prit une tenue impassible ; mais à peine la voiture s’était-elle ébranlée que le cigare l’étouffait, il le jeta avec colère : « Adieu, pauvre mère, se dit-il, adieu, adieu », et dans son cœur il la couvrit de bénédictions et de caresses. Il aurait voulu l’embrasser tout à son soûl, l’empêcher de pleurer, lui essuyer les yeux, la consoler, la faire sourire, la rendre heureuse ; il se trouva lâche et s’en voulut d’avoir été presque humilié de sa tendresse tout à l’heure, devant trois bourgeois qui composaient le public ; il enfonça ses mains dans ses poches, son chapeau sur ses yeux, et continua à marcher sur le trottoir, d’un air brutal.

Ne sachant que faire les premiers jours, il rôdait dans les rues, sur les places, dans les jardins ; il allait aux Tuileries, au Luxembourg ; il s’asseyait sur un banc et regardait les enfants jouer ou bien les cygnes glisser sur l’eau. Il visita le Jardin des Plantes et donna à manger à l’ours Martin, il se promena dans le Palais Royal et entendit le coup de pistolet qui part à midi, il regardait les devantures des boutiques de nouveautés et des marchands d’estampes, il admirait le gaz et les affiches.

Le soir, il allait sur les boulevards pour voir les catins, ce qui l’amusa beaucoup les premiers jours, car il n’y avait rien de pareil dans sa province.

Tout en flânant le long des quais, il lisait le titre des bouquins étalés sur le parapet ; il s’arrêtait, aux Champs-Élysées, devant les faiseurs de tours et les arracheurs de dents ; sur la place du Louvre, il passa un jour beaucoup de temps à contempler les oiseaux étrangers que l’on y voit, dans des cages, caqueter et battre des ailes quand il fait le moindre rayon de soleil. Les pauvres bêtes gémissent, regardent les nuages, se balancent sur leurs anneaux comme elles se balançaient sur les branches de leurs grands arbres situés au delà des mers, dans des pays plus chauds ; il manqua même de se faire enlever un doigt par une perruche rouge à bec recourbé, qu’il trouvait plus jolie que les autres.

Il montait sur les tours des églises et restait longtemps appuyé sur les balustrades de pierre qui les couronnent, contemplant les toits des maisons, la fumée des cheminées, et, en bas, les hommes tout petits qui rampent comme des mouches sur le pavé.

Il se faisait transporter en omnibus d’un quartier de Paris à l’autre, et il regardait toutes les figures que l’on prenait et qu’on laissait en route, établissant entre elles des rapprochements et des antithèses.

Il entrait dans un café et restait une heure entière à lire la même ligne d’un journal.

Il allait au bois de Boulogne, il regardait les jolis chevaux et les beaux messieurs, les carrosses vernis et les chasseurs panachés, et les grandes dames à figure pâle, dont le voile remué par le vent et s’échappant de la portière lui passait sous le nez, avec le bruît des gourmettes d’argent. Il aimait leur maintien dédaigneux et leurs blasons bariolés ; il rêvait, en les contemplant, à quelque existence grasse, pleine de loisirs heureux, passée derrière de triples rideaux roses, sur des meubles de velours ; il se figurait les salons où elles allaient, le soir, décolletées, en diamants, avec des fleurs, les oreillers garnis de dentelles où elles posaient leur tête, les grands parcs qu’elles avaient l’été, et les allées sablées où marchaient leurs pieds.

Mais à chaque joie qu’il rêvait, une douleur nouvelle s’ouvrait dans son âme, comme pour expier de suite les plaisirs fugitifs de son imagination.

Étourdi du bruit des rues et de toute cette cohue d’hommes qui s’agitait autour de lui sans qu’il participât à ces actions et à ces mouvements passionnes, il s’éprenait tout à coup de désirs paisibles, souhaitait vivre loin de tout cela, à cent lieues d’une ville, dans quelque petit village ignoré, assis au revers d’un coteau, à l’ombre des chênes, pour y exister et y mourir plus inconnu que le plus humble des mortels.

Rentré chez lui, il n’allumait pas sa bougie, mais il faisait un grand feu et s’asseyait devant à regarder le bois brûler. C’était un grand feu clair, qui éclairait le plafond et se mirait dans les glaces ; la flamme bourdonnait, une rougeur moirée ondulait sur les charbons, parfois des étincelles s’élançaient en spirales en éclatant comme des fusées, et Henry alors pensait à des choses si douces, si anciennes, si profondément tendres, qu’il en venait à sourire.

Grâce au charbon de terre, aux cheminées à la prussienne, aux bûches économiques et aux calorifères de toutes sortes, ils n’existent plus ces vénérables foyers antiques, où l’on entrait tout debout, quand, après une longue chasse d’hiver, on venait s’asseoir dans une des niches pratiquées aux côtés, attendant que les oies et les quartiers de mouton qui tournaient à la broche fussent cuits pour le souper, pendant que, de temps à autre, un valet cassait de la bourrée sur son genou et la jetait au feu qui la tordait et la dévorait, et qu’assis sur leur train de derrière, les lévriers mouillés se chauffaient le dos en bâillant.

À quoi pensait-il ?

À son enfance, à son pays, au jardin de son père. Il revoyait toutes les plates-bandes, tous les arbres, et le vieux cerisier où il avait établi une balançoire, et le grand rond de gazon où il s’était si souvent roulé, à l’époque surtout où on le tondait, ou bien au mois d’avril, quand il était couvert de marguerites.

Il pensait aussi à ces trois jeunes gens, ses plus vieux camarades, ceux avec qui autrefois il avait joué au gendarme et au voleur : l’un s’était fait marin, le second était mort en Afrique, le troisième s’était déjà marié ; tous trois étaient morts pour lui.

Il pensa aussi à une tante défunte depuis longtemps et qu’il n’aimait pas quand elle vivait.

Il songea à son bon temps de collège, à son pupitre tout abîmé de coups de canif et noirci d’encre, aux marronniers de la cour, et aux greniers de l’église où l’on allait dénicher des hirondelles. Il songea encore à ces après-midi du jeudi, si pleins de joie et de tumulte ; il revit un petit café où ils se réunissaient pour fumer et pour causer politique, il revit les tables ébréchées et la vieille femme qui les servait.

Il songea aussi à la petite fille qu’il avait aimée à sept ans, à la demoiselle qui l’avait ému à douze, à la dame qui l’avait tourmenté plus tard ; il se rappela successivement tous les lieux où il les avait vues, il tâcha même de se reconstruire tous les mots oubliés qu’elles avaient pu lui dire, mais sa mémoire avait perdu quelques-uns de leurs traits ; il se rappelait seulement les yeux de l’une, la voix de l’autre, ou bien rien qu’un certain geste, au souvenir duquel son cœur tressaillait tout entier.

Il voulut faire des vers appropriés à son état d’esprit, mais, comme il fut longtemps à attraper la rime du second, il s’arrêta tout court. Il voulut ensuite écrire des pensées détachées, mais il n’en trouva aucune.

III

jules à henry.

« Depuis que tu m’as quitté, mon cher Henry, il me semble que tout est parti avec toi, ton absence m’a laissé un vide affreux. Je t’envie autant que je te regrette. Comme je voudrais être avec toi à Paris ! comme la vie doit y être belle et chaude ! Réponds-moi de suite et donne-moi des détails sur tout ce que tu fais, sur tes nouvelles connaissances, sur les sociétés où tu te trouves, etc. As-tu vu Morel ? t’a-t-il mené chez des actrices ? vois-tu des artistes ? vas-tu souvent au spectacle ? dis-moi un peu ce que tu as trouvé de l’opéra, etc., etc., je brûle d’avoir une lettre.

« Comme tu es heureux, toi ! ton père a bien voulu te laisser aller à Paris ; tu es libre, tu as de l’argent, des maîtresses, tu vas dans le monde, mais moi !… Je vais te raconter ce qui s’est passé depuis ton départ.

« Tu sais que ma mère voulait que je fusse notaire ; je le voulais aussi pour aller faire mon droit là-bas, pour t’aller rejoindre, mais mon père s’y est opposé, disant qu’il n’aurait jamais le moyen de m’acheter une étude, que les notaires d’ailleurs étaient tous des filous et des Robert Macaire, qu’il avait eu souvent des procès et qu’ils l’avaient toujours volé, qu’enfin c’était un métier d’imbécile et qu’il ne consentirait jamais à ce que son fils l’apprît. Son idée fixe est de me garder ici, avec lui et de me faire entrer dans une administration quelconque ; il dit que c’est une belle carrière et qu’avec de l’assiduité et de l’intelligence on peut y faire son chemin. Je ne sais pas encore si ce sera dans les contributions indirectes ou dans les finances ; il est sorti ce matin de bonne heure en me disant qu’il allait s’occuper de moi. Puisse-t-il être repoussé dans toutes ses demandes et voir tous ses absurdes projets avorter dès le premier jour !

« Comprends-tu cela, Henry, le comprends-tu ? moi, dans un bureau ! moi commis, moi écrivant des chiffres, copiant des rôles, maniant des registres ou des livres, comme ils appellent ça, des livres en peau verte, à tranches jaunes, et garnis de coins en cuivre ! être là du matin au soir, côte à côte avec des garçons de bureau, des domestiques à cent francs par mois ! venir tous les jours à 9 heures du matin, s’en aller à 4 heures du soir, et revenir le lendemain et le surlendemain, et ainsi pendant toute la vie, ou plutôt jusqu’à ce que j’en meure, car j’en mourrai de rage et d’humiliation ! Donc j’aurai un maître, un supérieur, un chef à qui il faudra obéir, à qui j’irai porter la besogne, l’ouvrage, et qui sera là, assis dans son fauteuil, à examiner tout, à compter les virgules passées, les lignes de travers, les mots oubliés, et qui me grondera sur ma mauvaise écriture, et me bousculera comme un valet !… Patience ! patience ! je suis bien décidé à ne pas me laisser mener par eux et à tous les envoyer promener de manière à ce qu’ils ne s’y refrottent plus ; je veux d’abord me faire renvoyer dès la première semaine, c’est un parti pris, et puis après, nous verrons. À moins qu’on ne me fasse bottier, sans doute, ou garçon épicier, il ne manquerait plus que ça !

« Ô mon pauvre Henry ! est-ce là ce que nous avions rêvé ensemble ? Te rappelles-tu la belle vie que nous nous étions arrangée autrefois, et comme nous en causions en promenade ? Nous devions demeurer dans la même maison, tous les matins jusqu’à midi nous aurions travaillé, chacun à notre table ; à cette heure-là on se serait lu ce qu’on aurait fait. Alors nous serions sortis, nous aurions été aux bibliothèques, aux musées, le soir dans les théâtres ; rentrés chez nous et avant de nous coucher, nous aurions encore analysé ce que nous avions vu dans la journée et préparé notre travail du lendemain.

« Comme nous aurions été heureux ainsi, vivant, pensant en commun, nous occupant d’art, d’histoire, de littérature ! Avec quelques bonnes connaissances, quelques articles un peu forts mis dans les journaux, nous serions vite arrivés à nous faire un nom. Ma première pièce, c’est toi qui l’aurais lue au comité, car tu lis mieux que moi, et puis j’aurais trop tremblé. Et la première représentation, mon Dieu ! la première représentation, y as-tu pensé quelquefois ? Le théâtre est tout plein de monde, les femmes sont en toilette et ont des bouquets ; nous autres nous sommes dans les coulisses, nous allons, nous venons, nous parlons à nos actrices dans les costumes de nos rôles ; on hisse les décors, on lève la rampe, les musiciens entrent à l’orchestre, on frappe les trois coups, et tout le bourdonnement de la salle s’apaise. On lève le rideau, tout le monde écoute, la pièce commence, les scènes vont, le drame se déroule, des bravos partent ; et puis on se tait de plus belle, on entendrait une mouche voler, chaque mot de l’acteur, tombant goutte à goutte, est recueilli avec une avidité muette… de tous les gradins bravo ! bravo ! les mains battent, les pieds remuent, bravo ! bravo ! l’auteur ! l’auteur ! l’auteur !… Ah ! Henry, qu’elle est belle la vie d’artiste, cette vie toute passionnée et idéale, où l’amour et la poésie se confondent, s’exaltent et se ravivent l’une de l’autre, où l’on existe tout le jour avec de la musique, avec des statues, avec des tableaux, avec des vers, pour se retrouver le soir, à la clarté flamboyante des lustres, sur les planches élastiques du théâtre, au milieu de tout ce monde poétique qui rayonne d’illusion, ayant des comédiennes pour maîtresses, contemplant sa pensée vivre sur la scène, étourdi de l’enthousiasme qui monte jusqu’à vous, et goûtant à la fois la joie de l’orgueil, de la volupté et du génie !

« P.-S. — Mon père vient de rentrer, il m’a fait demander dans sa chambre ; c’est fini, je suis douanier. Dans huit jours j’entre comme surnuméraire, il faut, ce soir, que j’aille faire ma visite au Directeur pour le remercier… il me faudra me contenir. Je n’en puis plus, plains-moi. Adieu !

« Ton ami jusqu’à la mort.

« Jules.

« Je t’enverrai plus tard la liste d’ouvrages que j’ai envie que tu m’apportes aux vacances. N’est-ce pas bientôt la saison des bals masqués ? Dis-moi le costume que tu prendras. M. A., le receveur, qui vient de se marier, donnera le 25 une grande soirée, il veut que ce soit tout à fait comme à Paris.

« J’irai. »

IV

Henry était encore dans son lit quand il lut cette lettre ; les illusions qu’elle retraçait lui parurent déjà si vieilles qu’elles ne le touchèrent point, et les misères dont son ami se lamentait si puériles qu’il ne le plaignit pas. Il sourit même un peu de pitié, en voyant son admiration pour Paris et sa frénésie littéraire, qu’il regarda, du haut de sa sagesse de débarqué de huit jours, comme deux maladies de province ; après quoi il replia la lettre dans ses mêmes plis, la mit sur sa table de nuit, et continua, couché sur le dos et les yeux levés au plafond, à réfléchir sur ses illusions propres et ses misères personnelles.

On verra dans la suite comment les premières changèrent de nature et pourquoi les secondes ne diminuèrent pas.

V

La sagesse des grands-parents avait cependant prévenu pour lui toute espèce de malheur. Après beaucoup de délibérations, où l’on était remonté à l’origine des sociétés humaines, et où tous les systèmes d’éducation avaient été discutés ; après beaucoup d’hésitations, de renseignements, de contremarches et de démarches, on avait enfin mis le jeune homme dans une pension spéciale ad hoc et sui generis : ad hoc, en ce sens qu’il n’y avait dans cette maison que des fils de famille, comme lui élevés dans la pureté du foyer domestique, ayant tous des mœurs honnêtes, placés là par leurs parents afin qu’ils les gardent, et tous désirant également les perdre au plus vite ; sui generis, car cette pension était une honnête pension, où il y avait autre chose que des prospectus, des haricots et de la morale ; on y était nourri et chauffé.

L’établissement avait bonne apparence. C’était une grande maison, dans une rue déserte dont je tairai le nom, comme dit Cervantès ; elle avait une grande porte cochère peinte en vert, plusieurs larges fenêtres donnant sur la rue, et l’été, quand elles étaient ouvertes, on voyait en passant les meubles du salon garnis de leur housse en calicot blanc. Sur le derrière se trouvait une manière de jardin anglais, avec des montagnes et des vallées, des sentiers qui tournaient entre des rosiers et des acacias boules, un beau sorbier qui s’élevait par-dessus le mur et laissait retomber gracieusement ses panaches de baies rouges ; de plus, au fond — c’était ce qu’on apercevait en entrant chez M. Renaud — une tonnelle de jasmins et de clématites, faite en treillage blanc et garnie d’un banc rustique. J’oubliais une pièce d’eau, large comme une tonne de Basse-Normandie, et où il y avait trois poissons rouges presque continuellement immobiles. Quand les parents avaient vu cela, ils étaient ravis, leur enfant respirerait un bon air, ils passaient dès lors par toutes les conditions ; elles étaient fort dures.

Car si M. Renaud prenait peu d’élèves, c’étaient des élèves choisis ; il n’en avait pas plus de cinq ou six, auxquels il consacrait tout son temps et toute sa science. On y préparait les jeunes gens à l’École polytechnique, à l’École normale et aux baccalauréats de toute nature ; il recevait aussi des étudiants en médecine et en droit, se contentant pour ces derniers de leur recommander de ne pas perdre de temps, c’était tout ce qu’il leur enseignait. Du reste ils l’aimaient tous, non point qu’il eût cette raison ardente qui séduit la jeunesse et qui l’attire vers les vieillards, mais c’était un bonhomme facile, leur rendant la vie douce et tranquille, passablement jovial, assez bien bouffon et amateur de calembours.

Il paraissait malin à la première entrevue et bête à la seconde, il souriait souvent d’une manière ironique aux choses les plus insignifiantes, et, quand on lui parlait sérieusement, il vous regardait sous ses lunettes d’or avec une intensité si profonde qu’elle pouvait passer pour de la finesse ; sa tête, dégarnie sur le devant et couverte seulement sur la nuque de cheveux blonds, grisonnants et frisés, qu’il laissait pousser assez longs et qu’il ramenait soigneusement sur les tempes, ne manquait pas d’intelligence ni de candeur ; toutes les lignes saillantes de sa stature, qui était petite et ramassée sur elle-même, se perdaient dans une chair flasque et blanchâtre ; il avait le ventre gros, les mains faibles et potelées comme celles des vieilles femmes de cinquante ans, ses genoux étaient cagneux, et il se crottait horriblement dans les rues.

Si les chaussons de Strasbourg n’avaient pas existé de son temps, il les aurait inventés ; il en portait continuellement, hiver comme été, au grand désespoir de sa femme, et gémissait pendant une heure quand il fallait sortir et passer des bottes. Mme Renaud lui avait brodé une calotte grecque, fond de velours brun avec des fleurs bleues, dont il se couvrait le chef dans son cabinet, où il restait toute la journée à travailler et à donner ses leçons ; il avait toujours le corps enveloppé d’une robe de chambre en tartan vert à raies noires, c’était l’ennemi le plus déclaré des habits et des dessous de pieds.

Quand les jeunes gens descendaient de leurs chambres, ils laissaient leurs casquettes dans l’antichambre, où il y avait deux paillassons et six chaises ; ensuite ils s’allaient mettre auprès de leur maître, sur des chaises ou des fauteuils, comme bon leur semblait, dormaient ou écoutaient, ou bien regardaient les éternels bustes de Voltaire et de Rousseau qui décoraient les deux coins de la cheminée, feuilletaient des livres dans la bibliothèque, ou dessinaient sur leur carton des têtes de Turcs et des chevelures de femme. Les habitudes de la maison étaient patriarcales et débonnaires : tous les dimanches, après dîner, on prenait le café ; le soir on jouait aux cartes dans le salon de Mme Renaud ; quelquefois on allait au théâtre tous ensemble, ou bien, l’été, on s’allait promener à la campagne, à Meudon, à Saint-Cloud.

Mme Renaud, du reste, était une excellente femme, une femme charmante, dont les manières maternelles avaient quelque chose de caressant et d’amoureux. On la voyait toute la matinée avec un bonnet de nuit coquettement garni de dentelles, mais qui lui cachait ses bandeaux ; sa robe sans ceinture, et dont les plis larges tombaient dès le collet, ne laissait rien à saisir et elle prenait dedans des attitudes molles et fatiguées ; elle parlait souvent du malheur de cette vie, des chagrins qui l’avaient usée, de sa jeunesse qui était déjà loin, mais elle avait de si beaux yeux noirs et de si beaux sourcils, sa lèvre était encore si rose, si humide, sa main se remuait avec une agilité si gracieuse dans tous les actes où elle s’en servait, qu’il fallait bien qu’elle mentît. Quand elle s’habillait et qu’elle mettait son grand chapeau de paille d’Italie à plume blanche, c’était une beauté royale, pleine de fraîcheur et d’éclat ; dans sa marche rapide sa bottine craquait avec mille séductions, elle avait une allure un peu cavalière et virile, mais toujours mitigée cependant par l’expression de sa figure, qui était ordinairement d’une tendresse mélancolique.

Quoique, dans certains moments, elle se fît un peu la mère de famille et la femme mûre, personne ne savait son âge, et j’aurais bien défié de me le dire le plus fameux marchand d’esclaves qu’il y ait depuis Bassora jusqu’à Constantinople. Si sa gorge, qu’elle laissait volontiers voir, était peut-être un peu trop pleine, en revanche elle envoyait une si douce odeur quand on s’approchait d’elle ! Elle cachait bien, il est vrai, le bas de sa jambe, mais elle montrait le bout de son pied, et il était très mignon ; derrière l’oreille on apercevait bien sur sa tête une imperceptible ligne blanche, qui voulait dire que les cheveux commençaient à tomber à cette place, mais pourquoi donc y avait-il sur son front quelque chose qui appelait le baiser ? pourquoi ces deux bandeaux noirs, qui lui descendaient sur les joues, donnaient-ils envie d’y porter la main, de les lisser encore, de les respirer de plus près, d’y poser les lèvres ?

L’hiver, elle se tenait dans sa chambre, assise entre la fenêtre et la cheminée, occupée à coudre ou à lire devant une petite table à ouvrage qui lui avait appartenu étant jeune fille. Pendant les longues heures qu’elle passait seule, que de fois ne regardait-elle pas la fleur jaune, en bois d’oranger incrusté sur le palissandre, en pensant très tristement à mille choses que j’ignore ! puis elle relevait la tête et se remettait à faire aller son aiguille, poussant un soupir ou se serrant les lèvres ; mais dès que le printemps était revenu et que les premiers bourgeons de lilas étaient éclos, elle allait avec son ouvrage se placer dans la tonnelle, et elle restait là jusqu’au soleil couchant. Aussi, tout en travaillant dans leurs chambres, les jeunes gens qui regardaient dans le jardin voyaient son sarrau blanc passer çà et là derrière les arbres ; elle se promenait dans la grande allée du fond, le long du mur, regardait les espaliers, regardait un brin d’herbe, ne regardait rien, se baissait pour cueillir de la violette, cassait avec ses doigts les boutons morts des églantiers, allait et venait. Le matin, encore en papillotes, elle arrosait ses fleurs elle-même, elle les aimait à l’adoration, disait-elle, le chèvrefeuille et les roses surtout ; elle en respirait le parfum d’une manière toute sensuelle.

Aux heures des repas elle descendait dans la salle à manger, où elle était gracieuse comme une maîtresse de maison qui fait les honneurs de chez elle.

Elle n’avait pas le bonheur d’être mère, mais elle adorait les enfants ; s’il en venait quelquefois chez elle, c’étaient des caresses, des chatteries et des bonbons à n’en plus finir. Mariée fort jeune à M. Renaud, sans doute qu’elle l’avait aimé, ne fût-ce qu’un jour, ne fût-ce qu’une nuit ; mais, à l’époque où commence cette histoire, il y avait déjà longtemps qu’elle ne regardait plus l’amour que par derrière l’épaule, en souriant un peu, il est vrai, et en lui envoyant de tristes adieux. Belle comme elle l’était encore, avec un cœur aussi sensible et une organisation aussi parfaite, elle l’avait reçu avidement, sans doute, dans la candeur de son désir, sans trop s’inquiéter d’où il lui venait ; puis, bien vite, elle en avait eu assez, et le regrettait maintenant, et le souhaitait peut-être, comme ces affamés qui, à peine à table, se sont emplis de potage et de bouilli, sans songer qu’il va venir tout à l’heure de la dinde truffée et des sorbets.

Ils vivaient, mari et femme, en bonne intelligence, ce qui tenait à la bonassité du mari et à la douceur de la femme ; on eût dit à les voir le meilleur ménage du monde, et après déjeuner ils faisaient même un tour de jardin ensemble bras dessus, bras dessous.

Madame avait sa bourse particulière et son tiroir secret ; Monsieur grondait rarement et depuis bien longtemps déjà ne faisait plus couche commune avec Madame. Madame lisait très tard le soir dans son lit ; Monsieur s’endormait de suite et ne rêvait presque jamais, si ce n’est quand il s’était un peu grisé, ce qui lui arrivait quelquefois.

VI

Il y avait dans cette maison, quant aux personnes, différents individus dont nous ferons peut-être plus tard la connaissance, mais entre autres, un Allemand qui se livrait aux mathématiques et deux Portugais de famille très riche, d’esprit très lourd, de mine très laide et de peau fort jaune, qui achevaient leurs études afin de retourner savants dans leur pays.

Henry se lia peu avec ses nouveaux camarades, il restait le plus souvent dans sa chambre, sortait rarement, et quand cela lui arrivait, rentrait de bonne heure. Il avait apporté beaucoup de choses de son pays : un petit portrait de sa sœur, qu’il accrocha de suite à la tête de son lit, des pantoufles brodées par sa mère, son fusil, sa carnassière, le plus de livres qu’il avait pu en fourrer dans sa malle, une petite boîte où il serrait ses lettres, un buvard en maroquin rouge sur lequel il écrivait, et puis son couteau, un presse-papier, un canif, plusieurs canifs même, cadeaux de jour de l’an qui lui rappelaient de vieilles connaissances et des jours écoulés.

Il passa les premiers jours à arranger tout cela, ce qu’il fit le plus lentement possible, le fusil et la carnassière suspendus à la muraille, vis-à-vis des deux fleurets passés dans la garde l’un de l’autre, le buvard posé sur la table et la petite boîte aux lettres sur la cheminée, entre les deux flambeaux de cuivre.

La chambre qu’on lui avait donnée était grande, toute pareille, du reste, à celle de Mme Renaud qui occupait le premier, l’étage inférieur, avec nombre égal de fenêtres, c’est-à-dire deux, ayant vue sur le jardin et garnies comme les siennes d’une balustrade en fer recourbé, avec boutons fleuris et des arabesques dans le goût de Louis XV ; une grande commode, placée entre les deux fenêtres, faisait face à un canapé de velours d’Utrecht vert, à clous de bronze ; sur l’autre panneau le lit se mirait dans la glace de la cheminée, montrant naïvement ses rideaux blancs passés dans un anneau doré suspendu au plafond.

Quand il eut enfin accordé les meubles de cet appartement avec les siens propres, quand il se fut bien habitué à s’asseoir dans ce fauteuil et à s’accouder sur cette table, ne sachant alors que faire, il se mit à travailler ; les dimanches même il restait chez lui. Mme Renaud aussi ne sortait guère ce jour-là, mais M. Renaud en profitait pour aller faire ses courses, et ses élèves pour s’en aller se divertir dans Paris.

Comme le quartier était désert et que, le soir surtout, il y passait peu de voitures, Henry entendait Mme Renaud ouvrir sa fenêtre et fermer la jalousie, ensuite il l’entendait encore marcher quelque temps, puis tout rentrait dans le silence ; il écoutait attentivement ses pas, quand ils avaient cessé il y songeait encore. L’idée qu’il l’aimait ne lui était seulement pas venue dans la tête, mais le retour habituel de cette fenêtre qui se fermait et s’ouvrait, et ce bruit calme de pas féminins revenant ainsi chaque soir, avant de s’endormir, tenait son esprit dans une espèce de suspension rêveuse ; c’était pour lui, comme pour d’autres, le chant du coq ou l’angélus.

Un jour, c’était, je crois, au mois de janvier, elle entra dans sa chambre, il était seul ; elle montait au grenier, où elle avait à faire, et entrait là en passant, elle ouvrit la porte tout doucement, en souriant ; Henry, accoudé sur sa table, la tête dans ses mains, se détourna au bruit qu’elle fit en marchant sur le parquet.

— C’est moi, dit-elle, je vous dérange ?

— Oh ! non, entrez.

— Ce n’est pas la peine… merci… je n’ai pas le temps.

Et elle s’appuya du coude sur le coin de la cheminée, comme pour se soutenir.

Henry s’était levé.

— Ne vous dérangez donc pas, continuez ce que vous faisiez, je vous en prie, restez à votre place.

Il obéit, et ne sachant quoi trouver à lui dire il resta la bouche fermée. Mme Émilie, debout, regardait ses cheveux et le haut de son front.

— Vous travaillez donc toujours ? continua-t-elle, jamais vous ne sortez ; vous avez vraiment une conduite… exemplaire pour un jeune homme.

— Vous croyez ? fit Henry d’un air qu’il aurait voulu rendre fin.

— On le dirait du moins, reprit-elle en clignant les yeux et en lui envoyant un étrange regard à travers ses longs cils rapprochés, geste charmant dans sa figure et qu’elle faisait toujours en penchant un peu la tête sur l’épaule et en relevant le coin des lèvres. Vous ne vous amusez donc jamais ? vous vous fatiguerez.

— Mais à quoi m’amuser ? à quoi m’amuser ? répéta Henry, qui s’apitoyait sur lui-même et pensait bien plus à la demande qu’à la réponse.

— Ainsi il n’y a que les livres qui vous plaisent ?

— Pas plus ça qu’autre chose.

— Ah ! vous faites le blasé, dit-elle en riant, est-ce que vous êtes déjà dégoûté de la vie par hasard ? pourtant vous êtes si jeune !… À la bonne heure, moi ! j’ai le droit de me plaindre, je suis plus vieille et j’ai plus souffert que vous, allez, croyez-moi.

— Non.

— Oh ! oui, fit-elle en soupirant et en levant les yeux au ciel, j’ai bien souffert dans la vie — et elle frissonna comme si elle eût ressenti la douleur de souvenirs amers — un homme est toujours moins malheureux qu’une femme, une femme… une pauvre femme.

À ces derniers mots, une clef qu’elle avait dans les mains et qu’elle n’avait cessé de faire tourner sur son index s’arrêta tout à coup dans sa rotation, serrée convulsivement par les cinq jolis doigts de Mme Renaud.

C’était une main un peu grasse peut-être, et trop courte aussi, mais lente dans ses mouvements, garnie de fossettes au bas des doigts, chaude et potelée, rose, molle, onctueuse et douce, aristocratique, une main sensuelle ; les yeux d’Henry y étaient singulièrement attirés ; il descendait, de l’une à l’autre, les deux lignes qui, partant de son poignet, remontaient alternativement entre chaque doigt, il regardait curieusement la couleur un peu fauve de cette peau fine, bleuie à certaines places par le cours de petites veines minces entrecroisées.

Mme Renaud, de son côté, considérait ses grands cheveux châtains épanchés en larges masses sur ses épaules, avec son attitude entière toute naïve et pensive.

À quoi pensent-ils donc l’un et l’autre ? à peine s’ils se sont parlé qu’ils se taisent déjà, voilà le dialogue interrompu.

Mme Renaud est au coin de la cheminée, le coude droit appuyé sur le chambranle, tout le corps un peu de côté ; les pattes de son bonnet sont dénouées et laissent le dessous de son menton à nu, sa main gauche est dans la poche de son tablier de soie, elle ferme les yeux à demi et sourit un peu du coin des lèvres, un peu moins que tout à l’heure, mais plus intérieurement, si bien que personne ne pourrait s’en apercevoir. Le jour blafard qui passe à travers les vitres éclaire la figure d’Henry, fait blanchir son front et met en saillie le galbe de son visage ; ses deux jambes sont croisées sous la table, il ouvre de grands yeux, on dirait qu’il songe à ce qu’il ne voit pas.

— Qu’avez-vous donc ? fit-elle à la fin.

— Moi ! reprit Henry comme se réveillant, rien… rien du tout, je vous assure.

— À quoi pensiez-vous ?

— Je l’ignore.

— Vous êtes distrait à ce que je vois. C’est comme moi, cent fois par jour je me surprends rêvassant à une foule de choses insignifiantes ou indifférentes, je perds tous les jours à cela un temps considérable.

— Ce sont de bonnes heures, ne trouvez-vous pas, Madame, que ces heures-là, que ces moments qui s’écoulent vaguement, doucement, sans laisser dans l’esprit aucun souvenir de joie ni de douleur.

— Vous croyez ? dit-elle.

Il poursuivit, sans prendre garde à l’expression sympathique qui avait animé ces deux mots, il était de ces gens qui aiment à finir leurs phrases.

— L’esprit en conserve à peine une ressouvenance tendre et indéterminée, que l’on aime à retrouver quand on est triste.

— Comme vous avez raison ! dit-elle encore.

— Chez mon père il y avait, dans le jardin, un grand cerisier à fleurs doubles. Si vous saviez comme j’y ai dormi à l’ombre ! tout le monde me traitait de Turc et de paresseux.

Avec un petit rire d’indulgence, comme pour un enfant :

— On n’avait peut-être pas tort, lui dit-elle.

— Mais l’hiver, surtout…

— Oh ! l’hiver, n’est-ce pas ? pour cela je suis bien comme vous, vive le coin du feu ! on y est si bien pour causer !

— J’y restais seul, assis dans un fauteuil, à passer toutes mes soirées ; j’y brûlais un bois considérable.

— Ah ! nous serions bien ensemble. Moi aussi, M. Renaud me gronde souvent pour cela, mais c’est mon bonheur à moi, je ne sors pas, je ne vais pas dans le monde, je suis une pauvre femme bien ignorée, qui vit chez elle retirée.

— Pourquoi cela ? dit Henry, qui, comme vous le voyez, lecteur, se permettait déjà de lui adresser des questions, car ils étaient déjà un peu amis, non pas par ce qu’ils s’étaient dit, mais par le ton dont ils se l’étaient dit.

— Pourquoi ? répondit-elle, mais n’ai-je pas mon mari ? ma maison ? et puis d’ailleurs je n’aime pas le monde, il est si méchant, si bas, si faux !

— Jamais je ne vais au bal non plus, ça m’ennuie, je n’ai jamais dansé de ma vie.

— Ah ! pour cela vous avez tort, il faut savoir danser au moins ! Vous êtes donc un vrai ours ?

Et elle se mit à rire en montrant ses belles dents.

— C’est singulier ! un jeune homme !

Elle acheva avec un ton de voix plus sérieux :

— Ah ! vous changerez plus tard.

— Qui vous l’a dit ?

— Ça viendra, croyez-moi.

— Quand ?

— Si vous vouliez plaire à un… à quelqu’un.

Elle s’arrêta, Henry rougit :

— Vous croyez ? dit-il.

Elle fit deux pas pour s’avancer vers le milieu de la cheminée, elle étendit un pied, puis le second, et y chauffa tout debout la semelle de ses bottines noires, tout en se regardant dans la glace et rajustant ses bandeaux, qu’elle lissait avec la paume des mains.

— Quelle jolie boîte vous avez là ! dit-elle en prenant le petit coffre d’acajou garni de clous d’acier qui était sur la cheminée entre les deux flambeaux de cuivre, qu’est-ce qu’il y a dedans ?

— J’y mets mes lettres.

— C’est votre correspondance ? Oh ! vous la fermez à clef.

Et passant encore à un autre sujet de discours :

— Êtes-vous bien dans votre chambre ?

— Vous voyez, répondit Henry, j’y reste toujours.

— Elle est bien, cette chambre-là, tout à fait comme la mienne en bas ; vous ne la connaissez pas, je crois ? vous n’y êtes jamais entré ?

— Jamais

— J’aime mieux celle-ci, elle est plus grande ; d’ailleurs je l’ai longtemps habitée, avant que vous ne veniez j’y demeurais.

— Ah ! vous l’avez habitée ? dit Henry.

— Il va falloir que je vous quitte, dit-elle tout à coup, j’ai ce soir du monde à dîner, vous descendrez de bonne heure, n’est-ce pas ?

Elle s’écarta de la table d’Henry, elle s’en allait. En passant près du lit elle s’arrêta, et voyant le portrait à l’aquarelle qui était croché au delà sur la muraille :

— C’est votre sœur, je crois ? vous ne m’aviez pas dit que vous eussiez une sœur ; comment l’appelez-vous ?

— Louise.

— Louise ! j’aime ce nom-là… Mais je ne peux la voir d’ici, il fait déjà sombre et le rideau me la cache.

Elle écarta le rideau qui couvrait le pied de la couche et le repoussa contre la muraille, puis elle revint vers le milieu du lit et se pencha dessus pour mieux examiner le portrait, le matelas céda légèrement et s’affaissa sous le poids de son corps.

— Trouvez-vous qu’elle vous ressemble ? dit-elle tout à coup en détournant la tête.

Henry était derrière elle et regardait la torsade de ses cheveux noirs, le peigne qui les retenait, le dos brun qui venait après ; sa figure était charmante quand il la vit se retourner ainsi par-dessus son épaule et lui demander encore une fois, presque couchée sur son lit :

— Dites, trouvez-vous qu’elle vous ressemble ?

— On le dit.

— Les yeux particulièrement, n’est-ce pas ? bleus comme les vôtres — elle regardait alternativement le portrait et le visage d’Henry — avec les sourcils noirs, c’est là ce qu’il y a de rare… la coupe du visage aussi est la même… mais elle est un peu plus blonde que vous il me semble.

Elle se tenait sur le lit, appuyée sur les deux poings, son tablier de soie s’accrochait à la couverture de laine, ses jarrets tendus chassaient le tapis en arrière, qui glissait sur le plancher ; sa figure, alors animée, était toute souriante et inquisitive ; ses yeux aux paupières closes étaient bien ouverts cette fois et regardaient ceux d’Henry qui se tenaient fixes sur les siens.

Elle avait les cils longs et relevés, la prunelle noire, sillonnée de filets jaunes qui faisaient des petits rayons d’or dans cette ébène unie ; toute la peau des yeux était d’une teinte un peu rousse, qui les agrandissait et leur donnait une manière fatiguée et amoureuse. J’aime beaucoup ces grands yeux des femmes de trente ans, ces yeux longs, fermés, à grand sourcil noir, à la peau fauve fortement ombrée sous la paupière inférieure, regards langoureux, andalous, maternels et lascifs, ardents comme des flambeaux, doux comme du velours ; ils s’ouvrent tout à coup, lancent un éclair et se referment dans leur langueur.

— Votre bouche, par exemple, continua-t-elle, est plus petite, plus dessinée, plus moqueuse… L’aimez-vous bien, votre sœur ?… Elle vous aime bien aussi, n’est-ce pas ?… Et votre mère ? vous étiez l’enfant gâté, je suis sûre ; on vous cédait tout, j’imagine.

Elle ne regardait plus le portrait, elle s’acheminait vers la porte, elle tenait la clef. Henry ne répondait rien.

— Ma femme ! ma femme ! cria une voix dans l’escalier.

— Allons, adieu, je vous quitte, il est 4 heures, je cours m’habiller… Oh ! comme nous avons bavardé ! bonsoir, à tout à l’heure.

Elle ouvrit la porte prestement, la robe siffla dans le courant d’air, Henry l’entendit descendre en courant et quelque temps après marcher dans sa chambre.

Il retourna à sa place, on n’y voyait plus, ce n’était pas la peine de se remettre au travail. Il se promena donc de long en large et regarda dans le jardin la nuit qui commençait à venir ; il pensa à toutes les choses qui lui vinrent dans la tête, mais surtout au bruit que font les jupons des femmes quand elles marchent et au craquement de leur chaussure sur le parquet.

VII

Enfin il s’habilla et descendit au salon.

Personne n’était encore arrivé. Mme Renaud, toute seule, assise dans un fauteuil, près du feu, un écran dans les doigts, attendait les convives. Quoique en décembre, elle avait mis une robe blanche, tenue invariable des Anglaises et des femmes de notaires de petite ville ; une grande pèlerine de dentelles, les bouts croisés par devant, lui couvrait les épaules, plus larges que jamais à cause de sa taille qui était plus mince que de coutume. Elle était en cheveux, mais, pour varier un peu, elle avait passé dans les dents du peigne une petite chaîne d’or, qui se cachait dans sa chevelure comme un serpent et dont le gland, qui en terminait un des bouts, lui retombait sur l’oreille.

— Vous êtes aimable, lui dit-elle en entrant, de venir me tenir compagnie.

— Je croyais qu’il y avait déjà du monde, répondit-il sottement.

— Sans cela vous ne seriez pas descendu, repartit Mme Renaud en riant.

— Oh ! ce n’est pas cela que je voulais dire, mais je ne voulais pas arriver le dernier.

— Cela vous intimiderait pour entrer, peut-être ? Est-ce que vous êtes si enfant ?

— Moi, timide ! répondit Henry outragé dans sa dignité d’homme de dix-huit ans, moi, timide ? au contraire, au contraire.

— Cela ne serait pas étonnant, à votre âge.

Et dans ces trois mots « à votre âge » il y avait je ne sais quoi de caressant et d’affectueux.

— Plaignez-moi plutôt, continua-t-elle, plaignez-moi, je vais bien m’ennuyer ce soir. M. Renaud veut recevoir, ça l’amuse. Oh ! nous aurons des gens… insupportables, vous verrez… On est si contraint devant le monde, si peu libre, obligé de surveiller chaque mouvement que l’on fait, de s’observer à chaque mot que l’on dit. Oh ! quel supplice !

Puis continuant, comme se parlant à elle-même :

— Oh ! que j’aime bien mieux la société intime de vrais amis, où l’on peut tout dire, tout penser… Mais il est si rare de rencontrer des personnes dont le cœur réponde au vôtre et qui vous puissent comprendre !

Elle disait cela lentement, étendue sur un gros coussin de velours rouge, les pieds posés sur les chenets, d’un ton ennuyé et avec une figure mélancolique.

MM. Sébastien Alvarès et Emmanuel Mendès entrèrent de front en se cognant à la porte, luisants et pommadés tous deux, en redingote marron à collet de velours, avec des cravates de satin très longues et des gilets très ouverts ; ils firent tous deux un salut assez gauche et restèrent debout dans un coin, à causer ensemble dans la langue de leur pays.

Six heures sonnaient à la pendule quand le père Renaud ouvrit la porte du salon à deux battants et introduisit le gros de la compagnie, qui arrivait à l’heure juste. Elle se composait de M. et Mme Lenoir, marchands de bois à Paris et compatriotes de M. Renaud, et de leurs deux enfants, Adolphe et Clara, vrais enfants de Paris, blancs et pâles, lymphatiques et bouffis ; la petite fille surtout était fort laide, elle avait les yeux rouges et toussait souvent ; son frère était un gros blond frisé, assez tranquille, il mangeait prodigieusement, surtout de la crème, ses parents lui trouvaient beaucoup de moyens, on l’avait habillé en artilleur.

Mlle Aglaé arriva toute seule, sans son frère. Mlle Aglaé était une vieille fille de vingt-cinq ans, professeur de piano dans les boarding schools for young ladies, une femme très gracieuse et très maigre, ayant de superbes papillotes à l’anglaise qui lui caressaient les clavicules et les omoplates, qu’elle découvrait volontiers, en toute saison, sans jamais attraper de rhume ni de fluxion de poitrine, quoiqu’elle semblât d’abord d’une délicate et tendre constitution. Ses pieds n’étaient guère beaux, quoique le lacet de ses bottines de peau verdâtre fût si serré que les œillets manquaient de s’en rompre. Chose déplorable, surtout pour une femme sentimentale, ses mains étaient rouges et, l’hiver, abîmées d’engelures ; mais vous ne remarquez pas ces dents éclatantes et polies, que ses lèvres minces découvrent quand elle sourit ; ni cette peau d’un blanc si irréprochable que son boa de cygne et son cou sont presque de la même couleur. C’était la vieille camarade de Mme Émilie, son amie de dortoir, sa confidente intime ; elles se voyaient presque tous les jours, restaient longtemps ensemble, et se reconduisaient régulièrement jusqu’à la porte de la rue, où la conversation se prolongeait bien encore un bon quart d’heure.

À peine entrée dans le salon, elle se défit familièrement de son châle et de son chapeau, qu’elle alla porter dans la chambre de Mme Renaud. Mme Renaud lui prit tout cela des mains et elles sortirent ensemble, aussi vives et aussi gaies que des jeunes filles.

— Eh ! bonjour, mon cher Ternande, dit l’amphitryon en serrant les mains à un grand luron à chevelure fougueuse, qui portait dans le monde un aplomb imperturbable, un habit vert à boutons brillants, boutonné du haut en bas. Comment vont les arts ?

— Mais pas mal, mon cher maître, pas mal.

— Notre coloris se chauffe-t-il ?

— À mort, répondit l’artiste.

— Et le torse ? continua M. Renaud en ricanant d’une manière fine, le torse, comme vous le dites, l’étudions-nous toujours ? J’aime beaucoup le torse, moi… Toujours ferme, l’antique, j’espère ? il ne faut pas sortir de là, voyez-vous, l’antique, l’antique !

— Vous y voilà encore ! répondit Ternande impatienté, mais, mon cher monsieur, comprenez donc…

Il l’entraîna dans l’embrasure d’une fenêtre et lui exposa pour la centième fois ses idées sur l’art, qui ne furent pas plus comprises que la première, malgré ses rapprochements ingénieux, ses décisions tranchées et sa gesticulation expressive.

— Mais à quoi penses-tu donc, mon ami ? dit Mme Renaud en venant prendre son mari par le bras et le tirer de sa discussion esthétique, à quoi penses-tu ? voici la famille Dubois, salue-la donc.

M. Renaud obéit à sa femme, il fit la révérence à tout le monde, s’inquiéta de la santé de chacun, offrit des sièges à la société, donna des tabourets aux dames, des tapis aux messieurs ; il fut obséquieux et léger, il glissait, il volait.

Au dîner, il plaça à ses côtés Mme Dubois et Mme Lenoir ; l’humeur de la première lui allait beaucoup. C’était une grosse commère — il l’appelait sa commère, ayant été parrain avec elle de l’enfant du beau-frère de son mari — d’environ quarante-sept ans, assez fraîche encore, bien nippée et bien nourrie, un peu haute en couleur, l’œil vif et le caquet prompt, très fournie de gorge, puisqu’on entend par là ce qui s’étend depuis le menton jusqu’au nombril ; elle était enrichie de camées et de broches sur la poitrine et de bagues à tous les doigts, mais en revanche peu fournie en cheveux.

M. Dubois avait une redingote bleue, c’est tout ce que je peux en dire, ne l’ayant jamais vu que par derrière le dos. Ils avaient amené avec eux leur fille unique, Mlle Hortense, et une cousine de la province, qui leur était confiée.

On avait habilement alterné les messieurs et les dames mariés, les jeunes personnes et les jeunes gens. Ainsi Henry était à côté de Mlle Aglaé, Alvarès à côté de la cousine de Mme Dubois, et Mendès de l’autre côté de Mme Dubois, dont l’embonpoint impressionnait son cœur portugais et adolescent ; les deux autres jeunes gens, qui attendaient sur le palier, s’étaient placés les derniers, à côté des enfants.

Le couvercle de la soupière était retiré et fumait près du bouilli, la grande cuiller était plongée dans le vermicelle ; M. Renaud détourna la tête, une personne manquait, il restait une chaise inoccupée, il y avait une serviette en cœur encore non dépliée ; c’était M. Shahutsnischbach qui se faisait attendre. On l’appela, on le cria, on monta à sa chambre, il descendit.

Dans quelle tenue, mon Dieu ! dans son costume de tous les jours, les doigts barbouillés par le blanc du tableau, avec un gros foulard rouge autour du cou et des chaussons de lisière aux pieds, et étonné, confus, ébahi, ne sachant s’il devait s’en aller ou rester, s’enfuir ou s’asseoir, les bras ballants, le nez au vent, ahuri, stupide.

— Mais vous saviez qu’il y avait du monde, vous saviez qu’il y avait du monde, répétait M. Renaud, attristé et vexé. Toujours le même ! Singulier être ! Original d’Allemand !

À quoi le pauvre garçon se contentait de répondre qu’il n’en savait rien, qu’il n’en savait rien du tout, tout en cherchant une issue pour gagner sa place, en se levant sur la pointe des pieds afin de passer sans encombre derrière le dossier de toutes les chaises.

Après que Mme Émilie, toujours bonne et douce, eut réclamé pour lui l’indulgence de la compagnie et apaisé le courroux formaliste de son mari, qui grommelait piano : « C’est ridicule, c’est ridicule, c’est d’un ridicule outré ! », le repas commença de la manière la plus calme du monde. Le jeune Shahutsnischbach, délivré du regard de la foule, mangeait très placidement, assis entre les enfants chéris de M. et Mme Lenoir, auxquels il donnait à manger, versait à boire, nouait et dénouait les serviettes ; les autres convives coupaient, découpaient, vidaient leur assiette, et les plats s’en allaient et se remplaçaient.

On causa politique, on maudit l’Angleterre, on plaignit l’Espagne déchirée par les factions, on déplora l’Italie dégénérée et la Pologne vaincue.

Les dames ne disaient rien ou causaient littérature, ce qui est la même chose. Ternande était engagé avec M. Lenoir, qui voulait se faire faire son portrait et discutait avec lui le choix du peintre ; il lui indiquait naturellement son maître. Henry s’extasiait sur Beethoven, qu’il n’avait jamais entendu, avec Mlle Aglaé qui ne le comprenait pas. Mme Émilie ne disait rien, Mendès regardait Mme Dubois. Les deux lampes à la Carcel filaient.

Au dessert la conversation devint générale, elle roula sur la littérature. Il fut question de l’immoralité du drame et de l’influence incontestable qu’il a exercé sur tous les criminels modernes ; on blâma beaucoup Antony, à la mode dans ce temps-là ; on cita pour rire quelques vers d’Hernani ; on fit quelques pointes, on vanta Boileau, le législateur du Parnasse. M. Renaud en récita même par cœur quelques apophtegmes, tels que : « Rien n’est beau que le vrai, le vrai seul est aimable » ou : « Cent fois sur le métier… » ou : « Sans le style en un mot… » et autres raretés poétiques. Vint ensuite le parallèle obligé du doux Racine et du grand Corneille, suivi de celui de Voltaire et de Rousseau. Après quoi la littérature de l’empire fut mise en pièces par Ternande et par Henry, qui réclamaient pour l’art, tandis que les hommes graves, les hommes de quarante à cinquante ans, protestaient pour le goût et pour la langue. On parla encore de V. Hugo, de Mlle Mars, de l’Opéra-Comique, de Robert le Diable, de l’Opéra, du cirque, et de la vertu des actrices, et des prix Montyon qu’elles obtiennent. Ternande était très exalté, il était rouge, il parlait beaucoup, il vantait la Tour de Nesle ; M. Lenoir, M. Dubois, M. Renaud le plaignaient et ricanaient ; Henry était grave, et s’entretenait de Jocelyn tout bas avec Mlle Aglaé ; Mme Dubois regrettait le bon temps de la Comédie et Talma dans Manlius ; Mendès regardait Mme Dubois.

Le vulgaire champagne arriva, ce vin essentiellement français, qui a eu le malheur de faire naître tant de couplets, français comme lui et ennuyeux comme lui. Le maître de la maison, avec le pouce, ébranla le bouchon gonflé dans le goulot de la bouteille. Il partit — toutes les dames crièrent de surprise — s’élança au plafond, et retomba sur une cloche à fromage, qui se mit à vibrer du coup. On se passa les verres de main en main, vivement, pêle-mêle ; la mousse tombait sur la nappe et sur les doigts, les dames riaient ; il y a ainsi des bonheurs infaillibles.

Après le dîner, dans le salon, Mme Émilie prit Henry à part et le complimenta sur la manière dont il avait soutenu ses idées.

— Oh ! je vous écoutais parler, dit-elle ; tout ce que je pensais, vous le disiez. Comme vous les avez tous vaincus ! Je suis bien de votre avis, allez, vous aviez raison, mille fois raison.

— J’ai eu tort, répondit-il lentement et en faisant dans sa phrase de longs points d’arrêt ; à quoi bon exprimer quelque chose du sentiment qui vous anime à des gens que rien n’anime, et vouloir faire passer un peu de la poésie qui vous gonfle le cœur dans des cœurs fermés pour elle ? c’est peine perdue et sottise, c’est une folie, une maladie que j’avais beaucoup naguère, mais dont je me guéris chaque jour.

— Est-ce que vous seriez poète par hasard ?

— Qui vous l’a dit ?

— Je devine.

— Mais j’aime à lire les poètes, continua Henry sans avoir l’air d’y prendre garde. Et vous ? n’aimez-vous pas aussi à vous bercer mollement dans leur rythme, à vous laisser emporter par le rêve d’un génie sur quelque nuage d’or, au delà des mondes connus ?

Mme Renaud le regardait parler.

— Ce sont de grands bonheurs, n’est-ce pas, dit-elle avec une expression d’ignorance avide.

Et tout en causant ainsi ils parlèrent ensemble des histoires d’amour fameuses au théâtre, des élégies les plus tendres ; ils aspirèrent en pensée la douceur des nuits étoilées, le parfum des fleurs d’été ; ils se dirent les livres qui les avaient fait pleurer, ceux qui les avaient fait rêver, que sais-je encore ? ils devisèrent sur le malheur de la vie et sur les soleils couchants. Leur entretien ne dura pas longtemps, mais il fut plein, le regard accompagnait chaque mot, le battement de cœur précédait chaque parole. Mme Renaud admira l’imagination d’Henry, qui fut séduit par son âme.

Mlle Aglaé fut priée de chanter, elle se mit au piano, enfila des gammes, hennit, piaffa, pompa et brossa le clavier. Personne ne comprit un mot de l’air d’italien qu’elle fit sortir de son larynx ; comme il était long, tout le monde applaudit à la fin. L’Allemand, à qui on demanda son avis, répondit qu’il ne se connaissait pas en musique, ce qui sembla drôle, les Allemands devant être musiciens.

Alvarès, qui était resté au coin du piano pendant tout le temps que Mlle Aglaé avait chanté, et qui lui avait ramassé une fois sa bague et l’autre fois un cahier de musique, dit le soir, en se couchant, à son camarade Mendès :

— Tu n’étais pas, comme moi, près d’elle, tu n’as pas vu ses yeux. Quand elle a dit : Amor ! vieni ! oh ! je sentais ses longues papillotes chasser l’air autour d’elle, un air chaud, embaumé. Comme cette femme-là vous aimerait ! comme elle chante bien !

Mendès lui répondit :

— Oh ! que Mme Dubois a une belle poitrine ! Quelle poitrine ! tu n’as pas remarqué, au dessert, quand elle parlait, comme sa gorge montait et s’abaissait. Pour aller à la table de jeu elle a passé devant moi, si près de moi qu’une chaleur douce m’en est venue sur la joue… Être l’amant de cette femme-là, ô mon Dieu !

Et Henry ? Rentré dans sa chambre, il s’y déshabilla lentement, rêveur sans savoir pourquoi, et avec un sourire dans l’âme. Sur la cheminée il trouva une clef, c’était celle de Mme Renaud, qu’elle tenait à ses doigts tantôt et qu’elle avait oubliée là par hasard, et il se rappela la nonchalance de sa posture et toute la grâce de son visage. Prêt à se coucher, il s’arrêta au bord du lit, on eût dit que quelqu’un s’y était déjà étendu. C’était elle qui s’était appuyée dessus, pour regarder le portrait de Louise ; les draps étaient un peu tirés d’un côté, le couvre-pied était dérangé… Il entra dedans avec précaution, avec crainte, en tressaillant, obéissant machinalement au singulier instinct de ne pas défaire ce désordre.

Mille choses douces le bercèrent, à demi endormi, et, la nuit, il rêva qu’il se promenait avec elle sous une grande avenue de tilleuls, qu’ils se tenaient les bras entrelacés et que sa poitrine se rompait. Alvarès rêva de longues chevelures de femmes pâles qui lui effleuraient tout le corps. Mendès aussi rêva… il rêva qu’il se mourait sur les seins nus d’une Chinoise.

VIII

jules à henry.

« Voilà quinze jours que je n’ai reçu de lettre de toi ; que deviens-tu ? que fais-tu, cher Henry ? pourquoi ce long retard ? Il fut un temps où, quand nous avions été tout un jour sans nous voir, c’était un jour triste ; comme ton oubli m’en fait passer de pareils ! Penses-tu à moi toujours ? Quand tu es parti, quand j’ai vu la diligence t’emmener, je suis rentré chez moi, vide et désolé, comme si la moitié de mon cœur s’en était allée ; j’ai pleuré longtemps et d’autant plus amèrement que ça a été la première grande douleur de ma vie. Tu es à Paris, toi, tu mènes une autre vie, tu vas peut-être faire de nouveaux amis, tu vas aller dans le monde, tu trouveras une femme qui t’aimera sans doute, tu en deviendras amoureux à ton tour, tu seras heureux et tu m’oublieras.

« Pour moi c’est toujours la même chose : je vais à mon bureau à neuf heures et j’en sors à quatre, et je me promène jusqu’à l’heure du dîner. Le lendemain ressemble à la veille, c’est d’une monotonie irritante. Le soir seulement j’écris un peu ou je lis quelques-uns de mes chers livres, de ceux que nous lisions ensemble, que nous déclamions avec enthousiasme, que nous adorions dans l’âme ; c’est encore penser à toi. Oh ! comme je m’ennuie ! je m’ennuie à mourir. Quelle vie je mène ! j’en rirais de pitié si je n’étais aussi triste ! Ô mes rêves !… Qu’en dis-tu ? Me voilà regrettant mes rêves, et je n’ai pas vingt ans ; que sera-ce quand j’en aurai trente, quand j’aurai les cheveux blancs ?

« J’éprouve une grande douceur à songer au temps que nous avons vécu ensemble et à me rappeler la saveur des jours écoulés ; es-tu comme moi ? Là-bas, dans ta chambre, évoques-tu aussi dans ton cœur toutes les joies de notre enfance, toutes nos espérances envolées, toutes nos paroles perdues ? comme elles étaient tendres et belles, nos interminables causeries des après-midi de dimanche, quand nos esprits, partant de concert comme deux oiseaux qui rasent la cime des blés et des grands chênes, couraient sur le monde entier et s’envolaient jusqu’aux limites de l’infini ! Non, il me semble que l’univers n’a jamais été pour d’autres aussi vaste et aussi sonore que pour nous deux. Nous causions de tout, nous aimions tout ; comme nous parlions d’amour ! comme nous chérissions la gloire ! De quelles belles choses nous bercions-nous l’esprit, mon Dieu ! Te rappelles-tu cette admiration pour l’Océan et pour les nuits d’orage ? te rappelles-tu notre passion pour l’Inde et pour la marche des chameaux au désert, pour le rugissement des lions ? te rappelles-tu tout le temps que nous avons passé à songer à la figure de Cléopâtre et au bruit antique d’un char roulant, le soir, sur une voie romaine ? Et puis nous rêvions à nos maîtresses à venir ; toi, tu voulais une pâle Italienne en robe de velours noir, avec un cordon d’or sur sa chevelure d’ébène, la lèvre superbe, l’allure royale, une taille vigoureuse et svelte, une femme jalouse et pleine de voluptés ; moi, j’aimais les profils chrétiens des statuettes gothiques, des yeux candidement baissés, des cheveux d’or fin comme les fils de la Vierge, je rêvais l’être charmant, vaporeux, lumineux, la fée écossaise aux pieds de neige, qui chante derrière les mélèzes au bord des cascades ; rien qu’une âme, mais une âme visible, qu’on peut embrasser sur les lèvres, un esprit qui a des formes, une mélodie devenue femme.

« Je n’ai pas la force de me moquer de ma dernière phrase. Pourquoi l’homme de vingt ans se raillerait-il de celui de quinze, comme plus tard celui-ci sera nié à son tour et bafoué par l’homme de quarante ? à chaque âge de la vie, pourquoi maudire son passé ? pourquoi le méconnaître et l’outrager ? à quoi bon rougir de nos anciennes amours ? n’étaient-elles pas belles quand nous étions jeunes ? Je respecte encore les joujoux cassés, que j’avais quand j’étais enfant, et les rêves plus dangereux où j’ai, depuis, animé mon cœur. Heureux les gens qui peuvent tous les jours se donner un grand festin, et assez riches encore le matin pour ne rien regretter de leur ivresse !

« Mais je regrette tout, moi ; je regrette le temps où j’apprenais à lire et où je pleurais toute la journée. Au collège j’étais toujours puni, maltraité, gourmandé ; je regrette mes jours de retenue, mes jours de rage ; je regrette même les jours qui m’ont semblé les plus tristes, ils avaient un charme singulier que les plus heureux de maintenant ne me redonneront jamais. Mais c’est surtout toi que je regrette, Henry, c’est le charme de vivre ensemble, c’est ce noble parfum de jeunesse et de dévouement qui nous faisait l’un à l’autre, beaux et forts comme des anges. Souvent mes pieds prennent encore la route de ta maison, souvent je t’attends à l’heure où tu avais coutume de venir. Henry, mon pauvre Henry, écris-moi longuement, souvent ; reviens, ta place est vide à cette cheminée où nous nous asseyions côte à côte, je suis seul, je ne vois personne, je ne veux de personne, je t’attends, je m’ennuie. Et puis voilà l’hiver, tu sais comme le mauvais temps me rend triste, et quelle mélancolie j’éprouve à voir la pluie tomber sur les toits.

« L’autre jour, c’était, je crois, samedi dernier, il faisait encore un rayon de soleil ; j’ai été me promener hors la ville, du côté des remparts, sur ce terre-plein couvert de gazon, d’où l’on voit toute la vallée et la petite rivière de notre pays qui serpente entre les saules. Elle était gelée, le soleil donnait dessus, c’était comme un grand serpent d’argent arrêté sur l’herbe. L’hiver, nous allions là aussi, et que de fois cette comparaison ne nous est-elle pas venue à l’esprit ! En m’en retournant, j’ai passé par la rue aux Orties, qui donne sur la cour du collège, je me suis avancé par-dessus le mur et j’ai regardé dans la cour. J’ai vu les marronniers sous lesquels nous jouions, et ce grand peuplier qui frissonnait aux vitres de notre étude et qui, le matin en été, quand nous arrivions encore tout endormis, était couvert d’oiseaux gazouillants qu’il balançait sur sa tête. J’y suis resté longtemps ; je me suis revu là, le premier jour, entrant, inconnu, au milieu de vous, et toi qui es venu le premier et qui m’as parlé ; et puis tout le reste s’est déroulé lentement dans mon souvenir, les cris quand on entre en récréation, et le bruit de nos balles contre le grillage des fenêtres, et l’air chaud, humide et étouffé des classes, etc.

« Il y avait une fenêtre sur laquelle le soleil couchant jetait tout son feu, on eût dit de l’or enflammé ; j’ai été longtemps à me rappeler quelle fenêtre c’était : c’était celle de la prison, je l’ai reconnue ensuite à la couleur de la pierre blanche, par les rayures de nos noms que nous y écrivions avec nos couteaux. Enfin je m’en suis retourné, pensant à nous deux, pensant à toi, me demandant où tu étais à cette heure-là, ce que tu faisais alors à Paris : « Il est peut-être au spectacle, me disais-je, il est dans les rues, il va, il rentre, ou il sort ; où est-il ? »

« Du courage ! dans quatre mois, à Pâques, tu viendras, et puis l’année prochaine il n’est pas encore dit que je ne t’irai pas rejoindre. Ainsi toute espérance n’est pas encore perdue, je me réconforte moi-même pour ne pas trop me désespérer. Si tu étais là, au moins, tu me soutiendrais ; j’ai mille angoisses sans cause, mille tristesses sans motif, j’en ai laissé là mon drame dont je t’avais parlé : Le Chevalier de Calatrava. Quand je veux écrire, je ne trouve pas un mot ou bien je ne pense plus à mon sujet ; je vais pourtant le reprendre, il sera fini avant un mois, je te le lirai à Pâques, quand tu viendras ici.

« Adieu, cher Henry, je t’embrasse.

« Ton ami,
« Jules.

« P.-S. — Envoie-moi par la poste le Schiller que je t’ai demandé, j’en ai besoin pour mon travail. C’est bientôt le jour de l’an ; te rappelles-tu de notre joie au jour de l’an, et des cadeaux que nous avions, de nos beaux livres recouverts de papier de soie… mais pour moi, maintenant, chaque année qui revient ne s’ouvre pas par une fête ! Adieu, mille tendresses. »

Les souvenirs communs que la lettre de Jules rappelait n’eurent pas de mal à émouvoir son ami, ils lui arrivèrent, en effet, par un jour d’ennui, un sot jour de décembre, âpre et terne, alors qu’on ne peut pas sortir parce que le temps est trop vilain, ni rester à lire chez soi parce qu’if ne fait pas assez clair.

Il relut la lettre deux fois et en savoura toute la tendresse amère ; lui aussi, il pensa à cette moitié de lui-même, laissée là-bas avec tant d’autres chères affections ; il pensa à sa mère, à sa sœur, au foyer paternel plein de douceurs et de caresses, aux murs de la maison, si chauds, si bons pour vous, muets amis qui vous abritent, vous voient grandir ; il se plaignit lui-même, il s’attendrit sur son isolement, et une larme vint lui rougir la paupière.

En ce moment-là, la sonnette de la grande porte sonna, quelqu’un monta l’escalier en courant, la clef de sa chambre tourna rapidement dans la serrure, il entendit marcher derrière lui.

— Pardonnez-moi si j’entre chez vous, dit Mme Renaud en s’avançant, mais je reviens de la promenade, il n’y a pas de feu d’allumé chez moi, je suis morte. Quel temps affreux !

Elle releva son voile, tira un peu sa robe par le bas, et avança le pied sur un chenet pour se chauffer. Le grand air lui avait donné des couleurs, ses joues étaient roses, toutes fraîches et un peu bleues ; ses yeux étaient humides et plus doux encore qu’à l’ordinaire. Elle ôta ses mains de dedans son manchon, elle était gantée très juste, surtout au poignet. Rien n’est joli comme un étroit gant blanc qui sort d’un gros manchon doublé de rose, tenant un mouchoir brodé bien chiffonné, bien chaud et sentant bon ; rien n’est joli comme cela, lecteur, si ce n’est la main elle-même, quand elle est belle.

Et Henry oublia de suite le drame du Chevalier de Calatrava ainsi que son auteur, ainsi que le collège, ainsi que ses parents et que son toit natal, dont le souvenir lui avait tout à l’heure fait verser des larmes.

IX

Le lendemain il alla voir Morel.

C’était un singulier homme que ce Morel, un de ceux que les bourgeois qualifient d’original, que les gens d’affaires regardent comme artiste et que les artistes trouvent vulgaire, avec assez de raffinements dans la raison et fort peu dans le sentiment, sans luxe et sans vanité, plein de droiture et d’entendement ; une moitié d’avocat jointe à une moitié de banquier, sauf les lâches réticences du premier et la cupidité du second, mais participant bien de ces deux nature par l’aplomb et par la verve, par l’esprit d’ordre et par l’entraînement presque poétique qu’il donnait aux intérêts de bas étage et au travail subalterne qui usait sa belle intelligence.

Il était de ces gens doués de toutes les qualités qui devraient faire arriver à la fortune, s’il s’y joignait quelque vice, mais que le calme de leur esprit ou les circonstances contraires écartent également à jamais du pouvoir, où ils auraient fait sinon de grandes choses du moins de bonnes choses ; hommes nés pour l’action, mais pour une action de chaque jour, simple, laborieuse, que le travail n’impatiente jamais et qui l’exécutent avec acharnement d’un ouvrier à la tâche, avec le génie d’un premier commis, excellents secrétaires, mauvais ministres, rédigeant bien des notes, incapables d’écrire une ligne, machines intelligentes et rien au delà.

Pauvre, il s’était fait un métier ; élevé pour le trafic, il s’était tout appris. Les agents de change, les avoués, les notaires, les faiseurs et manieurs d’argent de toute espèce, au milieu desquels il vivait, n’avaient pu effacer son honneur primitif ni salir cette bonne nature, que plus d’imagination ou un cœur plus chaud eût rendue peut-être plus héroïque et propre aux grandes choses. Spectateur de beaucoup d’infamies, il n’avait pris part à aucune, mais il gardait pour les coupables une haine injurieuse que ne comprennent pas les gens d’esprit. Vivant journellement avec des millionnaires, il ne souhaitait que vingt mille livres de rentes, mais il les traitait tous d’imbéciles et de parvenus, et le leur disait quelquefois à la face, ce qui lui donnait un vernis d’indépendance et en faisait presque un gentilhomme, quoiqu’il fût né au village et sentît toujours quelque peu son procureur. Il n’avait jamais eu le temps ni d’aimer ni de jouer, de sorte qu’il se moquait de l’amour et blâmait les joueurs, une moquerie un peu lourde, moquerie de l’honnête homme qui n’a pas traversé les passions, et qui ne comprend pas la tempête, parce qu’il n’a jamais vu la mer. Dans sa jeunesse même il n’avait rien rêvé, il y a des gens ainsi faits. Excellent garçon, du reste, bon vivant, sybarite autant qu’il le pouvait, sensuel comme il convient à l’homme moderne, aimant l’orgie jusqu’au moment où l’on casse les glaces, c’eût été l’homme d’Horace, s’il eût eu plus de goût, et il n’avait pourtant pas mauvais goût : il admirait frénétiquement Béranger et savait Paul-Louis par cœur.

Henry le trouva encore au lit et fumant sa pipe matinale, accoudé sur son oreiller, lisant un roman, la fenêtre ouverte.

Dès qu’il le vit entrer, il commença par lui adresser, sur la rareté de ses visites, cent injures amicales ; après quoi, il lui demanda des nouvelles de toute la famille, du pays et de ses habitants.

— Eh bien, jeune homme, dit-il, qu’est-ce que nous faisons ici ? travaillons-nous ? nous amusons-nous ? piochons-nous ? bambochons-nous ? Où en est l’amour ? contez-moi vos conquêtes, avez-vous une maîtresse ? Parlez, que diable ! vous êtes triste, mon brave.

Henry, ne sachant trop que dire, répondit par des choses assez insignifiantes.

— Ah ! vous vous ennuyez, mon pauvre Henry ! dame ! je crois bien, mais vous vous y ferez ; il faut venir souvent dîner avec moi, nous causerons ensemble, nous rirons un peu, la vie est courte, de bons moments passés avec des amis sont une bonne chose.

Henry le remercia et commença à l’aimer ; il se rappelait que chez son père, lorsqu’il était enfant, il y avait dix ans de cela, et que venait Morel, celui-ci lui plaisait assez par sa gaieté et ses airs faciles, quoiqu’une certaine raillerie inintelligente l’empêchât d’avoir pour lui cette passion profonde et toute particulière que les enfants conçoivent de suite pour l’homme, qui devient dès lors leur type et leur idole.

— Quelle dégoûtante littérature ! fit Morel en lançant sur sa table le livre qu’il tenait à la main.

Et il sortit une jambe du lit et passa une botte.

Henry regarda le titre du roman, c’était un de ceux qu’il aimait le plus, il ne répondit rien, mais il rougit jusqu’aux oreilles.

— Est-ce que vous lisez ça ? demanda Morel.

Henry avoua que oui.

— Eh bien, pour moi, je suis votre serviteur, je trouve ça trop stupide, répondit Morel.

« Imbécile » ! se dit Henry en lui-même.

Morel passa la seconde botte et continua à parler tout en s’habillant. À parler de quoi ? est-ce que cela se demande ? Jetez un chat par la fenêtre, il tombera sur ses pattes ; renfermez deux hommes dans une chambre, ils causeront de femmes, pour ne pas dire plus, c’est à qui mentira le mieux et étalera complaisamment les théories les plus libidineuses ; il n’y a que les cagots et les grands voluptueux qui se taisent. J’ai aussi connu des hommes vierges qui brillaient par leur cynisme, des enfants à peine développés dont la parole eût fait rougir un vieux juge, Morel était de ce nombre. Sur ce sujet-là il devenait pittoresque et fécond ; tout ce qui s’est écrit là-dessus de technique, littérature oubliée qui a amusé nos grands-pères, il l’avait lu ; tout ce qui court à Paris de délicieusement obscène et d’agréablement infâme, il le savait avant tout le monde ; tout ce qui s’y fait de salement beau, il l’avait fait ; tout ce qui s’y vend chaque jour, il l’achetait. La prostituée était sa maîtresse, la chanson grivoise était sa romance, mais cet homme-là n’eût pas su faire sa cour à la femme d’un épicier ni se faire aimer d’une petite fille de douze ans ; il n’avait jamais aimé, aucune femme ne l’avait aimé ; il s’en moquait, n’en sentant pas le besoin ; il s’en trouvait heureux, ayant avec terreur observé chez d’autres les épouvantables effets de cette folie d’amour.

Jamais non plus la main d’Henry n’avait tremblé dans celle d’une femme, à cette pression étrange de ces doigts souples et doux qui ne vous serrent pas comme ceux des hommes ; jamais non plus des regards humides n’avaient brillé dans les siens. Il n’y avait dans son cœur aucune relique sacrée, aucun souvenir d’un être adoré, blessure fermée qui vous démange encore et que l’on sent toujours vaguement, même dans l’engourdissement des jours calmes. Il avait bien fait des vers adressés à son amante, mais il n’avait pas eu d’amante, les deux ou trois femmes qu’il s’était excité à aimer s’étaient vite enfuies de sa pensée, à peine si elles avaient passé dans sa vie en le frôlant seulement du bout de leurs ailes. À lui aussi, sa virginité s’était perdue au lupanar, autel maudit où vient mourir l’innocence du jeune homme, comme le lit de noces voit tomber celle de la jeune fille, fatalité commune à laquelle tous les deux sont condamnés : le premier y court en ivresse, la seconde s’y laisse pousser en pleurant. On dirait que l’amour qui doit suivre veut, pour ses luttes ardentes, des cœurs tout neufs et des corps aguerris.

Mais Henry espérait, il attendait, il rêvait, il souhaitait, il croyait encore à la volupté qui s’écoule du regard des femmes et à toute la réalité du bonheur de la vie, époque d’illusions, où l’amour bourgeonne dans l’âme. Ah ! savoure-la, enfant, savoure-la, la première brise parfumée qui s’élève de ton esprit ; écoute le premier battement de ton cœur tressaillant, car bientôt il ne battra plus que pour la haine, car il s’arrêtera ensuite comme le balancier cassé d’une horloge, car viendra vite la saison où les feuilles tombent, où les cheveux blanchissent, où toutes les étoiles filent de ce vaste firmament, dont les feux s’éteignent tour à tour.

Voilà les deux hommes qui parlaient ensemble de jouir et d’aimer. Morel communiquait à Henry ses opinions personnelles et ses goûts intimes, Henry riait, l’approuvait, il disait que c’était également sa manière de voir et sa façon d’agir ; tous deux se raillèrent donc du sentiment et vantèrent la belle viande, sans avouer que l’un leur était inconnu et que l’autre leur devenait à charge.

Morel, ne doutant pas qu’une maîtresse ne fût une denrée commune, demanda à l’écolier s’il en avait une quelconque.

— Ça vous arrivera, continua-t-il, un jour ou l’autre, à l’heure que vous y penserez le moins. Ne vous laissez pas mener par elle toutefois ; si vous l’aimez trop, vous êtes un homme perdu, il n’y a rien qui rende les hommes stupides comme cela, ce serait fâcheux pour vous, avertissez-moi à temps pour vous tirer du bourbier ; faites l’amour à droite, à gauche, courez la catin, aimez la femme mariée ou la grisette, tout est bien, tout est bon, mais pas de sentiment surtout, pas de bêtises, morbleu ! pas de phrases, j’ai connu d’excellents garçons qui se sont perdus avec cette manie-là.

Henry l’écoutait avec étonnement.

— On dirait que vous avez été pris vous-même, dit-il en riant.

— Moi ? fit Morel, ma foi, non, je vous jure, mais j’enrage de voir chaque jour des gens d’esprit abrutis sous un cotillon ; vous ne les voyez plus, ils ne sortent plus, ils restent chez eux, dans leur lit, dans leur nid, avec leur maîtresse, avec leur femelle. Autrefois vous les connaissiez libres, joyeux, bons gaillards, et maintenant… Autrefois ils travaillaient, maintenant ils dorment, ou ils promènent Madame. Leur argent ? ils le gardent pour leur ménage de portier ; leurs amis ? ils les abandonnent pour leur fillette… Et puis je ne sais comment cela se fait, mais leur esprit se rétrécit, ils deviennent mesquins, crétins, ouvriers endimanchés, fort heureux quand le mariage ne s’ensuit pas. Ah ! grand Dieu ! je vous en prie, n’allez pas faire comme eux.

Henry ne comprenait pas bien tout cela, mais comme les femmes auxquelles Morel faisait allusion n’étaient pas de celles qu’il souhaitait :

— Ne craignez rien, lui répondit-il, cette vie-là me sourit peu. Je ne pourrais, d’ailleurs, jamais aimer qu’une femme riche… une femme du monde…

— Ah ! vous en êtes encore là ? dit Morel, c’est un tort, ça ne vaut pas mieux qu’autre chose… De mon temps, dans votre quartier, nous fréquentions la grisette ; cette pauvre grisette ! il y en avait qui étaient bonnes filles… j’en ai connu une…

— Qu’est-ce que vous dites de la Rosalinde ? demanda tout de suite Henry.

C’était la cantatrice à la mode, la beauté de Paris, la maîtresse du Prince, une femme magnifique, qui eût dévoré le revenu d’un empire ; Henry n’y pensait qu’avec des frémissements dans les vertèbres.

— Elle couche avec son cocher, dit Morel. Est-ce que vous aimeriez les femmes de théâtre ? ajouta-t-il.

Henry répondit qu’il les aimait toutes et que leur voix lui faisait bondir le cœur, que le bruit de leurs pieds sur les planches de la scène retentissait en lui et irritait toute sa sensibilité, mais il ne parla plus de la Rosalinde.

— Sait-on jamais le vrai avec ces créatures-là, reprit Morel ; quand elles se sont ôté tout leur plâtre et tout leur coton, elles restent souvent plus délabrées qu’un vieil hôtel garni dont on a enlevé tous les meubles… Tenez, il y a une femme que vous connaissez, qui n’est plus jeune, je l’avoue, mais que j’aimerais encore mieux que tout cela.

— Qui ? demanda Henry.

— Vous logez chez elle, répondit Morel.

Mme Renaud ? fit Henry étonné.

— Oui. Qu’est-ce que vous en trouvez ? N’est-ce pas qu’elle a d’admirables yeux ? Avez-vous remarqué ses mains ? pour vous, qui avez des goûts aristocratiques, elles doivent vous convenir… Je crois, vive Dieu ! ajouta-t-il, à voir votre figure, qu’elle vous plaît assez.

Et tout en se regardant dans un miroir, devant lequel il ajustait sa cravate, il lui lança de côté un regard questionneur, railleur, encourageant.

— Oui, elle est bien, répondit Henry le plus froidement qu’il put.

Il y eut une pause.

— Il ne faudrait pas vous en cacher, reprit Morel. En quels termes êtes-vous avec elle ?

Henry fut désarmé, la vanité bouillonnait, il sourit comme un fat, d’un sourire factice et exagéré.

— En d’assez bons… en d’assez bons…

— Le père Renaud est un bon homme, un bon jobard, un vrai mari. Vous n’avez rien à craindre de ce côté-là… Ah ! ah ! jeune homme, ajouta-t-il en riant, vous plaisez déjà aux jolies femmes ?

Henry sourit, et cette fois de bon cœur.

— Mais je n’en sais rien.

— Bah ! ne faites donc pas le modeste. Voyons, en seriez-vous désolé ?

— Quelle demande !

— Eh bien, alors, courage ! volez à Cythère, bel amour, et décochez… décochez !

Morel prit son chapeau et reconduisit Henry jusqu’à l’entrée de la rue Mazarine, en continuant de lui parler de Mme Renaud et de son époux, qui aussi, jadis, avait été son maître ; il lui donna des détails, il lui conta des histoires, il l’exhorta à être ferme et hardi.

Henry, en se séparant de lui, lui serra la main avec effusion. Je ne peux pas dire ce qu’il éprouvait pour lui, mais il l’adorait, il le vénérait, et pourtant son esprit ne se plaisait pas avec le sien, ni son cœur avec son cœur. Chemin faisant, il pensa à Mme Renaud, il la vit devant lui, marchant, détournant la tête, lui souriant ; il rumina longuement les derniers mots qu’il avait dits sur elle, et se demanda dans la conscience s’il l’aimait réellement.

L’aimait-il en effet ? je n’en sais rien.

X

Depuis quelque temps son cœur n’était pas calme, état maladif et voluptueux où la poitrine se gonfle et où l’appétit diminue.

Une force toute nouvelle lui coulait dans les membres avec le sang ; jamais, en marchant, il n’avait si haut levé la tête ni tendu le jarret d’une façon plus souple et plus vigoureuse. Autrefois, la nuit, il dormait mieux, et le matin, jusque bien avant dans la journée, il n’avait pas, comme maintenant, cette lassitude mêlée d’un doux vertige que l’on éprouve pour avoir trop longtemps respiré des fleurs. Il ne se rappelait pas ses songes et il passait toute la journée à tâcher de se les rappeler, il eût tout donné pour les retrouver, car vaguement il se ressouvenait qu’ils étaient beaux. Quand il faisait du vent dans la rue, il ôtait son chapeau et laissait la brise courir dans sa chevelure, des mains invisibles et fluides lui passaient sur la tête et lui donnaient des tressaillements.

Le soir, dans sa chambre, il ouvrait la fenêtre, Mme Renaud aussi ouvrait quelquefois la sienne ; il restait longtemps accoudé, à regarder la figure de la lune et les nuages rouler, il eût voulu loger dans les étoiles, et puis quelque chose se crispait en lui et il soupirait. Ah ! quel soupir ! un soupir immense, avec lequel il eût voulu partir tout entier.

Il ne travaillait plus, tout l’ennuyait, et cependant un bonheur naissant ouvrait ses ailes dans son âme et chantait comme les oiseaux à l’aurore.

« Qu’ai-je donc ? qu’ai-je donc ? se disait-il à lui même, est-ce là ce que l’on appelle l’amour ? est-ce que je l’aime ? Je ne sais pas ce qu’il y a, mais elle embaume l’air, toute sa maison est pleine de son parfum, partout où je vais elle me suit, il me semble que je suis pris dans son vêtement et que je remue à tous les plis de son tablier ; malgré moi ses bandeaux noirs qui reluisent attirent mes yeux comme un miroir », et il s’arrêtait, prêtait l’oreille, épiant le bruit qu’elle faisait en marchant dans sa chambre. Elle fermait la fenêtre, les rideaux glissaient sur la tringle, et puis il se penchait en avant pour voir s’il y avait encore de la lumière sur les vitres.

« Non, sa lampe est éteinte, elle est couchée, elle dort. Comment dort-elle ? elle est sur le dos, sans doute, la bouche mi-ouverte, le corps à demi sorti du lit, le bras droit sous la tête ; elle a une chemise blanche, une chemise fine, bordée de dentelles, comme celle qu’elle porte sous sa robe de chambre ; elle est toute chaude de la chaleur de ses membres, elle est ouverte peut-être, on voit son épaule appuyée sur l’oreiller qui cède doucement et lui entoure la tête. »

Et il se mit à l’aimer, à aimer sa main, ses gants, ses yeux, même quand ils regardaient un autre, sa voix quand elle lui disait bonjour, les robes qu’elle portait, mais surtout celle qu’elle avait le matin, une façon de sarrau rose à larges manches et sans ceinture, à aimer la chaise ou elle s’asseyait, tous les meubles de sa chambre, la maison tout entière, la rue où était cette maison.

Il attendait avec anxiété l’heure des repas, où elle était à table en face de lui ; le soir, il désirait être au lendemain et ainsi de suite. Les jours s’écoulaient et les semaines, il y avait tant de douceur à exister près d’elle ! Dans le jour elle allait et venait, il l’entendait vivre ; la nuit, sous le plancher où elle marchait, il la sentait dormir.

Elle avait coutume tous les matins, même en hiver, de descendre dans le jardin et de s’y promener. Henry allait quelquefois avec elle, il lui donnait le bras, ils marchaient ensemble côte à côte, ses pieds écrasaient les grains de sorbier tombés dans les allées ; l’air frais, qui faisait frissonner les pattes de son bonnet de nuit, agitait son large vêtement ; d’autres fois, la prenant par derrière, le vent lui poussait sa jupe et accusait ainsi tous les contours de sa taille. Ou bien on se baissait pour cueillir une violette cachée sous l’herbe ; quand il y avait du soleil, on s’asseyait sous la tonnelle et l’on causait.

D’abord leurs entretiens avaient été longs, très abondants d’idées et de sentiments ; peu à peu ils devinrent entrecoupés, presque silencieux. À l’époque dont je parle ils ne savaient plus guère que se dire.

Henry prêtait des livres à Mme Émilie, des poésies, quelques romans, elle les lisait en cachette, le soir, dans son lit, et elle les lui rendait avec mille marques d’ongle aux endroits délicats. Ils en dissertaient seuls, le lendemain, au jardin, ou le soir, dans le salon, quand tout le monde jouait aux cartes ou écoutait M. Renaud faire des contes.

Ils désiraient tous deux être à l’été. « Ah ! s’il faisait beau, disaient ils, nous monterions à cheval et nous galoperions longtemps dans les bois et sur le tapis vert des prairies ». Ils auraient voulu s’en aller, au fond des forêts, écouter l’eau couler sur la mousse et le rossignol chanter la nuit.

Dans leurs discours sur les choses de ce monde, Mme Renaud parlait beaucoup des tendres sentiments et des affections du cœur ; Henry, de la beauté et de la bravoure. Depuis quelque temps, en effet, il se sentait brave et fort, un duel ne lui eût pas déplu, surtout s’il en fût sorti avec une blessure et que Mme Renaud l’eût admiré. C’était, vous dis-je, un oubli complet du monde et une extase sans fin sur le soleil, sur la nuit, sur la mer, sur la lune, sur les nuages, sur les ruines, sur la poésie, sur l’amitié.

Mais les plus doux moments étaient ceux où, ayant épuisé toute parole humaine et se taisant, ils se regardaient avec des yeux avides, puis ils baissaient la tête et, absorbés, songeaient à tout ce qui ne se dit pas. Quand ils se réveillaient de leur rêverie, Henry rougissait, Mme Renaud souriait de son plus délicieux sourire, clignant des yeux, la tête en arrière et de côté, le cou gonflé comme une colombe qui roucoule.

Pas un dimanche ne se passait sans qu’elle ne vînt le voir dans sa chambre, l’après-midi, au crépuscule, à l’heure la plus mélancolique de la journée ; elle lui parlait de sa famille, qu’elle eût voulu connaître, de sa mère, de sa sœur surtout, qui lui ressemblait, elle les chérissait tous. Lui aussi s’inquiétait de sa vie passée, de son enfance et de ses caprices de petite fille, de ses amies du couvent, s’efforçant par l’imagination de ressaisir tous les jours qu’elle avait vécus loin de lui, et de les mêler à ses propres souvenirs. Autrefois elle allait au spectacle, elle faisait des visites avec M. Renaud, ou elle sortait pour quelque emplette ; maintenant, à peine si elle voit son amie Aglaé, toute distraction lui fait horreur, mettre le pied hors de chez elle lui est antipathique. M. Renaud en vain l’engage-t-il souvent à prendre l’air et à faire un tour, elle ne bouge, et il sort à la fin tout seul, maugréant sur cet entêtement sans cause et sur les caprices inattendus de ce sexe volage.

Son humeur, en effet, est bien changée. Jadis elle était assez triste, ennuyée, nonchalante, un peu boudeuse, elle grondait monsieur son mari, elle s’emportait quelquefois, elle le tracassait sur ses pantalons sans dessous de pied et sur son goût pour les fromages de Roquefort ; mais maintenant elle est gaie, elle est vive, son œil brille, elle ne soupire plus, elle court dans l’escalier, elle chante en cousant à sa fenêtre, on entend ses roulades et ses éclats de voix retentir dans la maison. On la dirait rajeunie, elle a quinze ans, son mari l’adore, elle est si bonne, si douce ! elle lui laisse tout faire, il est le maître, il peut commander le dîner, ne rien ordonner, s’il lui plaît, à peine si elle s’en apercevra. À table il dit tout ce qu’il veut et il n’est pas contredit ; il choisit lui-même ses gilets, il va dîner seul en ville, il oserait même découcher, jamais il n’a été si heureux en ménage.

Mais en revanche Henry ne rit plus avec M. Renaud, il ne cause plus avec Alvarès et Mendès, qui ne lui font plus la confidence de leurs amours, il n’écrit ni à ses parents ni à Jules, Morel l’ennuie, et cependant il va souvent le voir, attiré par le besoin de lui dire un peu ce qui se passe dans son cœur. Morel se moquait de lui, il l’égayait parfois, mais il l’irritait presque toujours.

De tout le monde qui vivait dans la maison de M. Renaud, personne ne s’apercevait de ce qu’Henry et Mme Émilie éprouvaient l’un pour l’autre, à peine, je crois, s’ils se l’avouaient à eux-mêmes. Heureux tous deux, ils vivaient dans la plénitude de leur sentiment, jouissant de s’aimer, espérant bien qu’ils s’aimeraient plus encore, s’avançant dans cette béatitude comme en un chemin facile, inondé de clartés divines, parfumé de chaudes brises, tranquilles et enivrés, presque endormis même.

Alvarès aussi aimait de plus en plus Mlle Aglaé, il avait extrait des keepsakes beaucoup de pièces de vers sur la chute des feuilles, sur un baiser, sur la rêverie, sur des cheveux, et il les copiait dans un bel album tout neuf. Mendès avait rencontré deux fois Mme Dubois, sa gorge lui bouleversait les nerfs, il apprenait à jouer de la flûte. Le seul Shahutsnischbach n’était pas amoureux, il travaillait toujours aux mathématiques, les mathématiques dévoraient sa vie, il n’y comprenait rien. Jamais M. Renaud n’avait eu de jeune homme plus studieux… ni plus stupide, Mendès lui-même le regardait comme un butor.

Tous ces gens-là aimaient. Ils vivaient sous le même toit, isolés quoique réunis, cachant leur sentiment, poursuivant leur idée, leur manie, chacun avec un amour divers et des songes à lui. Il n’en est pas de même des moutons : quand vous les voyez brouter au versant des collines, ou cheminer tassés en troupeau et bêlant le long de la grande route, ils n’ont qu’une idée, dites-vous, c’est l’herbe qui est tendre ; qu’un amour, c’est le bélier qui se pousse sur eux ; qu’une crainte, c’est le chien qui leur mord les jarrets ; qu’un souci, c’est l’homme rouge au grand couteau qui coupe le cou de leur famille. Mais les hommes ? qui dira ce qui se passe dans tous ces crânes couverts de chapeaux ? et où vont tous les pas de ce grand troupeau à l’œil sombre ?

Un soir, Henry était dans le cabinet de Mme Renaud — c’était, dans la semaine, le lieu de réunion après le dîner — il était assis à côté de lui ; Mme Émilie, de l’autre côté de la table, brodait des manchettes, Mendès songeait à Mme Dubois en tisonnant dans le feu, M. Renaud lisait les Débats ; on ne disait rien, Henry avec une plume dessinait des bonshommes sur une feuille de papier.

— Montrez-moi donc de votre écriture, lui dit Mme Renaud en se rapprochant de lui.

Il poussa également sa chaise vers elle, leurs deux cuisses s’effleuraient, leurs bras se touchaient, ils se sentaient l’un l’autre depuis l’épaule jusqu’au genou. Henry signa son nom, Mme Renaud prit la plume et lui signa le sien ; c’était une écriture un peu ronde et tremblée. Toute la page se trouva bientôt remplie de paraphes et de toutes sortes de signatures ambitieuses. Henry écrivit deux vers de Byron, en anglais ; Mme Renaud, un vers de Dante, en italien. Elle laissait aller la plume sur le papier et faisait des hachures, comme pour ombrer un dessin. Une fois elle traça en petits caractères « m’ama », qu’elle effaça aussitôt ; Henry écrivit à son tour le mot « bonheur » et le biffa ensuite d’un gros trait d’encre.

M. Renaud sommeillait dans son fauteuil, Mendès lisait le feuilleton. Or Mme Renaud plia la feuille en deux et écrivit sur le revers : « J’irai demain rue de Castiglione » ; Henry lui prit encore une fois la plume des mains et écrivit : « Vous passerez par les Tuileries ». Elle sourit avec sa charmante manière, prit le papier et le jeta au feu, Henry le regarda brûler : il se roula sur lui-même en une gaze noire, chiffonnée, frôla, sans le réveiller, le bout de la pantoufle de M. Renaud, deux ou trois fois monta et descendit dans la cheminée, soutenu par le vent, puis, quand sa dernière étincelle fut éteinte, il s’envola tout à fait.

C’était bien un rendez-vous, il se promit de n’y pas manquer. Oh ! que le temps lui sembla long jusqu’au lendemain ! la voir chez elle, dans sa maison, la voir comme tous les jours, ce n’était pas la voir comme il le voulait, comme il l’attendait cette fois-là. Il guetta donc le moment où elle sortit, et cinq minutes après il s’élança dehors, sauta dans le premier cabriolet venu, donna vingt sols de pourboire au cocher, qui écarquilla les yeux, et arriva enfin à la grille des Tuileries, le cœur plus gonflé d’orgueil que tous ceux qui jamais y entrèrent clairons en tête et tambour battant.

Le temps était sombre, de gros nuages couraient vite sur la cime des arbres, leur écorce verte suintait comme les murs par un temps de dégel, la surface du grand bassin, toute jaune et couverte de feuilles mortes, se ridait sous le vent, les cygnes étaient rentrés dans leur cabane, les bonnes appelaient à elles leurs enfants, les bourgeois hâtaient le pas, craignant la pluie, la sentinelle avait passé sa capote. Henry s’assit sur un banc pour respirer, il étouffait comme dans le passage Véro, au mois d’août, la sueur coulait sur son front, sa gorge était brûlante, ses mains tremblaient ; elle ne venait pas, mais elle allait venir. Il se leva, il marcha de long en large, en tous sens, inquiet, le lorgnon braqué sur l’œil, tachant de la reconnaître de loin, s’attendant à voir son châle blanc apparaître tout à coup dans une allée.

Comme elle tardait !

Le ciel se rembrunit, l’air s’adoucit, et les arbres cessèrent de faire leur grand bruit dans leurs rameaux dépouillés ; la neige tomba, elle s’épaississait, la nuit commençait, les lumières du château s’allumèrent ; il était déjà quatre heures, elle ne venait pas. Il n’y avait presque personne dans le jardin ; les statues de marbre, couvertes de neige, se tenaient immobiles dans leur pose et le jour, tombant sur leurs formes, animait leur pâle blancheur, elles semblaient vivre. Espérant que le temps passerait ainsi plus vite, il en regarda deux ou trois le plus longtemps et avec le plus d’attention possible ; elle ne venait pas. « Elle me l’a pourtant bien promis, se disait-il ; est-ce qu’elle me tromperait déjà ? oh ! mon Dieu, mon Dieu ! » et il se mordait les lèvres de dépit, et trépignait, prêt à crier comme un enfant qui s’exaspère. Il n’écoutait pas le bruit des voitures roulant dans la rue de Rivoli, il ne regardait ni le jardin, ni le palais illuminé dans toute sa façade, il ne pensait ni au roi qui l’habite, ni aux ministres qui y viennent, ni à tous les monarques qui y ont dormi, ni à tout l’or qui y a cuvé ; il ne pensait à personne, mais à lui, mais à elle, mais à eux deux, et à rien autre chose dans le monde.

« Elle ne viendra pas, se dit-il, voilà déjà un siècle que j’entends sonner les heures, les quarts, les demies, attendons-là encore dix minutes », et, les dix minutes écoulées : « encore un quart d’heure, car elle ne peut manquer », puis la colère le prit et il s’enfuit en courant, et jurant dans son âme par tout ce qu’il savait de blasphèmes et de malédictions.

Il trouva Mme Renaud rentrée depuis longtemps et ayant repris déjà son costume de chambre, il avait beaucoup plu tout l’après-midi et elle était rentrée en voiture.

On se mit à table, il avait le cœur serré comme dans un étau, chaque bouchée l’étranglait ; à peine eut-on levé le siège qu’il remonta s’enfermer dans sa chambre, se jeta à plat ventre sur son lit et y pleura tout à son aise.

XI

Un jour qu’il réfléchissait amèrement sur le malheur de sa destinée, la tête dans ses mains et les deux coudes sur sa table, Mme Émilie entra. Il releva sa figure triste et la regarda d’un air étonné, avec des pleurs dans les yeux.

— Ah ! c’est vous ? lui dit-il.

Elle répondit, avec une douceur étrange :

— Je vous importune, dites ?

Le rayon de la lune brillant au fond d’une mer d’azur n’a jamais été plus doux que son regard, et sa voix était suave comme le soupir du vent sur les jasmins.

— Je m’en irais, ajouta-t-elle.

— Vous ! répondit-il, vous ?

Puis, comme elle ne disait rien :

— Vous savez bien que non.

Elle se rapprocha de lui. Il était assis, il détournait la tête et la regardait de bas en haut comme une madone ; elle, debout, baissait ses yeux vers lui, et le regardait avec son sourire.

— Vous savez bien que non, répéta-t-il encore une fois, à de longs intervalles, vous savez bien que non !

Elle avait fait un pas, son souffle descendait sur le front d’Henry, il voyait sa poitrine respirer, il entendait presque battre son cœur. Lentement — cela se fit sans qu’il y pensât et avec la facilité surnaturelle que nous éprouvons dans les rêves — il leva le bras, l’étendit, et le lui passa autour de la taille.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Pourquoi ?

Et il l’entraînait doucement vers lui.

— Parce que je vous aime.

Elle se laissait faire ; la tête renversée, il la contemplait en tremblant, pâle et balbutiant comme dans la fièvre.

— Vous m’aimez… vous m’aimez, dit-elle à voix basse, les yeux mourants et comme enivrée de ses propres paroles.

Et elle se pencha sur lui, passa lentement ses deux mains moelleuses dans ses cheveux et le baisa au front, sans bruit, les lèvres collées, le serrant sur sa bouche. Henry, la tenant embrassée, dans ses bras, la tête sur ses seins, humait le parfum de sa peau et sentait son cœur se fondre.

Se redressant tout à coup, elle s’écarta de lui.

— Grand Dieu ! qu’ai-je fait ? qu’ai-je fait ? dit-elle d’une façon plaintive et désespérée.

Henry bondit et lui rendit son baiser.

— M’aimes-tu ? disait-elle, m’aimes-tu bien, Henry ? dis-le moi… dis-le moi encore… jure-le moi…

— Et toi, répondait-il, m’aimes-tu aussi ? Oh ! dis-moi que tu m’aimes !

Et sans pouvoir parler, avec ses faibles mains, elle lui pressait les siennes, les doigts entrelacés dans ses doigts.

— Non… laisse-moi… je t’en conjure… laisse-moi… ne me touche pas… ne m’approche pas… je m’en vais…

Elle se dégagea de lui.

— Je t’en supplie, ne me regarde plus ! tes yeux me font souffrir… Oh ! mon Dieu ! on nous a vus peut-être !… si quelqu’un entrait !… tes rideaux n’étaient pas fermés ! Que vais-je devenir !… Adieu, adieu, laisse-moi partir, ne me retiens pas… oui je reviendrai ce soir, tantôt, bientôt… Adieu, adieu… Oui, oui, je t’aime, mon Henry !

Et de la porte elle lui envoyait mille baisers.

Resté tout stupide dans sa joie, et savourant dans son âme le goût nouveau de ces caresses, Henry ne savait que devenir ; il avait peur de remuer, peur de lever la tête, il frissonnait comme épouvanté.

Peu à peu le calme lui revint, et la conscience de son bonheur s’éveilla. Son image par hasard s’offrit à lui dans la glace, et il se trouva beau, plus beau qu’un homme. Il se leva et il se sentit fort, assez pour renverser le monde à lui seul. Elle l’aimait ! il s’aimait lui-même, il était grand, il était magnifique, il dominait tout, il pouvait tout, il aurait volé avec les aigles, il se fût jeté à la gueule des canons. L’univers lui apparut alors dans une perspective lumineuse, tout plein de gloire et d’amour ; et sa vie à lui entourée d’une auréole comme le visage d’un Dieu ; le bonheur planait sur lui-même et le recouvrait en entier, il sortait de tout, il filtrait des murs, il brillait comme le jour, Henry le respirait comme on respire l’air.

On l’appela pour dîner, il sortit à regret de sa chambre et, se séparant d’elle, la bénit comme le berceau du nouveau-né. À table il ne mangea pas ; oui, manger, il n’y pensait guère, il la regardait d’un air calme, composant son visage et souriant dans ses entrailles.

M. Renaud lui parla, il ne lui répondit point ; Alvarès le pria de lui passer les légumes, il les laissa tomber sur la nappe ; il bouscula Mendès, il fut brutal et taciturne. C’est qu’il craignait que sa joie n’éclatât tout d’un coup, et qu’il lui prenait des envies de chanter et de pleurer. À peine au dessert, il s’esquiva ; ne lui avait-elle pas dit qu’elle reviendrait le soir ? M. Renaud en fut tout étonné.

— Il n’attend plus même que nous ayons fini ; il devient plus drôle de jour en jour. Sais-tu qu’est-ce qu’il a, ma femme ?

— Ce jeune homme a peut-être des chagrins, répondit Mme Renaud avec le plus grand sang-froid du monde.

— Des chagrins ! quels chagrins ? il n’y a pas longtemps qu’il a reçu des nouvelles de sa famille. Ah çà, composerait-il un mélodrame, qu’il a ce soir l’air si farouche ?

Et il se mit à rire, Alvarès et Mendès rirent, Shahutsnischbach ne comprit pas.

Quand chacun se fut retiré chez soi, et que les lumières de toutes les fenêtres de la maison se furent éteintes, Henry entendit dans l’escalier le froufrou d’un jupon et des pas légers qui montaient, la porte tourna légèrement.

— Ah ! merci ! je croyais déjà que vous ne viendriez pas.

— Enfant que vous êtes !

— Vous m’avez déjà fait tant souffrir !

— Moi ?

— L’autre jour aux Tuileries…

— Vous y avez été ?

— J’ai cru en mourir de chagrin, je vous ai attendue trois heures, je me damnais.

— Voyons, soyez sage, lui dit-elle en souriant, asseyez-vous là, près de moi. Écoutez, Henry, m’aimez-vous ? si vous me trompiez, ce serait odieux ; dites-moi si vous m’aimez.

— Mais je vous l’ai dit cent fois ; depuis deux mois, ne l’avez-vous pas deviné ? Si vous saviez toutes les nuits qui se sont écoulées à rêver de vous, tous les jours que j’ai employés à songer à vous ! Le soir, quand vous ouvriez la fenêtre pour fermer vos volets, j’étais là, moi, à la mienne, je vous voyais, puis je vous entendais marcher ; la nuit, quand je m’éveillais, je me figurais vous voir endormie et que peut-être aussi, comme vous alliez passer dans mon sommeil, je passais dans le vôtre.

— Vous ne vous trompiez pas, ami.

— Le premier jour que je vous ai vue, il me semble que c’était hier, je vous vois encore, vous étiez là, sous le vestibule, c’était le matin, nous entrâmes, vous vous mîtes à nous saluer. Tenez ! vous aviez cette robe-là, vous étiez nu-tête ; vos yeux m’ont troublé, ils me lançaient des rayons qui m’entraient au cœur.

— Oh ! vous êtes bon ! dit-elle. Vous me regardiez, en effet, d’une façon qui me ravissait, Henry ; il y avait quelque chose qui me disait que je vous aimerais, que nos deux âmes se comprendraient, et je ne me suis pas trompée, n’est-ce pas ? je puis compter sur vous ?… je suis seule, moi… personne ne m’aime… vous, vous me soutiendrez, vous m’aimerez… vous serez mon ange.

Henry tomba la tête sur ses genoux, et y pleurant de joie :

— Ô mon Dieu ! je ne peux pas dire ce que j’éprouve, mais regarde-moi… aime-moi.

Il prenait ses mains et les couvrait de baisers. Plus calme que lui, et triomphant de sa faiblesse :

— Modère-toi, ami. Oui, nous serons heureux, nous nous aimerons… Oh ! ne pleure pas, tu rougis tes beaux yeux.

Et elle le caressait comme un enfant qu’on console. Après un long silence :

— Il y a longtemps aussi moi que je t’aime. D’abord j’éprouvais du plaisir à regarder ta figure ; quand tu n’étais pas là, j’y repensais, peu à peu toute autre idée me devint insupportable, la moindre chose me faisait songer à toi, je te retrouvais partout. Te souviens-tu de ce soir où nous avons causé si longtemps ensemble dans le salon ? je regardais les mots qui sortaient de ta bouche, je te considérais avec étonnement, tu étais beau et tout harmonieux comme un chant.

— Si je m’en souviens ! si je m’en souviens !

Elle continua :

— Mais tu ne t’apercevais de rien, toi ; je voyais bien que tu m’aimais, mais tu ne devinais pas que je t’aimais ; mon mari…

— Ah ! votre mari ! pouvez-vous appeler de ce nom cet homme vulgaire, qui…

— Tais-toi, dit-elle d’un air grave, tu le connais mal, il est bon, généreux, il m’aime.

— Vous aimer ? lui !

— N’en parlez pas, ne suis-je pas sa femme ? ne dois-je pas lui être fidèle ? Oui, son cœur répugne au mien, il ne m’a jamais comprise, il ne connaît l’amour que dans ce qu’il a de brutal et d’odieux, je l’ai en horreur. Si tu savais !…

Elle cacha sa tête dans ses mains, puis avec son sourire et passant ses bras autour du cou d’Henry :

— Il n’est pas comme toi, va ! il n’est pas jeune, ni beau, ni grand ; il n’a ni ta belle âme, ni tes traits si fins.

C’était un charmant spectacle, en effet, que cet ardent jeune homme, avec sa figure douce égarée et tout son corps en désordre.

— Non, c’est toi qui es belle, disait-il, je mourrai en contemplant tes sourcils, et tout supplice me serait doux tant que tes yeux seraient fixés sur les miens.

Et il en restait là, béant et affamé devant ce mets qui fumait pour lui seul ; elle lui parlait de ses devoirs d’épouse et de la chasteté de son amour, tout en repoussant faiblement ses étreintes timides ; il était pusillanime comme une vierge et enflammé comme un homme ivre, l’amour quelquefois est si fort qu’il touche à l’innocence et en a toutes les allures.

— Sois prudent, enfant, observe-toi, il faudra nous cacher au monde — le monde est jaloux et méchant — te méfier de tous. Si notre bonheur était connu, il n’existerait plus pour nous… Prends garde de rien laisser paraître, nous vivrons ainsi heureux, réunis par le cœur au milieu de tous ces gens égoïstes ou stupides ; la vie nous sera plus douce, supportée à deux… Adieu, pense à moi, il faut te quitter, il y a longtemps que je suis là.

Et elle sortit.

Henry comprit bien qu’il venait de faire une faute, il s’en voulut et s’en gronda vertement, puis il s’en loua et s’en estima davantage, tournant sa timidité en vertu et sa sottise en délicatesse, comme cela arrive toujours.

Qu’importe ? la nuit qu’il passa ensuite, pour être veuve de voluptés charnelles, n’en fut pas moins belle et enviable. Adorable bêtise de l’amour ! il ne se coucha que vers deux heures du matin, après avoir écrit cinq pages enflammées à la dame de son cœur.

Les amants ont la rage d’écrire ; pour peu qu’ils soient gens de lettres, c’est un déluge de style. Peut-être se dupent-ils eux-mêmes et leur passion n’est-elle qu’un sujet de rhétorique qu’ils prennent au sérieux, un homme de goût ne peut faire grand cas de toutes ces balivernes sentimentales, si sottement écrites d’ordinaire, et qui plaisent tant aux dames. Je ne m’adresse pas ici aux écoliers de quatrième ni aux couturières qui lisent George Sand et ont pour amants des clercs d’avoué, mais aux gens d’esprit qui en ont écrit eux-mêmes, qui en ont reçu et qui ont beaucoup vu ; la passion ne se peint pas plus elle-même qu’un visage ne fait son portrait, ni qu’un cheval n’apprend l’équitation. Quand Saint-Preux et Don Juan venaient au monde et qu’ils naissaient lentement à cette vie idéale que nous admirons, les pères qui les façonnaient ne songeaient pas aux yeux de leur voisine, ni au soin facétieux d’en obtenir quelque chose, et vous croyez, mon beau monsieur, parce que vous avez les joues en feu et le cerveau échauffé, parce que vos prunelles brillent comme des charbons et que vous écrasez des becs de plumes sur du papier blanc, vous vous croyez émouvant comme Jean-Jacques et lyrique comme Byron ? Allons donc, bourgeois ! allons donc, bourgeoise ! c’est insulter l’art, c’est gâter le plaisir. Que votre bouche ne se pique pas de dire de belles paroles, mais de donner de bons baisers ! que vos mains quittent la plume, leur place est ailleurs. Arrière, canaille ! hors d’ici, gouspins ! qu’on me chasse ces drôles ! qu’on les jette par la fenêtre ! qu’ils se fassent philanthropes, et qu’ils écrivent sur les prisons en bon vieux style épais ! Or, supposant le lecteur aussi gourmet que nous, on lui fait grâce de toute correspondance amoureuse, malheur inévitable dans un livre, chose plus assommante pour nous qu’un gâteau de Savoie ou qu’une dinde aux marrons.

Ils ont bien leur charme pourtant, ces petits morceaux de papier chiffonnés, qu’on se glisse dans la main et qu’on lit le soir, sous les réverbères, à la lueur des boutiques, qu’on relit rentré chez soi, qu’on relit six ans après avec une tendre larme. Voici quelques échantillons de ceux qu’Henry et Mme Renaud s’échangeaient :

« Je t’ai rêvé cette nuit, j’ai été heureuse, et toi ? Il sortira tantôt, à trois heures. »

Ce mot il signifie toujours le mari, le tyran, la maladie à éviter. Exemple : prenez garde à vous, il nous surveille ; venez demain, il monte sa garde ; je crains quelque malheur, il est triste et paraît préoccupé, etc.

Le soir, en passant derrière elle, il lui remettait un autre morceau de papier :

« Heureux ? non, je ne suis pas heureux, je vous aime trop. Il faisait du soleil tantôt, pourquoi n’êtes-vous pas descendue au jardin ? Oui, je vous aime, écrivons-nous ainsi toute la journée, quand nous ne pouvons nous voir. Oh ! que ta lettre, hier soir, m’a fait bondir le cœur ! je la porte toujours sur moi, je la sens sur ma poitrine comme une caresse continue. »

Autre billet écrit sur du papier très fin, roulé en petite boule :

« Ne lisez cela que chez vous et seul. Avant de vous connaître, j’étais comme un corps sans âme, comme une lyre sans corde. Vous êtes comme le soleil, qui inonde tout de lumières et fait éclore les parfums. Je suis heureuse maintenant, la vie m’est belle, tes yeux sont si doux, si beaux ! tu me plais tant ! tes lèvres sont si charmantes et si gracieuses ! »

Réponse :

« Depuis que vous m’avez enivré de vos regards, ô mon ange, je suis un autre homme ; c’est bien vous qui êtes le souffle de vie qui m’avez animé ; avant de vous connaître j’étais une chose, une statue, c’est vous qui, depuis deux jours, m’avez fait plus vivre que je n’ai vécu depuis dix ans. Est-il vrai que vous m’aimez ? puis-je me repaître à mon gré de cette certitude ? suis-je donc nécessaire à ton existence ? Mais dis-moi, fée d’amour, qui donc t’a appris ces mots qui ravissent ? Où as-tu puisé cette poésie du cœur que j’écoute comme un chant du ciel ? Ne te semble-t-il pas que, comme deux anges qui montent vers Dieu, quelque chose nous pousse incessamment et nous élève, radieux, dans un infini de bonheur ? »

Ils auraient continué ainsi jusqu’à la consommation des siècles, et ils usèrent bien une rame de papier Weynen à s’écrire des choses de ce style. Mme Renaud paraissait ne pas vouloir aller au delà, et Henry n’osait ; peut-être n’y pensaient-ils ni l’un ni l’autre. Ils étaient heureux de se dire qu’ils l’étaient, heureux de se regarder longuement, de vivre côte à côte, de s’aimer en secret, de s’écrire, de se rêver.

Henry avait quitté toute étude, celle du Code civil et des Institutes comme celle de l’histoire et de la littérature, il ne songeait plus à rien, il n’enviait plus rien.

Quelquefois, cependant, il aurait voulu être riche, pour passer sous ses fenêtres, monté sur un andalou noir, qui sautille sur le pavé comme une levrette. Elle aimait les fleurs ; les fleurs, hélas ! ne sont faites que pour les riches, eux seuls sentent les roses et portent des camélias ; ils en achètent qui sentent l’ambre et la vanille et les effeuillent sur le sein de leurs maîtresses, et le lendemain ils leur en donnent de nouvelles, mais les petites gens ne connaissent de tout cela que ce qu’ils voient de loin, à travers les grilles de fer d’un jardin public ou le vitrage d’une serre du Jardin des Plantes. Henry donc achetait des bouquets, des bouquets de dix francs, cadeaux qui le ruinaient ; il s’habillait avec recherche, il se peignait vingt fois par jour, il se faisait friser et puis se défrisait avec soin, pour donner à sa chevelure un air élégant et négligé ; il se lavait les dents avec une eau parfumée, il s’en lavait le cou et les mains, il faisait des toilettes pour l’attendre, quand il supposait qu’elle devait venir.

Elle venait. Quelquefois c’était le matin, encore en bonnet de nuit, dans sa robe flottante et sans corsage, avec la fraîche odeur du linge fin, le visage clair, lavé d’eau froide, les mains roses et les pieds dans de petites pantoufles de peau brune recouverte de fourrures. Cette femme-là, vraiment, était d’un ragoût étrange, sa peau exhalait d’elle-même un parfum doux, vapeur de beauté qui monte à la tête comme le bouquet de vins fameux ; son pied avait cent mignardises que trahissait sa chaussure, et l’on pressentait sous son vêtement des délicatesses sans nombre : taille vigoureuse propre aux bonds soudains et aux élasticités déchirantes, bassin large, hanches saillantes et rondes, seins durs, ventre souple, et toute la force de la santé, et toutes les grâces de la langueur, et toutes les voluptés de la femme mûre.

Souvent Henry, sortant du dialogue et emporté par l’âge, l’étreignait avec fureur et la couvrait de ces regards de flamme, où tout le cœur flamboie, plus suppliant qu’un condamné, plus doux qu’une colombe. Il adorait surtout ses cheveux, elle lui laissait passer sa main dessus, il caressait cette ébène unie et la lissait sous ses lèvres. Elle lui disait :

— Enfant ! — elle l’appelait toujours enfant — ta folie t’emporte. Pourquoi te faut-il plus que mon cœur ? Je n’ai rien à te donner au delà. Aimons-nous d’un chaste et pur amour, à quoi bon ces liens de la chair ou se prennent les natures viles ? Est-ce là ce que tu m’avais promis ?

Et elle s’en allait ensuite, ayant longtemps attendu une réponse qui n’était pas venue, et qui sait ? peut-être même une réfutation triomphante.

Henry se disait alors : « Pourquoi irai-je troubler cette eau pure ? faner cette fleur ? pourquoi, afin de satisfaire l’appétit d’un moment, la plonger dans la honte et les regrets ? ce serait pour moi-même la descendre de ce piédestal où mon amour l’a posée ; elle m’aime de l’amour des anges, le ciel n’est-il pas assez vaste ? cet amour n’est-il pas assez doux ? »

Et puis, par une réaction ordinaire, il en venait à jurer horriblement et à frapper du pied de façon à défoncer le parquet. Ce juron voulait dire que l’eau pure est faite pour désaltérer, et les fleurs pour être senties ; que l’amour des anges n’est pas celui des hommes, et qu’il était homme, et qu’en conséquence, etc.

Après quoi il allait voir Morel et lui parlait de sa bonne fortune, de l’adorable maîtresse qu’il avait et du bonheur de ses nuits ; et puis ils riaient beaucoup ensemble sur le compte de Mendès et d’Alvarès, qui, amoureux tous deux, ne trouvaient rien de mieux à faire, pour satisfaire leur passion, que de copier des vers et de jouer de la flûte.

XII

jules à henry.

«  Grande nouvelle ! grande nouvelle ! il y a ici une troupe de comédiens, on va jouer mon drame, oui, Henry, mon Chevalier de Calatrava, qui est fini, terminé, j’ai fait le cinquième acte cette nuit ; je viens de me réveiller, je suis encore tout étourdi et endormi, je compte surtout sur la scène des tombeaux comme effet, tu verras ça. Voici du reste comment tout cela est arrivé :

« Un matin que je me promenais du côté de la rivière, je vis de loin, assis sur des troncs d’arbres abattus, une espèce de gaillard vêtu d’une redingote à brandebourgs, qui fumait tranquillement sa pipe en contemplant le paysage. Quand je passai près de lui, il se leva et m’aborda avec aisance en me demandant du feu. Il fumait une petite pipe en écume de mer, à glands d’or, d’assez mauvais goût, et portait sur la tête une casquette de toile cirée ; il avait de longs cheveux, parlait vite, avec un accent méridional un peu dur et criard, mais toute sa personne avait quelque chose de franc et spirituel qui plaisait fort à première vue ; je l’aurais pris volontiers pour quelque dentiste en voyage ou pour un commis voyageur de haute volée, mais il m’apprit bientôt qui il était, sans que je le lui eusse demandé : c’était M. Bernardi, directeur actuel de notre théâtre. Tu penses bien, dès lors, que nous causâmes littérature, théâtre ; il connaissait tous ceux de Paris et en parlait en maître, semant son discours de traits hardis, de remarques neuves, critiquant les réputations établies et m’en révélant d’inconnues. Les gens qu’il admirait n’étaient peut-être pas ceux que j’admirais le plus et réciproquement ; ainsi, il déteste les drames en vers, prétendant que la prose va mieux à la scène.

« Le hasard voulut que le lendemain je le rencontrasse à la même place ; la conversation se renoua de plus belle, et sur les mêmes sujets que la veille. Bernardi est un jeune homme, il n’a pas plus de trente-huit ans ; c’est un bon diable, fort gai et bon vivant s’il en fut, il parle de femmes comme on parle de chevaux, nous avons beaucoup ri ensemble.

« Nous devînmes vite les meilleurs amis du monde ; chaque jour, pendant une semaine, nous nous promenions ensemble le matin, et le soir nous nous rencontrions encore au café. Il était enchanté, disait-il, de trouver quelqu’un avec qui causer, car il déteste la province ; en cela je suis bien de son avis. Il me donna mes entrées gratuites, mais je n’osais trop en profiter, quand un jour, dimanche dernier, m’ayant engagé à le suivre à une répétition, je l’accompagnai, et c’est là que commence cette longue histoire que je t’envoie.

« Quand nous entrâmes dans la salle, tout était vide ; dans les loges, les banquettes étaient relevées, les portes ouvertes, les grilles à demi abaissées. À peine y voyait-on, un jour faux et éclatant tombait d’en haut sur le parterre et, passant entre les décors, traçait de longues lignes de lumière sur les planches de la scène ; un grand rayon de soleil, entré par un trou de la muraille, traversait en diagonale tout le théâtre, une poussière dorée et remuante montait en tressaillant dans cette ligne droite, un quinquet de la rampe, frappé par lui, brillait et éclairait comme allumé. On marchait dans les corridors, on appela deux ou trois noms, j’entendis sonner une clochette, les acteurs arrivèrent et la répétition du vaudeville commença.

« Je m’étais assis dans les coulisses, sur une caisse qui se trouvait là, je touchais les décors avec mes mains, je regardais les acteurs et les actrices de près, je regardais la salle vide et je me la figurais pleine, grande, mille fois plus grande, éclairée, remplie de bruit, éclatante de lumière et de couleurs. Je humais à pleine poitrine cette odeur du théâtre qui est un des amours de mon enfance ; ou bien, la tête levée au ciel, n’écoutant guère la pièce et flottant alors dans je ne sais quelle capricieuse rêverie mêlée d’art et d’amour, fantaisie charmante où l’on sent des émanations voluptueuses, où l’on entend des bruits de fanfares, je contemplais la frise du manteau d’Arlequin trembler au vent frais, qui venait du dehors par les fenêtres ouvertes et faisait frissonner les feuilles des marronniers qui ombragent la place d’Armes.

« Bernardi vint me trouver et me demanda ce que je pensais de son monde. Il paraît que je ne lui répondis pas par une sottise et qu’il fut content, car, me prenant par la main et me conduisant vers deux femmes assises dans le haut de la scène sur un banc rustique :

« — Que je vous montre, m’a-t-il dit, les deux perles de ma couronne, la mère et la fille, Mme Pernelle et Elvire, Philaminte et Dona Sol, Mme Artémise et Mlle Lucinde. Mesdames, ajouta-t-il d’un ton plus sérieux, permettez-moi de vous présenter Monsieur, un de mes amis de cette ville, un amateur distingué, qui admire fort les beaux talents et adore les jolies femmes, deux motifs pour faire votre connaissance. »

« La plus vieille sourit, et la jeune fille, sans se lever, me fit un signe de tête. Elles étaient toutes deux recouvertes de châles qui les enveloppaient comme des manteaux, et, à cause de l’obscurité qu’il faisait dans le fond du théâtre, je ne voyais presque rien de leur figure, si ce n’est les yeux de la vieille qui brillaient dans l’ombre sous son chapeau, en causant avec Bernardi, et le vague profil de l’autre, qui semblait étrangère à tout ce qui se passait autour d’elle. Un décor qu’on dérangea l’éclaira tout à coup et je la vis en entier. Il était nu-tête, de longues papillotes à l’anglaise, d’un blond cendré, tombaient avec une grâce exquise sur ses épaules décolletées, qui frissonnaient comme si elle eût froid ou sommeil ; elle grelottait, en effet, et s’enveloppait dans son grand châle bleu, qu’elle serrait sur ses membres. C’était un vieux cachemire, à longues franges rouges, qui lui prenait toute la taille, les bras et le derrière de la tête ; elle l’avait ramené ainsi par-dessus son peigne et se tenait immobile, sans rien faire, occupée seulement à regarder le bout de son pied, avec lequel elle battait le sol à petits mouvements saccadés ; son soulier de satin blanc bruissait en s’ériflant sous sa robe, une robe bleue semée de fleurs blanches, avec un grand falbalas qui partait un peu au dessous du genou et en indiquait le contour. Elle avait aussi des bas à jour, brodés sur les côtés, et sa chaussure était si mince et si fine qu’on eût presque dit son pied nu et plutôt ganté que chaussé, car il semblait flexible et doux comme une main.

« La belle tête, Henry ! et quelle ravissante créature c’était là ! Je te dis tout ça, longuement, mais il fallait la voir avec ses grands yeux aux paupières baissées et son front pensif ! C’est celle-là qu’on aimerait à voir dormir sous la soie, dans un lit d’ébène, à couvrir de fleurs pour que les roses soient moins roses que sa peau, à couvrir de diamants pour qu’on les rejette ensuite, leur préférant le doux éclat de ses prunelles ; c’est elle qu’il faudrait promener, l’été, dans un landau verni, à quatre chevaux, doucement bercée par des soupentes élastiques, étendue sur la plus soyeuse étoffe, vêtue de mousseline, fraîche et parfumée comme un bouquet. Ah ! le luxe lui irait bien ! elle inspire une étrange envie d’être riche, riche pour elle, riche afin que sa vie s’écoule sans entraves et sans chocs violents, et douce comme ces songes où l’on entend de la musique. Oui, elle est faite pour passer sa vie couchée dans un hamac, afin que les plus douces brises la remuent, en même temps que la tige des fleurs et que les blondes vagues des blés, au delà des demeures des hommes, au-dessus des nuées, plus haut que les plus hautes neiges, enveloppée de son amour, et de là planant sur le monde comme du haut du ciel ; c’est avec elle qu’on devrait se sentir monter vers les étoiles, vers la lumière, vers l’éternelle extase, d’un vol plus rapide et plus tranquille que celui des aigles et des ramiers sauvages, et, confondu à son âme, se dissiper comme l’encens qui s’en va, qui s’en va lentement, toujours, en montant pour mourir dans un espace pur et sans limites.

« Et puis quelle artiste ! Le soir, je l’ai vue jouer dans Antony le rôle d’Adèle Hervey. Elle a une façon ordinaire de parler un peu traînarde, elle chante la fin des mots et les accentue comme en psalmodiant des vers, mais parfois sa voix qui se module comme une flûte, éclate précipitée en cris déchirants ou bondit dans la colère avec des sanglots désespérés ; puis, tout à coup, c’est quelque soupir qui arrive, un mot tendre plein de langueur lui passe sur ses lèvres, ainsi que, dans un orchestre, ces petites notes endormies et voluptueuses qui traversent l’air après le large ouragan des violoncelles et le rugissement des cuivres.

« J’étais à l’avant-scène, sur le premier banc, penché vers la rampe ; je sentais dans mes cheveux le vent que faisaient ses vêtements quand elle marchait, je levais la tête et je la contemplais de haut en bas. Quand le rideau a été baissé, j’ai été voir Bernardi sur le théâtre, et elle, je l’ai vue aussi, je l’ai aperçue dans sa loge, encore toute tremblante de l’émotion de son rôle, agitée, souriant sous les bravos qui duraient encore, et renouant un bandeau de ses cheveux, qui était tombé pendant la dernière scène. Il y avait une bonne recette, c’était un dimanche, Bernardi était fort gai, on alla souper tous ensemble, et moi je remontai toutes nos rues et regagnai tristement la maison avec un vide affreux dans l’âme.

« J’aurais voulu aller avec eux, vivre avec eux, être comédien moi-même, jouer avec Lucinde, être l’Antony qui la tutoie et qui la presse dans ses bras. Oh ! comme je maudis ma vie régulière, et ma famille ! Pourquoi le ciel ne m’a-t-il pas fait naître seul et pauvre, mais libre au moins, comme le bohémien et comme le pâtre ? j’étais fort et il me semble même que la misère m’eût grandi. Je revenais sans cesse à ma rencontre du matin, à la répétition où j’avais assisté, à la représentation de la soirée ; à Bernardi, à Lucinde, à tout le reste, aux acteurs, aux comparses, à deux ou trois figures banales de domestiques ou de gendarmes, que j’avais vus à la porte du théâtre et qui me poursuivaient avec la même fidélité que les autres. Toute la nuit je ne dormis pas, jusqu’au jour je me retournais sans cesse dans mon lit, agité, inquiet, pensant à tout cela, à mille autres choses encore ; quelquefois plein d’espoir, amoureux : rêvant de gloire, d’autres fois désolé, désespéré, prêt à mourir ; ou bien esquissant subitement quelque grande œuvre à faire, en mesurant toute la hauteur, en sondant toutes les profondeurs. Les toits d’en face, encore mouillés par une petite pluie qui était tombée dans la soirée, brillaient d’un sombre éclat sous les rayons de la lune entrant par ma fenêtre dont les rideaux étaient restés ouverts ; ils se jouaient sur les pieds de mon lit, dans les plis de ma couverture, et je songeais à cette lueur étrange qui, dans Virgile, arriva sur le fantôme sanglant d’Hector et illumina sa pâleur aux regards épouvantés d’Énée.

« Le lendemain, comme j’allais à mon bureau, je rencontrai Bernardi qui allait déjeuner au Café Français ; j’allais avec lui, c’est moi qui payais. Il devina que je devais écrire, je lui exposai le plan de mon drame et je lui en récitai même une scène par cœur, il en fut enthousiasmé.

« — Voulez-vous que nous le donnions ici ? me dit-il, c’est Lucinde qui fera Dona Isabella. Voyons, décidez-vous, hardi ! lisez-nous ça ce soir, après le spectacle. »

« Je ne répondis rien.

« — Eh bien ! qu’avez-vous ? est-ce convenu ? reprit-il.

« Je lui serrai la main sans mot dire et je le regardai fixement pour voir s’il ne riait pas, étonné que j’étais comme un pauvre à qui un homme serait venu dire : « veux-tu être riche ? ». Je ne pouvais me retenir de sourire, tant j’avais de joie dans l’âme. Il était déjà une heure, n’importe ! je le reconduisis jusqu’au théâtre. Je regagnai ma galère, j’y entrai avec un dédain triomphant, j’avais peine à ne pas éclater de rire. Mon chef de bureau se mit à me gronder vertement sur mon inexactitude ; il eût accompagné le reproche d’un soufflet que je ne le lui eusse pas rendu, tant j’étais heureux et joyeux, tant je me sentais grand, fort et riche, tant j’avais compassion et pitié du pauvre diable qui me parlait ! « Va ! je ne t’en veux pas, me disais-je à moi-même, ni de ta bêtise, ni de ton insolence, écris en paix, commis, fouaille tes chiens, valet, je n’en suis plus ; allons, bonhomme, taille ta plume, tais tes chiffres, gagne ton pain, pauvre brute, pauvre imbécile, va, va. »

« Et les murs tâchés d’encre, le pupitre où je me courbais toute la journée, la chaise où je m’asseyais, le tapis de paille, les pavés usés, le grillage des bureaux, et le plafond où si souvent, en bâillant, j’avais levé des regards désolés, je contemplais tout cela avec étonnement, comme des objets nouveaux, me demandant si réellement j’avais vécu là, si c’était bien moi, si je ne me trompais pas.

« C’est la dernière fois que j’y viens, me disais-je ; la dernière fois à coup sûr ; plus tard je m’étonnerai d’y avoir vécu, je me rappellerai même ce temps-là avec plaisir, car quelle vie que la mienne ! quel avenir ! quelles œuvres ! La dernière nuit qu’il couche au bagne, le forçat s’étale avec délices sur sa planche où il a gémi, prend plaisir à faire sonner sa chaîne ; il traîne en riant son lourd boulet, savourant en son âme toutes les âcretés de la servitude pour se les bien rappeler demain, quand il sera libre. Avec quelle joie il lèvera ses bras dans l’air ! il ira partout où il veut. Comme il marchera dans la campagne ! comme il se couchera sur l’herbe fraîche ! Et moi de même, Henry, j’aspirais l’odeur boueuse des encriers, je tournais rapidement les feuillets des registres, je gâchais les plumes, j’écrivais, je travaillais vite, vite, je me ravalais, je me vautrais là dedans en riant, et quand tous partirent à cinq heures, c’est moi qui fus le plus lent à ranger mes papiers sur mon pupitre, le dernier qui repoussa son tiroir et qui ferma la porte.

« À moi l’avenir ! pourquoi en douterais-je ? ne s’ouvre-t-il pas, superbe et facile ? le style me coule dans le sang, j’ai dans la chair cette force fluide et circulante qui vous ferait déraciner les mondes, j’ai la tête pleine d’œuvres, le cœur large et neuf, tout propre aux bonds sublimes et aux immenses vibrations. J’étais délivré, régénéré, un abîme me séparait de ma vie passée. Encore à présent, j’ai peine à concevoir que tant de choses puissent se passer en un jour. Pourquoi donc me trouvai-je tout fier, tout noble, plus digne, plus mûr, plus doux même et plus miséricordieux ? L’air du ciel était chaud comme au printemps, je revins par le boulevard ; quoique les arbres n’aient pas encore de feuilles, les oiseaux déjà gazouillaient dans les hautes branches, je pensais à Lucinde, il me semblait qu’elle allait m’aimer, que j’étais plus beau ; il me tombait du ciel une confiance radieuse, une joie de vivre que je n’avais jamais eue.

« Le soir, à sept heures, après le dîner, dont il fallut attendre la fin, je mis mon manuscrit dans ma poche et j’allai au théâtre.

« Il y avait pour m’écouter Bernardi, Lucinde, Anténor le jeune premier, Mme Artémise, un vieux qui fera le prieur, et puis un autre qui n’est venu qu’au quatrième acte. Quand tout le monde se fut assis autour de la table sur laquelle je devais lire, je pris mon manuscrit, je l’ouvris, je lus le titre lentement et plus essoufflé que si j’avais couru.

« — Nous allons voir ça, mes enfants, dit Bernardi en se frottant les mains ; d’après ce que m’a dit monsieur, il y a pour vous un rôle délicieux, belle demoiselle, ajouta-t-il à Lucinde… Si nous faisions un succès avec une pièce du cru, ce serait une fière affaire. Attention !

« Et je commençai. J’étais éclairé par deux chandelles, que je rapprochais le plus possible, car je n’y voyais guère, surtout au commencement ; le reste de l’appartement (c’était le cabinet du directeur) était sombre, tout le monde écoutait, Bernardi était à ma droite, un peu derrière moi, Lucinde à gauche en avant. Quand je levais la tête pour lire le haut de chaque nouvelle page, je la voyais, l’œil fixe, écoutant, quelquefois elle souriait un peu, du coin des lèvres, d’autres fois elle me regardait pendant que je lisais et je sentais ses yeux sur moi.

« Pendant le premier acte j’étouffais, on ne disait rien, Anténor seulement applaudit un peu à la fin. J’entamai le second avec feu, je me montais la tête, m’excitant à l’audace et voulant assister de suite à tous les effets de la scène, nuançant soigneusement les rôles, m’imaginant les entendre dire, et bientôt moi-même perdu dans l’illusion de ma pièce. Alors tout alla bien, les tirades se déroulaient, la période courait au galop, les scènes allaient, on applaudissait, je déclamais de toute mon âme. Je criais, je suais, mon sujet m’emportait, je m’y laissais entraîner avec délire, je frappais du pied, je gesticulais à l’aise, j’aurais joué sur le théâtre ; je ne tremblais plus, je n’entendais rien, je ne voyais rien si ce n’est, de temps à autre, le visage de Lucinde que j’apercevais rapidement, comme dans un éclair, à chaque feuillet que je tournais, et ma force redoublait.

« Tu sais que le cinquième acte n’était pas fait, je promets de le lire le lendemain, et dès le soir je me mis à l’œuvre.

« La pièce leur plaisait, elle était reçue ; elle-même, Henry, elle-même, de ses deux mains, elle m’a applaudi. Comprends-tu ça ? je vais être joué, moi, joué par des acteurs, ici, sur un théâtre, c’est tout à l’heure que je vais leur lire mon cinquième acte. Rentré je déclare tout, je brise tout, je voudrais savoir ce qu’on m’objectera, ce sera drôle, ce sera risible. Après ça, les bourgeois sont si bêtes et les parents si stupides !

« Quelle nuit j’ai passée Henry ! l’amour n’en donne pas d’aussi fiévreuses. Je n’ai d’abord pas pu écrire tant j’étais ému, j’avais la plume dans les mains, mais je frissonnais de joie, je tremblais ; j’essayais de me calmer, je voulais penser, impossible ! malgré moi j’entendais déjà les applaudissements claquer du haut des loges, et des bruits de voix humaines murmurer des louanges avec mon nom. En vain je rappelais cent fois mon esprit, il me traînait en avant, vers un horizon radieux, sur une pente pleine de vertiges, un démon me harcelait.

« Hardi ! hardi ! me disais-je, hâtons-nous ! et ma main courait sur le papier avec frénésie, désolé d’avoir besoin d’écrire pour fixer ma phrase, et regrettant qu’aussitôt née l’idée n’eût pas sa forme toute faite et qu’il faille attendre pour la pétrir et la tailler. Quelquefois, fatigué d’impatience, je m’élevais, je marchais à grands pas, récitant tout haut ma tirade avant qu’elle ne fût finie, et puis je revenais à ma table l’écrire avec transport, joyeux de la tenir, inquiet de celle qui allait suivre, heureux de sentir s’achever mon œuvre, et déjà orgueilleux d’elle, comme la jeune mère, qui, à travers ses douleurs, entend les vagissements vigoureux de son premier nouveau-né.

9 heures du soir.

« Je voulais cacheter ma lettre et te l’envoyer en revenant du théâtre, quand j’aurais lu mon cinquième acte pour te dire le reste, mais la lecture est remise à demain ; j’ai été à l’hôtel de Bernardi, il est malade, je l’ai trouvé couché et entouré de citrons et de morceaux de sucre. C’est le vieux, celui qui fera le prieur, qui le soigne tout en lui faisant des cigarettes de Maryland.

« Adieu, cher Henry, dans deux ou trois jours tu recevras de moi une nouvelle épître. Réponds-moi, tu sais si je t’aime !

« Jules.

« P.-S. — Tu seras ici, n’est-ce pas, quand on me jouera ; je compte sur toi ; d’ailleurs, tu viendrais bien exprès. Adieu. »

Le jour qu’Henry lut ces lignes, Ternande avait apporté, le matin, un bouquet de fleurs à Mme Renaud ; elle l’avait trouvé charmant, délicieux, et l’avait mis elle-même dans un des vases de porcelaine qui ornaient sa cheminée. Depuis quelques jours aussi, elle évitait Henry et baissait les yeux quand il la regardait ; quelquefois même elle embrassait son mari, qui était bien en effet le meilleur homme du monde, et qui lui rendait de suite deux gros baisers à lui enlever les joues, de ces baisers insolents d’époux légitime, que ceux-ci donnent en public à leurs moitiés, avec un cynisme si naïf qu’il faut en rire et non en vomir.

La veille au soir, en montant l’escalier, comme Henry, qui marchait le dernier, avait voulu lui prendre la main par derrière pour la baiser, ne l’avait-elle pas brutalement repoussé, repoussé tout à fait ? Déjà, quelque temps auparavant, dans une longue conférence qu’ils avaient eue ensemble, elle lui avait dit que tout était fini entre eux, qu’il n’y fallait plus songer, qu’il le devait comprendre, qu’en tout cas ce qui s’était passé n’avait jamais été qu’un jeu, qu’un enfantillage auquel il ne fallait pas se laisser prendre, elle connaissait ses devoirs, elle y voulait tenir — elle le disait du moins. Une intrigue d’amour est comme une navigation fluviale, on s’embarque par un beau temps, la voile déployée, le courant vous pousse rapidement, vous ramez ferme, suant sur l’aviron et dépassant vite vos rivaux ; puis tout à coup le calme arrive, la voile tombe, les cloches vous poussent aux mains, l’ennui arrive à son tour, avec le dégoût et la fatigue ; sans l’entêtement, le parti pris, la vanité, on en resterait là ou bien on descendrait sur le bord pour se rafraîchir dans un cabaret et faire un somme ! Heureux ceux qui, revenant le soir, couchés au fond de la chaloupe, chantent à pleine poitrine et trouvent la nuit belle !

Or Henry, qui était dans un moment de calme, à regarder de quel côté soufflerait le vent, irrésolu et un peu ennuyé, ne demanda pas mieux que de participer à toutes les joies exposées dans la lettre de son ami. Comme il était jeune, et encore facile à l’émotion, je dois avouer qu’il les comprit et qu’il s’associa à son enthousiasme.

Néanmoins, en relisant le portrait de Lucinde, il la compara à Mme Renaud, qu’il trouva plus belle… car il préférait les brunes, étant né avec ce goût-là.

XIII

À quelque temps de là, Mme Renaud donna un bal, raout ou soirée dansante, comme vous voudrez l’appeler. Il y eut d’invités, d’abord, tous les hôtes de la maison, cela va sans dire, puis M. et Mme Dubois, à la grande satisfaction de Mendès ; Mlle Aglaé, à la grande joie d’Alvarès ; M. et Mme Lenoir, leurs enfants, leurs parents, leurs cousins ; le jeune Ternande, l’ami Morel, et encore quantité de bourgeois et de bourgeoises, qui contribuèrent plus ou moins à l’embellissement de la soirée et à la consommation des rafraîchissements.

Le coiffeur — que je préfère écrire coëffeur, trouvant que, de cette sorte, ce nom-là sent bien plus la poudre à poudrer, l’odeur de l’iris et les galantes médisances du temps des pastels et des marquises, — le coëffeur donc était venu dès cinq heures, pour coiffer Mme Renaud ; après quoi il était monté chez Alvarès et Mendès, pour l’embellissement desquels son fer et sa pommade avaient rivalisé l’un et l’autre pendant deux grandes demi-heures ; de là il était passé chez Henry, qui n’avait voulu qu’un pli, une tournure ; le père Renaud avait profité de l’occasion pour qu’on lui coupât les cheveux, Shahutsnischbach lui-même, sentant le besoin d’orner sa tête, s’était fait friser en champignon comme un trouvère ou un garçon de café.

Quelle révolution ! quel bruit à la cuisine, à l’office, dans le salon, dans les chambres, partout ! On avait nettoyé la maison du haut en bas, battu tous les meubles, secoué tous les tapis ; on avait loué des lampes chez le lampiste et des domestiques chez le rôtisseur ; le piano était changé de place, les fauteuils n’avaient plus leur couverture, il y avait des fleurs dans l’escalier et des lampions à la porte. Chaque fois qu’un visiteur s’y arrêtait et qu’on entendait se déployer le marchepied, Mendès et Alvarès se précipitaient pour voir les nouveaux arrivants et être là quand ils entreraient.

Mme Dubois arriva des premières, Mendès faillit se pâmer quand il la vit ôter sa pelisse, sous le vestibule, et découvrir ses grasses épaules, qui brillaient comme de l’albâtre à côté de sa robe de velours grenat ; le haut en était si serré que la chair rebondissait par-dessus les bords et semblait coupée par l’étoffe ; la chère dame portait un large collier de perles et à la main un éventail, qui dut lui servir fort à éventer sa face rubiconde.

Mais le cœur d’Alvarès ne lui bondit pas moins sous les côtes, quand Mlle Aglaé, encore plus légère et plus éthérée que de coutume, avec de la guipure dans les cheveux et de longs gants blancs, garnis de peau de cygne, qui lui montaient jusqu’au coude, passant devant lui et rasant le sol, le salua gracieusement en faisant remuer ses papillotes et ses boucles d’oreilles. Son frère la suivait par derrière et portait son châle et son boa.

Vers neuf heures enfin, arriva le reste des conviés en habits de fête et avec une mine de cérémonie ; les cavaliers prirent la main de leurs dames et le bal s’ouvrit. On dansait en marchant en avant, en arrière, les souliers vernis glissaient sur le parquet cire, les messieurs souriaient et les dames avaient des tenues modestes.

L’enfant de Mme Lenoir, toujours habillé en artilleur, avec un shako, un sabre et des éperons, s’endormit sur une banquette ; Mlle Clara dansa toute la nuit, à côté de son papa ; Mlle Hortense, sa grande cousine, une couronne de roses sur la tête et une écharpe bleue sur le cou, se regardait dans une glace, en minaudant devant le frère de Mlle Aglaé, qui excellait à faire le cavalier seul ; Shahutsnischbach, resté dans l’antichambre, aidait les domestiques à passer les plateaux de la salle à manger dans le salon ; debout sur ses talons, Ternande avait le visage de trois quarts, de manière à être vu de Mme Lenoir, qui regardait alors Alvarès, lequel contemplait Mlle Aglaé, qui avait un air le plus incompris du monde ; Mme Dubois donnait de la langueur à ses petits yeux et déployait des grâces potelées, inaperçues en partie de Mendès à cause d’un jeune homme, placé juste devant lui, qui jouait mélancoliquement avec son lorgnon et regardait au plafond d’un air rêveur, pour faire admirer sa tête.

Mme Renaud ne dansait pas, elle était un peu fatiguée et, d’ailleurs, se ménageait pour la valse. Quand elle n’était pas sortie pour aller donner quelque ordre, elle restait assise dans son fauteuil, au milieu du petit cercle des intimes, où chacun venait tour à tour lui présenter ses hommages ou faire un bout de causette. C’était dans l’angle du salon, non loin des tables de jeu, placées dans le cabinet de M. Renaud, qu’on avait tout bouleversé pour la fête, car les bustes avaient été ôtés et les cartons serrés dans les armoires.

Henry la contemplait, dans sa robe jaune à reflets dorés. Elle se tenait calme comme une déesse ; son visage, un peu pâle aux bougies, avait ce jour-là quelque chose d’extraordinaire, une majesté inaccoutumée, son œil brillait, ses bandeaux luisaient, ses dents éclataient sous ses lèvres, la lumière des lampes traversait la blancheur de son bras nu et coulait comme une onde légère sur le duvet de sa peau.

Henry s’approcha d’elle et respira l’odeur qui s’échappait de tout son corps ; il se baissa pour lui parler en se penchant sur son épaule, et il se redressa, la joue en feu, échauffée comme par une fournaise.

Le punch était excellent, c’était le père Renaud qui l’avait composé. Celui-ci faisait à merveille les honneurs de chez lui, il se répandait de l’un à l’autre, riant, rayonnant, adressait des compliments au beau sexe, donnait des poignées de main aux hommes, bourrait les enfants de gâteaux, versait du vin à profusion, et dansait d’une façon grotesque ; dans l’intervalle d’une contredanse, il se mit au piano et tapa sur le clavier avec ses coudes, cela fit beaucoup rire, il fut content.

On s’anima, et les hommes graves eux-mêmes, parmi lesquels il faut compter Ternande qui, la main dans son gilet et les manchettes de sa chemise relevées jusque par-dessus les parements de son habit, avait conservé des allures byroniennes à désoler Mme Lenoir ; le cornet à piston souffla de plus belle, le violon racla mieux que jamais, les mains se pressèrent, les regards s’allumèrent, Morel hasarda un pas libre qui eut des imitateurs, et, quand arrivèrent trois heures du matin, les boucles de cheveux étaient défrisées, les bandeaux moins lisses, les dessous de jupe un peu foulés et tous les gants salis.

Ah ! qu’il fait bon valser à cette heure-là, quand les vieilles femmes sont parties, quand on court sur le parquet glissant, entraînant dans ses bras sa danseuse fatiguée, froissant ses dentelles, humant sa chevelure, toujours tournoyant dans les glaces, sous le feu des lustres, jusqu’à ce qu’un doux malaise vous gagne à regarder ces yeux constamment briller sous les vôtres, à sentir ce même mouvement régulier vous faire palpiter d’accord, dans cette atmosphère toute chaude d’émanations féminines et de fleurs fanées ! c’est là souvent que l’amour commence et que le mal de cœur arrive.

— Valsez donc, disait tout bas Mme Émilie à Henry.

— Mais je ne sais pas, lui répondait-il.

— Vous mentez, disait-elle, essayez toujours… Oh ! je vous en prie, avec moi… me refuserez-vous ?

Mlle Aglaé jouait une mazurka impétueuse, Ternande enleva Mme Lenoir, Mendès avait déjà saisi Mme Dubois, le jeune homme au lorgnon avait été agréé par Mme Émilie, qui valsait à ravir. Chaque fois qu’elle passait devant Henry, sa robe lui effleurait les jambes, le satin soyeux s’accrochait presque au drap de son pantalon, et il attendait qu’elle repassât devant lui, avec une anxiété infinie.

Elle se rassit.

— Est-ce que vous n’essaierez pas ? lui dit-elle.

— Vous savez bien que je ne peux pas.

— Peut qui veut.

— Il y a encore trop de monde, d’ailleurs.

— Ce n’est alors que la vanité qui vous en empêche, je ne vous croyais pas si fat.

— La vanité ! oh non, mais…

Ternande vint prendre la main de Mme Émilie et ils partirent ensemble. Cette fois-ci elle passait plus rapidement encore ; Henry, toujours à la même place, debout, adossé à la muraille, la voyait apparaître et disparaître avec une raillerie provocante, le corps cambré en arrière, la tête renversée, la bouche mi-ouverte. « La coquette ! se disait-il, croit-elle que je l’admire ? » Et il l’admirait cependant, et la convoitait dans son âme, coupant sa robe de bas en haut, et se la figurant nue, toute nue, dans cette posture-là.

— Vous êtes bien maussade, dit-elle, quand elle se fut rassise à sa place.

Et reprenant haleine :

— Je suis sûre que si vous vouliez, vous valseriez comme un autre.

— Certes, je regrette de ne pas avoir appris, répondit Henry, mais ce n’est pas avec vous que je veux faire un coup d’essai.

— Pourquoi pas ? je suis un bon maître, dit-elle.

— Vrai ?

— Certainement, fit-elle en riant et en le regardant en face.

Et il rit aussi, s’apercevant bien néanmoins qu’on se moquait de lui.

— Ah ! pour aujourd’hui vous allez m’accorder cette faveur, mon cher cœur, dit M. Renaud en s’avançant vers sa femme.

— Vous êtes trop aimable pour vous refuser, joli cavalier, répondit-elle du même ton.

Mlle Hortense entama une valse de Strauss, Ternande partit en avant, Mendès le suivit, M. et Mme Renaud valsaient ensemble ; il prenait des poses d’Apollon chinois et se balançait de côté et d’autre avec un langoureux affecté, et elle, elle riait comme une folle et se laissait traîner par lui.

Shahutsnischbach était parti se coucher depuis longtemps, Morel s’était esquivé pour aller revêtir son grand costume de général des Cannibales et finir sa nuit à l’Opéra. On s’en allait, la fête tirait à sa fin. Mlle Aglaé mourait de fatigue sur le bras d’Alvarès, Mendès suait à grosses gouttes à force de valser avec Mme Dubois, Mlle Hortense n’avait plus rien à jouer, M. Lenoir avait perdu cinquante francs, et, craignant d’en perdre plus, avait fort envie de dormir, mais M. Renaud était intrépide et sa femme toujours charmante. Quelquefois les valseurs se suivant passaient tous dans une pièce voisine et Henry restait seul ; il entendait de là le bruit de leurs pas, leurs rires, leurs cris ; il lui prenait alors d’étranges envies de pleurer. Il avait froid dans les entrailles, et tout son être tressaillait de tristesse. Moments terribles dans la vie que ces moments pleins d’orgueil amer, où l’on se sent seul dans ce monde, isolé dans la foule, sombre au milieu de la joie, sevré du bonheur qu’on rêve, et avec le dédain de celui de tous les autres !

Quand tout le monde fut parti, il monta dans sa chambre, mais ne se coucha pas ; il ouvrit sa fenêtre et respira. La nuit était douce, il en savoura le silence ; l’air frais ranima ses yeux fatigués, rafraîchit son front brûlant ; longtemps il resta ainsi, accoudé sur sa croisée et regardant la nuit ; le jour venait petit à petit, les étoiles blanchissaient au ciel, il pensait malgré lui à tous les sourires, à tous les regards de femmes qui venaient de le quitter, à l’odeur de leurs vêtements, au bruit de la musique qui avait cessé, à l’éclat des lumières maintenant éteintes ; quoique le bal l’eût ennuyé, il le regrettait déjà et y rêvait comme à une chose ancienne. Le vent frémissait dans les arbres, au loin un coq chantait, de temps à autre une voiture passait dans la rue et ébranlait les pavés, des chiens aboyaient ; les nuages du matin, légers et courant vite, s’en allaient les uns sur les autres en se fondant dans l’air, derrière Paris, au delà de l’horizon brumeux ; il faisait froid, le brouillard tombait.

Presque endormi par la fatigue et étourdi de mille pensées diverses, fragments d’idées et de souvenirs, qui roulaient dans sa tête, plus rapides et plus confus que les feuilles des bois emportées à l’automne dans une même rafale, il revit, comme des ombres évoquées, les différents jours de son passé, les uns gais, les autres tristes ; et d’abord ceux où il jouait tout enfant, riant à la vie, sans rêve et sans désir ; et celui où il était entré au collège, et cet autre où il en était sorti, celui où il était arrivé chez M. Renaud, celui où elle était entrée dans sa chambre et qu’il l’avait embrassée sous le cou, ceux aussi qu’il passait avec Jules, en promenade, marchant bras dessus, bras dessous, quand ils achetaient des cerises et les mangeaient ensemble, assis au bord d’un fossé ou couchés sur l’herbe des prairies à plat ventre ; et puis encore les longues heures ennuyées de la jeunesse, passées le coude sur le pupitre à rêver l’avenir et à s’imaginer des amours futures ; et les premières allégresses des voluptés charnelles, et les soirs d’hiver chez lui, là-bas, quand il travaillait tranquille et sérieux, à la lueur calme de son flambeau ; et puis ce jour, aux Tuileries, où la neige craquait sous ses pas ; et les crépuscules blafards des mauvais jours, quand on voudrait ne plus vivre, que sais-je ? que sais-je encore ? Il pensa à son premier amour d’enfant, et à son amour d’alors qu’il croyait plus sérieux ; il rêva à la voix dolente de sa nourrice, quand elle chantait auprès de son lit pour l’endormir, à la voix claire, veloutée et vibrante de Mme Renaud, quand elle parlait ; il pensa à tout ce qu’on pense, il rêva à tout ce qu’on rêve.

Il entendit en bas, dans sa chambre, la pendule sonner sept heures, il referma la fenêtre, s’assit sur une chaise et s’endormit. La chandelle brillait toujours sur la cheminée et se mirait dans la glace.

XIV

Il arriva le soir, chez Morel, crotté jusqu’à l’échine, mouillé jusqu’aux os, la voix émue et la joue pâle. Dès qu’il fut entré, il se laissa tomber sur un fauteuil, en se prenant la tête dans les mains comme un homme désespéré.

— Prenez garde, lui dit Morel, vous chiffonnez la dentelle de ma veste.

— Ah ! mon pauvre Morel !

— Levez-vous un peu, vous êtes assis sur mon pantalon.

— Je suis un homme bien malheureux ! continua Henry.

— Où diable ai-je mis mes bottes de maroquin rouge ? répondit Morel.

Il prit la pincette et fouilla sous le lit.

— Si vous saviez ce que j’ai souffert !

— Voyons sous la commode, disait Morel se parlant à lui-même, je suis pourtant rentré avec elles ! si je les avais laissées, je m’en serais bien aperçu, il me semble.

— Non, non, je n’y tiens plus ! exclama Henry, il faut que cela finisse !

— Ah ! les voilà ! avouez que c’eût été dommage et qu’on en voit peu de pareilles. Figurez-vous, mon vieux, que nous avons fait cette nuit une vie d’enfer : après le champagne est venu le punch, après le punch nous avons pris du grog, ensuite le kirsch, le rhum, toute la séquelle, enfin nous avons pris un hareng saur pour faire la digestion et nous nous sommes mis à boire du bordeaux, pendant deux heures. Avant de nous séparer, on a fait servir à déjeuner, il a fallu encore manger : c’est moi qui ai le plus bu, ah ! je n’en peux plus !

Et il poussa un bâillement homérique, écartant les bras en se faisant craquer les coudes et les poignets.

— Si vous saviez ce qui m’est arrivé, voyez-vous ! Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Ah ! nous avons joliment ri. Il y avait à souper une espèce de baron allemand, qui était venu avec la petite Irma, il n’entendait pas un mot de français, il voulait embrasser toutes les femmes, il était gris comme un Polonais et buvait dans son chapeau ; on se moquait de lui sans qu’il s’en aperçût, on lui a fait avaler un tas de choses, du vinaigre, de la moutarde, des radis entiers comme une pilule, il y avait de quoi crever de rire ; il avait de bons cigares, par exemple.

— Est-ce que vous auriez cru ça d’elle, vous qui la connaissez ?

— D’elle ? de qui parlez-vous ? de Louisa ? ma foi, non ! ce pauvre Boucherot ne méritait pas ça. J’avoue qu’il est bête, mais après ce qu’il a fait pour elle… avoir mangé cinq cent mille francs pour une bécasse semblable et se voir !… non, non, non !

— J’ai trop souffert ! j’ai trop souffert ! murmurait Henry à voix basse.

— Refuser en plein bal le bras de ce pauvre garçon pour celui de ce crétin de duc de Noyon ! et cela parce que l’autre décline et qu’on va le saisir demain ! et passer devant lui en ricanant ! quelle racaille ! Elles sont toutes comme ça, voyez-vous, bonnes filles quand vous êtes riche, féroces quand vous n’avez plus le sou. Ainsi moi…

— Moi qui croyais qu’elle m’aimait, car elle me l’a dit, et si souvent encore !

— La grosse Henriette n’est pas comme ça, du moins, voilà une exception. Vous savez bien ? la grosse Henriette du Vaudeville. D’Ambourg l’avait quittée pour une Anglaise, qui était venue ici l’année dernière avec l’ambassade ; eh bien, quand l’ambassade est repartie, elle est venue tout de suite, comme si de rien n’était, quoique le père Maurissot, ce gros idiot de banquier de la rue Laffitte, lui offrît de fiers appointements pour rester avec lui, et que d’Ambourg, après tout, la rosse un peu de temps à autre, quand il a trop bu, ce qui lui arrive tous les jours.

Henry ne disait rien et regardait parler Morel d’un air étonné, celui-ci continuait :

— La bonne gueuse que ça fait ! j’ai pourtant connu ça, dans le quartier latin, traînant la savate de l’un chez l’autre, avec son petit bonnet et ses bas bleus, je la vois encore…

À l’homme dans la souffrance, tous ceux qui ne lui parlent pas de sa souffrance parlent une langue étrangère. Les yeux attachés sur un pavé, Henry entendait des mots se suivre, sans en chercher le sens, rêvant à sa douleur.

— Aussi avons-nous toujours du plaisir à nous retrouver. Quel crâne cancan nous avons dansé à la fin ! on faisait cercle, elle avait un costume d’Andalouse en délire, moi j’avais mon général des Cannibales… Dites donc ? qu’est-ce que vous pensez de ce plumet-là et de ce pas-là ? un, deux, là — en avant — houp — v’lan là — un, deux, là — crac là — Oh ! hai ! cria-t-il, comme je me suis fait mal au genou ! je viens de m’attraper à ma table… Aussi on n’y voit goutte, je venais de me lever quand vous êtes entré, et tout est encore fermé ; il fait clair ici comme dans un four ou comme dans une phrase de Sainte-Beuve.

Il ouvrit ses rideaux, et le jour, entrant tout à coup dans sa chambre, en étala le désordre aux yeux d’Henry, leçon morale qui ne le frappa point. Tout y était pêle-mêle, bousculé, confondu, et y attestait l’homme qui est rentré trop tard d’un souper où il est resté trop longtemps. Ainsi une chemise balayait le carreau, un manteau, jeté sur la table, avait renversé l’encrier, une botte était dans un chapeau, le pantalon sous des chaises, des peignes dans un livre, la cravate dans la cuvette, les gants dans le pot de chambre. Quant à Morel, encore en caleçon, pieds nus dans de gros chaussons de lisière et couvert d’une vieille redingote de velours qui lui servait de robe de chambre, il avait l’air épuisé de fatigue et baillait horriblement ; l’orgie de la veille avait laissé sur sa figure cette pâleur verte, qui n’apparaît que le lendemain, comme le remords de la chair elle-même, et qui fait ressembler les vivants à des cadavres, la face terne, la peau suante, les yeux éblouis de la lumière du jour. C’était bien là le réveil de l’ivresse, dans toute sa misère, avec sa chaleur aigre et son délire qui tombe.

Il s’assit à cheval sur une chaise, en face d’Henry.

— Quoi de neuf ? lui demanda-t-il.

— Il y a une heure que je vous parle.

— De quoi ?

— D’elle.

— De qui ?

— Mais d’elle, de Mme Renaud.

— Ah ! c’est vrai ! vous donnez dans la femme honnête. Eh bien, qu’est-ce que nous en dirons ? Savez-vous que son petit bal était assez gentil ? les vins étaient bons, les domestiques servaient bien.

— Et elle, dit Henry, n’est-ce pas qu’elle était bien belle, hein ?

— Gros fat ! dit Morel, est-il heureux ?

Henry sourit et eut envie de ne pas pousser plus loin la confidence, mais il reprit simplement.

— Pas tant que vous le croyez, peut-être.

— Pourquoi ? est-ce que nous ne sommes pas toujours l’amant chéri de cette céleste créature ?… Comme je me suis fait mal au genou ! ajouta-t-il en se frottant la rotule, imbécile que je suis d’avoir voulu danser !

— Avez-vous remarqué, dit Henry, quand elle était assise dans le fond, sous ce candélabre de bronze, comme elle se détachait des autres femmes ? on eût dit une auréole qui eût éclairé sa figure, n’est-ce pas ?

— Allons, allons, voilà que nous nous allumons encore !… Donc vous disiez tout à l’heure ?

— Moi ? je ne disais rien.

— Mais si, quand vous avez dit : pas si heureux que vous le croyez, peut-être.

— Oui, oui, répondit Henry, ramené par là de la beauté de la femme aimée à la haine que donne cet amour. Vous connaissez Ternande ?

— Ce jeune homme qui a une chevelure si fantastique et un habit vert ? oui, après ?

— Savez-vous le nom de cet autre qui remuait son lorgnon ?

— Non, n’importe ! continuez.

— Quand on s’est séparé ; à quatre heures, Mlle Aglaé a promis à Mme Renaud de venir lui faire une visite dans l’après-midi.

— Bon ! ensuite.

— Elle y est venue avec son frère, M. Dubois.

— Bien.

— Il faisait beau tantôt, vous savez ?

— Non, je ne sais pas, je dormais, allez toujours.

— N’ont-elles pas eu l’idée de vouloir faire un tour au bois de Boulogne ?

— Eh bien ?

— Ternande, qui venait, je ne sais pourquoi, voir M. Renaud, a rencontré l’autre dans la rue, ils sont venus tous les deux ; Mendès et Alvarès aussi se sont mis de la partie… il fallait avoir une rage d’équitation, vous avouerez, pour monter à cheval après avoir dansé toute la nuit.

— D’accord. Après ?… mais, mon Dieu, que j’ai mal au genou !

— C’est moi qui ai été avertir au manège d’envoyer des chevaux, nous sommes partis de chez M. Renaud en bon ordre, deux à deux ; Mlle Aglaé marchait en tête, à côté de Ternande, Mme Renaud entre moi et le jeune homme.

— Et qu’est-il arrivé ? parlez ! a-t-on tué ces messieurs ? a-t-on violé ces dames ? et vous-même êtes-vous tombé dans un puits ? vous êtes-vous noyé dans la rivière, que vous voilà si mouillé ?

— Non, il a plu.

— Si les autres ont partagé votre sort !

— Pas du tout.

Et il se mit à lui raconter enfin toutes ses déceptions de la journée, événements ridicules, événements cruels ; d’abord un de ses sous-pieds s’était cassé et son pantalon lui était remonté jusqu’au jarret, Mme Émilie avait ri ; sa cravache s’était brisée et il avait été obligé de suivre les autres par derrière, bien loin ; Ternande avait galopé à merveille et sauté une barrière, elle l’avait admiré ; il avait voulu en faire autant et son cheval était tombé sur les genoux ; la fatalité l’avait poursuivi jusqu’au bout, tout le monde était déjà à Madrid qu’à peine si sa rosse était à la porte Chaillot ; là, la pluie avait commencé, et jamais dalle ni pavé rincé à grands seaux d’eau ne fut plus lavé que lui ; toute la société eut bien du mal à ne pas éclater de rire quand on le vit arriver, ruisselant, lui et sa bête, avec les vêtements collés au corps, les gants déteints, les bords de son chapeau tombés sur ses yeux. Mme Renaud ne lui dit rien, elle se pinça seulement les lèvres, comme les autres ; Ternande sifflotait, Mendès causait tout bas, dans un coin, avec Mme Dubois ; Alvarès et Mlle Aglaé étaient en tête à tête.

On lui dit de s’approcher de la cheminée et de se chauffer ; au bout de trois minutes il s’en écarta, encore gelé jusque dans les entrailles et avec la mort dans l’âme, mais disant qu’il était déjà séché, que ce n’était rien, affectant de rire. À demi couchée sur un grand canapé, un coussin sous le bras, et du bout de sa cravache époussetant le bas de sa robe d’amazone, Mme Émilie dissertait sur les mariages de convenance et les mariages d’inclination, avec le beau dandy assis à ses pieds sur une chaise basse ; elle continua son entretien, jetant à peine un coup d’œil sur Henry, et clignant les yeux si fort que les prunelles en étaient cachées et les cils rapprochés les uns contre les autres.

Ne sachant que faire, on joua aux cartes, il n’y joua pas ; on s’amusa beaucoup, il s’ennuya.

Comme la pluie tombait toujours, ces dames demandèrent des fiacres pour s’en retourner, on les attendit longtemps, et pendant tout ce temps-là Mme Renaud, capricieuse et boudeuse, accusa Henry de ce retard ; elle le tourmenta, le tortura, le déchira, il ne savait ni que dire ni que faire, la rage et l’amour le déchiraient à l’envi, il eût voulu battre quelqu’un, il souhaitait des périls subits pour s’y élancer de suite, des sacrifices à accomplir, des choses sublimes à faire pour les humilier tous ; mais il n’arriva rien d’extraordinaire qui pût le grandir aux yeux de celle qu’il aimait.

Le hasard voulut encore que Mendès, Alvarès montassent dans la même voiture que lui, étant seuls avec Henry, car Mme Dubois et Mlle Aglaé voulaient rentrer au plus vite chez elles, et Mme Émilie les accompagnait dans l’autre fiacre, avec Ternande et l’autre jeune homme toujours assidu auprès d’elle. Ces estimables enfants de la Lusitanie épanchèrent donc dans le sein l’un de l’autre les joies de leurs cœurs ; ils se frottaient les mains, parlaient vite, soupiraient, gesticulaient, levaient les yeux au ciel et chantaient en souriant.

— Elle m’a dit : « Certes je me souviendrai de vous longtemps », disait Alvarès.

— Elle m’a dit : « Comme vous avez les cheveux noirs ! », disait Mendès.

— Quelle taille ! reprenait Alvarès.

— Quelle gorge ! répondait Mendès.

— J’en suis sûr, elle s’est aperçue que je l’aimais.

— Que je suis bête d’hésiter encore ! n’ai-je pas senti qu’elle pesait sur mon bras en valsant ?

— Crois-tu que je réussisse, Mendès ?

— Parbleu ! Et moi, penses-tu que j’aie quelque chance ?

— Sans doute ! Mais si je lui écrivais, qu’en dis-tu ?

— J’y pense, c’est ce que je ferai.

— As-tu remarqué comme elle m’a dit merci, quand je lui ai tenu l’étrier pour monter à cheval ?

— As-tu bien vu comme elle m’a regardé quand je l’ai saluée ?

— Elle reviendra bientôt chez Mme Renaud.

— C’est ça, je descendrai dans le salon, nous nouerons encore conversation, je lui glisserai mon billet.

— Ma foi, non ! je lui prendrai la taille tout de suite.

— Oui, c’est décidé, je lui dirai dans l’oreille : je t’adore !

— Tant pis si elle se fâche.

— Je m’en moque.

— Je brusque tout.

— Le sort en est jeté !

— Il est tout jeté, c’est sûr, elle m’a compris.

— À la première occasion…

— Pourtant si… Tu penses bien qu’à ma place, n’est-ce pas, il ne faut pas broncher.

— Tiens ! et moi ?

— Mais toi aussi… bah ! pourquoi pas ?

— Vivat !

— Vivat !

Ils se roulaient sur les coussins de la voiture, donnant de grands coups de poing dans les carreaux, au risque de les casser.

Agacé de leurs voix et de leur bruit, Henry s’était fait descendre dans la rue, et était accouru chez Morel pour trouver quelqu’un à qui parler, avec qui pleurer ; il lui fallait à toute force un ami, un confident, son cœur débordait de larmes contenues. Oh ! qu’un mot de pitié l’eût rendu heureux, qu’une caresse l’eût délecté !

Le lecteur imagine sans peine qu’il raconta ses chagrins en d’autres termes que nous ne l’avons fait, et qu’il accompagna son récit de force malédictions sur la perfidie des femmes, sur la vanité des hommes, sur la pluie, sur les chevaux, sur les sous-pieds qui se cassent et sur les serments qu’on fausse.

— Il faut l’envoyer promener, disait Morel.

— Mais j’y tiens !

— C’est là le mal. Alors grondez-la seulement.

— Est-ce que je puis la gronder ?

— Il me semble cependant…

— Mais non ! que voulez-vous que je lui dise ?

— Arrangez-vous comme vous voudrez.

— Hier, reprenait Henry, en valsant, elle me riait à la figure et semblait me dire : non, non, jamais. Elle le regardait avec complaisance, et Ternande aussi, et son mari aussi, pour que rien n’y manquât. Croiriez-vous ? elle venait près de moi et s’en allait de suite, jouant avec mon cœur comme les enfants avec leur joujou, qu’ils cassent quand ils n’en veulent plus ; aujourd’hui encore, elle est montée seule en fiacre avec elles, avec lui, avec tout le monde si ce n’est avec moi… et ces imbéciles heureux que j’oubliais, qui braillaient en riant dans leur patois ! Ô mon Dieu, mon Dieu !… mais je la hais, je la déteste, je l’exècre, je ne l’aime plus, elle peut aimer qui elle veut, tant pis, tant mieux, j’en rirai au contraire… Oh ! j’enrage, tenez, j’en pleure !

Il pleurait réellement.

— Mon pauvre Henry ! disait Morel presque attristé.

— Oui, mon pauvre Henry ! reprenait-il avec amertume, apitoyé sur lui-même.

— Un peu d’énergie, voyons ! consolez-vous.

— Est-ce que je peux me consoler ? reprenait-il avec colère.

— Que diable ! quand on a une femme depuis deux mois, comme vous, on a eu assez de plaisir pour avoir un peu de chagrin, surtout quand ce chagrin vient d’un motif pareil. Voyons, qu’est-ce qu’il y a ? ne veut-elle plus coucher avec vous ? là, parlons français, corbleu ! est-ce ça ?

— Non, répondit Henry embarrassé.

— Eh bien alors, pourquoi nous sciez-vous le dos avec vos doléances ?

« Butor, homme sans cœur ni sentiment », pensa Henry.

« Le petit jeune homme commence un peu à m’ennuyer », pensait Morel.

— Venez-vous dîner avec moi, ajouta-t-il de suite, et boire un peu de vin généreux pour bannir la mélancolie ?

— Merci.

— Alors ce sera pour un autre jour. Sortons-nous ensemble alors ? je suis pressé, j’ai de la besogne en arrière, voilà deux jours que je ne fais rien et j’ai cet épouvantable mémoire à finir… tenez, tout ça de paperasses à analyser pour mercredi prochain. Quelle vie que la mienne ! quelle galère ! vous êtes heureux, vous !

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Henry.

— Un mémoire de la Société plâtrière nationale contre la Société plâtrière de Paris.

— Ce n’est que ça ? dit Henry riant de pitié, fameuse chose !

— Fameuse chose ! fameuse chose ! certainement mon petit, fameuse chose ! une faillite de huit millions !

— Ah ! ça m’intéresse fort peu.

— C’est possible, mais ça m’intéresse beaucoup, moi… Mon Dieu ! que mon genou me fait souffrir ! je vais boiter comme un invalide, j’ai les jarrets rompus, j’ai trop sauté cette nuit ; j’ai aussi mal à la gorge, j’ai trop crié à souper.

Henry était venu chez Morel pour lui conter sa peine, et comme elle était vive il croyait devoir en parler longtemps, et que des mots nouveaux viendraient d’eux-mêmes pour exprimer une douleur toute récente, mais sa parole se tarit vite, et il demeura tout étonné d’avoir si peu de choses à dire. Il se leva donc pour sortir.

— Adieu, Morel.

— Adieu, Henry, bon courage et soyez plus gaillard une autre fois.

« Le diable t’emporte ! pensait Henry en refermant la porte, ouvrez donc votre cœur aux hommes et montrez-en les blessures, ils détourneront la tête avec horreur ou riront de votre faiblesse, car ils ne souffrent pas, eux, et ils s’occupent d’autres choses. Ah ! j’aurais besoin de Jules pour lui dire tout ça… ce pauvre Jules ! il est bon, celui-là ; mais lui, Morel, quel esprit inepte ! quel cœur étroit ! comme il m’ennuyait avec ses histoires de fillettes et de bal masqué ! comme il criait pour son écorchure ! comme il respectait par avance le sot mémoire qu’il va faire ! »

« Sont-ils drôles, tous ces farceurs, avec leur sentiment, se disait Morel en descendant son escalier, en se tenant à la rampe de peur de tomber, en voilà un dont je commençais à avoir suffisamment pour ma part. Qu’est-ce que ça me faisait, à moi, qu’elle eût valsé avec un autre, et puis qu’Alvarès et Mendès soient montés dans le même fiacre que lui, qu’il ait plu cet après-midi pendant que je dormais, et qu’il ait du noir dans l’âme ? »

Rentré chez lui, Henry écrivit à Jules une longue lettre expansive, où il lui parlait de sa solitude, de sa misère, de son amour trompé. Que faire désormais dans la vie ? à quoi bon continuer à marcher dans cette voie douloureuse, où les pieds vous saignent à chaque pas sur les pierres qui la pavent ? le présent était triste, l’avenir pire encore, il voulait mourir, il l’embrassait et lui disait adieu.

De grosses larmes tombèrent de ses yeux et mouillèrent le papier.

Morel aussi écrivait ; ayant dîné à la hâte, déjà rentré chez lui, il écrivait le mémoire de la Société plâtrière nationale contre la Société plâtrière de Paris, mais son genou lui faisait toujours beaucoup de mal et ses plumes étaient toutes détestables, ce qui l’agaçait considérablement.

XV

Jules non plus n’était pas heureux, Bernardi était toujours malade, le théâtre chômait depuis quinze jours, et la troupe se désorganisait petit à petit ; le jeune premier était même allé jouer dans un département voisin avec une partie des décors et des costumes, tout cela retardait la représentation du Chevalier de Calatrava, dont Jules n’avait pu encore faire la lecture de ce cinquième acte, ce fameux cinquième acte, qui devait lui rapporter tant de gloire. On eût dit que Bernardi avait juré de ne pas l’entendre ; un jour il avait mal à la tête, Le lendemain il faisait des comptes, un autre il était trop occupé, un autre il se purgeait. En vain, chaque matin, avant d’aller à son bureau, Jules venait lui faire une petite visite, pour avoir des nouvelles de sa santé, disait-il, mais pour tâcher incidemment de ramener dans la conversation la lecture susdite : déception quotidienne ! le directeur semblait sourd et répondait en parlant d’autre chose. S’il eût voulu cependant, comme cela eût été vite fait ! Jules avait son manuscrit tout prêt dans sa poche et l’en eût tiré à l’instant même, mais la pudeur lui retenait la langue, quelque envie cependant qu’il avait d’être compris.

Il sentait bien, néanmoins, qu’il s’humiliait à courtiser cet homme, lui si fier et si noble, et il en rougissait de honte vis-à-vis de lui-même ; chaque matin pourtant, ses pieds le traînaient d’eux-mêmes à l’auberge du Lion d’Or ; dans l’illusion de sa vanité il croyait presque aimer Bernardi et qu’une sympathie réelle l’attirait vers lui. Tous les grands hommes, d’ailleurs, n’ont-ils pas été ainsi d’abord empêchés par mille obstacles, niés, injuriés, abreuvés d’outrages ? une partie de leur génie n’a-t-elle pas été leurs malheurs ? voilà ce qu’il se disait pour se consoler, et ce qui le consolait peut-être.

On savait, dans sa ville, qu’il fréquentait les comédiens et qu’il voulait leur faire jouer quelque chose, cela faisait événement, on en causait beaucoup ; les gens qui le voyaient tous les jours étaient étonnés et demeuraient ébahis, on le blâmait généralement, et ses anciens camarades assuraient qu’il serait sifflé. Il n’y avait guère que les petits jeunes gens qui l’approuvassent et qui eussent voulu être à sa place, pour aller gratis au spectacle et entrer dans les coulisses. Sa mère redoutait pour lui le danger des mauvaises sociétés, et son père l’avait averti de prendre garde aux amourettes et de veiller à sa bourse. Le dimanche, dans les grands dîners de famille, dans ces bons vieux dîners de bourgeois que tout homme en naissant est appelé à subir comme le service militaire et les impôts, les hommes de cinquante à soixante ans, les hommes établis, mariés, propriétaires et contents du gouvernement, se moquaient tous de ses prétentions littéraires et le raillaient finement en lui donnant des conseils : « Où ça vous mènera-t-il ? faites comme tout le monde, croyez-moi. — Quelle idée avez-vous eue là ! — Vous en serez bien avancé ! — C’est une folie ! — Ça se passera, je vous assure. » Puis venaient les anecdotes, les exemples, les preuves, et il était décidé qu’il avait tort.

Mais la comparaison qu’il faisait de leur bêtise à lui-même l’affermissait davantage dans le sentiment de sa force. Assis sur son orgueil comme sur un trône, il n’en vivait que plus calme.

Il y avait, à côté du théâtre, une allée de tilleuls qui s’étendait le long de la rivière ; c’était là, le soir, dans l’été, que les dames du pays venaient prendre le frais, les vieilles avec leur carlin, les autres avec leurs maris et leurs enfants. Quoique la saison ne fût pas encore chaude, Mlle Lucinde s’y promenait tous les soirs, accompagnée de Mme Artémise, qui paraissait être sa mère, car elle la suivait partout comme son ombre ou son cornac.

Une fois, en passant par là, Jules les aperçut, il les salua et continua son chemin sans détourner la tête pour les regarder ensuite, comme cela se pratique tous les jours dans les rues. Le lendemain, à la même heure, il y passa encore ; elles étaient à la même place, assises sur le même banc ; il marchait plus vite que la veille, Mme Artémise le salua par son nom et le fit asseoir à côté d’elle.

C’était une femme mielleuse et caressante, pleine de politesse pour les jeunes gens, et disant volontiers de ces choses agréables qui font rougir ; elle lui causa beaucoup de son drame, du succès qu’il aurait, des acteurs qui le joueraient, de l’effet qu’il produirait, et l’on se sépara gracieusement en se promettant de se revoir le lendemain, et ainsi les jours suivants. Chaque soir, en arrivant sous les arbres, Jules trouvait les deux femmes se promenant ensemble au bord de la rivière, ou bien assises sur un banc à regarder l’eau couler.

Mlle Lucinde parlait peu, elle regardait habituellement le ciel et demandait à Jules le nom des étoiles ; le plus souvent, la tête baissée, elle jouait avec son pied dans l’herbe, souriant seulement à ce qui se disait. C’était bien pour elle, pour contempler ses yeux levés en l’air, pour jouir du plaisir de la voir, qu’il endurait les interminables bavardages de sa compagne, ses questions oiseuses, ses compliments outrés.

Pendant que vous étiez à lire un livre aimé, savourant chaque mot, dégustant chaque phrase, et la retournant dans votre tête comme on retourne sur la langue un fruit juteux, entrant alors dans la pensée de l’auteur et rêvant aux horizons qu’elle vous découvre, il vous est arrivé, sans doute, de bondir de douleur aux sons d’un orgue de Barbarie qui entamait sa romance, au cri de la porte qui s’ouvrait et laissait entrer une visite importune. Eh bien, Jules se soumettait chaque jour à cet ennui, plus cruel encore en ce qu’il était prévu, pour lire sur le visage de la jeune fille un vague cantique écrit nulle part ailleurs, pour se repaître à loisir de cette poésie nouvelle, qui se révélait à lui jusque dans le souffle de ses narines et les plis de son vêtement ; il s’était fait l’ami et presque l’amant de la duègne aux dents gâtés et à la voix rauque, pour laquelle il avait conçu, dès l’abord, une aversion profonde.

Lucinde, en effet, l’appelait malgré lui, il sortait de la beauté de cette femme quelque chose d’attractif qui faisait venir à elle ; rien de plus doux que son visage, rien de plus simple que son maintien, et pourtant toute sa personne troublait ; de suite on se sentait disposé à l’adorer, à mourir pour elle, puis tout à coup le cœur se révoltait et l’on se mettait à la haïr sans cause. Ses longs cheveux châtains, où la lumière traçait des filons d’or, abondants et soyeux, si fournis que sa tête en semblait lourde, roulés en torsades derrière sa nuque, tombaient presque jusque sur ses épaules ; séparés sur le devant en longues papillotes mobiles, ils voltigeaient toujours, suivant que le vent soufflait, qu’elle marchait ou se levait, et lui caressaient la figure. Elle avait naturellement des poses abandonnées, pleines de candeur ou de recherche, et elle marchait légèrement, comme ces oiseaux qui pourraient voler s’ils le voulaient. Une ironie peut-être cruelle palpitait sur sa lèvre mince, aux contours de sa bouche discrète ; ses yeux, relevés vers ses tempes, humides et toujours glissant sous les paupières, comme dans les extases lascives, avaient, par surcroît d’attrait, une gaieté sereine, une sorte de naïveté enfantine, vaguement elle faisait penser à cette race de filles d’Ève venues pour perdre les hommes, à ces femmes magiques qui se jouent avec les serpents, s’enlacent le corps dans leurs anneaux et les apaisent en leur parlant, à ces maîtresses de rois qui causent les calamités publiques, créatures perfides et toujours aimées qui vous trahissent dans un baiser, vous vendent pour des bijoux et vous offrent le poison tout en riant, au milieu, de la fête, en se jouant sur vos genoux.

Était-ce à cause de cela que Jules n’osait presque lui parler ? qu’il eût eu peur de rester seul avec elle ? qu’il baissait les yeux rien qu’à la voir de loin ? était-ce respect ? contemplation ou terreur ? et d’abord, l’aimait-il ?

Il en douta lui-même, plus tard, il est vrai, quand, après avoir vécu longtemps d’une vie tout idéale et imaginaire, au milieu d’amours célestes et de sentiments impossibles, il arriva à nier la beauté pour l’avoir trop aimée, et à rire de toutes les passions à force de les avoir étudiées ; mais alors il était encore dans le sérieux de l’illusion et de la vie, sans vouloir mesurer son amour à l’échelle de l’infini. Manie funeste, qui dégoûte des grandes choses et rend vieux de bonne heure ! Pourquoi ne l’eût-il pas aimée ? tout homme commence la vie du cœur par un amour sérieux, il fit donc comme tout le monde.

C’était d’ailleurs, à cette époque, un enfant crédule et sans défiance. Aimant à aimer, voulant rêver de beaux rêves, facile à l’enthousiasme, admirant ce qu’on admire et plus encore, il était de ces gens candides et tendres, qui n’oseraient réveiller un enfant endormi ni écraser des fleurs sous leurs pieds, qui caressent les animaux, qui se plaisent à voir voler les hirondelles, qui passent des nuits à regarder la lune. Nature nerveuse et féminine, son cœur se déchirait à tout, s’accrochait à tout, il était joyeux sans cause, triste sans raison, rêveur à propos de n’importe quoi ; il avait de grandes haines pour des misères, et du fanatisme pour certains mots ; il désirait ardemment des choses médiocres, regrettait des futilités et se mettait de nouveau à adorer des niaiseries. La force d’expansion que le ciel lui avait donnée augmentait l’intensité de ses joies ou de ses douleurs ; il s’exaltait en écrivant, devenait éloquent à force de parler, s’attendrissait lui-même, et s’aimait parce qu’il se sentait bon. Il considérait la rhétorique comme une chose grave ; quand il faisait du style, l’hyperbole l’emportait au delà de sa pensée, et il employait des expressions magnifiques pour des sujets assez pauvres.

Sa vie, jusqu’à présent, avait été une vie plate et uniforme, resserrée dans des limites précises, et il se croyait né pour quelque large existence, toute remplie d’aventures et de hasards imprévus, pour les combats, pour la mer, pour des voyages perdus, pour des courses énormes à travers le monde.

Ce qui le rendait à plaindre, c’est qu’il ne savait pas bien distinguer ce qui est de ce qui devrait être ; il souffrait toujours de quelque chose qui lui manquait, il attendait sans cesse je ne sais quoi qui n’arrivait Jamais.

Quelque ressemblance qu’il y eût entre Henry et lui, c’étaient deux hommes fort distincts : Henry était plus libre, plus léger, plus net dans ses allures ; Jules était toujours gêné comme quelqu’un qui étouffe, il était plus exagéré, plus entêté et plus absurde, seulement il avait une disposition naturelle à rire de lui-même, quand il se regardait à froid, qui était bien loin de la chaleureuse ténacité d’Henry ; celui-ci avait plus de vanité et moins d’orgueil, il comprenait moins bien l’ironie et se serait plus choqué que l’autre si l’on eût fait sa caricature.

Les poiriers étaient en fleurs, les marguerites et les primevères se montraient déjà sous l’herbe, quand Henry revînt chez lui aux vacances de Pâques. Avec quelle joie il embrassa sa mère ! Avec quel plaisir il revit la maison ! quel flux de paroles, avec Jules surtout !

Dès le matin, ils allaient ensemble se promener dans la campagne, ils marchaient dans des sentiers qui tournent entre des cours plantées d’arbres ; arrivés sur la côte, ils s’asseyaient par terre, allumaient leur cigare, et restaient là à causer jusqu’à l’heure du déjeuner.

Il y a une grande douceur à revoir à deux les lieux où l’on a vécu ensemble, à redescendre pas à pas, et se tenant par la main, dans les heures d’autrefois ; c’est recommencer la vie dans ce qu’elle a de meilleur. Ils parlèrent bien de leur passé, mais ils n’y trouvèrent pas autant de charme que s’ils eussent été plus vieux ; la vie est comme tout tableau : pour sembler belle, elle a besoin d’être vue à distance.

Dans l’isolement où il vivait, Jules se délecta de revoir son ami. Il l’aimait, en effet, de toute son âme, plus que lui-même, autant que ses chefs-d’œuvre futurs ; Henry était le seul homme qui le comprît quand il parlait, il avait toujours l’intelligence prête pour recevoir ses idées, l’oreille ouverte pour accepter ses confidences. Henry, de son côté, ne goûta peut-être pas tout le plaisir qu’il s’était promis en revenant chez lui, il pensait à Paris et à Mme Renaud. Dès le lendemain de son arrivée, il s’ennuya ; il trouva cependant la nourriture excellente et le goût du chambertin toujours agréable.

On venait le voir, le soir, après dîner, pour savoir s’il était changé et pour causer avec lui des plaisirs de la capitale ; les dames lui parlaient de l’Opéra et de la richesse des boutiques, et les vieux célibataires, du Café des Mille-Colonnes et des charmes de Mlle Mars ; puis ils le prenaient à part, dans un coin, et lui demandaient confidentiellement le nombre de ses maîtresses, et toutes les fredaines qu’il avait faites, et tous les maris qu’il avait désolés.

Il ne mentit pas trop et garda un juste équilibre entre la vérité et le respect humain. Néanmoins il prenait parfois des façons de grand seigneur ennuyé, qui déplaisaient fort ; on trouvait aussi qu’il avait l’air usé, résultat probable de ses excès, et les braves gens, qui s’imaginent que Paris est un lieu de délices, où l’on mène naturellement une existence remplie de filets de chevreuil sautés au madère et de princesses étrangères qui vous comblent de présents, se regardaient d’un air discret et disaient entre eux : « C’est Paris, où il y a tant d’occasions, qui l’a rendu comme ça ! tous ces jeunes gens s’y ruinent la santé, je n’y enverrai pas Charles de sitôt ! »

Henry, qui ne voulait pas trop se perdre de réputation dans son pays, et qui tenait à l’estime du public, souriait à tout cela d’un air modeste, acceptant, toutefois, au moins la moitié de l’admiration des sots et du blâme des niais.

Jules lui-même eut du mal à le croire, quand il sut ce qui en était, ça dérangeait les idées qu’il s’était faites d’avance. Henry lui disait qu’il ne voulait pas d’un amour charnel, qu’il lui fallait autre chose, et il lui faisait de Mme Renaud des descriptions charmantes, sans ajouter qu’elle avait peut-être un peu trop d’embonpoint, ni que, dans l’hiver, le froid lui rendait le bout du nez rouge et les joues toutes plaquées ; il ne lui dit pas non plus tout ce qu’il avait débité à Morel avec tant de chaleur, le jour funèbre qu’il était venu chez lui et que Mme Émilie avait été si cruelle.

Il lui avoua cependant une partie de ses ennuis, mais vaguement, sans préciser les faits, grandissant les petites choses et poétisant les vulgaires, embellissant un peu l’histoire pour faire plus d’effet. Il aimait à parler de son amour avec Jules, et Jules à son tour lui parlait de son drame et de Mlle Lucinde ; c’était un échange de sentiments, où chacun, en recevant ceux qu’on déversait dans son cœur, retrouvait les siens propres.

Quoique Henry, déjà plus au fait de la vie, sentît moins que Jules ces bouillonnements généreux, où l’on voudrait que tout votre être passât dans la personne que vous aimez, il était encore jeune, et propre comme lui à ces espérances communes que l’on se forme à deux, ainsi que ces couronnes de jasmin ou de lilas que les enfants tressent ensemble.

Le cœur est comme la main, d’abord tendre, rose, délicat, puis moins faible, mais faible encore, agile, souple et propre à tout, au jeu et à l’étude ; mais, vite, la peau se couvre de poils et les ongles durcissent ; ils se courbent tous deux selon leur travail ou leur passion, ils ont leur pli et accomplissent leur tâche, la main pétrit le pain ou brandit l’épée, dans le cœur l’envie se distille et l’ambition fermente ; puis ils se resserrent ; ils se cassent, ils se ferment, l’une se dessèche et l’autre s’éteint.

Leur âge était celui où la main tremble en passant sur des tissus soyeux ; où le cœur tressaille en entendant des voix douces demander dans la nuit : Es-tu là ? est-ce toi ?

Jules disait :

— Quand Bernardi sera rétabli, on joue mon drame, tu reviens pour la première représentation, il est applaudi à outrance, je pars d’ici, je vais avec Lucinde, nous vivons ensemble, elle jouant, moi composant. Tu sais comme la réputation arrive vite, j’en aurai, va, je serai riche, je voyagerai, j’aurai une vie d’amour et de poésie, une vie d’artiste. J’irai avec elle en Espagne, en Italie, en Grèce ; je veux voir, avec elle, briller les étoiles sur une mer bleue, respirant l’odeur des orangers et touchant à sa chevelure.

— N’espère pas tant, répondait Henry, qui lui-même s’arrangeait une existence tout aussi belle,… rêvait aux baisers de celle qu’il aimait et se figurait de longs jours délicieux. Peut-être ne précisait-il pas autant que Jules tous les contours de son avenir, mais, comme lui, il l’avait bâti dans son cœur et l’adorait aussi comme une idole. Malgré ses hésitations récentes, il avait la conscience d’un bonheur prochain, il le sentait poindre en lui-même, et s’en émouvait déjà comme d’une autre virilité naissante.

— Tu la verras, disait-il à Jules, tu la verras, et tu me diras ensuite s’il y a beaucoup de femmes pareilles. Elle a une âme exquise, elle adore les fleurs et la musique, nous lisons des vers ensemble, elle les comprend comme un ange.

Lucinde avait pour Jules les mêmes qualités et, de plus, comme elle était jeune fille, et, partant, vierge, il la dégageait de toute la matérialité de la vie, sans lui supposer ni boyaux dans le ventre ni cors aux pieds, et la posait au septième ciel, sur des nuages à franges d’or. Henry, plus dans le vrai et moins soumis au subjectif, comme diraient les philosophes, aimait Mme Émilie telle qu’elle était, avec son entourage de chaque jour, le milieu où elle vivait, avec tout son corps et toute son âme, avec tous ses caprices et ses dédains ; c’était tout cela qui la constituait, qui la faisait telle qu’elle était, qui la distinguait des autres femmes, c’était pour tout cela qu’il l’aimait.

— Tiens… la voilà !… à gauche… c’est elle, dit Jules au bras d’Henry, un jour qu’ils passaient sur le pont, au pied du calvaire qui est là.

Mlle Lucinde et Mme Artémise s’avançaient devant eux.

— Qu’en dis-tu ? — ajouta-t-il quand elles furent passées, l’as-tu bien vue ?

— Oui…

— Eh bien ?

— Elle n’est pas mal.

— Je le crois, fit Jules en riant.

— Il me semble qu’elle a les yeux petits, reprit Henry.

— Allons donc ! elle les a très grands au contraire, c’est qu’elle les baissait ; mais as-tu remarqué sa taille ?

— Non.

— Et ses cheveux ? ses cheveux, surtout !

— Comment veux-tu…

— Il faut la voir de près, c’est quand on lui parle qu’elle est belle, tout son visage alors s’éclaire et sourit.

Il eût voulu qu’Henry, s’associant de suite à son admiration, en détaillât comme lui toutes les causes, ainsi que, par un beau clair de lune, on souffre à voir quelqu’un qui ne vous répond rien quand vous lui dites : Vois donc ces perles d’or qui roulent dans le fleuve, et ce brouillard d’argent qui estompe les collines, comme les étoiles brillent ! comme l’air est doux ! entends-tu le rossignol ?

De même pour son drame, Henry l’avait bien écouté et approuvé, mais il avait laissé mille endroits sans rien dire. Il eût fallu d’abord discuter le plan, puis commenter chaque scène, critiquer le style en détail et l’approuver dans son ensemble, il n’avait pas fait assez de remarques, il en avait trop peu causé, il n’y revenait pas sans cesse, comme l’eût désiré l’auteur.

Ils n’étaient pas tout à fait du même avis sur la littérature. Jules avait gardé ses vieilles admirations d’autrefois ; Henry, qui lisait plus de journaux, en avait renié plusieurs et modifié quelques-unes ; il était moins passionné pour les grands poètes et plus indifférent pour les mauvais. Du reste, il s’était peu occupé d’art à Paris, Jules ne comprenait pas qu’il ne fût pas allé plus souvent au spectacle et qu’il n’eût pas tâché de se lier avec toutes les célébrités de l’époque ; il ne montrait pas non plus cette préoccupation exclusive du beau, qui ne voit dans le monde que des sujets de drame, des antithèses fécondes, et des couchers de soleil.

Mme Artémise, qui chérissait M. Jules et qui était toute disposée en sa faveur, lui envoya, un matin, une épître assez salement pliée, cachetée à coups d’épingles, comme celles que les « tourlourous » adressent à leurs « payses », et toute remplie d’excentricités d’orthographe, à travers lesquelles se révélait la demande, fort claire néanmoins, de la somme de cent francs ; elle en avait un besoin pressant et les lui rendrait dans quinze jours, suivant la formule ordinaire.

Il fallait donc trouver cent francs, n’importe où, n’importe à qui, n’importe comment, il le fallait. Si le désir pouvait faire suer l’argent des murs ou se tirer des entrailles de la terre, le lambris eût ruisselé de louis, le sol se fût entr’ouvert et lui eût envoyé une bouffée d’or. C’est alors, dans ces ardentes convoitises, où l’on trépigne de rage, qu’on rêve le diable et qu’on serait tenté d’y croire pour pouvoir l’appeler à son aide.

En demander à son père ? mais il raillera, il plaisantera, il refusera peut-être ; à sa mère ? ce sera pire encore ; à son camarade de bureau ? mais celui-ci lui avait déjà prêté cinquante francs pour pouvoir fréquenter Bernardi et faire bonne figure au café ; à peine s’il savait comment les lui rendre. À qui donc ? à personne. Vendre ? mais quoi ? Jouer ? joue-t-on en province ? Et puis il lui en fallait de suite, à l’instant, ce devrait être fait déjà.

« N’était-ce pas à moi de la prévenir, se disait-il, je devrais être chez elles, elles m’attendent, j’ai l’air d’un homme qui réfléchit, qui hésite, qui a peur, ou bien d’un pauvre qui se cache… Oh ! moi qui l’aime tant ! que n’a-t-elle besoin de mon sang ? je le lui verserais à profusion… Si j’étais riche ! l’argent ! l’argent ! moi qui voulais la faire vivre dans le luxe, la rendre fière de moi !… Et ne pas avoir cent francs, cent francs, vingt pièces de cent sous !… Je ne la reverrai plus !… Comme elle me méprisera et me dédaignera ! comme j’ai l’air petit, infime et bas ! »

— Je les aurai, je les aurai, cria-t-il tout à coup, car un éclair lui avait traversé l’esprit, il avait pensé à Henry, Henry qui devait partir, le soir, à Paris, et qui pouvait demander de l’argent à ses parents et lui en donner. Il vola chez lui.

Entre jeunes gens ces douleurs-là se comprennent ; Henry avait déjà reçu son trimestre, il ouvrit son sac et Jules y plongea les mains.

Il était à peine dix heures du matin, mais on le reçut tout de même. Mme Artémise s’habillait, devant une glace, et Mlle Lucinde, encore couchée et en robe de nuit, se jouait avec un épagneul noir que Jules lui avait donné. Elle avait à côté d’elle un paquet de biscuits et un pot de confitures ; elle prenait les biscuits l’un après l’autre, les couvrait de confitures et les donnait à manger au chien, qui passait sa langue sur ses babines et battait les couvertures avec sa queue. Quand son ancien maître entra dans la chambre, il sauta à sa rencontre, mais Lucinde l’appela de suite, et il bondit sur le lit et alla se coucher sur les genoux de sa jeune maîtresse. C’était un épagneul noir, avec une tache blanche sur le dos, Jules l’avait depuis trois ans, Mlle Lucinde l’avait vu un soir et l’avait trouvé joli, Jules le lui avait donné.

La chemise de nuit qui l’entourait était plissée en long et bouffait un peu autour d’elle ; elle cachait la torsion de son corps, étendu sur le côté, les talons aux jarrets, la poitrine en avant. Son corset et sa jupe étaient accrochés à la patère d’une fenêtre, le lacet pendant jusqu’à terre, Jules s’y prit les pieds et faillit tomber.

Pendant toute la visite, Mlle Lucinde parla plus que d’habitude et avec une sorte d’intimité, d’abandon ; Jules se sentit plus à l’aise, plus libre de ses mouvements, plus spirituel et plus gracieux ; en se séparant des deux actrices, il leur fit même un salut qu’il jugea d’une distinction charmante.

C’est qu’à son insu il avait le bel aplomb de l’homme qui paie et qui est convaincu qu’on l’estime, cet aplomb-là n’a pas son pareil dans le monde, rien ne le vaut et rien n’en approche. De deux hommes qui dînent ensemble au restaurant, c’est celui qui paie qui s’assied le plus lourdement sur sa chaise, qui en fait craquer le dossier, qui appelle le garçon de la voix la plus haute, et s’emporte à cause du canard trop cuit et de la friture manquée ; dans un débit de tabac, c’est celui qui paie qui choisit le plus longuement le cigare convenable et qui repousse la boîte avec le plus de violence en se plaignant amèrement du monopole, l’ami qu’on régale se contente de rire et allume ce qu’on lui a donné ; chez une femme de mœurs faciles, c’est encore celui qui paie qui essuie ses bottes sur les coussins du sofa, qui lâche ses bretelles et déboutonne son gilet pour être plus à l’aise, qui prend la taille de la femme de chambre devant la maîtresse de la maison, mâchant son cure-dents, riant à ses propres bons mots et débitant des ordures. Vive l’homme qui paie ! son insolence est justifiée par la vénalité de ce qu’on achète, et sa confiance en lui-même par l’empressement qu’on met à tout lui vendre ; honneur à lui ! gloire à lui ! chapeau bas, messieurs, c’est notre maître à tous !

Jules sentait le besoin de donner encore quelque chose, il voulait que Lucinde eût de lui un objet quelconque qu’elle pût emporter avec elle, qui lui servît tous les jours et qu’elle aimât. Il pensa donc à un sachet pour mettre des mouchoirs, il le voulut en satin blanc, brodé de fleurs roses et bleues, parfumé d’iris, avec de longs rubans, doux et délicat, frais et le plus joli du monde. Il chargea Henry de cette commission, la lui expliqua longuement, avec mille détails, et l’avertit encore cent fois de ne pas l’oublier. Henry s’embarqua le soir pour Paris, sa mère vint le reconduire jusqu’à la diligence, avec sa vieille bonne, qui portait son manteau et son sac de nuit ; deux ou trois amis de la famille vinrent aussi l’embrasser avant de monter en voiture, Jules était là et lui parlait encore du sachet.

— Tu auras soin de le commander de suite, tel que je te l’ai dit ? elle le veut comme ça, entends-tu ? n’oublie pas !

Un commis, une plume sur l’oreille et un papier à la main, fit l’appel de MM. les voyageurs, Henry embrassa toute la compagnie, et sa mère une troisième fois encore ; il prit sa place dans le coupé, on ferma la portière. Il passa la main par la portière et donna une dernière poignée de main à tout le monde, Jules monta sur le marche pied :

— Aie soin de le faire piquer en dedans, lui dit-il dans l’oreille.

Le fouet retentit, la machine s’ébranla et se mit à rouler, tous les gens venus pour faire la conduite à quelqu’un prirent chacun leur chemin et s’en allèrent.

XVI

Henry s’ennuya pendant toute la route. Il était entre un gros homme en blouse, qui ronflait, et un Anglais qui voyageait pour son instruction et écrivait sur son album le nom de tous les relais.

Ne dormant pas, et n’écrivant pas davantage, il se blottit à sa place, se roula sur lui-même comme un limaçon dans sa coquille, et se mit à penser. Il se laissait aller au mouvement de la voiture, qui se balançait doucement comme un navire, au galop de ses six chevaux ; il regardait les arbres qui passaient le long de la portière et les mètres de cailloux couchés au bord du fossé. Pour passer le temps, il regarda aussi la mine avinée du gros homme qui dormait et les favoris rouges de l’Anglais.

En revoyant les lieux qu’il avait vus pour la première fois il y avait six mois, il songea à ce temps passé et à tous les événements qui s’étaient écoulés depuis ; cela l’amusa une grande heure.

À mesure qu’on approchait de Paris, Henry se sentait plus joyeux. Il lui prit une envie inconcevable de revoir la maison de M. Renaud, Mme Renaud, de la retrouver comme il l’avait laissée, de reprendre son existence habituelle, de renouer sa vie aux souvenirs qui le charmaient ; il lui semblait qu’il allait trouver quelque chose de nouveau, espoir vague qui lui chatouillait l’âme.

Il eut un tressaillement ineffable quand il aperçut les barrières ; il respira plus à l’aise, il était arrivé, il allait la voir tout à l’heure, dans quelques instants. Étonné de sentir son cœur battre si fort, il se demandait à lui-même d’où lui venait cette joie et il n’en pouvait trouver la cause.

Le gros homme se réveilla et ôta sa casquette de peluche pour mettre son chapeau suspendu au filet ; l’Anglais, qui s’était endormi le bras passé dans une courroie et le crayon à la main, se réveilla aussi, ramassa son crayon et serra son album.

Henry avait besoin de courir, un fiacre n’eût pas été assez vite ; il eût bondi comme une balle élastique, il se sentait des ressorts d’acier dans les mollets ; il donna ses affaires à un portefaix et partit. On le rappela même pour payer sa place.

Il s’arrêtait quelquefois, essoufflé, s’appuyant contre un mur pour ne pas tomber. « Qu’ai-je donc ? qu’ai-je donc à aller si vite ? se disait-il, qu’est-ce qui me presse ? » et il se mettait à marcher plus lentement, mais bientôt il se surprenait à courir. Au bout de chaque rue il se disait : « Je suis au quart du chemin, au tiers, à la moitié, maintenant presque aux trois quarts, encore celle-ci et m’y voilà. »

Quand il fut dans la rue qu’elle habitait, il compta les réverbères, et quand il eut passé le dernier, il compta les maisons ; j’en ai encore trois… encore deux.

Il s’arrêta un instant devant la porte et la regarda ; il avança le bras et tira le marteau.

XVII

henry à jules.

« Hier soir elle est venue dans ma chambre.

« Toute la journée elle m’avait regardé d’une façon étrange, et moi-même je ne pouvais quitter son regard, qui m’entourait comme un cercle dans lequel je vivais. Depuis quelque temps aussi, elle avait changé les places à table et m’avait mis près d’elle ; quelquefois, en causant, elle détournait la tête pour m’adresser un mot à voix basse, et nos deux visages alors étaient face à face, l’un touchant presque l’autre et nos yeux s’unissant. Dans ces moments-là, elle souriait, puis, faisant son geste habituel, me regardait en clignant ses beaux yeux et soupirait.

« À midi, comme je rentrais, elle m’a entendu marcher dans l’escalier ; elle a ouvert sa porte, s’est mise sur le seuil et m’a salué en m’invitant à entrer chez elle. Sa chambre était tassée de meubles, les rideaux fermés ; il faisait chaud, on sentait bon, cela venait des odeurs qu’il y avait sur sa table de toilette ; toute sa personne sentait de même, c’était quelque chose de tiède et de frais à la fois, comme une brise d’été.

« Elle marchait devant moi, j’étais derrière, presque sur ses talons ; je voyais son cou brun, où de petits cheveux noirs se collaient d’eux-mêmes sur sa peau, dont chaque pore semblait aspirer mon haleine. Je m’approchai encore, elle s’était arrêtée, j’avançai la tête ; entre son corps et son vêtement sa chemise bâillait, je voyais toute la raie de son dos, dont la ligne se perdait vite à la courbure de sa taille.

« Elle se détourna et se mit à rire.

« — Pourquoi faire, cette pâte liquide ? lui demandai-je.

« Elle me répondit :

« — C’est pour me frotter les bras.

« — Et ce grand flacon rouge ?

« — C’est de l’eau de rose pour me laver la bouche.

« Je ne parlais pas, je la regardais, elle aussi ; quoique nous fussions alors à deux pas l’un de l’autre, nous nous trouvâmes tout à coup rapprochés, et je sentis en effet que sa bouche sentait la rose. Il coulait de ses yeux un fluide lumineux, ils étaient agrandis, immobiles ; ses épaules nues, car elle était sans fichu et sa robe semblait lâche autour d’elle, étaient d’un vermeil pâle, lisses et solides comme du marbre jauni ; des veines bleues couraient dans sa chair ardente, sa gorge battante s’abaissait et montait, pleine d’un souffle étouffé, qui m’emplissait la poitrine.

« Il y avait un siècle que cela durait, toute la terre avait disparu, je ne voyais que sa prunelle qui se dilatait de plus en plus, je n’entendais que sa respiration, qui bruissait seule dans le silence complet où nous étions plongés.

« Et je fis un pas, je l’embrassai sur ses yeux, qui étaient tièdes et doux.

« Elle me regardait tout étonnée.

« — M’aimeras-tu ? disait-elle, m’aimeras-tu bien ?

« Je la laissais parler sans lui répondre et je la tenais dans mes bras, à sentir son cœur battre.

« Elle se dégagea de moi.

« — Ce soir, je reviendrai… laisse-moi… laisse-moi… à ce soir… à ce soir…

« Elle s’enfuit.

« Au dîner, elle garda son pied sur le mien et me touchait quelquefois du coude, en détournant la tête d’un autre côté.

« Le soir, enfin, elle vint dans ma chambre comme elle me l’avait promis. Il était nuit. Je l’attendais déjà, elle avait quitté le salon plus tôt que d’ordinaire, il était à peine huit heures et demie : elle entra sur la pointe des pieds, doucement, sans bruit ; je la reconnus néanmoins au craquement de ses bottines. C’était elle, un doigt sur la bouche et dans l’attitude du silence, elle s’avançait timidement le long de la muraille, pour me surprendre ; de l’autre main elle tenait la clef de sa chambre, qu’elle avait prise, comme pour y aller.

« Elle était dans son costume de tous les jours, avec sa robe brune, son tablier de soie, nu-tête, sans gants.

« J’étais assis, elle me passa la main dans les cheveux, et toute ma chair frissonna sous ses doigts ; je lui pris la taille et je l’attirai vers moi. Ses yeux brillaient comme des flambeaux et me brûlaient à les voir, mon âme puisait sur ses lèvres toute la vie de la sienne, et nous nous délections, affamés, de cet intarissable bonheur.

« — Ah ! mon ange, mon ange ! disait-elle, amour… amour !

« Et quelque effort que je fisse pour être plus calme, je sentais comme elle un délire de volupté me rouler dans ses flots.

« Le lit était là, je l’y traînai, elle criait et repoussait ma tête avec ses bras, puis elle me la prenait à deux mains et me la couvrait de baisers furieux ; je vis son bas blanc saillir après la chaussure noire qui lui serrait la cheville, et la forme de sa jambe charnue apparaître ensuite ; à l’endroit où la jarretière la serrait, sa chair commença, avec toutes les séductions de l’enfer, et s’étendit à l’infini, comme la tentation elle-même.

« Je l’ai eue, enfin, je l’ai possédée, ici, à cette place.

« Ma chambre, depuis ce moment, est pleine de ce bonheur, je retrouve dans l’air quelque chose d’elle. Si je m’assieds sur un meuble, mes membres se posent aux places où elle a posé les siens ; le jour, je marche sur les pavés où elle a marché, et la nuit je m’étale avec joie sur ce lit, dont les draps sont tièdes encore, sur cet oreiller qu’elle a parfumé avec ses cheveux. J’avais déchiré sa collerette, elle l’ôta et m’en fit cadeau, je l’ai là, je la garderai. Puis elle prit mon flambeau, et tout en rajustant, devant la glace, ses bandeaux dérangés et les lissant avec la paume des mains :

« — Comment rentrer ? on va s’apercevoir… Regarde comme je suis.

« Mais je ne disais rien, nous étions étourdis l’un et l’autre, comme des gens qui se réveillent.

« Une heure après elle est encore venue, mais déshabillée, tout en blanc, les bras nus ; elle était plus belle encore.

« Ce matin encore, elle est venue, à peine éveillée, sortant du sommeil et souriant comme un enfant, toute fraîche et câline.

« Quand elle n’est plus là, j’attends son retour, je rêve à ses derniers mots, au dernier geste qu’elle a fait, et quand elle me quitte, nous nous jurons mille fois de nous revoir tout à l’heure. Elle dit que je ne l’aime pas assez, et elle me remercie pourtant cent fois par jour de ce que je l’aime, de ce que je lui plais ; elle se laisse aller à mes caresses, elle se glisse vers moi comme une couleuvre et m’enlace de mille bras invisibles, et nous nous promettons de vivre ensemble, de n’adorer que nous-mêmes, de mourir le même jour.

« Je l’entends qui vient. Adieu, adieu ! »

Ce n’était pas Mme Émilie, c’était Catherine, sa cuisinière, qui apportait une lettre à M. Henry. Il reconnut le timbre de sa ville et l’écriture de Jules. Il fut fâché d’avoir fermé si vite la sienne, mais, comme elle était toute cachetée et que, pour l’ouvrir, il eût fallu perdre une page et la recommencer, il la donna de suite pour qu’on la mît à la poste, sans attendre ce que Jules pouvait lui dire. Or voici ce qu’il y avait dans celle de Jules :

jules à henry.

« Tout est fini, ils sont partis.

« Hier matin, j’allai chez Bernardi.

« — Il est parti cette nuit, m’a-t-on dit.

« — Et Mlle Lucinde ?

« — Partie avec lui.

« — Et Mme Artémise ?

« — Partie aussi.

« J’allai au théâtre, le concierge n’était pas là, il n’y avait personne. Je retournai à l’hôtel et je les demandai encore.

« — Est-ce vous qu’ils ont chargé de payer leurs dettes ? me demanda l’hôtelier ; à peine s’ils nous ont payés ! il a bien fallu les laisser s’en aller, que faire contre ces gens-là ?

« Je montai dans les chambres où ils logeaient, elles étaient vides. Dans celle de Lucinde il y avait, sur la cheminée, des papillotes de papier brouillard et des épingles noires, c’était tout. On balayait déjà le parquet, et les draps étaient ôtés des lits. Enfin je m’en allai et je descendis dans la rue, je sortis de la ville, je m’enfuyais je ne sais où. Quelle trahison ! je n’y pouvais croire… Mais j’allais les retrouver, les revoir, la revoir au moins, lui dire adieu.

« Longtemps j’ai marché sur la grande chaussée qui mène sur la route de Paris ; elle m’a semblé éternelle à parcourir, cette longue file de peupliers droits qui frissonnaient sous le vent, avec un bruit glacial et désespéré ; le monde semblait désert, je regardais en avant, la poussière seule s’élevait parfois en tourbillons et montait jusqu’au haut des arbres.

« J’ai rencontré un roulier, je lui ai demandé s’il n’avait pas croisé de voitures depuis deux ou trois heures, et quelles voitures c’étaient. Il me dit avoir vu une calèche de louage arriver au premier village que je rencontrais comme il en partait lui-même ; il ajouta que je les rejoindrais peut-être, car il fallait que les chevaux se rafraîchissent, et la côte qui suivait était rude à monter.

« J’étais heureux, j’allais les revoir, leur parler, lui parler encore, ne fût-ce qu’un mot, il le fallait.

« Au haut d’une colline, je m’arrêtai pour prendre haleine, et dans le fond de l’horizon j’aperçus des toits en tuile. C’était là le village où ils étaient, leur voiture y était, elle y était, il me semblait la voir au loin ; je courus, je courus de toute ma force.

« J’y arrivai. Je ne me rappelle plus rien, il y avait seulement, sur un vieux pont, un moulin qui m’éclaboussa en passant ; après le pont la côte commençait. La rage me redonna des forces et je voulus la monter, mais, n’en pouvant plus, je tombai à un détour sur le bord de la route, la mort dans l’âme, râlant, brisé.

« Je relevai la tête ; au loin, au milieu de la ligne blanche de la grande route, se traînait un large point noir qui diminuait de grandeur en s’éloignant de moi ; tout était silencieux, seulement j’entendais un bruit sourd qui arrivait jusqu’à moi ; de temps à autre le point noir s’arrêtait, et puis repartait. En ce moment le soleil perça les nuages et éclaira en plein le sommet de la montagne, qui semblait toucher au ciel, et je vis sortir d’un des côtés de la route deux formes, l’une près de l’autre. Le soleil brilla encore plus, si bien que le sol parut s’éclairer de lui-même, comme un verre de couleur qu’on allume en dedans, et je distinguai le conducteur de la voiture et ses deux chevaux qui soufflaient, au haut de la montée. Il y avait sur la gauche un petit taillis, d’où étaient sorties ces deux formes vagues, qui touchaient en ce moment au marchepied de la calèche ; je crus voir du bleu et quelque chose de flottant comme une robe. Et puis tous les objets grandirent et je les vis nettement. Bernardi donnait le bras à Lucinde, il s’approcha d’elle et l’embrassa, je crois qu’ils riaient et qu’ils parlaient de moi. Et un roulement plus vif recommença, je me couchai l’oreille contre terre pour l’entendre plus longtemps.

« Je suis redescendu dans la vallée, j’ai repassé lentement dans ce village que j’avais traversé en courant, je me suis accoudé sur le parapet du pont pour voir l’eau tourbillonner sous l’arche et emporter les brins d’herbe qu’elle arrachait sur les bords ; la mousse montait le long du mur et courait vers moi, comme pour me prendre, le torrent parlait et m’appelait à lui. Oh ! que n’étais-je une de ces gouttes d’eau qui se roulaient avec furie et qui s’anéantissaient aussitôt dans la vapeur de leur colère !

« — La charité ! la charité ! murmura à mes oreilles une petite fille en guenilles qui marchait pieds nus dans la poussière et me tendait la main avec un visage souriant !

« — Va-t’en, va-t’en, lui criai-je de toute ma force.

« Car l’envie m’avait pris de suite de la perdre avec moi dans un vertige, d’entendre ses cris de détresse, de la voir se déchirer, avec les flots, contre les murs glissants où ruisselait la rivière, et je m’enfuis comme si je l’avais tuée.

« Tout le jour j’errai au hasard dans la campagne, triste et vagabond comme les loups ; j’allais foulant les blés, arrachant les feuilles, me déchirant aux ronces des bois, aux cailloux des plus âpres sentiers, et jouissant de voir mes mains ensanglantées, de sentir mes pieds meurtris, pleurant et criant dans l’air, cherchant une proie, voulant mourir.

« Je suis resté dans un champ de colza, couché à plat ventre, le visage dans mes mains, à penser à mon malheur, à pleurer tout à mon aise, et rêvant longuement à mon suicide.

« Puis je me suis relevé et j’ai été encore me traîner ailleurs. Le jour était sans doute tombé, je n’y voyais plus, et tout le paysage flottait dans un brouillard ténébreux ; mes tempes bourdonnaient, et je ne savais où aller, la misère me tenait, j’avais froid, j’avais faim, je grelottais, j’avais peur de tout.

« À côté de moi, dans un chemin creux, passa un charretier assis sur un cheval de labour, marchant au pas, les traits passés dans son collier ; l’homme se laissait dandiner sur le dos de sa bête et sifflait un air campagnard. Je le suivis pour suivre quelqu’un, il s’arrêta à une barrière et j’entrai avec lui, je demandai à me reposer dans la ferme et à prendre un peu de lait et de pain ; après quoi, je m’en irais.

« Je suis resté tout seul, assis sur un banc, dans la cuisine, pendant que la fermière était allée dans la laiterie ; le balancier de la grande horloge battait régulièrement. Les mouches bourdonnaient contre les carreaux et sur la table, où elles cherchaient des miettes de pain ; dans la cour, les vaches broutaient l’herbe ou ruminaient couchées à l’ombre, assises sur leurs flancs puissants ; les poules gloussaient se cachant la tête sous l’aile ; sur le fumier, un coq chantait !

« Et j’enviais les jours pacifiques de ceux qui se réveillent à l’aube et se couchent à l’angélus, qui passent leur vie courbés sur leur charrue, marchant eux-mêmes dans le sillon qu’ils ont fait, puis entassent en chantant les foins qu’ils ont fanés, ne redoutant que les orages qui perdent les moissons.

« Merci de ton sachet, Henry, merci, il m’est arrivé trop tard ; je n’ai pu le donner à celle pour qui je le voulais, mais je le garderai pour moi, ce sera mon souvenir à moi, la relique de mon amour trompé, la seule ruine de cette espérance abattue… à moins que les choses inanimées n’aient aussi leur ironie.

« Ah ! quel mensonge que la vie ! quelle amertume, rien que d’y songer ! Quand vous voyez des feuilles, elles se fanent à l’instant ; touchez à un fruit, et il se gâte ; poursuivez quelque chose, elle se change en une ombre et en fantôme, lui-même vous échappe, vous laissant moins que rien, le souvenir d’une illusion, le regret d’un rêve.

« Tout m’a manqué, cette femme s’est jouée de moi, une autre avant elle avait fait de même. Te souviens-tu aussi de Madame Herminie, cette lingère chez laquelle, au collège, vous alliez tous et qui se cachait toujours quand je passais devant sa boutique ? Je suis maudit ! tout m’a manqué, l’art et l’amour, la femme et la poésie, car j’ai relu mon drame et j’ai eu pitié de l’homme qui l’avait fait ; cela est faux et niais, nul et emphatique. Qu’importe l’art, après tout ? c’est un mot vide de sens, dans lequel nous plaçons tout notre orgueil et qui nous crève dans les mains dès qu’on le pressure.

« Je n’ai plus ni espérance, ni projet, ni force, ni volonté, je vais et je vis comme une roue qu’on a poussée et qui roulera jusqu’à ce qu’elle tombe, comme une feuille qui vole au vent tant que l’air la soutient, comme la pierre jetée, qui descend jusqu’à ce qu’elle trouve le fond, machine humaine qui verse des larmes et secrète des douleurs, chose inerte qui se trouve là sans cause, créée par une force incompréhensible et qui ne comprend rien à elle-même.

« La vie est bonne pour ceux qui ont une passion à satisfaire, un but à atteindre, mais moi, quelle passion veux-tu que j’aie ? donne-m’en une ; quel but puis-je viser ? montre-m’en un, tout cela est une absurdité horrible, une furie insipide, mêlée d’angoisses.

« Je le garderai, le sachet que tu m’as donné ; si je meurs, tu diras qu’on m’enterre avec lui, qu’on me l’attache sur la poitrine, avec ces longs rubans qui devaient être noués et dénoués chaque jour par des mains plus joyeuses ; je veux que ce satin parfumé me préserve le cœur du contact du linceul, cela me tiendra chaud dans mon sommeil. »

Mme Émilie entra, Henry la fit asseoir sur ses genoux, et ils passèrent une heure à se dire qu’ils s’aimaient et qu’ils étaient heureux.

XVIII

Puisqu’ils se croyaient heureux, ils l’étaient en effet, le bonheur ne dépendant que de l’idée qu’on s’en forme. Celui qui le place dans une belle paire de bottes doit être ravi quand ses moyens lui permettent d’en acheter une à l’écuyère, et le pêcheur à la ligne remercie le ciel, sans doute, lorsque, guettant un brochet, il attrape une truite.

J’ai connu un pauvre diable qui vivait d’aumônes, au bord d’un grand chemin ; il couchait dans une hutte en terre qu’il s’était faite avec ses mains, en ramassant de la boue quand il avait plu ; un bonnetier retiré, qui avait acheté un château dans les environs, lui donna cinquante francs par an, pour garder ses cochons et vider leur étable où il couchait avec eux, pour les soigner quand ils étaient malades. J’entrai un jour là dedans, à peine si l’on y pouvait respirer : « Eh bien, Monsieur, me dit-il en me montrant la botte de paille qui composait son lit, je suis heureux maintenant, j’ai un bel appartement », tandis que le palefrenier eût été indigné de coucher dans la porcherie et enchanté de dormir à l’office, ce qui eût révolté le valet de chambre.

Le bonheur est de même, cage plus ou moins large pour des bêtes petites ou grandes ; le milan étoufferait dans celle où le serin vole à l’aise, et d’autres, où l’on enferme des vautours, feraient mourir les lions ; mais que les barreaux soient resserrés ou élargis, il arrive un jour où l’on se trouve tout haletant sur le bord, regardant le ciel et rêvant l’espace sans limites.

Henry et sa maîtresse vivaient en plein amour. Les premiers jours, et dans l’enivrement d’eux-mêmes, à peine s’ils pouvaient y croire. Ils se regardaient, avides et stupéfaits, craignant de s’échapper l’un à l’autre et voulant que cela durât toujours.

Chaque heure apportait son plaisir différent, ils n’étaient pas heureux le matin comme ils l’étaient le soir, ni la nuit de la même manière que le jour ; les choses les plus communes ou les plus indifférentes avaient pour eux une signification particulière. Ainsi elle lui promettait qu’à telle heure elle remuerait un meuble, ce serait un signal, elle penserait à lui, et l’heure approchant, Henry attendait ; il lui promettait, à son tour, qu’il marcherait en frappant des pieds, et elle l’écoutait marcher, se tenant le cœur avec ses deux mains.

Henry descendait au jardin pour lire, et il trouvait Mme Émilie qui y était venue par hasard ; ou bien Mme Émilie prenait son ouvrage pour aller coudre sous la tonnelle, et Henry, tout à coup sortant de derrière un arbre, la faisait tressaillir. Ces petits événements étaient pour eux de grandes aventures.

Pour elle, Henry était toujours fort et beau, elle admirait l’air superbe de sa tête ; pour lui, elle était toujours exquise et belle, il adorait le feu humide de son doux regard. C’était un inépuisable besoin d’eux-mêmes, qui se renouvelait en s’assouvissant, qui renaissait sans cesse, qui n’avait ni fin ni trêve, qui augmentait toujours.

Elle lui prodiguait chaque jour mille trésors d’amour toujours nouveaux. Tantôt c’étaient d’adorables langueurs, où tout son cœur se fondait, ou bien d’âcres déchirements, pleins d’une douleur joyeuse qui tourne au délire ; quelquefois elle avait des morsures chaudes, où l’émail de ses dents blanches, s’appuyant sur la chair de son amant, claquait avec la férocité de la Vénus antique, tandis que sa main, onctueuse et toujours caressante, lui semait sous la peau d’ardents effluves à réveiller les morts, d’irrésistibles désirs où l’on vendrait son père pour sentir une seconde le contact d’un ongle ; la nuit, étouffant leurs cris de peur d’être entendus, et elle-même se fermant la bouche avec son bras, se tordait en convulsions, éclatait tout à coup en rires et en sanglots, et le couvrait de baisers voraces ; puis, calme tout à coup et l’appelant par des mots égarés, relevant sa tête en sueur, elle le contemplait avec ses yeux fixes, enflammés comme des flambeaux.

Une autre fois, c’était en rentrant de quelque visite, encore toute habillée, avec son grand chapeau à plume blanche qui se remuait toujours, ses gants justes qui lui serraient le poignet, sa chaussure mince et vernie, sa robe qui balayait le sol et soulevait un air tiède autour d’elle ; elle lui livrait tout cela à froisser dans ses bras, à tasser, à déchirer pour son plaisir ; elle se coiffait exprès pour qu’il lui ôtât son peigne et lui défît ses bandeaux ; elle s’habillait longuement, choisissait ses plus fines broderies, sa robe la plus neuve afin que, dans un emportement, dans un éclat, Henry arrachât ce fichu, cassât ce nœud avec ses dents et foulât toute cette toilette édifiée pour lui, sacrifiée par avance, qu’elle se procurait l’occasion de faire pour en sentir plus tard tout le plaisir.

Dans l’escalier, en montant les derniers, ils se pressaient les mains ; entre deux portes ils s’embrassaient, à table leurs genoux se touchaient. Quand il y avait du monde dans le salon, quand Mme Émilie, décolletée et légèrement vêtue, allait de l’un à l’autre, maîtresse de maison entourée des hommages des vieux et de la convoitise muette des jeunes, combien le cœur d’Henry souriait d’orgueil, en pensant que cette épaule couverte se découvrait pour lui, que ces seins cachés, dont on rêvait la forme à travers le vêtement, se donnaient à ses lèvres, que ces yeux placides ou baissés s’allumaient pour lui d’un feu inconnu à tous ces gens, et que maintenant, à la face de tous, devant eux, malgré eux, ils s’unissaient encore par le souvenir et par le désir !

Et quand la nuit revenait, quand, à l’heure habituelle du rendez-vous, ils se retrouvaient à eux-mêmes, seuls, et jouissant de leur joie cachée comme des voleurs qui contemplent leur trésor, Henry lui disait :

— Oh ! comme tu étais fière, tantôt ! à peine si tu me regardais.

— N’est-ce pas ? lui répondait-elle avec un baiser.

— Hein ! qui l’eût dit ?

— Qui s’en doute ?

C’est ainsi que toutes les variétés de plaisir et de vanité se fondaient dans cet ensemble complet qu’on appelle l’amour, de même qu’on appelle lumière tout ce qui brille à nos yeux, depuis les filets blancs qui passent à travers les murs des prisons jusqu’à la nappe d’or éthérée que le soleil des tropiques étend sur nos têtes.

Quoique vivant dans la même maison et participant à tous les détails d’une existence commune, ce n’était pas assez pour eux, ils eussent voulu vivre exclusivement ensemble et débarrassés de tout témoin, même inintelligent, dans quelque désert peut-être, comme deux Robinsons, se suffisant à eux-mêmes. Alors même qu’ils sont ivres, les ivrognes demandent à boire et les amants encore à aimer.

Henry se reprochait de ne pas sentir les exagérations magnifiques qu’il avait lues dans les livres, et chaque jour cependant il lui arrivait au cœur d’inexprimables sensations qu’il n’avait jamais rêvées, des tressaillements inattendus qui le surprenaient lui-même. Arrivé à ce point, il se crut au bout de l’amour ; ne lui avait-elle pas fait parcourir, un à un, tous les pas de ce sentier magique qui mène à des sommets d’où l’on contemple la vie d’un regard si ébloui ? n’avait-il pas eu l’étonnement, le pressentiment, l’espérance ? essuyé tour à tour le doute, le désespoir, pour en revenir au désir et finir par le triomphe et l’allégresse, et maintenant enfin, par une béatitude amoureuse qui lui semblait devoir être l’état normal de son âme ?

Ils se donnaient des rendez-vous dans Paris, au coin d’une rue, sur une place, c’était à qui y serait le premier arrivé. Ils souriaient de loin en se voyant s’avancer l’un vers l’autre, ils se prenaient de suite par le bras et marchaient ensemble comme mari et femme, comme amant et maîtresse : Henry, fier d’avoir à son côté une si belle dame, Mme Émilie fière d’avoir au sien un si beau cavalier et observant avec soin toutes les femmes qui le regardaient en passant.

Ils se parlaient d’eux-mêmes et de leur amour, car c’était pour être plus seuls et plus à l’aise qu’ils se promenaient dans la foule. À les voir ainsi marcher vite, sur le trottoir, on eût dit qu’ils étaient pressés par quelque affaire et qu’ils couraient à un but comme les autres.

Il y avait des jours où, vaguement tourmentés dans leur bonheur et plus tristes qu’à l’ordinaire, ils se parlaient moins et s’aimaient encore plus ; ils montaient dans un fiacre, s’asseyaient en face l’un de l’autre, et, la main dans la main, se laissaient aller silencieusement au balancement de la vieille boîte peinte qui les promenait partout le long des boulevards. Henry pensait aux couples heureux qui voyagent ensemble, sur quelque grande route de Suisse ou d’Italie, couchés au fond de leur berline, après un long jour d’été, vers le soir, quand on relève les stores de soie bleue pour admirer les larges ondulations des montagnes et tous les caprices du paysage ; alors Mme Émilie souriait malgré elle et le traitait d’enfant.

Une fois, cela n’arriva qu’une fois, Henry, prétextant des affaires de famille, sortit le matin, en avertissant qu’il ne rentrerait que fort tard dans la soirée, et Mme Émilie fit de même, en disant qu’elle avait beaucoup de courses à faire, qu’elle dînerait ensuite chez Mlle Aglaé et ne rentrerait chez elle qu’après l’heure des spectacles.

À cent pas de la grande porte de M. Renaud, ils se rejoignirent et partirent ensemble à Saint-Germain, pour y passer la journée. Quand ils sentirent la file des wagons s’élancer sur les rails, un espoir immense s’empara d’eux, il leur sembla qu’ils s’en allaient pour toujours, laissant là leur passé, et commençant une vie nouvelle où l’avenir ne dépendrait que d’eux-mêmes et se soumettrait à leur amour. En passant sous les tunnels ils se serraient fortement les mains, mais quand on retrouvait le jour ils prenaient promptement une tenue convenable, à cause du public qui était là.

Pendant douze heures, depuis onze heures du matin jusqu’à onze heures du soir, ils vécurent ensemble, isolés dans leur égoïsme comme s’ils eussent été les deux seuls êtres de la création ; ils mangèrent seuls, s’assirent seuls sur l’herbe, se promenèrent seuls dans les champs et repartirent à la nuit, plus heureux que des rois. Ce sont de ces souvenirs-là, quand on en a de pareils, qui réchauffent les os des septuagénaires et leur font regretter la vie.

Ils s’étaient d’abord donné de leurs cheveux, avec promesse de les porter toujours ; puis on échangea des bagues, puis on se fit faire son portrait à la miniature et on l’encadra au fond d’une petite boîte bien rembourrée, qui s’ouvrait cent fois par jour. Henry était peint en robe de chambre, nu-cou, l’œil vers l’horizon, les cheveux au vent ; Mme Émilie était de face et souriait, elle avait cette robe jaune qui la rendait si belle, le soir surtout, et qu’Henry aimait tant.

Il fallait néanmoins que le père Renaud fût né destiné à être époux, pour ne s’apercevoir de rien ; on eût dit même que la négligence des deux amants voulait provoquer quelques-unes de ces collisions domestiques qui colorent la vie bourgeoise et lui donnent les proportions de l’art. Mille fois dans le jour, Mme Renaud entrait dans la chambre d’Henry, Henry dans celle de Mme Renaud ; ils se parlaient à mi-voix quand ils se rencontraient quelque part, sortaient peu de temps l’un après l’autre et rentraient presque à la même heure ; ils avouaient même, devant tout le monde, une sorte d’intimité intellectuelle qui faisait, disaient-ils, qu’ils se plaisaient beaucoup à être ensemble.

Mme Renaud surtout n’y mettait pas toute la retenue habituelle à son sexe ; elle paria un jour avec Henry qu’elle boirait dans son verre pendant tout un dîner, ce qu’elle exécuta à la barbe de son mari, qui ne s’aperçut de rien du tout, tout occupé qu’il était à raconter une histoire facétieuse.

Elle s’amusait beaucoup à ces sortes d’outrages déguisés. Ainsi, parlait-on de deux choses, peu importe lesquelles pourvu qu’on pût établir entre elles une comparaison ou un rapprochement quelconque, elle prenait de suite la parole et paraphrasait le sujet de la conversation, d’une manière un peu obscure pour les autres, il est vrai, mais fort claire pour Henry, si louangeuse pour lui, si dégradante pour M. Renaud que notre héros lui-même en était quelquefois tout scandalisé et tout émerveillé.

Comme il eût été mal reçu et durement mené, ce pauvre mari, s’il se fût avisé seulement d’observer tout haut que la lumière de la chambre d’Henry s’éteignait le soir de bien meilleure heure que par le passé, tandis que celle de Mme Renaud restait allumée fort tard ; ou encore s’il eût dit que, la nuit, les portes criaient depuis quelque temps avec un miaulement affreux ! Mais il s’endormait trop tôt et ronflait trop fort pour y prendre garde. Peste ! il n’y aurait pas fait bon !

Dans les premiers temps de leur ménage, à l’occasion d’une femme de chambre à laquelle il avait donné un foulard le jour de sa fête, elle lui avait fait des scènes épouvantables, à ruiner son pensionnat si jamais elles se renouvelaient. Puis, à vrai dire, il ne pensait guère à la vertu de sa femme, à ce qu’elle en eût ou n’en eût pas ; pourvu qu’elle tînt bien son ménage et flattât les parents de ses élèves par ses cajoleries maternelles, pourvu qu’on lui donnât, tous les matins, ses chaussons de Strasbourg et le soir, avant de se coucher, son invariable tasse de tisane, pourvu qu’on fût content de l’assaisonnement qu’il faisait à la salade et des calembours qu’il débitait au dessert, il n’en demandait pas plus. D’ailleurs il gagnait de l’argent et était disposé à voir les choses de ce monde sous un jour favorable. Il méditait, en ce moment, un nouveau manuel du baccalauréat ès lettres, qui devait donner un grand renom à son établissement, auquel il se proposait d’adjoindre, l’année suivante, un athénée littéraire pour les jeunes personnes.

Mme Renaud semblait reprise pour lui d’un amour tout nouveau ; le soir, avant de se séparer, elle lui présentait son front à baiser, et après le déjeuner elle l’entraînait au jardin comme autrefois, pour causer tranquillement tout en coupant avec ses ciseaux le bout des églantiers. Henry, qui les regardait se promener de sa fenêtre, cherchant vainement à deviner ce qu’ils pouvaient se dire, sentait malgré lui d’étranges mouvements de jalousie agiter son cœur, mais qu’ils étaient vite apaisés par le regard ironique et tendre de celle qui les avait causés ! plus vite, ma foi, que les flots calmés par le fameux quos ego de Neptune, tant admiré de mon professeur de rhétorique.

Il voulut savoir seulement pourquoi elle feignait tant de l’aimer, et si parfois, ne fût-ce qu’une minute, elle ne disait pas vrai ; car il était bon, ce pauvre M. Renaud, et on pouvait l’aimer, Henry l’aimait bien, lui, et il avait presque des remords de le tromper si bassement.

— Peux-tu le croire ? lui répondait-elle avec colère.

— Qui sait ? disait Henry.

— Quelle pensée ! quelle horrible pensée tu as là ! moi, l’aimer !

Elle se mettait à pleurer et il fallait la consoler.

Elle faisait la jalouse et tracassait son époux légitime à cause de Mme Lenoir, pour laquelle elle l’accusait de nourrir depuis longtemps une passion véritable. Si M. Renaud lui avait adressé la plus simple galanterie ou le moindre petit mot pour rire, c’étaient des mines longues pour toute la semaine, accompagnées d’un silence digne, entrecoupé de soupirs expressifs.

Henry lui-même s’y laissait prendre.

— Est-ce que tu es réellement jalouse ? lui demandait-il.

— Moi, jalouse d’elle ? de cette dondon-là ? Quand elle serait belle, après tout, qu’est-ce que cela me fait ? est-ce que je l’aime ?

— Bien sûr ? demandait encore Henry.

— Peux-tu en douter ! disait-elle.

Et elle lui entourait le cou de ses deux bras et le baisait sur les paupières.

XIX

C’était un soir d’été. Mme Renaud, qui avait été assez triste toute la journée, nonchalante alors et étendue silencieusement dans le fauteuil de son mari, semblait absorbée dans ses pensées ; le père Renaud, qui, au contraire, avait été assez joyeux pendant tout le dîner, la face épanouie et les joues rouges, était assis sur le bord de la fenêtre et humait l’air pour hâter la digestion ; Henry, en face de lui, regardait Mme Renaud du coin de l’œil ; on ne disait rien, le temps était beau et le soleil se couchait dans les tours de Saint-Sulpice. Enfin le père Renaud se leva et prit son chapeau.

— Vous sortez ? dit Mme Renaud.

— Oui, ma bonne.

— Ah ! vous sortez, reprit Mme Renaud lentement, très bien ! Et où allez-vous ?

— Où je vais ? répéta le mari étonné.

— Oui, où allez-vous ? voyons, cherchez un peu une excuse, faire votre tour sans doute ? un tour qui durera trois heures, le temps d’aller rue Saint-Honoré, d’y rester et d’en revenir — la rue Saint-Honoré était celle où demeurait Mme Lenoir — voyons, répondez, ne vous cachez pas, est-ce là que vous allez ?

— Mais songes-tu à ce que tu dis ?

— Oh ! fort bien, autant que vous à ce que vous faites ; mais dépêchez-vous donc, on vous attend.

— Cela est vrai, il est grandement temps, reprit naïvement le père Renaud, peut-être même…

— Ah ! voilà qui est violent, exclama Mme Renaud rouge de colère, me l’avouer à la face ! me le dire tout haut ! Vous l’avez entendu, monsieur Henry, il va chez elle, il ne s’en cache pas, il le dit, il s’en vante !

— Chez qui ? demanda le père Renaud.

— Il ne vous manque plus que de me forcer à dire son nom !

— Quel nom ?

— Quel nom ? répéta Mme Renaud ; mais son nom, ce nom que vous aimez.

Et elle se cacha la tête sur le fauteuil, en se tournant tout le corps comme quelqu’un qui a des convulsions,

— Mais, ma bonne amie…

— Oh ! ne jurez pas !

— Que le diable m’emporte si…

— Oui, mentez, mentez, ajoutez l’hypocrisie à l’impudence, accumulez outrage sur outrage, ne vous gênez pas, monsieur, je vous connais, rien ne m’étonnera, je suis résignée à tout, j’accomplirai mon devoir jusqu’au bout, je boirai le calice jusqu’à la lie, jusqu’à la mort.

— Mais, en vérité… mais je ne te conçois pas… mais qu’est-ce qu’il y a ?

— Patientez, ce ne sera pas long, vous serez bientôt libre, bientôt la pauvre femme ne sera plus, et alors, débarrassées de toute entrave, vos passions…

— Devant du monde ! mais tais-toi donc, Émilie, M. Henry est là ! tu es folle,

— Folle ! reprit-elle de suite en le fixant d’une manière terrible, oui, folle de douleur, et c’est vous qui en êtes cause !

Henry l’admira, elle avait une expression égarée qui la rendait superbe, elle continuait :

— Me taire ? dites-vous, mais exhortez donc les suppliciés à rire ! j’ai tout supporté, froideur, dégoût, abandon, isolement, outrage, jalousie et plus encore, et plus encore !

Elle sanglotait, le visage caché dans son mouchoir.

— Mais, au nom du ciel, que t’ai-je fait ?

— Il le demande ! il le demande !

— Oui, je le demande, répétait le père Renaud impatienté, dis-le.

— Ah ! soyez mieux élevé, reprit Mme Émilie avec hauteur, vous rudoyez une femme qui pleure, une femme qui se plaint, une pauvre femme qui souffre, car son cœur brisé se déchire.

Elle s’attendrit de nouveau et se remit à pleurer.

— Nous ne sommes pas aussi fortes que vous, nous autres femmes ; vous, quand un malheur fond sur vos têtes, quand une croyance s’en va, quand un amour vous quitte, vous avez la science, l’ambition, le jeu, l’argent, la gloire, les orgies, le café, la chasse, les chevaux, le billard, que sais-je, moi ? votre cœur de granit ne s’écorche à rien, il se console de tout, il s’enorgueillit même de ses ruines. Qu’est-ce que cela vous fait, à vous autres, que l’ange que vous avez souillé remonte au ciel puisque vous n’y croyez pas ? avez-vous aussi des nuits de désespoir, de longues nuits passées à gémir sur une couche brûlante, altérés de cet amour divin que vous nous refusez toujours, car vous ne l’avez jamais ? Pour vous il n’y a pas d’âme, vous êtes des athées ; le corps, le corps est tout, et quand vos sales désirs sont assouvis, malheur à nous ! nous ne servons plus que de piédestaux à votre exécrable vanité, ou d’ornement à vos maisons.

— Eh bien, dit le père Renaud, je ne sortirai pas.

Et il défit son chapeau.

Il y eut un long silence.

— Mais pourquoi ne sortez-vous pas ? allez vous promener où bon vous semblera, mon ami, je n’y tiens pas.

— Non, je reste, dit le père Renaud, je reste.

Et il s’assit sur une chaise.

— Il faut aller où vous aviez affaire, reprit Mme Renaud.

— Non, j’irai demain.

— Si, c’est à moi d’obéir, sortez.

— Non, parbleu, ce n’est pas si pressé.

— Que ce ne soit pas ce que j’ai dit qui vous en empêche.

— Non, du moment que je ne le voulais pas…

— Qu’est-ce que cela fait ?

Elle se leva, vint à lui, et le prenant par le bouton de son habit et jouant avec sans le regarder :

— Allons, j’ai eu tort, dit-elle, j’ai été injuste, il ne faut pas m’écouter, voyez-vous, je suis trop vive, je m’emporte, je m’égare. Je vous ai peut-être blessé sans le vouloir, pardonnez-moi, n’y pensons plus, hein ? Je suis une enfant, voyez-vous, ma mère m’a tant gâtée, vous le savez ! elle ne s’entendait pas comme vous à élever les hommes ! Une autre fois je serai plus sage, vous verrez ! c’est que je vous aime tant ! il ne faut pas vous étonner si je suis jalouse, mais j’ai tort, car tu adores toujours ton Émilie, n’est-ce pas ? tu serais désolé de la fâcher, cher ami.

Elle lui flattait le visage avec ses mains, le père Renaud ouvrait de grands yeux sous ses lunettes :

— Oui, tu es bon, pauvre père ; là, voyons, embrassez-moi, vite, un baiser… là, là, pauvre bon !…

— Oui, ma bonne.

— Là, voyons, encore un.

— Oui, encore, ma poule.

— Là, là, cher ami.

— Oui, là, là.

Et ils se caressaient tendrement, avec cette espèce de grognement sentimental qui est de rigueur dans ces cas-là.

— Pour me prouver que vous ne m’en voulez pas, il faut faire comme si je n’avais rien dit.

— Non pas.

— Si fait, autrement je croirai que tu me gardes rancune.

— Je veux céder à mon tour, je resterai.

— C’est à toi de commander, je veux que tu sortes.

— Ce n’est pas pressé.

— N’importe !

— Je t’en prie !

— Non, pour te faire plaisir, je reste, je reste.

— C’est moi qui dois te faire plaisir, va-t’en, va-t’en !

— Non, je ne bouge pas.

— Allons, tiens, voilà ton chapeau.

— Pourquoi tant te contraindre et m’engager à te quitter ?

— Ne m’écoute pas, va, prends ta canne.

— Non.

— Si.

— Prends donc.

Et la querelle allait peut-être recommencer, quand Catherine entra :

M. Mendès vous prie, monsieur, de ne pas oublier d’aller chercher le médecin, il souffre beaucoup ; le pauvre homme est pâle comme le drap de son lit, quelquefois il grince des dents, alors M. Alvarès lui dit quelques mots et M. Mendès aussitôt lui répond avec l’air en colère, en répétant la puta ! la puta !

— Ah ! la puta ! fit le père Renaud étonné, la puta ! il a le délire sans doute.

— Je vais lui répondre que monsieur y va ? demanda Catherine.

« Diable ! se disait-il en lui-même, un malade chez moi ! un malade grave ! il n’a qu’à communiquer ça aux autres, je suis perdu !… Lui qui appartient à une famille principale de Lisbonne ! s’il meurt, c’est fini, je n’aurai plus de Portugais… et ma caisse d’oranges au jour de l’an, qu’est-ce qui me l’enverra ? »

— Eh bien, dit Mme Renaud, il faut sortir.

— Mais… mais, reprit le père Renaud encore ému, mais faut-il ?

— Allez-y, monsieur, allez-y, répétait Catherine.

— Oui, j’y vais, dit-il tout à coup, j’y cours, mais je ne serai pas longtemps.

Resté seul avec Mme Émilie, qui avait repris dans son fauteuil son attitude rêveuse, Henry admirait encore les éclats de la passion fausse qu’il avait vus tout à l’heure, et les comparait à d’autres qu’elle lui montrait tous les jours ; il comparait ses bouderies et ses emportements récents et son retour subit de douceur caressante aux colères amoureuses et aux enfantillages divins dont elle l’ensorcelait chaque jour, ce rapprochement involontaire le rendait tout pensif ; il se joignait aussi, dans son esprit, le dégoût de la trahison inutile où cette femme se délectait à plaisir.

Il tressaillit tout à coup, c’était elle qui s’était levée et qui était là, devant lui, sous ses yeux ; elle le regardait en souriant et semblait lui dire : « Tout cela pour toi », et ce regard lui alla au fond de l’âme y frapper la corde sonore de l’orgueil ; il se mit aussi à sourire et lui tendit les bras avec une cupidité effrénée, il la serra contre lui et imprima un long baiser sur le front net et blanc, si candide pour lui et si perfide pour les autres.

— Parle bas, parle bas, disait-elle en se mordant les lèvres, il n’aurait qu’à revenir.

— Ah ! comme tu le trompes ! reprenait Henry.

— Oui, oui, murmurait-elle en l’étreignant sur sa poitrine oppressée, oui, oui, toujours, pour toi, pour toi !

— M’aimes-tu ? disait Henry.

Et, la figure égarée, elle répondait :

— Je le hais ! je le hais !

La porte de l’antichambre était ouverte, la maison était pleine de monde, quelqu’un pouvait entrer, on marchait dans l’escalier, du jardin peut-être on les entendait, ils tremblaient d’angoisse, et cette angoisse était une volupté de plus par-dessus l’autre ; ils goûtaient toutes les joies de l’adultère dans son bonheur muet, dans son ivresse contenue. C’est là que les ténèbres sont douces, que le mensonge tourne à l’enthousiasme, que le sacrilège exhale son parfum d’enfer et excite au délire. L’amour fatal, qui vient de former ces liens, est si fier d’en briser d’autres qu’il se complaît, avec une férocité obscène, à les fouler sous ses pieds.

Cependant Mendès, couché dans son lit et suant sous ses couvertures, attendait l’arrivée du docteur ; Alvarès, assis à ses pieds et un oreiller sous les reins, n’avait guère meilleure mine.

— Si je l’avais pourtant obtenue, disait le premier, au lieu de…

— J’en désespère, disait le second, aussi…

— Enfin, tant pis ! soupirait Mendès résigné.

— Non, non, jusqu’à en mourir ! répétait tout bas Alvarès.

Enfin le beau docteur Dulaurier arriva. Vous savez ? cette célébrité scientifique, qui a commencé par les femmes entretenues, s’est poussé par les dévotes, et qui, depuis, est devenu presque une illustration financière à force de travail et de talent, mais alors il n’était pas riche et se dérangeait de suite quand on l’appelait. Il vit du premier coup d’œil ce qu’avait notre ami Mendès.

— Oh ! oh ! fit-il ensuite en l’examinant, il y a complication, ceci demande à être soigné.

Et il se mît à lui écrire une ordonnance.

Les peines de cœur seules n’avaient pas réduit Mendès en cet état. Longtemps il avait pensé à Mme Dubois ; pendant plus de six mois il en avait rêvé toutes les nuits et parlé tous les jours, il avait bien copié pour elle la valeur de quatre volumes, il avait acheté pour lui plaire je ne sais combien de cravates de fantaisie et de gilets à palmes d’or ; tous les quinze jours à peu près, le lendemain des jours où elle venait chez Mme Renaud, il jurait de lui avouer tout, de dire : je t’adore, et de tomber à ses pieds ; puis, le terme échu, il s’ajournait encore, avec une résolution nouvelle, qui s’évanouissait comme les autres, en présence de la gorge fournie de cette bonne Mme Dubois. Son tempérament portugais, irrité par un désir continuel, était sur le point de le faire éclater comme une chaudière à vapeur, quand, un soir, un bienheureux soir, il s’esquiva de chez M. Renaud, descendit le faubourg Saint-Germain, traversa les ponts et s’alla promener du côté de la rue du Helder, de la rue de la Michodière, de la rue Grange-Batelière.

Il rentra à minuit, enthousiasmé, dans la chambre d’Alvarès ; le lendemain il sortit et rentra toujours content, le surlendemain il sortit encore et rentra également satisfait ; un jour cependant il sortit de même et rentra très peu enchanté.

Voilà pourquoi le docteur Dulaurier écrivait en ce moment une si longue ordonnance et pourquoi, pendant trois semaines, son petit coupé jaune s’arrêta, chaque matin, devant la grande porte de M. Renaud.

Les pilules succédaient aux potions et les pastilles aux tisanes ; Mendès se rétablissait petit à petit, et il se promettait déjà d’aller essayer ses forces au Ranelagh, pour y faire quelque agréable connaissance, qui pût effacer complètement le souvenir de Mme Dubois et qui lui offrît néanmoins toutes les chances de bonheur possibles. Il voulait une petite grisette, bien proprette et bien gentille, une jeune couturière, en petit bonnet d’opéra-comique, avec un nez retroussé et une humeur folâtre, pour partager avec elle sa mansarde et son amour ; il fredonnait déjà : « Dans un grenier qu’on est bien à vingt ans ! », contrairement à tant d’autres, qui trouvent qu’on serait mieux partout ailleurs, fût-ce à la cave.

Alvarès, au contraire, maigrissait chaque jour, son regard devenait terne, sa taille se courbait, une mélancolie stupide et bienheureuse s’étendait sur toute sa personne et engourdissait le peu de facultés dont la nature l’avait doué. L’amour qu’il ressentait toujours pour Mlle Aglaé, moins ardent et moins furieux que celui de Mendès, mais plus intime et plus profond, était tourné chez lui en une manie acharnée, où le pauvre diable se mourait. La figure pâle de cette femme maigre, à la longue chevelure, l’accompagnait partout et l’obsédait comme un fantôme, et chaque jour, ce souvenir renaissant et toujours plus vivace que la veille réveillait son désir à peine calmé et le fouaillait à tour de bras ; il aurait épuisé l’éternité à tourner, comme un cheval au manège, autour de cette idée fixe et immobile, il n’en parlait plus, mais dans le silence de son cœur il se consumait solitairement.

On le mit d’abord au lait d’ânesse, en lui recommandant l’air de la campagne et l’exercice ; tous les jeudis et tous les dimanches, Mendès et le père Renaud allaient le promener hors Paris, en pleine campagne, ou seulement sur les boulevards extérieurs, les jours qu’il se sentait plus faible ; dès qu’il y avait du soleil dans le jardin, il descendait de sa chambre et il venait s’asseoir le long de l’espalier, dans un fauteuil qu’on apportait exprès pour lui, il s’amusait à regarder les poissons rouges nager dans le bassin, ou bien il allait à la chasse aux limaces avec un bâton pointu.

Le mois d’août arrivait, on était à l’époque des concours et des examens, M. Renaud était surchargé de besogne. Henry, qui avait remis pour l’hiver sa première épreuve à l’École de droit, ne faisait plus rien du tout et attendait patiemment le moment de retourner s’ennuyer en province, Mme Renaud était si belle ! si bonne ! si amusante ! la vie était si douce chez le père Renaud, en n’écoutant aucun de ses conseils et en couchant avec sa femme !

Il allait souvent dîner avec Morel, qu’il mettait toujours au courant des petits événements et des grands bonheurs dont se composait sa vie. Après le dîner, ils allaient prendre des glaces au café, ou bien, quand Morel avait le temps, ils entraient ensemble dans quelque théâtre, soit aux Français, chez Debureau ou aux Variétés, mais jamais ailleurs, Morel détestant la musique. Un jour qu’ils avaient dîné aux Champs-Élysées, ils entrèrent au cirque, pour se récréer un peu à considérer des jarrets souples, des chevaux qui sautent les barrières et les larges cuisses des femmes qui les montent. Henry était tellement occupé à parler des balourdises du père Renaud, de sa sotte figure de mari, de son adorable femme et des tours délicieux qu’elle lui jouait, que son compagnon perdit bien la moitié du spectacle, obligé à toute minute de détourner la tête pour lui répondre, et, quoique placé au premier rang, à peine si, à force de binocle, il pouvait voir en entier, lorsqu’elle passait devant lui, l’écuyère souriante qui, debout sur la pointe du pied, l’autre en l’air, les bras étendus en rond, tournait emportée le long des galeries, tandis que le fouet claquait et que le sable volait, et qui repassait de suite devant lui, altière, la tête haute, le poing sur la hanche, les cheveux soulevés de la figure par le vent rapide de sa course, qui faisait claquer sa robe de gaze comme un drapeau.

Quand tout ce tapage fut fini, Henry en fut fort aise, car il empêchait Morel de l’entendre et le dérangeait lui-même de ses propres idées.

— Non, lui disait-il en revenant, non, vous ne savez pas ce que c’est que d’être aimé par une femme qu’on aime ; quand vous aurez passé par là, vous saurez alors ce qu’on entend par le mot bonheur. Je ne vous parle pas des voluptés matérielles, celles-là ne sont rien, mais c’est cette intimité complète, qui vous unit plus étroitement encore, c’est cette ardente sympathie, qui vous remplit le cœur et vous grandit si bien qu’on n’a plus ni haine ni désir.

— Il est vrai que je n’ai jamais connu cela, dit Morel.

— Quand vous approchez seulement de la femme que vous aimez, reprenait Henry, il y a en vous une joie qui s’éveille et comme une chanson intérieure qui part tout à coup ; moi, quand je l’entends marcher… ah ! je ne peux pas vous dire… Tenez, l’autre jour, elle m’a donné un œillet.

— Adieu, dit Morel, nous voici au pont de la Concorde, adieu !

Et il lui serra la main, hésitant à le quitter.

— Adieu, heureux homme !

— Vous m’appelez heureux ?

— Oui, reprit l’homme mûr au jeune homme. Tenez, je vous envie, je voudrais être à votre place ; adieu ! ajouta-t-il tristement, adieu !

Et les deux amis se séparèrent.

La lune était dans son plein et brillait sur la rivière ; elle était si belle, ce soir-là, qu’Henry s’arrêta à la regarder. Une large goutte d’argent, comme tombée du haut du ciel, s’élargissait sur l’eau ; des perles d’or, tassées et roulant les unes sur les autres, scintillaient dans le grand rayon de la lune, qui semblait descendre jusqu’au fond du fleuve et s’agiter dans ses ondes ainsi qu’un serpent lumineux ; l’ombre du pont, avec ses arches monstrueuses, se projetait en avant et tremblait sur le bord ; tout le reste était plongé dans cette vapeur bleuâtre et laiteuse des nuits d’été, qui donne à la nature la teinte des rêves.

Mais au bout de cinq minutes, il se remit à marcher, pensant à Mme Émilie qui l’attendait ; il pensait aussi avec joie à l’envie que Morel lui portait pour son bonheur et il respirait à son aise. La nuit était chaude, il n’y avait personne dans les rues, les pavés brillaient sous la lune, l’air était suave comme dans un parc.

Déjà il voyait sa maison, le long mur blanc du jardin, la masse noire des arbres qui tranchait dessus. Quelque chose de blanc parut au premier étage, derrière la sombre verdure des arbres, dans le brouillard argenté de la nuit.

Il s’arrêta, la forme restait à sa place. Il s’avança et il la vit plus nettement, entre le feuillage clair d’un acacia.

Une petite toux légère s’entendit tout à coup, elle l’avait reconnu à son pas.

— Hum ! hum ! fit-elle.

— Hum ! hum ! répondit Henry.

XX

Les grandes douleurs morales, comme les fatigues du corps, vous laissent si écrasé de lassitude que l’esprit est incapable de former un désir et les membres de s’agiter pour une action. Celui dont le sang ou les larmes ont longtemps coulé trouve même un certain bonheur dans l’hébétement qui succède à la cuisson de ses blessures ou aux déchirements de son âme ; il faut avoir bien pleuré pour éprouver que gémir est doux.

C’était à cette période, que j’appellerai le désespoir réfléchi, qu’était vite arrivé l’ami d’Henry, le pauvre Jules, dont, en un seul jour, le malheur avait ravi toutes les amours, toutes les espérances, comme en une nuit un loup affamé emporte tout un troupeau.

Comme elle se rouvrit pour lui triste et vide cette vie humaine, qu’il avait entrevue si belle à l’aurore ! où était la passion qu’il avait rêvée ? la gloire qu’il avait cru tenir ? parties ! parties ! parties avec la troupe de cabotins qui avait laissé des dettes à l’auberge.

Plus sombre et plus abattu que le lendemain d’une orgie, les évènements passés lui faisaient l’effet d’un de ces rêves sans nom, où l’on a vu des beautés surhumaines et des splendeurs inouïes, et dont le souvenir vague est un supplice. Quand il eut bien monté et descendu dans le récit intérieur de tous les jours et de toutes les minutes, qui s’étaient écoulés depuis le matin où il avait rencontré Bernardi jusqu’au soir où il était rentré chez son père avec la mort dans les entrailles ; quand il eut considéré tout cela dans son ensemble, puis un à un chaque détail, il recommença encore une fois, une autre encore et toujours ainsi, comme une galerie de tableaux que l’on reprend par le bout, s’arrêtant à chaque fait, à chaque forme, à chaque sourire qui lui revenait à l’esprit, à chaque parole, à certain pli de vêtement, et s’en repaissant à loisir, jusqu’à ce que la satiété lui fît réclamer une autre amertume à goûter. Il se fermait les yeux avec les deux mains, et tâchait de se représenter Lucinde ou de se rappeler le son de sa voix ; il retournait souvent sur cette route qu’il avait parcourue en courant à sa poursuite ; il s’accoudait sur ce pont où la mort l’avait tenté, s’efforçant de ressaisir la trace des émotions qu’il avait eues ; il s’arrêtait dans la côte, au même endroit, il prêtait l’oreille au bruit des mêmes feuilles, qui bruissaient toujours ; tous les soirs, en revenant de son bureau — car il y était retourné, et comme naguère il écrivait sur le même pupitre — il passait sous les ormes où elles se tenaient souvent assises, et chaque jour avec l’espoir, inavoué à lui-même, de les y retrouver peut-être.

Autour de lui, hors de lui, tout était de même qu’autrefois, parents et connaissances, vêtements et meubles, tout était pareil à ce qu’ils étaient. La nature extérieure a une ironie sans pareille : les cieux ne se couvrent pas de nuages, quand notre cœur est gros ; les fleurs parfument l’air, quand nous le remplissons de nos cris ; les oiseaux gazouillent et font l’amour dans les cyprès sous lesquels nous enterrons nos plus tendrement aimés. Il se mit donc à détester les hommes, puisqu’il avait un besoin immédiat de haine et de colère ; la leur cachant par mauvaise honte, il n’employait pas cette haine, par faiblesse.

L’amour lui ayant manqué, il nia l’amour ; comme c’était à cause de la poésie qu’il avait été trompé, il y renonça, la regardant comme un mensonge. Du reste on trouvait qu’il était devenu plus sage, et les hommes mûrs le regardaient comme moins emporté dans la discussion, son chef de bureau même était charmé de lui, il faisait de la besogne en sus de sa tâche, il travaillait avec acharnement comme pour se dégrader à plaisir et rire de lui-même.

Quelquefois cependant il se redressait tout à coup, se grandissant subitement de toute la profondeur de son abaissement et s’exagérant sa force, par défaut de perspective.

Pour trouver quelque chose d’analogue à ce qui se passait dans son âme, il chercha, dans les poètes et dans les romanciers, une situation semblable à la sienne, un caractère comme le sien ; mais ce qu’il voyait partout manquait, pour effectuer la ressemblance, de la précision qui fait ressortir le dessin, du détail qui le colore, enfin de cette particularité dont il était en quête ; il croyait que rien n’approchait de sa douleur, que toutes les autres étaient bornées, que la sienne seule était infinie.

Il relut René et Werther, ces livres qui dégoûtent de vivre ; il relut Byron et rêva à la solitude des grandes âmes de ses héros, mais son admiration se ressentait trop de cette sympathie personnelle, qui n’a rien de commun avec la contemplation désintéressée du véritable artiste ; le dernier terme de ce genre de critique, sa plus sotte expression, nous est fournie chaque jour par quantité de braves gens ou de dames charmantes, s’occupant de littérature, qui blâment tel caractère parce qu’il est cruel, telle situation parce qu’elle est équivoque et un peu graveleuse, trouvant, en dernier mot, qu’à la place de tel personnage ils n’auraient pas fait de même, sans rien comprendre aux lois fatales qui président à la formation d’une œuvre d’art, ni aux déductions logiques qui découlent d’une idée.

Cette confusion de ses douleurs personnelles avec l’idéal des poètes les embellissait trop pour qu’elles ne lui fussent pas précieuses, alors même qu’elles diminuèrent ; c’était comme le soleil qui montre des perles dans chaque goutte de pluie, fait des diamants avec les cailloux ; aussi le souvenir de ce temps-là resta-t-il toujours dans sa mémoire comme l’époque de sa vie poétique par excellence, l’âge d’or de son cœur.

Plus tard, quand il fut un homme, il y repensa souvent avec une indulgence facile, de même que les peuples vieillis prennent plaisir à revoir dans l’histoire les temps éloignés où ils vivaient du gland des chênes et dormaient sous les tentes.

Il se résigna donc et vécut plus calme, dans l’espoir d’une mort prochaine ; décidé à mourir, la vie lui parut plus belle, il lui souriait tristement, comme à la suite des longues maladies. Il médita son suicide, ce qui l’occupa pendant six mois, puis il le voulut d’une autre façon, ce qui acheva l’année ; au bout de ce temps, il avait pris l’habitude de l’ennui et ne songea plus à s’en aller.

Les jours et les nuits s’écoulaient, pareillement tristes, dans la monotonie des mêmes actions, des repas revenant à la même heure, de la toilette à faire tous les matins et à défaire tous les soirs. Tout ce qui intéresse les hommes lui était fort égal, tout ce qui est indigne le laissait froid ; les amants s’en allant sous la feuillée, les soldats partant à la guerre, le savant sur son livre, le penseur rêvant son œuvre, l’âne portant son bât, le juge rendant la justice, le valet qui vole son maître et le maître qui exploite le valet, qu’est-ce que tout cela lui faisait ?

La vie humaine lui faisait l’effet d’un bal masqué, où l’on se pousse et où l’on crie, où il y a des pierrots vêtus de blanc, des arlequins, des dominos, des femmes honnêtes qui attendent l’aventure, des femmes galantes qui la provoquent, des marquis râpés, des rois qui se pavanent, des imbéciles qui se divertissent, une foule de badauds qui regarde. Lui, il était dans un coin, à s’ennuyer, sans vouloir soulever les masques ou monter au haut du théâtre pour jouir de l’ensemble.

Il savait bien cependant que, pour être heureux, il faut se mêler à la danse, prendre un métier, un état, une manie, une marotte quelconque et en faire secouer les grelots, s’adonner à la politique ou à la culture des melons, peindre des aquarelles, réformer les mœurs ou jouer aux quilles ; mais il n’avait pas le cœur à tout cela, et la moindre tentative pour entrer dans la vie positive lui donnait des nausées, en même temps que la vie spéculative le fatiguait et lui semblait creuse.

Enseveli dans cette paresse, plus immobile et plus froid que les marmottes qui dorment sous la neige, il resta insensible aux exhortations et aux raisonnements d’Henry, quand celui-ci revint au pays pour y passer les vacances. Combien même il sourit de pitié, en voyant son ardeur juvénile, sa conviction d’être heureux et son amour pour la belle dame de Paris ! Il avait pourtant été comme cela, lui ! Il avait eu aussi des emportements et des exaltations en parlant d’une boucle de cheveux ou de la forme d’un ongle ; mais comme c’était vieux déjà ! comme il avait grandi depuis ! comme son état actuel, tout maussade qu’il fût, était supérieur à celui-là ! Il n’aurait pas voulu en changer, car sa douleur, croyait-il, n’était pas une douleur commune, et si l’immensité en était effrayante, c’est qu’il n’y avait pas de bornes au cœur qui la contenait.

Quand Henry lui parlait des rendez-vous que sa maîtresse lui donnait et lui en détaillait les joies, Jules le laissait dire, lui répondant par des monosyllabes ; quand Henry lui lisait les lettres qu’elle lui envoyait — car ils s’écrivaient souvent, Henry adressait les siennes à Mlle Aglaé et Mme Émilie les adressait à Jules — celui-ci faisait semblant d’admirer, mais en lui-même il trouvait le style détestable, les épithètes saugrenues et le français fort équivoque. Qui sait, pourtant, s’il n’aurait pas été bien aise d’en recevoir de pareilles ?

Il n’y avait pas moyen qu’Henry causât d’autre chose, Jules savait par cœur tous les appartements de la maison du père Renaud, toutes les robes de Mme Renaud, y compris les camisoles et les chemises de nuit. Henry aurait voulu le voir heureux comme lui, Jules espérait qu’il arriverait un jour à prendre tout cela en pitié.

Quelquefois il se demandait ce qui serait arrivé, pourtant, si Lucinde l’avait aimé, et les lettres sublimes qu’il lui aurait écrites, les ardentes phrases qu’il lui eût débitées à ses genoux ; mais Henry ne retournait pas vers le passé et ne le rêvait pas d’une autre couleur qu’il n’était venu, car il n’y a que les malheureux qui s’exercent l’imagination à ces choses-là.

L’amour l’avait embelli, son front semblait s’être élargi et son regard développé, toute sa taille était devenue robuste et souple, une confiance sereine respirait dans ses mouvements, il avait l’air de l’homme aimé ; Jules, au contraire, s’habillait d’une façon stupide, il portait des habits sans boutons et des chapeaux trop larges.

XXI

Quelle joie pour nos amants de se revoir après deux mois d’absence ! Mme Émilie les avait passés bien tristement, loin du cœur qui comprenait le sien, et des yeux où elle aimait à se mirer ; les murs de sa chambre avaient entendu, sans doute, bien des soupirs mélancoliques, et si sa vitre eût pu parler, nous eussions su de quels tendres regards elle suivait les nuages qui voyageaient vers le pays du bien-aimé, telle qu’une châtelaine au bord de sa fenêtre à ogives et rêvant au troubadour parti à la croisade. Elle comptait les jours sur son calendrier, écrivait une lettre, en attendant une autre, relisait les anciennes ; elle allait dans l’appartement d’Henry, et contemplait à loisir les rideaux, le parquet, les chaises, le lit, tous ces muets témoins de leur bonheur.

Mlle Aglaé était venue souvent la voir, il n’y avait rien de caché pour elle, on lui confiait tout, du moins on lui laissait tout deviner, et, quand les aveux étaient faits, on la priait de venir en aide, elle s’y prêtait de bonne grâce. C’était une femme née pour cela, elle connaissait tant de comédies et savait par cœur si bon nombre de poésies amoureuses qu’elle eût pu donner des leçons pour conduire une intrigue ou faire un mariage, depuis la présentation ou la première entrevue jusqu’au dénouement. On rencontre ainsi, dans le monde, de ces créatures vite expérimentées, qui possèdent comme une science toutes les astuces de la vie, sans avoir jamais agi pour elles-mêmes, et toutes les finesses de l’amour, sans avoir aimé ; elles se mêlent de tout, voient tout, dépensant leur activité en intrigues, soulèvent des passions, excitent des haines, vous torturent pour s’amuser et vous repoussent par orgueil, vivant dans les désirs et mourant vierges. Mlle Aglaé était de cette race, elle avait l’air d’une coquette, elle en savait plus qu’une fille, et c’était une prude.

Les bagues qu’Émilie et Henry s’étaient échangées, c’était elle qui les avait commandées ; elle avait choisi le peintre pour leurs portraits ; et leurs lettres passaient par ses mains ; mais si elle en respectait scrupuleusement le cachet, une fois lues par son amie, elle se les faisait lire et relire, les aimant presque autant que si elles lui eussent été adressées.

Elle était si bonne pour eux, si intelligente de tous les caprices, que quelquefois elle restait en tiers dans leur tête-à-tête, de sorte qu’Henry, au lieu de faire la cour à une femme, la faisait à deux ; il fallait bien en effet lui dire quelque douceur, et Mlle Aglaé aimait beaucoup ce jeu, qui plaisait moins à Mme Émilie.

— Elle nous est bien dévouée, dit celle-ci à Henry le lendemain de son retour, mais je ne veux plus qu’elle vienne quand tu seras là, je ne veux pas qu’un autre que toi entende ce que je te dis ; elle restera quand il y aura du monde, d’autres personnes, quand nous ne serons pas seuls.

Elle s’informa de ce qu’il avait fait pendant ses vacances.

— Où allais-tu pour lire mes lettres ? moi, je m’enfermais dans ma chambre, et puis je les cachais sur mon cœur. T’a-t-on demandé si tu avais une maîtresse ? qu’as-tu répondu, Henry ? A-t-on voulu savoir si elle était belle ?

Elle lui fit jurer ensuite qu’aucune autre ne lui avait plu et que le souvenir de son Émilie, comme un talisman infaillible, l’avait gardé de toute séduction, ce qu’Henry jura vingt fois, car elle le lui demandait souvent, non pas qu’elle le soupçonnât d’aucun oubli mais pour être plus sûre.

Les premier et les quinze de chaque mois, il y avait toujours réunion comme l’année passée ; les mêmes personnes s’y rendaient, ces jours-là Émilie était plus triste :

— Je n’aime pas, disait elle, qu’il y ait tant de monde autour de nous. Pourquoi me faut-il le souffrir ! comme toutes ces figures me pèsent et m’ennuient ! comme ces femmes sont folles et vaniteuses, n’est-ce pas ? Elles te plaisent à toi ? tu les aimes, elles te regardent, elles cherchent à t’attirer.

Elle le regardait avec ses grands yeux noirs langoureux.

— J’ai tant peur de te perdre, vois-tu, je n’ai plus rien à espérer maintenant que la continuation de ton amour, c’est pourquoi je crains tout, tout me fait ombrage ; je me dis : « il m’aime, mais demain m’aimera-t-il ? peut-être qu’une autre plus belle ou plus ardente… ».

— Tais-toi, tais-toi, disait Henry, égaré comme aux premiers jours de cette passion, tu sais bien que non, tu l’avouais tout à l’heure.

— Elle doit être si fière, la femme que tu aimes ! ton amour est comme une couronne, il faut penser à ceux qui vous l’envient.

— Mais qu’est-ce qui te l’envie ?

— Tout le monde, ou tout le monde peut me l’envier ; tu ne sais pas comme moi, enfant, toutes celles qui te convoitent, je les observe, va ; méfie-toi d’elles !

— Tu te trompes.

— Oh ! non, j’ai raison et bien raison ; et puis qui ne céderait pas ? tu es si beau, si doux ! ta voix surtout !

Et elle le serrait sur son cœur dans une tendre étreinte qui semblait triste.

D’autres fois Henry venait à elle, elle le repoussait :

— Ne m’aime plus, je ne veux plus t’aimer, je te rendrais trop malheureux, je te ferais mourir.

Puis se reprenant tout à coup, comme si elle eût commis un crime :

— Non, aime-moi au contraire… aime-moi comme tu m’aimes, plus encore, de toute ton âme… ne me laisse pas seule, car, quand tu n’es plus là, mon cœur est vide… ne m’abandonne pas, car je mourrais !

Leur passion, longtemps fermentée, commençait à s’aigrir comme les vieux vins. Arrivés à un certain degré, tous les sentiments, même les plus doux, tournent au sérieux, comme les idées les plus graves tournent au grotesque.

Émilie devenait plus absolue et plus dure même, dans sa tendresse ; Henry de jour en jour se sentait dominé par elle ; elle lui commandait et il obéissait, éprouvant du plaisir de se laisser aller aux mains de cette femme, dont l’amour, chaque jour plus fort, l’envahissait comme une conquête. Elle remplaçait pour lui toute affection et tout sentiment ; elle le soignait, l’habillait, lui arrangeait les cheveux et choisissait la couleur de ses habits, comme une mère fait de son jeune fils ; elle le conseillait et le surveillait comme un père, et il lui confiait ses projets et ses espérances comme à un ami. Elle l’engageait à suivre une ligne droite et à faire vite son chemin dans le monde.

Il fallait, quand il sortait de la maison, qu’il lui indiquât l’heure précise où il rentrerait, et, s’il tardait un peu, elle avait des angoisses mortelles qu’il n’eût été écrasé par une voiture, mordu par un chien enragé ou qu’il ne se fût noyé en passant les ponts.

Quelquefois, vers le matin, quand Henry, couché à ses côtés, s’était endormi de fatigue, l’immobilité de ses traits assoupis l’effrayait tout à coup, elle se penchait sur ses narines pour écouter son souffle, elle avait peur qu’il ne fût mort. Cette idée-là la poursuivait souvent :

— Si tu m’échappais, disait-elle, si tu étais malade, si tu mourais, que deviendrais-je ?

Un jour, en se promenant ensemble, ils passèrent près d’un cimetière et elle pleura.

Les femmes n’aiment pas la mort ; cet amour profond du néant que les poètes de notre âge portent dans leurs entrailles, elles s’en effraient ; l’être qui donne la vie se courrouce de ce que la vie n’est pas éternelle. Ne leur dites pas que vous aimez les orbites creux des crânes jaunis et les parois verdâtres des tombeaux ; ne leur dites pas qu’il y a en vous une aspiration énorme de retourner à l’inconnu, à l’infini, comme la goutte d’eau qui s’évapore pour retomber dans l’Océan ; ne leur dites pas, ô penseurs au front pâle, de vous accompagner dans votre voyage ni de gravir la montagne avec vous, car elles n’ont pas l’œil assez sûr pour contempler les précipices de la pensée, ni la poitrine assez large pour respirer l’air des hautes régions. Mais ce n’est pas là ce qu’Henry lui demandait, encore moins ce qu’elle demandait à Henry.

Elle lui demandait de ne plus fréquenter Morel, car Morel était un homme qu’elle détestait, il riait toujours, if plaisantait sur tout ; elle lui demandait de ne pas aller au spectacle, de ne pas être longtemps absent de la maison, de ne pas danser quand on dansait — car il avait appris — de se dire alors malade ou fatigué et de rester assis à côté d’elle ; elle devenait jalouse, jalouse de Mlle Aglaé, de Mme Hortense, de Mme Lenoir, de Mme Dubois, jalouse de toutes les femmes, des plus vieilles et des plus laides. Quand il en était venu chez elle, elle accusait Henry de les avoir trop regardées ou de leur avoir trop parlé.

— Tu ne veux donc plus de moi ? disait-elle, que t’ai-je fait ?

Et quand Henry lui avait prouvé par cent caresses qu’elle s’effrayait à tort :

— C’était pour voir si tu m’aimais encore, disait-elle, car je sais bien que tu m’aimes toujours.

Elle l’engageait aussi, depuis quelque temps, à parler plus souvent à M. Renaud et à reprendre avec lui les longues conversations de l’année passée ; il fallait se faire aimer encore plus fort, et le circonvenir tout à fait, afin de le tromper plus facilement.

— M’abaisser à faire semblant d’être son ami, répondit Henry, jamais ! il me dégoûte ; n’est-il pas ton mari, d’ailleurs ? tu lui appartiens.

— Non, c’est à toi, reprenait-elle en l’entourant de ses bras, à toi, et pas à un autre.

— Tu lui as appartenu toutefois… avant moi il t’a eue, il t’a possédée en maître.

— Pas comme toi, ami… oh ! pas comme toi.

— Qu’importe ! je dois le haïr, à ma place tu ferais de même. Eh bien, je le hais, car j’en suis jaloux de cet homme ; il peut t’aimer celui-là et te le dire devant tout le monde.

Il se sentait, en effet, pour lui de ces mouvements de haine qui vous poussent aux grandes colères quand ils sont trop contenus ; la figure du père Renaud, qui naguère lui plaisait assez, lui déplaisait maintenant à outrance ; il s’indignait de la grossière familiarité de ce rustaud, qui tutoyait sa maîtresse et l’embrassait devant lui, sans qu’il pût se ruer dessus ou lui cracher au visage.

Quelquefois, en effet, il venait à l’esprit d’Henry des doutes terribles ; il se figurait Émilie dans sa chambre, comme elle était chaque soir, avec sa lampe de nuit dont la lumière tremblotante, passant à travers la porcelaine, blanchissait les rideaux blancs, comme lorsqu’il y venait, retenant son haleine et se glissant le long des murs, et là, tout à coup, à sa place, il se figurait le père Renaud s’approchant, riant de son ignoble sourire, s’approchant encore et l’embrassant sur ses lèvres. Les mêmes mots qu’elle lui disait, il pensait qu’elle pouvait les lui dire, à cet autre homme ; il se rappelait ses caresses, ses tressaillements, ses délires, et il s’avouait avec terreur qu’il avait pu avoir tout cela comme lui, qu’il les avait peut-être encore, et que cela durerait toujours. Alors la rage lui prenait l’âme, et il fouillait avant dans ce doute amer, désireux d’y trouver des sujets de haine et des tortures nouvelles.

Jadis ils se faisaient l’amour sans crainte et sans angoisses ; sûrs d’eux-mêmes, ils s’abandonnaient au plaisir d’aimer sans prévoir les obstacles et les dangers, mais depuis quelque temps ils étaient pris tout à coup de terreurs subites, qui les faisaient pâlir ; le cri d’une porte, un bruit de pas, le vent dans les arbres, l’air qui siffle dans la serrure, tout leur faisait peur. « C’est lui ! c’est lui ! se disaient-ils toujours, nous sommes perdus ! »

Ils étaient devenus timides et superstitieux, ils s’inquiétaient de leurs songes et tâchaient d’y découvrir un sens caché qui pût les éclairer sur leur avenir.

— Tu te marieras, disait quelquefois Émilie à Henry, tu aimeras une autre femme, tu m’oublieras.

— Et toi, reprenait-il avec amertume, penses-tu que ton amour soit plus durable qu’un autre ?

Celui-là durera autant que moi, disait-elle ; c’est ma vie, mais c’est le tien qui cessera le premier. À force de s’entendre répéter cette prédiction, notre héros s’en effraya, et comme sa vanité s’en révoltait par avance, il se surveillait lui-même et s’excitait à cet amour déjà si enraciné dans son cœur. Il avait mille scrupules curieux, mille délicatesses ; le désir porté vers une autre femme lui semblait un vol et un sacrilège ; il s’en gardait comme du diable, vouant à sa maîtresse un culte exclusif et entier. Il savait bien, néanmoins, qu’il y en avait de plus belles qu’elle dans le monde, mais aucune belle de la même manière, aucune aussi belle pour lui.

Il eût voulu que la longue bergère de tapisserie où elle s’asseyait dans la journée eût été faite exprès pour elle et donnée par lui ; que le tapis où elle marchait pieds nus, un autre n’y jetât pas les yeux ; que sa bouche même, lorsqu’elle s’ouvrait pour les mots les plus simples et les plus nuls, ne s’ouvrît que pour lui seul ; que toute sa vie, en un mot, eût été comme une mélodie secrète et particulière qu’il eût composée avec ses mains.

Jadis, dans les premiers temps de leur union, ils s’étaient fait la confidence de toute leur vie ; ils l’avaient voulu tous deux, pour se connaître plus intimement jusque dans les profondeurs de leur passé, et que leur cœur leur fût ouvert jusque dans ses fondations et dans ses ruines.

Henry lui avait raconté son amour d’enfant, à sept ans, pour la petite fille qui jouait avec lui, son autre amour pour une autre dame qu’il avait croisée dans la rue, puis sa passion plus longue pour la marchande de corsets, devant laquelle il passait en allant au collège, et son bonheur facile sur le sein des filles publiques, et tous ses rêves, et tous ses désirs. Quant à Mme Émilie, elle n’avait pas tant aimé quoiqu’elle fût plus vieille. Elle s’était mariée jeune à M. Renaud, qu’elle avait cru adorer, disait-elle, parce qu’il la trouvait jolie ; mais bientôt, veuve de ses illusions, elle s’était trouvée dans une solitude affreuse. C’est alors qu’un homme s’était présenté, un homme qu’elle ne nommait pas, celui-là elle l’avait aimé, il était parti, elle n’y pensait plus, il y avait si longtemps de cela ! il y avait dix ans. Comme il reste toujours, même dans les confidences les plus sincères, quelque chose qu’on ne dit pas, il est probable qu’elle avait plus éprouvé dans la vie qu’elle n’en avait raconté, mais fut-ce la pudeur, l’amour ou l’inexpérience à parler de ces matières qui l’avait empêchée d’en dire davantage ?

Or les jours qu’ils n’étaient pas heureux — cela leur arrivait quelquefois maintenant, sans cause extérieure, sans motif — ils se reprochaient ces aveux et s’accusaient l’un l’autre de les avoir faits incomplets.

— Tu l’aimes encore, disait-elle.

— Est-ce que j’y pense ?

— Ne mens pas, Henry, tu rêves à elle, tu la regrettes.

— Qui donc ?

— Que sais-je ? moi, celle ou une de celles que tu as aimées.

— Mais je n’aime que toi, tu le sais bien, je n’en ai jamais aimé d’autre.

— Est-ce vrai, enfant, disait-elle en clignant les yeux, est-ce vrai ?

Et elle s’approchait de lui.

— Tu le demandes ? disait-il en l’entourant de ses bras et l’attirant sur son cœur.

— Répète-le donc… dis-le-moi toujours.

Ou bien c’était elle qui était pensive et soupirait :

— Qu’as-tu ? disait Henry.

— Je n’ai rien… laisse-moi.

— Oui, je te laisse, pense à lui, va.

— À qui ?

— Que sais-je ? m’as-tu seulement dit son nom ? tu me caches tout.

— Lui ! grand Dieu ! qu’il soit maudit si jamais j’y songe !

— Comme tu me maudiras plus tard, quand un autre me rappellera à ta pensée.

— Peux-tu le croire ! est-ce vrai ? railles-tu ?

Et elle le regardait fixement, dardant sur lui sa prunelle enflammée.

— Dis-moi que tu ne le pensais pas, Henry… vite donc, dis-le, j’attends.

Henry l’avait peut-être pensé cinq minutes avant, mais il ne le pensait plus cinq minutes après.

Voilà comme une vague angoisse les tourmentait dans leur bonheur, ils avaient de tristes pressentiments auxquels succédaient des retours d’espoir. Ils ne riaient plus, même seuls et se parlant bas ; ils n’osaient plus sortir dans Paris de peur qu’on ne les surprît ensemble. Mme Émilie ne raillait plus M. Renaud, qu’elle tracassait pourtant toujours un peu quand il était question de Mme Lenoir, Henry lui-même ne pouvait découvrir si cette jalousie était feinte ou réelle, tant elle mettait de persistance à en parler devant son mari et à s’en taire quand il n’était pas là.

Les journées s’écoulaient ainsi, mais les nuits toujours âcres et brûlantes. Elle lui semblait chaque fois plus belle, elle avait des variétés de volupté où son amant se trouvait pris comme dans des trahisons successives, il sentait qu’il l’aimait jusque dans ses entrailles et qu’elle l’appelait à lui d’une force invincible. Parfois il se débattait sous ces liens, mais il retombait toujours. C’était une séduction qui grandissait à la contempler, un vertige qui l’attirait.

Pendant qu’Henry, le cœur navré d’amour, tour à tour sombre et joyeux, ennuyé par moments et enivré dans d’autres, continuait à vivre dans cette maison, dont les murs, en passant près d’eux, lui envoyaient des réfractions chaudes, intelligents de ce qu’il sentait, Jules commençait à apprendre l’hébreu et s’efforçait aussi à lire le grec. Sa table était surchargée de livres : histoire, atlas, voyages, album d’antiques gravures d’après les grands maîtres, poètes anciens en un petit volume, savants modernes en plusieurs gros in-folio. Il ne lisait pas tout cela, mais il rêvait dessus.

Comme les gens auxquels il eût pu confier ses peines ne les auraient pas comprises, en même temps que les natures assez intelligentes pour sympathiser lui manquaient, il lui avait fallu d’abord se résigner à une solitude complète et vivre pour lui seul, en lui seul ; aussi les phases diverses de son existence s’accomplirent-elles sous les yeux de tous, sans que personne y vît rien, car les plus grandes péripéties de ce drame tout psychologique ne s’étendirent pas au delà des vingt et quelques pouces de circonférence qu’avait sa tête.

Sevré, jeune d’illusions et y croyant encore, privé de plaisirs bruyants et ennuyé de rêver, distractions paisibles, il lui arriva un jour de se prendre en pitié, lui et tout l’attirail de sa vie, de vouloir sortir enfin de l’espèce de prison invisible où il tournait sur lui-même, comme un ours dans sa cage. Comme il était fatigué de la pensée ou de ce qu’il croyait telle, il voulut goûter de l’action. Ainsi, chaste, il voulut tout à coup la volupté ; né bourgeois, il désira la richesse ; fait par le ciel plus doux que les agneaux, il s’éprit du bruit des clairons et médita le choc des armées. Il aima donc toutes les passions, appela à lui tous les appétits, toutes les aspirations, toutes les convoitises ; elles arrivèrent vite l’une après l’autre, comme autant de cavales sauvages qui galopent à l’aise, hennissantes et la crinière au vent, dans la large plaine de son cœur.

D’abord ce fut l’argent.

Il l’aima comme un prodigue et comme un voleur pour avoir des grands gazons ombragés de chênes séculaires, des forêts où les chevreuils courent sur les mousses, un palais à péristyle de marbre, avec des statues antiques et une galerie de vieux tableaux, une serre chaude où les palmiers poussent en pleine terre, où l’on peut sentir les aloès et les cactus, manger des fruits inconnus, toucher des feuillages tout étranges ; pour avoir un étalon noir, avec un cordon d’or dans la bouche et une peau de lion sur le dos, monté par un nègre athlétique, en jaquette de soie rouge à fermoir d’argent, nu-bras, nu-jambes, à formes magnifiques et à allure puissante ; pour avoir une foule de valetaille bien engraissée, qui se tasse dans l’antichambre et vous verse à boire quand vous mangez ; pour faire du jour la nuit, prendre la glace en été, les fruits en hiver, se chauffer avec de l’acajou, se laver les pieds avec du kirsch, mener une vie insolente et dédaigneuse, se sentir adoré de la canaille et détesté des bourgeois, nourrir une foule de gredins et éclabousser une masse d’imbéciles. Il eût voulu marcher dans une mine d’or, pour sentir, dans les entrailles de la terre, les exhalaisons chaudes des métaux.

Mais il ne pensa pas à en gagner, trop occupé à y rêver.

Bientôt, son désir ayant acquis des proportions idéales, la vie moderne lui sembla trop petite, et il remonta à l’antiquité pour trouver des sujets de plaisir et matière à convoitise. C’est là, pour la première fois, qu’il vit les coupes d’or ciselé reluire à la lueur des flambeaux et les frontispices des temples briller au soleil ; il ne pensa plus, dès lors, qu’à ces immenses festins qui éclairaient les ténèbres, où les rois chantaient avec leurs concubines, pendant que le vin coulait au bruit des instruments et que les esclaves criaient dans les supplices ; il comprit Caligula se roulant sur ses tas d’or, et Cléopâtre buvant des diamants.

Ils n’ont pas joui seuls, ces êtres venus pour étonner les hommes ; le rêveur frissonne encore à ces souvenirs du monde antique, retrouvant sans doute au fond de lui-même quelque chose de cette joie insensée et de ces spasmes d’orgueil.

Jules s’amusait à ces songeries, et quand il était las, il en prenait d’autres. Lorsqu’il eut ses idées arrêtées sur la construction d’une maison, et qu’il vit que celle d’un millionnaire est moins belle qu’une cabane de chaume avec des pampres et du raisin ; lorsqu’il comprit que le confortable n’est que la misère honnête, et qu’il eut amassé assez de haine contre les bottes fines et les gants blancs, il ne désira plus être riche, un million de rente lui paraissant à peine tolérable, puisqu’il n’eût pu, avec le double, se faire traîner par des tigres, ou promener sur une galère à trois rangs de rameurs, à voile de pourpre et à mâts de bois odorant, avec des bouffons et avec des singes.

Ayant donc renoncé à l’argent, il se tourna vers la femme, demandant à cet autre rêve le bonheur qu’il cherchait. Il la voulut intacte et pure comme le jour qu’elle sortit des mains de Dieu. Il se créa d’abord un type absolu, auquel il rapportait toutes les ressemblances qu’il apercevait dans le monde, il les rejetait vite, indigné, désolé. Il était en quête des plus longues chevelures, des torses les plus droits, des peaux les plus blanches, des poignets minces, des profils corrects ; il pensait toujours à l’éternelle beauté de cette créature, marchant nue sur les rivages des îles lointaines, au milieu des coquilles, sur un sable jaune, il se la figurait dormant sous de grands arbres, couchée dans un hamac de bambous. Tous les rêves de beauté que les hommes ont faits successivement, à chaque année de leur jeunesse, il les fit, il les reprit à son tour, passant comme eux par toutes les variétés du désir, par toutes les formes du corps ; tout ce qu’ils ont eu d’ardeurs furieuses et de mélancolies d’amour, il les eut, il les sentit en lui, depuis ces regards intenses et doux que les pasteurs, dans la Genèse, versaient sur les filles de Sion, le soir, au bord des citernes où ils menaient boire leurs troupeaux, jusqu’au baiser court et sec du talon rouge, jusqu’à l’étreinte cynique du Directoire.

Il convoita tout cela, l’appelant à lui par la pensée comme à son usage personnel ; vous le croyiez austère et continent, et il vivait avec la sultane voilée qui s’en va aux bains dans son palanquin, portée par quatre nègres, escortée de quatre eunuques le sabre au poing ; il songeait aux ennuis du sérail et à ces longs yeux noirs qui brillent dans la coupure du voile blanc. Mais il aimait aussi les pâles figures d’Holbein, avec leurs yeux bleus et leurs cheveux blonds, mélancolie des vieux âges qui n’est plus la nôtre.

Avec Horace il rêvait à l’esclave ionienne qui danse au son des crotales et vous jette du falerne au visage ; elle a sur l’épaule une marque de dent, que son maître lui a faite hier en lui promettant de l’affranchir. Comme elle s’entend à tourmenter les cœurs et à capter les héritages !

De la passion grecque, sévère, gracieuse et soupirante, il entra dans l’amour romain, ce vieil amour chaud et cuit du Latium, sentant la chèvre et la peau de bête, et qui s’en va à partir de César, se ramifiant à toutes les folies, s’élargissant dans toutes les lubricités, tour à tour égyptien sous Antoine, asiatique à Naples avec Néron, indien avec Héliogabale, sicilien, tartare et byzantin sous Théodora, et toujours mêlant du sang à ses roses, et toujours étalant sa chair rouge sous l’arcade de son grand cirque où hurlaient les lions, où nageaient les hippopotames, où mouraient les chrétiens.

Il adorait la courtisane antique, telle qu’elle est venue au monde un jour de soleil, la femme belle et terrible, qui bâtit des pyramides avec les présents de ses amants, devant qui se déploient les tapis de Carthage et les tuniques de Syrie, celle à qui l’on envoie l’ambre des Sarmates, l’édredon du Caucase, la poudre d’or du Sennahar, le corail de la mer Rouge, les diamants de Golconde, les gladiateurs de Thrace, l’ivoire des Indes, les poètes d’Athènes ; il y a à sa porte, attendant qu’elle s’éveille, le satrape du roi de Perse, l’ambassadeur des Scythes, les fils de sénateurs, les archontes, consuls, et des peuples venus pour la voir. C’est la créature pâle, à l’œil de feu, la vipère du Nil qui enlace et qui étouffe ; elle bouleverse es empires, mène les armées à la guerre et s’évanouit sous un baiser ; elle connaît les philtres qui font aimer et les boissons qui font mourir, les mères en épouvantent leurs fils et les rois languissent pour elle d’amour.

Afin de reconstruire en entier ce souvenir perdu, il rêvait tout le jour à la folie de Salomon, aux jardins de Sémiramis, à la galère qui fuyait à Actium, à la lampe fumeuse de Messaline et à son capuchon de couleur fauve ; il méditait les mystères de l’Atrium avec la colère de Juvénal, et les orgies de l’empire dans la haute phrase de Tacite.

Dédaigneuse et discrète, blanche et fardée, la tête raide dans sa fraise à la Médicis, il vint ensuite à aimer aussi la grande dame du xvie siècle, qui lit la reine de Navarre, va rire à Montfaucon en voyant le corps des pendus ; c’est l’amie de Brantôme, l’honneste damoiselle qui aime les mascarades, les pastilles à la vanille, les gants de Florence, parle italien d’une façon doucereuse, et raffole en secret de quelque jeune page du roi, qu’elle débauchera bientôt et puis qu’elle tuera par jalousie, à moins qu’elle ne s’empoisonne de désespoir.

Il chercha encore dans les romans du siècle dernier, dans les livres à tranches rouges et dans les brochures anonymes couvertes en gros papier gris, les histoires des libertins gaillards de Dancourt et des veuves suspectes teneuses de lansquenets ; il fréquenta fort les comédiennes du temps de la vieille comédie, les demoiselles à taille mince et à larges paniers, petites perfides au teint de rose qui ruinaient les traitants pour quelque bel esprit râpé qui leur faisait des vers ; il fallait leur donner un gros cocher poudré, un attelage tous les six mois et un hôtel sur le boulevard. C’est du milieu de ce monde-là pourtant, entre le priapisme de Piron et les fadeurs de M. de Bernis, que l’on fit Desgrieux pleurant aux genoux de Manon, et que Jean-Jacques écrivait sa nuit chez Mme d’Épinay.

Jules alla jusqu’au bout, jusqu’à la fin ; il passa par la sensualité étroite de Faublas, et il eut pitié de ce vice en jupon qui se cache dans les voitures et derrière les portes, déshonorant l’adultère par la vulgarité de sa bassesse ; il lui préféra cent fois les monstruosités de Justine, cette œuvre belle à force d’horreur, où le crime vous regarde en face et vous ricane au visage, écartant ses gencives aiguës et vous tendant les bras ; il descendit dans ces profondeurs ténébreuses de la nature humaine, prêta l’oreille à tous ces râles, assista à ces convulsions et n’eut pas peur. Et puis la poésie n’est-elle pas partout — si elle est quelque part. — Celui qui la porte en lui la verra sur le monde, pareille aux fleurs, qui poussent sur le marbre des tombeaux et sur les plus fraîches pelouses ; elle s’exhale vers vous du cœur de la vierge et du sommeil de l’enfant, comme de la planche des échafauds et de la lumière des incendies.

Arrivé à l’idéal de la matière, il prit la matière en haine, car cette exclusion de toute idée, cette négation de toute bonté l’irritait comme quelque chose d’essentiellement faux en soi, contrepartie isolée et monotone d’une autre chanson plus connue ; il était las de cette chair toujours heureuse et du mensonge perpétuel de son sourire, il avait compassion des gens qui s’arrêtent là, assez naïfs pour n’en pas rire.

Alors la virilité de sa nature s’épanouit comme une plante robuste, il eut besoin de périls inutiles et de dangers à courir, il aima les vieux casques des chevaliers, leurs longues épées lourdes qu’on soulève à deux mains ; il frissonnait en touchant aux cuirasses bosselées que portaient les larges poitrines, et sentait les appétits de batailles que le son des trombones fait courir dans nos membres ; le pas des régiments marchant sous ses fenêtres, le sabre des cavaliers battant sur les flancs de leurs chevaux, et les grandes lignes d’hommes s’avançant dans les plaines, il aimait tout cela comme un enfant ; il prolongeait sa veillée à lire dans Plutarque les guerres d’autrefois où les héros, les armes brisées, combattaient les mains nues, montaient à l’assaut avec un poignard, et, tombés sur le dos, mouraient la figure au soleil ; il suivit aussi les acclamations du triomphe d’Alexandre, les cris des hordes barbares accourant vers Rome, les Arabes galopant sur la plage d’Afrique, les partisans faisant la guerre dans la montagne, et il regretta le temps où, la plume au chapeau et l’escopette au poing, on se découpait galamment six contre six, tous à cheval, armés de toutes pièces, jusqu’au dernier restant.

Ce désir de valeur passé, ce fut la mer, pour entendre craquer la mâture du vaisseau dans les nuits d’orage, pour écouter les coups sourds de la voile, ou bien, appuyé sur l’avant et sifflant dans la brise, regarder l’horizon où va apparaître un nouveau monde.

Il lut encore l’Imitation de Jésus-Christ et admira les vitraux peints des cathédrales. Au crépuscule, il se promenait dans la nef, marchant sur les dalles silencieuses, écoutant l’orgue et rêvant aux symphonies des séraphins ; il contemplait les visages placides étendus sur les tombeaux, en pensant à ces âmes qui ont passé leur vie ici-bas à colorier les pages des missels ou à tailler des têtes d’anges dans la pierre ; mais quand, abaissant ses regards de la voûte ou résonnaient les cloches, il voyait des fidèles agenouillés, répétant leurs prières, un étonnement infini et comme un abîme de dérision s’élevait tout à coup dans son cœur.

Voilà quelle était la vie qu’il menait dans sa petite ville pendant qu’Henry, à Paris, menait la sienne chez Mme Renaud ; l’un se laissait aller au courant de ses idées et l’autre au courant de son cœur. Jules ne s’amusait guère, mais il y avait certains jours cependant où il se délectait dans son égoïsme spirituel, comme un aigle dans les nuages.

La masse d’amour que le ciel lui avait donnée, il ne la jeta pas sur un être ou sur une chose, mais il l’éparpilla tout alentour de lui, en rayons sympathiques, animant la pierre, conversant avec les arbres, aspirant l’âme des fleurs, interrogeant les morts, communiant avec le monde. Il se retirait petit à petit du concret, du limité, du fini, pour demeurer dans l’abstrait, dans l’éternel, dans le beau. Il aimait moins de choses à force d’en aimer davantage, il n’avait plus d’opinions politiques à force de s’occuper d’histoire.

Il tâchait d’avoir, pour la nature, une intelligence aimante, faculté nouvelle, avec laquelle il voulait jouir du monde entier comme d’une harmonie complète. Il projetait d’étudier la géologie pour se reporter aux époques où les mastodontes, les dinotherium possédaient la terre, alors que, sous des arbres gigantesques, vivaient des serpents monstrueux, quand l’Océan se retirait des collines et commençait ses oscillations cadencées dans son grand lit de sable. Il regardait les chênes balançant leurs rameaux et bruissant dans leurs feuillages, comme d’autres contemplent les cheveux qui flottent et les lèvres qui tremblent. Il mêlait dans une méditation commune les fourmilières, ces cités sonores, les génisses qui bêlent, les enfants qui pleurent, l’alouette qui chante et le ravin qui rugit. Il écoutait la voix des chats faisant l’amour sur la gouttière et leurs cris de langueur douloureuse, comme la romance de l’amant à sa maîtresse et tout ce que la bien-aimée répond à celui qui fait battre son cœur.

L’histoire aussi lui ouvrait ses perspectives infinies : tantôt c’était l’Inde, l’Inde antique et sacerdotale, avec ses éléphants blancs et ses dieux taillés dans les souterrains ; ou bien l’Égypte, sous la boue sèche de son vieux Nil, à l’ombre de ses granits, la Grèce en bandelettes blanches et chantant son hymne ; ou bien les époques obscures où l’humanité s’éveillant, inquiète et douteuse, cherchait ses vieux dieux et en trouvait de nouveaux.

Encore superficiel et obscur, tout à la fois ardent et paresseux, il allait malgré lui de telle idée à telle autre, s’arrêtant à une lettre et passant par-dessus une langue, plein d’hésitations et d’assertions, s’enthousiasmant pour un système ou pour une image ; en faisant de l’analyse il se préoccupait trop de la synthèse, de sorte que le détail lui échappait, et quand il en venait à l’ensemble, les particularités le gênaient, se heurtant et se contredisant les unes les autres. Il croyait trop aux forces de son intelligence ; il avait les yeux plus grands que le ventre ; il s’habitua cependant à ne pas réclamer de l’idéal plus de clartés qu’il n’en a, de la vie humaine plus de bonheur qu’elle n’en comporte. Il eut du mal à se faire à ce rude régime, car il était né avec de grandes dispositions pour chercher le parfum de l’oranger sous des pommiers, et à prendre des vessies pour des lanternes.

Il avait entamé sa jeunesse par l’amour, et il l’avait close par le désespoir.

Il avait eu successivement toutes les passions, naïvement, sérieusement, mais, au lieu de les faire jouer, elles s’étaient fondues d’elles-mêmes et dissipées dans une poésie impossible ; puis il avait vu qu’il faut laisser les passions à leur place et la poésie à la sienne, et il se mettait alors à étudier tout cela dans un ordre logique, sans se plaindre que les épines déchirent ni que la pluie mouille.

N’aimant guère sa patrie, il comprit l’humanité ; n’étant ni chrétien ni philosophe, il eut de la sympathie pour toutes les religions ; n’admirant plus la Tour de Nesle et ayant désappris la rhétorique, il sentait toutes les littératures.

À l’époque où nous sommes arrivés de ce récit, il avait divisé sa vie en deux parts : il s’occupait d’une histoire des migrations de l’Asie et de la composition d’un volume d’odes. Il avait pour son histoire un plan simple et fécond, il la voulait tailler en larges masses, la diviser par groupes bien composés, et dominer le tout par une unité puissante et réelle ; quant à ses vers, il travaillait à assouplir le rythme à tous les caprices de la pensée, c’était une couleur en relief, avec des fantaisies saisissantes, une musique ailée.

Volontairement, et comme un roi qui abdique le jour qu’on le couronne, il avait renoncé pour toujours à la possession de tout ce qui se gagne et s’achète dans le monde, plaisirs, honneurs, argent, joies de l’amour et triomphes de l’ambition ; il disait à son cœur de cesser ses orages et à sa chair d’amortir ses aiguillons ; chez lui, comme chez les autres, il étudiait l’organisme compliqué des passions et des idées ; il se scrutait sans pitié, se disséquait comme un cadavre, trouvant parfois chez lui comme ailleurs des motifs louables aux actions qu’on blâme et des bassesses au fond des vertus. Il ne voulait respecter rien, il fouaillait tout, à plein bras ; jusqu’à l’aisselle, il retournait la doublure des bons sentiments, faisant sonner le creux des mots, cherchant sur les traits du visage les passions cachées, soulevant tous les masques, arrachant les voiles, déshabillant toutes les femmes, entrant dans les alcôves, sondant toutes les plaies, creusant toutes les joies.

Aussi avait-il très peu d’illusions, quoiqu’il fût, direz-vous, dans l’âge classique des illusions ; il ne rêvait pas la femme éthérée ni l’amélioration du genre humain, ni des amours d’Andalouse, ni des guitares dans des gondoles, ni d’un être qui comprît son cœur, ni croyance qui désaltérât son âme, et autres choses de même farine que l’on rencontre dans les feuilletons.

XXII

— As-tu nos passeports, Henry ?

— Tiens, les voilà.

— Tu n’as pas oublié de changer ton argent contre du papier anglais ?

— Non, non, tout est prêt, une malle et un sac de nuit doivent nous arriver avant une heure ; ne sachant pas si tu avais un carton à chapeau, je t’en ai acheté un.

— Que tu es bon, pauvre ami !

Et elle passa ses deux bras derrière son cou et l’embrassa naïvement, puis s’écartant de lui et le considérant avec amour :

— Tu penses à tout, tu prévois tout, tu es fort et doux, il me semble que j’ai en toi un père et une mère. Ou donc as-tu appris tout ce que tu sais ? Est-ce que tu t’es jamais trouvé dans des circonstances pareilles ? moi, qui suis plus vieille que toi, si j’eusse été à ta place, je n’aurais jamais réussi.

— C’est que l’amour vieillit, dit Henry souriant d’une façon moitié enjouée, moitié amère.

— Il rajeunit au contraire, reprit Émilie, tout en continuant à ranger divers vêtements de femme sur son lit et à les plier les uns sur les autres.

Il y eut un long silence, ils avaient du mal à parler.

— Et toi, fit-elle tout à coup, qu’emportes-tu ? comment t’habilles-tu pour le voyage ?

— Avec ce que j’ai sur moi maintenant.

— Mais un manteau ?

— Je n’en ai pas.

— Il t’en faudrait un cependant.

— Nous ne sommes pas riches, tu le sais bien, la traversée sera chère. Emporte ta vieille pelisse noire, si j’ai froid je m’en servirai.

— Donne-moi tes foulards, j’ai encore de la place, gardes-en trois ou quatre pour nous mettre sur la tête, la nuit.

— Tu peux me donner, si tu veux, un châle, je le remettrai au fond de ma malle, sous mes livres.

Émilie lui donna un châle, Henry sortit le porter dans sa chambre, il rentra.

— Que faire de nos papiers ? lui demanda-t-il, car, après notre départ, on fouillera tout, on brisera tout.

— Les brûler serait le mieux, dit-elle.

— Soit, dit Henry, partons tout entiers, ne leur laissons rien après nous ; que notre passage ici soit effacé, comme puisse l’être notre souvenir dans leur cœur ! Mais toi aussi tu brûleras tout, n’est-ce pas ? tout ?

— Voilà la clef de mon secrétaire, ouvre-le, jette au feu les lettres que tu y trouveras, je n’en réclame aucune.

La cheminée était déjà pleine de chiffons, de linge et de bribes d’étoffe ou de papier, que Mme Renaud y avait jetés au fur et à mesure, en atteignant ce dont elle avait besoin ; elle prit des mains d’Henry les deux ou trois liasses de lettres qu’il lui présentait et les lança dans le foyer, ce qui ranima le feu prêt à s’éteindre et fit brûler vite toutes les balayures qui encombraient les chenets.

— C’est fini, dit-elle, à toi maintenant.

Henry revint bientôt, portant dans ses bras la dépouille de tous ses tiroirs, qu’il déposa sur le coin de la cheminée avant d’en faire l’holocauste. Il y avait ses notes d’histoire, ses cahiers de droit, les lettres de sa famille, les lettres de Jules, des invitations de bal, des billets de faire part.

Henry s’assit sur une chaise, posa ses pieds sur le garde-cendre, et, prenant dans la main gauche une masse de papiers écrits, il se mit à les feuilleter et à lire. De temps à autre il en glissait quelques-uns dans le feu, d’autres fois il semblait les lancer avec colère, puis la flamme qui avait brûlé se calmait, et la chambre, un instant toute éclairée de cette lueur subite, reprenait sa teinte grise. C’était à la tombée du jour, on était au mois de mars, le soleil sec des premières belles journées venait de s’en aller, colorant encore d’un reflet triste les massifs dégarnis des arbres ; les rideaux des fenêtres étaient ouverts, on voyait le jardin, ses feuilles sèches dans les allées, les bourgeons bruns de ses lilas et le sommet roux des tilleuls dépouillés ; des teintes livides, passant du rouge pourpre à l’orange, se jouaient dans les vitres, s’effaçant tour à tour, disparaissant les unes sur les autres comme des vagues de lumière décroissante ; la nuit venait et les angles de l’appartement étaient noyés dans l’ombre, seulement dans la cheminée quelques charbons brûlaient encore. Henry se penchait vers eux pour pouvoir lire une dernière fois ce qu’il anéantissait pour toujours ; successivement chaque feuille qui flambait l’aidait à reconnaître celle qui allait suivre. Ainsi passèrent les tendres exhortations de sa mère et toutes les caresses qui précédaient son nom, ses travaux depuis deux ans, ses poésies d’autrefois, le journal de ses lectures, extraits de romans, pièces de choix tirées des recueils de vers, écritures anciennes à marge jaunie, et les lettres de Jules, une à une il les sacrifia comme le reste, saisissant de temps en temps un mot, une phrase qui lui rappelait les précédentes et les suivantes ; à peine s’il pouvait y voir, la nuit venait ; afin de lire quelques instants de plus, il avait été se mettre contre les carreaux, mais cette dernière ressource lui ayant vite manqué, il se rassit sur sa chaise, prit tout ce qui restait sur la cheminée et le lança dedans d’un seul coup.

— Tout est fini, dit-il à son tour en regardant deux ou trois vieilles plumes oubliées dans un cahier et qui pétillaient sur les cendres.

Puis il se mit à rire.

— De quoi ris-tu ? demanda Mme Émilie. À quoi penses-tu ? ajouta-t-elle en venant s’appuyer sur son épaule.

— À quoi je pense ?

— Oui, à quoi penses-tu ?

— C’est qu’il n’y a pas seulement que l’avenir qui s’en aille en fumée, regarde notre passé !

Et il contemplait les gazes noircies qui s’éteignaient et montaient le long de la plaque.

Émilie ne parlait pas ; elle regardait comme lui, elle s’était assise sur ses genoux.

— Te rappelles-tu, lui demanda-t-il, te rappelles-tu, un soir de l’autre hiver, où nous étions tous réunis auprès d’un feu comme celui-là, et où une boulette de papier comme celles-là brûlait et voltigeait dans la cheminée ?

Elle ne répondit pas, elle eût pleuré.

— Qu’il y a longtemps de cela ! n’est-ce pas ? nous nous sommes tant aimés depuis ! Émilie, nous ne nous presserons plus les mains sous la table.

— Non, fit-elle en soupirant.

— Nous ne nous promènerons plus ensemble dans le jardin.

— C’est vrai !

— Adieu pour toujours aux soirées silencieuses où je te regardais, adieu à cette chambre !

— Et à la tienne que j’aimais tant ! reprit-elle.

— Ah ! nous y avons été bien heureux ; ceux qui y viendront après nous auront beau vouloir l’être, les murs ne leur seront pas si doux.

— Mais nous y avons souffert cependant, moi surtout !

— Et moi ?

— Qu’importe ! je ne me rappelle que le bonheur. Te souviens-tu du bruit de mes pas sur ce parquet, que tu entendais là-haut, et de cette fenêtre qui s’ouvrait ?

— Te rappelles-tu comme elle brillait d’une douce lumière, la lampe qui éclairait chaque soir ton front penché, et son abat-jour avec ses petites fleurs roses découpées ? le cercle qu’elle traçait au plafond était pour moi tout un ciel ; pendant que tu rêvais à moi, assis à tes côtés je contemplais notre pensée commune qui planait sur nous deux.

— Oui, dit-elle se parlant à elle-même, rien ne nous rendra plus cela.

— Rien ne nous rendra plus cela, répéta Henry.

— Demain ! demain ! reprit de suite Émilie avec une impatience enfantine ; demain ! demain !

— C’est toi qui l’as voulu, dit Henry. Que nous arrivera-t-il dans l’avenir ? Dieu le sait !

Et il retomba dans sa rêverie.

— T’en repens-tu ? fit-elle tout à coup, fixant sur lui un regard de feu, ne m’aimes-tu plus ? que veux-tu faire ? D’ailleurs, il n’est plus temps.

— Non, il n’est plus temps, répéta-t-il comme obéissant à une impulsion étrangère. Ah ! qui me l’eût dit, le jour que je t’ai vue pour la première fois au bas de l’escalier !

— Est-ce que tu regrettes ce temps-là ?

— Assez ! assez !

— Mais tu en parles tant !

— Tais-toi ! tais-toi ! exclama Henry se redressant en sursaut, ne me torture pas par tes doutes, tu vois bien que je te donne tout, que je t’abandonne tout.

— Et moi !… mais je n’y tiens guère.

Il continuait :

— Oh ! que n’ai-je plus encore pour te sacrifier davantage ! dis-moi ce qu’il faut faire, exprime ce que tu veux. Voyons, parle, n’es-tu pas contente de moi ?

Elle l’embrassa.

— Oui, nous avons bien fait, c’est le ciel qui nous l’a inspirée cette idée-là ; ici nous n’étions heureux qu’à demi, le monde nous gênait, tout nous gênait ; là-bas nous serons à nous, nous serons seuls, nous serons libres.

Il marchait de long en large, il parlait haut, son geste était puissant, et sa figure rayonnait comme à l’enfantement des pensées fécondes.

— On étouffe ici, disait-il ; y rester ce serait y mourir, t’y laisser seule ce serait un crime ; viens avec moi, partons ensemble, puisque la société nous a entravés dans notre amour, laissons-la avec ses prédilections et ses préjugés, partons ensemble, fie-toi à moi, je te soutiendrai, je te l’ai promis, je le veux toujours.

— Et à qui me fierais-je, dit-elle, si ce n’est à toi ? qui est-ce qui m’aime au monde, si ce n’est toi ?

— Puisque Dieu a voulu que nous nous aimions, il ne nous abandonnera pas dans notre union ; et puis les jours, les nuits, les matins, les soirs, tout sera à nous, Émilie, tu porteras mon nom, tu seras ma femme à moi, rien qu’à moi, je suis ton époux, ton seul époux !

— Je voudrais déjà y être, dit-elle.

— C’est moi qui arrangerai ta vie, je te choisirai un coin de la terre, je le travaillerai comme un nid pour y poser mon amour, je le tapisserai de dentelles et de velours, je le meublerai de tes couleurs, des miennes ; il sera à nous, personne n’y mettra les pieds, je te protégerai et te défendrai ; si quelqu’un t’outrage, j’aurai le droit de le tuer, notre bonheur n’aura plus besoin de lâchetés pour le couvrir, il s’étalera au soleil et s’épanouira tout à l’aise.

— Quand je pense à cela, dit-elle, mon cœur en est ébloui, nous avons été si heureux dans cette maison que…

— Nous ne l’avons jamais été, interrompit-il, ne l’avons-nous pas maudite cent fois, même à nos plus belles heures ? n’y repensons plus, car ce souvenir me déchire comme un remords. Un jour nous reviendrons en France, n’est-ce pas ? mais quand le temps nous aura consacrés ; le monde qui nous repousse maintenant nous acceptera alors, je serai riche.

— Riche ?

— Oui, riche. Pourquoi non ? Je ferai bien comme tous les hommes forts, qui ont bâti pierre à pierre le palais où ils trônent, et qui sont rentrés en carrosse au village d’où ils étaient sortis pieds nus ; beaucoup valaient moins que moi, et pas un n’avait comme moi, pour le soutenir dans ses jours de faiblesse, l’ange fortifiant qui prend ma tête dans ses mains et qui essuie mes pleurs.

— Tous les espoirs t’arrivent à la fois, enfant.

— Non, je ne compte sur rien, reprit-il plus calme, que sur toi et sur moi, mais quelque destinée que le ciel nous réserve, pourvu que nous soyons ensemble, que la même terre nous porte, que le même toit nous abrite, n’est-ce pas tout ce qu’il nous faut ?

— Oui, partons ! partons ! dit-elle. Vingt-quatre heures encore à passer ici, c’est une éternité, y rester une seule de plus serait folie ; à quelque jour nous eussions été découverts, il s’en doute déjà peut-être ; près de fuir, chaque minute me fait trembler. Si nous étions surpris, Henry, si nous ne partions pas ? Oh ! la vie toujours ainsi, quel enfer ! toujours ruser, toujours trembler et se cacher, supporter sa vue, sa société, son partage !

Elle se cacha la tête dans les mains.

— Cela nous eût perdus tous, vois-tu ; ma haine me faisait peur à moi-même, je me sentais poussé à quelque chose de terrible… Oh ! je ne t’ai jamais aimée comme maintenant, Émilie, jamais, jamais !

S’il n’y a rien de complet que la douleur, il aimait, car son amour le torturait comme un supplice. C’est là le tamis de tout sentiment : la douleur ; celui qui se fond à cette épreuve n’en mérite que le nom, celui-là seul est grand qui y grandit encore.

Où était le temps pour eux où une main pressée, un mot, le soir, entre deux portes, un baiser qui effleure à peine les lèvres, remplissait leur cœur d’une clarté plus douce que celle des rayons de la lune ? Ils n’avaient plus cette insouciance enfantine des passions naissantes, qui se meuvent au bord des précipices et oseraient marcher sur les flots ; autrefois les heures s’écoulaient dans la succession des mêmes bonheurs, des mêmes attentes langoureuses ; ils n’auraient pas voulu vieillir, tout était en eux, tout partait d’eux, ils nageaient en plein dans leur amour, comme des cygnes dans un lac sans en toucher les bords.

À force de s’aimer cependant, de se le dire, de toujours fouiller d’une main prodigue dans les trésors de leur nature, ils étaient devenus d’une cupidité insatiable, et comme la vie humaine n’a pas de boissons pour toutes les soifs ni de mets rassasiants pour tous les appétits, altérés, affamés, ils se contemplaient avec douleur. Quand ils étaient séparés, quand ils étaient loin l’un de l’autre, leur image réciproque s’offrait à leur esprit, rayonnante d’excitations irrésistibles ; mais lorsqu’ils se retrouvaient, un étonnement subit leur arrivait au cœur à se revoir simples comme par le passé et déjà mille fois connus. Ces sortes de désillusions inavouées se tournaient en désirs nouveaux, plus âcres encore et plus fous que les autres, de même que l’automne a parfois des lueurs de printemps et qu’il a, comme lui, des couchers de soleil empourprés, des roses en bouton et des émanations pénétrantes. À les voir se parlant à peine dans leurs longs entretiens, trembler quand leurs regards se rencontraient, se chercher et se fuir tour à tour, vous eussiez cru qu’ils commençaient à s’aimer, tandis qu’ils pensaient à leur passé et qu’ils rêvaient à leur avenir. Un autre avenir leur apparaissait, en effet, plus large, plus immense, insaisissable, radieux ; par cela même qu’ils n’y pouvaient rien préciser, tout leur y semblait beau ; de ce qu’ils n’avaient rien à en attendre, tout ce qui en viendrait serait superbe. Il reculait pourtant, comme le ciel recule et monte à mesure que l’on gravit une côte, mais ils le voyaient toujours, ils y croyaient encore.

La monotonie de leur existence, la régularité de leur bonheur même les irritait, leur faisait souhaiter un bonheur plus vaste, moins circonscrit ; ils le placèrent ailleurs, dans une patrie nouvelle, loin de l’ancienne, et séparée de tout leur passé par la profondeur des mers. Ils ne pouvaient plus demeurer dans la même maison que M. Renaud, entourés de ses élèves, prêts à être découverts à tout moment, en butte à l’espionnage de chacun, ensuite à l’outrage de tous ; les murs leur pesaient comme ceux d’une prison ; même libres ils n’étaient pas libres, même ignorés ils se sentaient trop connus ; il tardait à Henry d’être homme et de sortir de tutelle, il voulait user de la vie et la façonner sous sa volonté comme une argile docile. L’amour d’Émilie l’avait mûri, il rougissait de lui être inutile et de l’aimer sans dévouement ; il eût voulu travailler pour elle, acheter de son argent le lit où elle dormait, les fleurs de son bouquet, et il rêvait là-dessus une existence puissante et calme, où il serait le maître, où il donnerait tout, ferait tout, où la force, le bien-être, l’orgueil et l’amour découleraient de lui seul comme d’une source unique, pour les satisfaire tous les deux.

Quant à Mme Renaud, elle ne tenait à rien dans le monde, car, sous son extérieur caressant, elle aimait vraiment peu de choses ; hors son amour, je crois volontiers qu’elle eût vu tout périr d’un œil sec. Mais en lui se résumaient ses affections, l’aimer et le suivre était presque une loi de son organisation et lui semblait être toute sa destinée, elle ne supposait pas pour lui ni pour elle la possibilité d’autres événements que ceux qui étaient venus, ni leur vie arrangée d’une autre manière ; ainsi qu’à travers des lunettes vertes on voit tout en vert, elle ne voyait rien qu’à travers cet amour, tout s’y fondait et en prenait la teinte. Il y avait dans l’univers un homme ; derrière lui, au second plan, s’agitait le reste de l’humanité ; sans lui elle ne voyait rien de beau ni de bon, il expliquait la vie, il en était le mot suprême ; son mari, ses amies, Aglaé elle-même, ses devoirs, ses intérêts, tout cela restait dans l’ombre, à côté de la resplendissante figure qui illuminait tout son cœur.

Aussi quel abandon de tout souci, quel désintéressement d’elle-même, quelle abnégation de toute individualité ! elle y mêlait de la religion et priait quelquefois la Vierge pour eux deux, mais en secret, en cachette, sans l’avouer à Henry, qui sans doute en eût ri comme d’une faiblesse. Se l’avouait-elle à elle-même ? car l’adoration pour tout autre être lui eût peut-être semblé un sacrilège. Quand il parlait, elle se taisait et écoutait le son de sa voix comme on écoute chanter, sans chercher le sens des mots quand la musique est belle ; chaque soir la journée lui revenait à l’esprit, longue comme le souvenir d’une année, et cette journée cependant s’était écoulée comme une minute ; elle eût acheté un de ses sourires, elle eût payé de son sang un baiser. Cela la rendait triste pourtant, mais d’une tristesse sereine, qui lui donnait une force étrange et comme des rayonnements intérieurs ; elle l’eût servi comme une esclave, elle l’adorait comme un dieu, elle l’aimait comme un chien, puisque c’est tout dire !

Ils devaient s’en aller ensemble, pour chercher sous un autre ciel des jours plus tranquilles ; ils ne regrettaient rien au départ, puisqu’ils emportaient tout avec eux. Henry n’écrivait presque plus à Jules, il aurait eu à la fois trop et pas assez de choses à lui conter ; quant à sa famille et à ce qu’elle dirait de ce voyage, c’était un sujet auquel il n’aimait pas à penser. Quelque chose fait-elle peur aux enfants ? ils détournent la tête d’un autre côté et passent en courant.

C’était New-York qu’ils avaient choisi pour leur résidence ; Henry comptait y vivre en donnant des leçons de français et de latin, en écrivant des articles dans les journaux, en faisant n’importe quoi ; d’ailleurs les six mille francs qu’ils avaient maintenant les aideraient toujours pendant quelque temps ; ajoutez qu’il comptait en gagner ou qu’on lui en enverrait, et ensuite ils se fiaient à Dieu. D’abord Mme Émilie avait vendu ses bijoux et emprunté de l’argent à Aglaé. Henry, de son côté, en avait emprunté à Morel et en avait réclamé de sa famille pour payer des dettes supposées ; mais comme il leur en fallait encore, ils furent tentés de voler M. Renaud. Mme Renaud ne s’en fût pas fait grand scrupule, mais l’idée de lui devoir quelque chose repoussa Henry ; il jugea plus expéditif et meilleur de contrefaire la signature de son père et de se procurer, par ce moyen, l’argent qu’il savait être chez un cher commettant.

Tout se fit aisément, sans encombre, sans obstacle — il y a un Dieu pour les filous, dit-on, qu’est-ce donc quand l’amour lui prête main-forte ? aucun fournisseur ne se fit attendre, personne dans la maison ne s’aperçut de rien, Mme Émilie était calme comme de coutume, et depuis deux jours Henry causait même avec le père Renaud beaucoup plus que dans les derniers temps ; la lettre du capitaine, a qui ils avaient écrit pour avoir des renseignements, leur arriva le 12 du mois, on devait partir le 15 ; quant aux témoins pour certifier de votre nom et de votre identité, que l’on exige avant de vous délivrer des passeports, Henry arrêta deux décrotteurs sur le boulevard et les régala d’une bouteille de champagne, après quoi la police française fut toute disposée à laisser fuir en pays étranger ce jeune homme perdu avec cette femme corrompue. Ils étaient étonnés eux-mêmes du peu d’obstacles qu’ils trouvaient, et ils regardaient cela comme de bon augure.

Leur place était retenue aux Messageries sous un faux nom ; c’était le lendemain, à six heures du soir, qu’ils devaient partir. Mme Émilie monterait en fiacre comme pour aller au spectacle, Henry irait dîner avec Morel, il avait même donné rendez-vous à celui-ci au Palais-Royal, galerie vitrée.

La nuit, la dernière nuit, comme il dormait à peine, balancé entre la veille et le rêve, il entendit une forme légère passer le long des lambris : c’était elle encore comme naguère, tremblante et émue comme aux premiers jours, toute en blanc, nu-tête, la peau chaude.

Le matin, il se promena dans le jardin avec elle, il marcha encore une fois à toutes les diverses places où, à des jours différents, il avait marché, rêvé, aimé. Il entra aussi dans le cabinet de M. Renaud, s’assit sur les chaises, sur les fauteuils, regarda le titre des livres ; il visita tous les appartements, il erra dans les corridors et dans l’escalier ; en contemplant cette nature inerte et pourtant expressive par les souvenirs qui s’en exhalaient, il se demandait comment il ferait pour s’en détacher, et si elle ne participait pas à la substance même de son cœur.

À mesure que le soir approchait, il aurait voulu qu’il reculât indéfiniment ou qu’il arrivât de suite à l’improviste. Tant il est vrai que l’homme semble fait pour être régi par le hasard, tout événement qui dépend de sa volonté l’étonne, le trouble comme une tâche trop forte pour lui ; il en appelle l’arrivée avec des souhaits ardents, et tout à coup il le conjure d’aller en arrière, comme un fantôme évoqué dont on a peur.

Vint enfin l’heure du départ, qui sonna indifférente pour les autres, mais qui fut, dans leur vie à tous deux, le point suprême, l’apogée pathétique.

Ils tremblaient si fort qu’ils n’osèrent se regarder ni se parler pendant le premier relais, immobiles dans leur coin. Les autres personnes de l’intérieur ne savaient pas qu’ils voyageaient ensemble ; une fois cependant, pendant qu’on dormait, ils se tendirent la main et se la serrèrent. Ce ne fut qu’au Havre, seuls dans la chambre de leur hôtel, qu’ils commencèrent à respirer librement.

La vue s’étendait sur les bassins, tout remplis de navires dont les mâts rapprochés s’élevaient dans la brume ; ils se mirent sur leur balcon, à contempler ce spectacle, cherchant sans se le dire à deviner, parmi toutes ces voiles pliées, la voile qui se déplierait pour eux. En face de leurs fenêtres, de jeunes mousses jouaient dans les haubans d’une goélette ; sa banderole serpentait au vent, la marée, qui commençait à monter, refoulait jusque dans le port, et les vaisseaux, attachés par les câbles, tressaillaient comme impatients de partir au large ; les écluses lâchées cessaient leur grand bruit d’eau, dans la ville les lumières s’allumaient et brillaient à travers les cordages et les mâts, les voitures roulaient sur le pavé.

Ils ne descendirent pas dîner à table d’hôte, mais ils se firent servir dans leur chambre, ainsi que de nouveaux mariés en voyage.

Le soir, ils sortirent ; ils allèrent sur la jetée, la brise soufflait, le cinglage des vagues rejaillissait sur les pierres du parapet ; au loin, comme deux étoiles, le feu des phares brillait dans l’ombre ; de temps à autre une vague, qui se brisait sur un banc, dessinait une ligne grisâtre au milieu des ténèbres, puis elle disparaissait et une autre venait. Au refrain cadencé de cette mer sombre, ils se taisaient et se serraient l’un contre l’autre ; il faisait froid, le brouillard gras des nuits d’hiver leur glaçait la peau, Émilie s’enveloppait de sa pelisse et réchauffait ses doigts transis sous la fourrure qui en garnissait les poignets. C’était une vieille pelisse de satin noir, avec des manches et un capuchon, ouatée, doublée d’hermine parsemée de taches brunes, un vêtement souple et bon, plein de molles caresses et de douceurs chaudes ; elle l’ouvrit d’un côté et en enveloppa Henry qui, s’abaissant sur ses jarrets, lui enveloppa la taille de son bras gauche et se blottit contre elle pour se réchauffer à la chaleur de son corps ; ils s’amusèrent tous deux à ce geste câlin d’enfant. Elle avait les pieds mouillés, sa chaussure mince ayant été traversée d’un seul coup par une vague plus forte que les autres, qui avait sauté jusqu’à eux. C’était du reste une de ses manies de se chausser trop finement ; en toute saison elle ne portait que de petites bottines d’été, qui se perdaient à la moindre pluie ou qu’une tache de boue gâtait, mais elle souffrait tout gaiement ; ce soir-là, par exemple, elle se frappait le bout des orteils contre les grès du parapet et battait la semelle en se dandinant comme un écolier.

— Rentrons, lui dit Henry, j’ai peur pour toi.

Ils allèrent voir leur capitaine. Celui-ci les assura qu’ils seraient parfaitement bien à son bord et qu’ils y jouiraient de toutes les douceurs de la vie : liberté complète, plaisir de la promenade sur le gaillard d’avant et sur le gaillard d’arrière, et pain frais trois fois par semaine. Il leur montra leur cabine, ornée d’un tapis et de deux cuvettes en faïence bleue, les engageant, s’ils le voulaient, à en prendre possession immédiatement, devant mettre à la voile le lendemain ; nos héros n’avaient donc plus qu’à envoyer leurs bagages et à venir eux-mêmes.

Pour se faire les amis du capitaine, ils l’invitèrent à déjeuner à leur hôtel avant de s’embarquer ; le bon capitaine accepta sans nulle cérémonie. C’était un gros Bas-Normand d’entre Vire et Falaise, qui adorait le cidre en bouteille et les femmes de couleur, deux motifs pour lesquels il disait qu’il était né dans son pays et qu’il allait souvent à la Martinique. Du reste, il avait grande envie de retourner chez lui planter ses choux, il y avait déjà environ dix ans qu’il lorgnait même, à cette intention, une petite maison, sur le bord de la route de Caen à Cherbourg, avec deux masures plantées de pommiers d’un excellent cru et un herbage par derrière, le tout clos de haies et palissadé. Il aurait pu l’acheter depuis longtemps, s’il faisait moins de folies à l’étranger toutes les fois qu’il y mettait le pied à terre. À peine débarqué, maître Nicole, en effet, laissait là l’équipage et le navire, et s’en allait par les rues, buvant, courant les filles, banquetant nuit et jour, faisant danser des négresses et jouant aux quilles avec des flacons. Au bout d’une huitaine de jours, il avait régulièrement mangé la traversée, de sorte qu’il fallait se remettre de suite à la mer, ce qui fait qu’il détestait la mer de tout son cœur, la regardant seulement comme un réservoir à poissons pour les pêcheurs et à pièces de cinq francs pour les caboteurs ; aussi, quand Henry lui parla du plaisir qu’il y avait à naviguer et du bonheur qu’il devait ressentir en ce moment ou on allait partir :

— Comprends pas ! répondit-il ; pour vous, c’est possible, parce que c’est du nouveau, mais pour moi, ça m’ennuie drôlement de voir pendant deux mois une plaine sans herbe. J’espère pourtant que c’est la dernière fois, ou bien je me jette dans le bassin en rentrant. Le diable m’emporte si je dépense un sou, arrivé là-bas ! Encore sans ma femme, qui me vole un peu d’argent toutes les fois que je reviens, je ne pourrais acheter cette petite maison dont je vous parlais tout à l’heure.

Le café était pris, les bagages étaient portés à bord de l’Aimable-Constance ; Henry paya l’hôtelier, qui lui souhaita bon voyage, et ils sortirent tous de l’hôtel.

Il était onze heures du matin, le temps était beau, le soleil brillait sur la doublure de cuivre des bastingages, et la pomme de l’escalier qui descend dans les chambres scintillait comme de l’or. Avec ses planches lavées qui séchaient à l’air, les hommes qui chantaient dans la mâture en se coulant le long des cordages, et ce beau soleil qui faisait tout resplendir, le navire avait un air de fête.

— Ôte-toi donc de là, maroufle, dit le capitane Nicole en donnant un grand coup de pied dans les reins à un nègre endormi, couché tout de son long sur le pont, ôte-toi de là, tu barres le passage à cette dame… pas de murmures encore, ou je te régalerai.

Mme Émilie et Henry s’assirent à côté du gouvernail, à regarder les préparatifs du départ, et le nègre alla continuer son somme un peu plus loin ; il avait une vieille redingote de livrée, toute en guenilles, et un chapeau à galon d’or, tout défoncé et percé ; à travers ses bottes usées on voyait les doigts de ses pieds, entourés de quelques linges poussiéreux et tachés de sang ; il avait l’air épuisé de fatigue, il dormait comme un mort. Il s’en retournait dans son pays, après avoir été domestique en France ; maître Nicole l’avait pris par charité, à condition qu’il le servirait pendant la traversée.

Cependant le bâtiment s’ébranla, des marins, des femmes, des enfants, une longue file de peuple tirant sur une ligne, le hala jusqu’en dehors des bassins pour qu’il pût se mettre sous le vent et partir, puis on lâcha la ligne, on poussa des cris dans l’air, on se donna des adieux de la main, du chapeau, du bout du mouchoir, et le navire s’en alla.

Une bonne brise du nord-est les poussait au large, et bientôt ils disparurent derrière l’horizon.

Il y eut, sans doute, dans l’âme d’Henry, un mouvement d’immense espoir quand seul, sur ce navire qui portait tout son cœur et tout son amour, il se sentit partir vers une terre nouvelle. Doucement incliné sur sa quille et les voiles mi-enflées, le bâtiment fendait l’eau avec mille bruits joyeux ; son drapeau battait l’air et tournait dans le vent, les franges de la tente s’agitaient, se frôlant l’une sur l’autre, les mâts se pliaient et se redressaient, et la carcasse elle-même, comme un corps monstrueux qui respirait et se mouvait, faisait craquer ses articulations et sa membrure. Accoudés à l’arrière, ils restaient à voir le sillage se former sous leurs regards, puis s’élargir et disparaître ; ils ne se parlaient pas, mais, les bras passés autour de la taille, ils se serraient étroitement l’un contre l’autre ; on eût dit que, sans le secours de la parole, ils voulaient se faire passer dans le cœur l’un l’autre leurs souvenirs communs, leurs espérances faites à deux, leurs vagues angoisses, leurs regrets, leurs inquiétudes peut-être, et mettre tout cela à l’unisson.

Henry se sentait fier et fort comme le premier homme qui a enlevé une femme, qui l’a saisie dans ses bras et qui l’a entraînée dans sa tanière. Alors l’amour se double de l’orgueil, le sentiment de sa propre puissance s’ajoute à la joie de la possession, on est vraiment le maître, le conquérant, l’amant ; il la contemplait d’une manière calme, sereine, il n’avait rien dans l’âme que d’indulgent et de rayonnant, il se plaisait à penser qu’elle était faible et sans défense au monde, qu’elle avait tout abandonné pour lui, espérant tout trouver en lui, et il se promettait de n’y pas manquer, de la protéger dans la vie, de l’aimer encore davantage, de la défendre toujours.

Pour elle, insouciante, nonchalante, presque engourdie, elle avait l’air de ne penser à rien ; les femmes parfois ont des héroïsmes magnifiques qui peut-être ne leur coûtent pas grand’chose. Regrettait-elle Paris ? Aglaé ? sa maison ? sa vie habituelle ? ce n’était pas son mari toutefois. De même que le navire se laissait pousser par le vent et fendait la mer, elle se laissait aller au souffle de l’amour qui lui faisait traverser la vie, comparaison qui n’est pas neuve, mais la circonstance l’exigeait ; c’était là sa place.

Je ne sais que par le rêve et je ne peux pas vous dire cette suprême mélancolie du voyage que le sillon du navire doit vous laisser dans l’âme ; je n’ai pas vu des cieux plus roses luire sur des feuilles plus larges, ni firmament plus étincelant se mirer dans des mers plus bleues ; il doit être doux, quand la nuit est venue, de savourer la paix du vieil Océan qui dort, d’écouter la poulie crier, la voile retomber, l’horizon bourdonner. Verrai-je jamais la lune qui brille au haut des voiles ? les cordages qui font leur ombre sur le pont ? et le soleil qui sort des flots secouant à l’air la crinière rouge de ses rayons ?

Henry et sa maîtresse passaient leur temps à se promener de long en large, ils s’informaient du pays qu’ils allaient voir, des manœuvres que l’on exécutait ; ils regardaient, sans les comprendre, les mouvements de la roue qui faisait tourner le gouvernail, et l’aiguille qui s’inclinait à droite ou à gauche sur son cadran. Au crépuscule, ils venaient de préférence s’asseoir à l’avant, sur des tas de cordages qu’il y avait là, et ils contemplaient le soleil se coucher ; ils écoutaient l’eau rejaillir au flanc du vaisseau, ils le regardaient s’avancer tout seul dans sa route, tant il y a de plaisir à se sentir aller par des voies non frayées.

Cependant la terre était lente à venir, et chaque matin on ne découvrait, comme la veille, que l’immense surface unie. Quand Henry sortait de sa cabine, je ne sais quoi le poussait toujours à regarder en arrière, comme pour y chercher quelque chose de perdu ; il se blottissait derrière le pilote, et il restait là des heures entières, l’œil tendu sur les flots, à parcourir par la pensée l’espace parcouru ; il suivait la même ligne et remontait l’horizon, il rentrait en France, à Paris, dans son passé, dans ses jours écoulés ; il se demandait : « Où sont-ils maintenant ? que font-ils ? pensent-ils à moi ? qu’ont-ils dit de notre fuite ? qu’en arrivera-t-il ? », et il se retraçait les lieux, se faisait des conversations et des aventures probables, avec le costume des gens, leur air de tête, leurs gestes habituels.

Puis Mme Émilie venait, elle le prenait par le bras, on faisait un tour sur le pont, on causait un peu avec le capitaine Nicole, ou bien on s’amusait à regarder Statoë qui, avec une lame de canif, taillait le portrait de l’empereur sur des calebasses de coco.

Maître Nicole, toujours vêtu de son gros gilet de tricot gris et le chef recouvert d’un bonnet de coton par-dessus son suroit, était un excellent homme, qui débitait d’assez bonnes farces au dessert ; il regrettait beaucoup le temps de la traite, et parlait aussi trop souvent de la petite maison qui est sur la route de Caen, ainsi que de la belle éducation qu’il voulait donner à un sien neveu, le fils d’un frère mort l’année dernière de la fièvre jaune, à la Havane, et duquel il comptait faire un amiral ou pour le moins un capitaine de corvette. Au reste, il était fort supportable, et même gourmandait rarement son monde, si ce n’est lorsque ses rages de dents le prenaient ; dans ces moments-là, en effet, il écumait, il brisait tout, il frappait sur tout, il jurait comme un renégat, et vous eût écharpé comme un bouledogue, mais habituellement, au bout de deux nuits, la douleur se calmait ; alors il se mettait à boire des soupières de punch, cuvait ensuite son eau-de-vie, puis tout rentrait dans l’ordre et rien n’y paraissait plus. Il n’y avait donc pas à bord trop de jurements, ni de coups de pied au derrière, le genre maritime y était médiocre, on y eût vainement cherché un traître.

Les fonctions de Statoë, que le père Nicole appelait Morico, consistaient à cirer les bottes de son patron et à le servir à table, le reste du temps était à lui ; il l’employait presque en entier à dormir, on le trouvait toujours couché, à la première place venue, et y ronflant de toute son âme ; il semblait que l’Europe l’avait fatigué et que, monté sur le vaisseau, il se reposait enfin pour la première fois depuis de longues années.

Malgré la fatigue de sa figure et les cheveux gris qu’il y avait dans sa laine fauve, ses membres étaient pourtant encore robustes et son regard étincelait quand il n’était pas éteint, il avait l’air triste. Souvent il ôtait sa vieille livrée en guenilles, la mettait par terre et se couchait dessus comme sur un tapis, puis il défaisait les linges qui lui entouraient les jambes, se les grattait en riant et les laissait exposées au vent ; alors il écartait les bras et soupirait.

Son père l’avait vendu pour un paquet de clous ; il était venu en France comme domestique, il avait volé un foulard, pour une femme de chambre qu’il aimait, on l’avait mis cinq ans aux galères ; il était revenu de Toulon au Havre à pied, pour revoir sa maîtresse, il ne l’avait pas retrouvée, il s’en retournait maintenant au pays des noirs. Celui-là aussi avait fait son éducation sentimentale.

Henry était malade, il supportait mal la mer ; les premiers jours, on avait cru qu’il s’y accoutumerait, mais lui-même commençait à voir qu’il fallait se résigner à souffrir encore longtemps ; Émilie le soignait comme un ange, ils couchaient dans la même cabine, la nuit elle se relevait et lui donnait à boire. Le pauvre enfant ! quel œil désolé il tournait vers elle, et comme sa main défaillante cherchait sa main, durant ces longues heures pénibles, où l’angoisse le roulait comme en une mer de douleurs ! Parfois cependant, quand elle s’approchait de lui et touchait sa tête endolorie, l’amour lui réchauffait l’âme et le sourire venait éclore sur ses lèvres.

— Tu l’as voulu, disait-il, tu l’as voulu ! tu as attaché ta vie à la mienne. Vois déjà !

— Est-ce moi que tu plains, répondait-elle, de ce que je fais, de ce que te ferait ta mère, de ce que je t’aime ? Ici nous sommes libres, Henry, je peux rester là toute la nuit, toute la journée, à te regarder et à te consoler. Dors, enfant, dors, repose-toi, tu seras mieux tantôt.

D’ordinaire, le soir, à la brise, il se trouvait mieux, il montait sur le pont. Émilie le soutenait, elle lui parlait du temps où ils se promenaient dans le jardin, où il lui donnait le bras pour monter de l’escalier au salon, ou elle s’appuyait dessus comme elle faisait maintenant.

— Te souviens-tu comme je tremblais ? disait Henry.

— Et moi comme je te regardais ?

— Ah ! je serrais ton coude sur mon cœur, est-ce que tu n’en sentais pas les battements ?

— Comme cela, n’est-ce pas, disait-elle clignant des yeux et se renversant le cou en arrière.

— Oh ! regarde-moi ainsi, disait Henry, de cette manière-là… longtemps… tu me rappelles les premiers jours que je t’ai vue.

Après le dîner, ils se promenaient encore sur le pont, aux étoiles ; elle l’entourait de son manteau et ils marchaient ensemble dessous, car il leur était commode pour cela, comme si on l’eût fait exprès. C’était bien un de ces exquis vêtements qui savent l’histoire de toute existence de femme, vêtements pleins de souvenirs, beaux autrefois, faits alors pour être jetés sur des épaules nues, à la sortie du bal, pour que l’hermine brille sur la peau et que le satin glisse sur les chairs, puis, qu’on a mis en visite de temps à autre, les grands jours, qu’on a repris malgré la mode contraire, qu’on aime comme un ami, dont les mères enveloppent leurs enfants quand ils sont petits, dont ensuite elles se couvrent les genoux en voyage, lambeaux de sentiments, d’affection, de passion, de rêverie et de folies qu’on use jusqu’à la corde et qu’on ne donne pas aux pauvres.

Quant à Émilie, sa santé était excellente, elle supportait les roulis, la nourriture du bord, l’ardeur du soleil, le froid des nuits, les veines, la fatigue, elle n’éprouvait jamais le plus petit malaise, le capitaine l’en admirait beaucoup. Elle avait d’ailleurs arrangé sa vie comme si elle eût dû la passer tout entière sur ce navire, elle y avait pris des occupations régulières, elle s’y amusait presque. Elle broda d’abord une bourse pour Henry, puis une paire de pantoufles, ce qu’elle fit le plus lentement possible afin de travailler plus longtemps pour lui ; elle se plaisait à donner à manger aux poulets, elle leur jetait du pain émietté, à travers leurs barreaux ; les pigeons du bord, qui perchaient dans les mâts, venaient becqueter dans sa main ou sur son tablier.

Une fois, pour s’occuper, elle eut l’idée de faire de la pâtisserie qui fut trouvée excellente par tout le monde, si ce n’est par Henry qui n’en put goûter, la mer étant très rude ce jour-là. Je ne sais pas même s’il eût été bien aise de la voir dans la cantine, avec le cuisinier, les bras retroussés jusqu’aux coudes, les mains à plein dans le beurre, et toute barbouillée de farine. Les femmes de ce genre ont des manies singulières ; celle-ci, par exemple, aimait l’odeur de la corne brûlée et adorait le vinaigre, elle en buvait à pleine cuiller.

Mais il se mêlait à la douceur de sa caresse une sorte de force contenue, de virilité cachée, qui faisait qu’elle subjuguait, enchantait ; ainsi sa main, d’une mollesse si humide au simple toucher, avait quelque fois des pressions brutales, de même que son œil tendre, toujours à demi fermé, lançait à certains moments un jet rapide, incisif, mordant ; puis, par-dessus tout cela, dominait un calme exquis, un abandon plein de paresse et de naturel, un peu de mélancolie rêveuse, une simplicité charmante, c’était quelque chose de la mère de famille sans enfants et de la vierge sans virginité.

Depuis le temps qu’Henry la connaissait, elle ne vieillissait pas ; toujours même grâce des lèvres, et même fraîcheur de la peau, même parfum de tout son corps, et à ses yeux elle s’anoblissait et se grandissait ce qui, aux yeux d’autres hommes peut-être, l’eût avilie et rapetissée.

S’il y avait pour elle, au fond de ses entrailles, un appétit moins vorace, et s’il ne sentait plus si souvent, à son regard, de ces épreuves d’amour où toute sa substance s’épanchait vers la sienne, harmonie suprême dans laquelle l’infini semble prendre leur niveau, en revanche il se surprenait à l’aimer d’une autre manière et comme sous un autre aspect du cœur ; il éprouvait plus de respect, de contemplation, de religion ; elle lui apparaissait consolante, fortifiante, la source de toute félicité, le principe de la vie, ayant son seul but en elle-même, imitant à son insu ce que l’humanité a fait aussi quand, lassée de la femme et ayant bien retourné de la main la misère de sa chair, triste alors mais l’aimant toujours, puisque c’est sa destinée, elle la plaça dans le sein de Dieu et se mit à l’adorer.

Au milieu de ce bonheur était pourtant un grand vide, son âme y tournait irrésolue. N’ayant plus rien à attendre d’Émilie, il en attendait néanmoins quelque chose et en espérait encore des trésors non révélés, comme si tous ne lui avaient pas été livrés ; aussi, quoique le présent fût doux, l’avenir ne lui en paraissait pas moins la mine inépuisable, où le dernier mot serait dit ; chaque heure était belle, cependant il y avait au fond de ce charme même un regret singulier vers celle qui s’était écoulée et qui ne reviendrait plus.

Qui me rendra les sons de la cloche qui sonnait hier, au crépuscule, et le gazouillement des oiseaux qui chantaient ce matin dans les chênes ! et pourtant je m’ennuyais au coucher du soleil et je bâillais de fatigue à son aurore !

Il l’admirait d’être toujours sans ennui, d’avoir ce front si pur, et comme il n’était pas capable de tant de vertu et de résignation ou d’indifférence, il se ravalait dans sa propre estime et se désolait de n’y pas atteindre ; il l’en jalousait peut-être, mais il l’en admirait à coup sûr.

Notez aussi que le mal de mer ne vous dispose pas aux réflexions facétieuses, et qu’on voit volontiers les choses en noir quand on vomit de la bile.

La cabine où ils couchaient avait deux casiers ; celui d’Henry était fort étroit, à peine s’il pouvait s’y retourner et étendre les jambes. Heureusement qu’il y avait par terre un matelas ou lit de repos, où il se mettait pour varier sa position, et là, souvent, soit que la lampe suspendue balançait sur leurs têtes sa lueur pâle et jaune, soit que la lune, brillant sur les flots, entrât par l’œil-de-bœuf de gros verre blanc qui était à ras de l’eau, ou bien que le soleil de midi, frappant d’aplomb du haut du ciel, chauffât le store de l’écoutille et dessinât sur leur plancher la rosace qui y était peinte, là, très souvent, je vous assure, lecteur, qu’il ne la trouvait ni calme ni sereine, qu’elle ne lui apparaissait nullement fortifiante, et qu’il ne se sentait point lassé de la femme ni de la misère de son corps.

XXIII

Le père d’Henry était un homme qui écrivait bol par un w et disait du kirschwaser ; il portait d’ordinaire une cravate blanche très épaisse, où son menton se trouvait caché, des favoris taillés comme du buis, qui s’étendaient de l’oreille à la narine et avaient l’air de couper sa joue en deux, un chapeau plus large du haut que du bas, très enfoncé sur les yeux, un gilet de nankin à boutons de nacre, une canne de jonc ornée d’une haute virole, et des breloques à sa montre, laquelle montre était, d’ailleurs, retenue à son cou par une chaîne de sûreté en cheveux blonds.

Le soir, pour lire le journal, il mettait des lunettes, mais il ne comprenait pas qu’on pût se servir de lorgnon et il raillait là-dessus très finement les gens qui en portent.

Il détestait l’eau de Cologne et en général tous les parfums et les odeurs quelconques, il n’aimait pas non plus les hommes qui ont des gants blancs ; il pensait aussi que les moustaches ne conviennent qu’aux militaires et qu’à moins d’être marin on ne doit pas fumer.

Il avait ses idées faites sur tous les sujets possibles ; pour lui toute jeune fille était pure, tout jeune homme était un farceur, tout mari un cocu, tout pauvre un voleur, tout gendarme un brutal, et toute campagne délicieuse.

En fait d’art, il y avait dans son salon, les gravures des batailles de l’Empire et, dans son cabinet, au-dessus de son bureau, l’Amour demandant des armes à sa mère.

Il voulait la liberté des cultes, mais il disait que celle de la presse était poussée jusqu’à la licence, et qu’on ferait bien d’envoyer quelques journalistes aux galères de temps à autre, pour l’exemple. Il criait toujours contre le gouvernement, et à la moindre émeute il se déclarait pour les mesures les plus violentes. Il détestait les prêtres, qu’il appelait tous des hypocrites, des tartufes, mais il affirmait néanmoins qu’il fallait une religion pour le peuple. Étant propriétaire, il défendait la propriété, tremblait toujours pour la sienne, et avait peur du prolétaire.

Il admirait également Voltaire et Rousseau, qui étaient dans sa bibliothèque, qu’il n’avait pas lus, qu’il n’eût pas compris. Il parlait souvent d’Henri IV, qu’il appelait le Béarnais, et de la « poule au pot » que ce bon monarque voulait faire manger à ses enfants tous les dimanches ; il citait encore le « pends-toi, Crillon » et le « panache blanc », ainsi que « tout est perdu fors l’honneur » et « frappe, mais écoute ».

Après le dessert il chantait volontiers du Béranger, et il trouvait aussi qu’à ce moment-là un petit air de piano n’est pas désagréable à entendre ; tout ce qui n’était pas contredanse était pour lui de la musique d’enterrement.

Il buvait le champagne non frappé et répandait son café dans sa soucoupe.

Quand il passait dans les champs, devant une bicoque de paysans, il disait : « Ah ! j’aime ça, moi ! c’est bien, ça ! vive la campagne ! Toutes ces habitations respirent un air de propreté, d’aisance » et rentré dans la ville : « Voilà de belles maisons au moins ! c’est vraiment là qu’on trouve le bien-être, le confortable ! »

Dans l’hiver, en se chauffant à sa cheminée, il s’écriait : « Comme on y est bien ! on est là, réunis tous, en famille, tranquillement » ; au printemps il disait : « Ah ! voilà le printemps ! la belle saison ! on voit tout pousser, ça fait plaisir, ça promet » ; dans l’été : « J’aime l’été, moi, on peut s’asseoir sur l’herbe, faire des parties de campagne, on n’est pas renfermé entre quatre murailles », et à l’automne enfin : « Il faut avouer que c’est la plus belle saison de l’année que l’automne. Quoi de plus joli au monde que de voir tous ces paysans faire leurs récoltes ! »

Excellent homme, que la vue d’un enterrement attristait et que le clair de lune rendait pensif. Il s’amusait, au bal, à voir danser la jeunesse, disait « le tourbillon des plaisirs » et faisait son cent de piquet tous les soirs.

Avant de donner un sou à un pauvre, il voulait savoir si ce n’était pas un fainéant et pourquoi il ne travaillait pas dans les fabriques.

Dans sa maison, bien entendu, il était pour l’ordre et les bonnes mœurs, et se fût indigné s’il eût su que la bonne couchait avec le garçon, tandis qu’il se réjouissait beaucoup des histoires scandaleuses arrivées chez les autres, et qu’il excusait volontiers toutes les fredaines.

Il pleurait aux mélodrames et s’attendrissait aux vaudevilles du Gymnase ; il avait même envie de se lier avec les acteurs qui venaient jouer dans sa ville, et il tâchait de les voir en dehors de la scène ; il leur eût de grand cœur payé un petit verre au café, mais il se fût cru déshonoré s’il en eût reçu quelqu’un à dîner chez lui, à sa table.

Philosophe, philanthrope, ami du progrès et de la civilisation, enthousiaste de la culture de la pomme de terre et de l’émancipation des nègres, il déclarait sans cesse que tous les hommes sont égaux, mais il eût été bien étonné, pourtant, si son épicier ne l’eût pas salué le premier lorsqu’il passait devant sa boutique ; tenant sévèrement ses domestiques, disant « ces gens-là » en parlant d’eux, et trouvant toujours que les ouvriers perdaient leur temps.

C’était un de ces hommes du grand troupeau, ni bons ni méchants, ni grands ni trop petits, avec une figure comme tout le monde et un esprit comme les autres, se croyant raisonnables et cousus d’absurdités, se vantant d’être sans préjugés, et pétris de prétentions, parlant sans cesse de leurs jugements, et plus étroits qu’un sac de papier qui se crève dès qu’on veut y faire entrer quelque chose ; qui ne battent personne parce qu’ils ne sont pas nés violents, n’assassinent pas parce qu’ils ont horreur du sang, ne volent pas parce qu’ils n’ont besoin de rien, ne se grisent pas parce que le vin leur fait mal ; qui craignent un peu Dieu quand il tonne et plus encore le diable quand ils meurent ; qui veulent que vous ayez leur opinion, leur goût, que vous épousiez leurs intérêts, que vous parliez leur langue, portiez leur costume, soyez de leur pays, de leur ville, de leur rue, de leur maison, de leur famille, et qui sans doute, au fond d’eux-mêmes, se trouvent néanmoins doux, humains, sobres, tempérants, moraux, patriotes et vertueux, regardant certaines choses élevées comme des niaiseries, mais en prenant au sérieux bien plus de bouffonnes, à commencer par eux-mêmes.

En connaissez-vous ainsi ? en avez-vous vu quelquefois — ne fût-ce que vous-même, par hasard — avoir horreur des araignées et épouser de vieilles femmes, permettre qu’on fume dans leur pipe et non pas qu’on boive dans leur verre, crier au cynisme devant le mot propre et le mettre en pratique tous les jours, ne pouvoir dormir après une tragédie, mais bien dîner en sortant de la cour d’assises, trouver juste après tout que l’on bombarde Constantinople, car ce sont des Turcs, mais se fâcher tout rouge si on casse leurs vitres, car on attente à leurs droits ? Tout dépend du mot, de la circonlocution, de la lunette qu’on emploie, si c’est un télescope ou un microscope. La glace est excellente en été, mais qui en désire l’hiver ? et pourtant la glace est toujours la glace ; le feu dilate les métaux, il fait évaporer les liquides et durcit les œufs, on le maudit en hurlant quand il vous brûle, et ceux qui couchent sur la neige l’alimenteraient, j’en suis sûr, avec les planches du cercueil de leur mère.

Et la vie elle-même, la vie, n’est-elle pas le même plat rabâchage, le même air éternel, avec ses notes aiguës dans le haut, qui déchirent l’oreille, et ses basses sourdes continues, qui tiennent la mesure ? Je vous ai vu naguère l’appelant une mélodie divine où votre cœur se fondait, les mots alors vous manquaient pour exprimer l’extase où l’enchantement de cette composition magnifique vous tenait suspendu ; la joie débordait de vous comme d’une coupe trop remplie, et vous pleuriez d’être heureux ; mais aujourd’hui, parce que votre femme est morte, votre chien perdu, vos bottes trouées, ou qu’on vous poursuit pour dettes, vous la traitez de charivari odieux et de musique infernale, vous vous bouchez les oreilles aux mêmes refrains, vous fermez les yeux au même soleil.

Si l’on avait dit au père d’Henry : « Votre fils a séduit une grande dame honnête et riche, portant un beau nom et maîtresse d’un beau château, il s’est marié avec elle, c’est un fier parti », le bonhomme eût remercié sa destinée, et il eût incontinent invité tous ses amis, les fortes têtes de l’endroit, à un festin copieux, on eût bu le meilleur vin de sa cave et on l’eût félicité de son bonheur, et il aurait fait ensuite un voyage à Paris pour aller embrasser ce fils chéri et jouir du spectacle de le voir dans sa nouvelle position ; il eût trouvé à sa bru toutes les vertus possibles et toutes les qualités imaginables. Dans une autre conjecture, si Henry avait conquis le cœur de la fille d’un charbonnier ou d’un marchand de légumes, et qu’il l’eût ensuite plantée là avec un marmot sur les bras, ne voulant pas s’avilir à l’épouser, son père fort probablement l’eût regardé comme un gaillard très espiègle et fort habile ; dans le fond de sa vieille indulgence philosophique, il n’aurait pas même été fâché des succès de son fils, et peut-être eût-il voulu voir la pauvre fille qui l’avait trouvé si aimable.

Ces possibilités, rentrant dans le cercle de celles auxquelles il avait songé, ne lui auraient pas parues bien étranges si elles se fussent effectuées ; en effet, ce sont là de ces choses que l’on voit, qu’il avait vues, auxquelles il s’était vaguement attendu les jours où, pensant à Henry et s’imaginant tout ce qui pourrait lui advenir de bien et de mal, il avait bâti ces hypothèses et ces aventures que nous édifions dans l’absence des personnes qui nous sont chères. D’abord il avait prévu un duel, il s’était arrêté à une blessure, à une blessure assez grave même, mais pas dangereuse — mourir en duel est si rare ! — il avait de suite écarté l’idée de la mort — car nos pensées nous font peur — et il en était revenu à un simple accident, à une maladie ; il avait songé aussi qu’il pourrait bien être surpris dans une émeute et mis en prison pour quelques jours ; il avait pensé encore qu’il pourrait devenir amoureux de la dame de comptoir du café qu’il fréquentait, s’il en fréquentait un, et que peut-être il y ferait une énorme consommation pour lui être agréable, puis que ne pouvant payer, il emprunterait, il aurait recours aux usuriers, et qu’alors il y aurait des dettes, des dettes à n’en plus finir, la vie d’un jeune homme à Paris étant une médaille à double face, portant Cupidon sur l’une et le créancier sur l’autre ; il s’était donc résigné à les payer si elles venaient. Il avait encore entrevu dans l’incertain des malheurs possibles — mais ceci lui déplaisait davantage — la certaine femme dangereuse pour le bon sujet, la « mangearde » que redoute tant le bourgeois pour son enfant, celle qui lui fait perdre à la fois son temps et son argent, le dérange dans ses études, lui communique l’amour du luxe et du jeu, le dégoûte de la province et l’empêche plus tard de s’établir ; il s’était dit cependant qu’il ferait tous ses efforts pour le tirer du gouffre et le remettre à flot. Or il avait tout prévu, tout imaginé ; il s’était résigné à tout, il était prêt à tout, mais comme il n’avait pas prévu ni imaginé que son fils pouvait s’enfuir avec Mme Renaud, il entra, quand il le sut, dans une surprise, dans un ébahissement, dans une pétrification indescriptibles. La lettre lui en tomba des mains, et si les bras avaient pu lui tomber du corps ils auraient suivi la lettre.

C’était Morel qui lui annonçait cette nouvelle, on était à un mardi matin. Ils étaient partis de l’avant-veille, le samedi au soir, on ne savait où ils s’étaient enfuis. Morel racontait en outre la manière dont ils s’étaient esquivés et celle dont ils s’étaient pourvus d’argent pour leur voyage.

On se frotta les yeux, on n’y voulait pas croire ; il fallait bien y croire cependant et voir ce qu’il y avait à faire. On alla consulter le notaire, qui ne donna pas d’avis bien net et n’indiqua aucun moyen bien praticable.

Sans plus rien conter à personne, M. et Mme Gosselin se décidèrent donc à partir aussitôt pour Paris, afin d’aller chez M. Renaud lui-même savoir ce que tout cela voulait dire.

Ils descendirent d’abord chez Morel qui, s’attendant à leur arrivée, n’en fut pas surpris ; il supporta donc sans trop de fatigue l’expansion de leur douleur, leurs larmes, leurs gémissements, car il s’y était résigné d’avance, ce qui importe beaucoup dans ces cas-là. Pour bien jouer toutes les scènes de la vie, tout consiste dans la préparation préalable qui s’est dû faire dans la coulisse ; on n’attrape pas juste le ton du premier coup, il faut parcourir la gamme, quelquefois on va même au delà, et, pénétré de l’esprit du rôle, on s’efforce à rire ou à pleurer intérieurement quoique l’on n’en ait nulle envie. Mais Morel n’avait pas besoin de s’exciter à l’émotion, n’étant pas d’ailleurs susceptible d’une délicatesse si scrupuleuse ou d’une illusion si féconde ; il sympathisait vraiment à leur chagrin, autant que l’on sympathise toutefois aux douleurs d’autrui ; puis il aimait M. Gosselin, c’était une vieille connaissance, sa franchise et sa probité lui plaisaient fort ! sa vulgarité aussi y était peut-être pour quelque chose. Nous nous accrochons volontiers à toutes les analogies de notre nature quelles qu’elles soient, inférieures ou supérieures, on aime mieux les premières et l’on s’enthousiasme des secondes.

Il prit cette affaire à cœur et leur offrit ses services.

— Voyons d’abord le mari, leur dit-il ; parlons-lui, nous nous tournerons ensuite d’un autre côté si nous n’en obtenons rien.

Et, comme c’était un homme expéditif, il envoya de suite quérir un fiacre, poussa dedans nos deux bourgeois, et l’on se dirigea vers l’institution Renaud.

Mme Gosselin, fatiguée du voyage et les yeux rouges d’avoir pleuré, semblait toute malade et endolorie ; son chapeau de soie puce, dont le voile était noué sous le menton pour lui tenir les oreilles chaudes, avait reçu plus d’une cassure ou d’une bosselure ; ses gants de fil étaient éraflés, ses bas blancs salis et ses souliers à rubans noirs tournés autour de la jambe, tout couverts de poussière. M. Gosselin avait les traits fatigués, le teint échauffé, la barbe longue, sa cravate était un peu jaune sous la mâchoire, et les bagues de son habit surtout auraient eu besoin d’un coup de fer. Mais les pauvres gens ne songeaient guère à leur toilette.

— Ah ! qui l’eût cru, monsieur Morel ! disait la mère, qui me l’eût dit ? dans une maison comme celle-là !

— Que voulez-vous, ma pauvre dame.

— Une maison qui se recommandait si bien d’elle-même ! nous avions pourtant pris tous les renseignements possibles ! mon Dieu ! mon Dieu !

— Voilà comme on est trompé, disait le père.

— Une femme mariée ! répétait Mme Gosselin.

— Ce n’est pas une raison, répondait M. Gosselin, ce sont les pires quand elles s’y mettent, les plus dévergondées.

— Vraiment ? mais où croyez-vous qu’ils soient partis, monsieur Morel.

— C’est ce qu’il nous faut savoir.

— Au reste ça ne m’étonne pas, reprit Mme Gosselin.

— Comment donc ?

— Oui, depuis quelque temps… dans ses lettres… il me semblait m’apercevoir… de quelque chose… comme ça… je ne peux pas dire… mais…

— Dans ses lettres, dis-tu ?

— Oui, est-ce que tu ne remarquais pas qu’il avait un drôle de style… des phrases singulières, exaltées… des expressions…

— Romantiques ! exclama M. Gosselin. Auriez-vous cru cela, vous, monsieur Morel ?

Morel. — Mais ce n’est pas une raison pour…

M. Gosselin. — Il aura perdu la tête sans doute, c’est un moment de folie, d’égarement.

Mme Gosselin. — C’est elle qui la lui a tournée, va !

M. Gosselin. — Ça se peut, ça ne m’étonnerait pas…

Morel, tranquillement. — On aura bien du mal à l’arracher de là !

M. Gosselin, soupirant. — Ça lui nuira bien pour son avenir, ce pauvre garçon. (S’animant.) Quelle idée ! quelle idée ! mais mon Dieu, quelle idée ! J’aurais bien mieux aimé, s’il voulait à toute force faire des farces, à la rigueur qu’il prît une maîtresse comme tous les jeunes gens. Que diable ! on sait bien qu’à vingt ans on ne peut pas vivre comme un ermite, j’ai été jeune aussi, moi, je sais bien ce que c’est.

Mme Gosselin. — Quelle coquette ! perdre ainsi mon pauvre Henry !

M. Gosselin. — Envoyez donc vos enfants à Paris !

Mme Gosselin. — Oui, fiez-vous-y !

M. Gosselin. — Vous les croyez en sûreté, travaillant, bien surveillés, s’occupant de leurs affaires…

Mme Gosselin. — Et pas du tout ! il suffit d’une misérable !…

Morel regarde par la portière et trouve que le véhicule va lentement.

Mme Gosselin, continuant. — d’une misérable pour empoisonner leur existence ! (Avec un geste énergique.) On devrait pendre ces femmes-là.

M. Gosselin. — Je ne l’ai jamais vue, moi, cette dame-là, comment est-elle ?

Morel, écarquillant les yeux et souriant. — Mais elle vaut bien…

Mme Gosselin. — Une horreur, mon ami, une horreur !

M. Gosselin. — Grande ? petite ? brune ? blonde ?

Morel. — Grande.

Mme Gosselin, l’interrompant chaque fois qu’il veut parler. — Une grande débauchée !

Morel, continuant. — Brune.

Mme Gosselin, l’interrompant. — Noire comme une taupe.

Morel, continuant. — D’une assez belle prestance, forte femme.

Mme Gosselin, colère. — Oui, une vache ! toujours sans corset !

Morel. — De beaux yeux noirs.

Mme Gosselin. — Un air impudique ! une coquette, mon ami !

Le fiacre s’arrête, le marchepied se déploie. On demande M. Renaud, il est occupé, il va descendre tout à l’heure. On introduit nos personnages dans une petite pièce au rez-de-chaussée, donnant sur le jardin, espèce de parloir et d’antichambre entre la cuisine et la salle à manger.

Enfin M. Renaud descend, il est en robe de chambre, dans sa robe de chambre que nous lui connaissons ; ses chaussons de Strasbourg remontent par-dessus son pantalon noir, ses lunettes sont relevées sur son front, il les ôte vivement en même temps qu’il porte la main à son bonnet grec, en s’excusant de s’être fait attendre. Après avoir donné une poignée de main à Morel, il s’informe gracieusement du service que l’on réclame de lui.

M. Gosselin, levé sur la pointe des pieds, d’un air digne et retenant sa colère. — Monsieur !

M. Renaud, d’un air poli. — Monsieur !

M. Gosselin, élevant la voix, d’un air encore plus digne. — Monsieur !

M. Renaud, étonné. — Monsieur !

M. Gosselin, éclatant. — Eh bien, monsieur !!

M. Renaud. — Eh bien, monsieur, que me voulez-vous ?

M. Gosselin. — Je viens voir mon fils, monsieur, je veux le voir, je voudrais savoir ou il est.

M. Renaud. — Il est parti de ma maison depuis samedi dernier, je vous jure que je ne sais pas du tout où il peut être.

Mme Gosselin. — Comment, monsieur, on vous l’a confié et vous ne savez pas…

M. Gosselin, à son épouse, la calmant. — Tais-toi, bonne amie, tais-toi, laisse-moi parler. (À M. Renaud.) Si vous ne savez pas où il est, vous savez toujours avec qui il est…

Mme Gosselin, vivement. — Oui, il n’est pas parti seul.

M. Renaud. — Que voulez-vous que je vous dise ? est-ce ma faute, à moi ? Je ne pense pas…

Morel. — Vous devez en répondre, cependant.

M. Renaud. — Mais, mon ami…

Morel. — Ah ! tant pis pour vous, on est en droit de vous poursuivre, c’est un mineur.

Le père Renaud. — Comment me poursuivre ! mais de quoi ? qu’ai-je fait ? que vouliez-vous que j’y fasse ? est-ce que je savais tout cela ? pouvais-je m’en douter ?

M. Gosselin, brutalement. — On doit toujours s’en douter !

Le père Renaud, inquiet sur les résultats de cette aventure et craignant qu’elle ne nuise à son établissement. — De grâce ! parlez plus bas, je vous en supplie ! on peut vous entendre, monsieur.

M. Gosselin. — Qu’on m’entende, si on veut… Oui, on m’entendra, je le dirai partout, je dirai que je vous avais confié mon fils, un jeune homme, un jeune homme de bonne famille…

Mme Gosselin. — Né de parents honorables.

M. Gosselin. — Qui ont du bien encore ! qui sont connus ! Ainsi ce ne sont pas des noms en l’air, des gens comme tout le monde, voyez-vous ! nous ne laisserons pas dormir ça, allez ! (Après avoir repris haleine, plus vivement.) — On vous l’avait confié, dis-je, on l’avait mis chez vous et vous l’avez corrompu.

Le père Renaud. — Ha !

M. Gosselin, précipitant son débit. — … ou qu’on l’a corrompu, comme vous voudrez ; qu’au lieu de veiller sur sa moralité, sur sa santé, son instruction, vous l’avez laissé se gâter, se perdre ; vous avez favorisé ses débauches, et qu’enfin une femme, votre femme, l’a enlevé, et cela chez vous, sans rien dire, sans le voir, sans vous en apercevoir, ou sans vouloir vous en apercevoir. Oui je dirai cela, je veux qu’on me fasse justice, qu’on me rende mon fils.

Mme Gosselin, pleurant. — Mon pauvre enfant, mon Henry, où est-il ? mort, peut-être ?

Morel, la consolant. — Non, non, nous le retrouverons.

M. Gosselin. — Où voulez-vous que nous l’allions chercher, nous autres, ses parents ?

Mme Gosselin, pleurant. — Ses pauvres parents !

M. Gosselin. — Regardez sa mère, voyez comme elle est ! elle en deviendra folle ; et moi, monsieur, moi son père, croyez-vous que ça m’amuse ? Que voulez-vous que nous pensions, que nous devenions ? Pouvons-nous vivre comme ça ? Où le chercher ? Voyons, dites, parlez !… Agissez ! morbleu ! retrouvez-le ! c’est votre affaire. S’il vous est égal de savoir où est votre femme, moi je veux savoir où est mon fils, et de suite encore !… ah ! vous vous en mêlerez ! vous nous le rendrez ! j’irai partout, entendez-vous bien ? je remuerai tout, j’ai des amis, des protections, Morel va nous guider, j’irai chez le ministre, chez le roi s’il le faut, je mettrai dans les journaux…

Le père Renaud. — Grâce ! monsieur, grâce, au nom du ciel ! Vous me ruinez, vous décriez ma maison, je suis un homme perdu. Pas de publicité, je vous en prie ; mais ayez pitié de moi aussi, regardez comme j’ai été triché, comme je suis malheureux ! Il vivait ici, mon Dieu, comme les autres ; elle n’avait pas l’air de l’aimer plus que les autres, plus que Mendès, plus qu’Alvarès, que Shahutsnischbach, j’étais à mes leçons, moi ; il venait les prendre dans mon cabinet, il s’en retournait ensuite dans sa chambre étudier toute la journée, jamais je ne me suis aperçu de rien. Il était doux, gentil, jamais un mot plus haut que l’autre, je n’aurais jamais cru… Et elle, monsieur, elle ! elle avait l’air de bien m’aimer aussi ; moi je l’aimais tant ! Croyez-vous qu’il n’y ait que vous à plaindre et que je ne souffre pas non plus ? Sans doute votre douleur est respectable, mais la mienne, monsieur, la mienne est terrible, car c’était ma femme, enfin, ma femme adorée !… Ma pauvre Émilie ! elle tenait ma maison, c’était elle qui réglait tout, les personnes qui venaient ici la respectaient, M. Dubois, M. Lenoir, Mlle Aglaé…

Morel, entre ses dents. — Grand’chose de propre !

Le père Renaud, continuant. — Il faut donc que je perde à la fois ma réputation, ma femme, ma maison, ma fortune, mon honneur, mon avenir, tout ! mon Dieu ! tout ! Qu’est-ce qui voudra me confier des élèves maintenant ? je suis déshonoré ! c’est fini ! Et mon athénée que je voulais établir l’année prochaine, mes cours du soir pour les jeunes personnes ! Les mères de famille ne voudront plus y venir… Ah ! Émilie, Émilie, qui me l’eût dit ? je ne lui refusais rien pourtant !… me voilà ruiné, ruiné, ruiné !!…

La pauvre mère pensait à son fils égaré je ne sais où, perdu dans le monde, errant avec un démon ; elle se le figurait malade, agonisant, les regrettant tous, ne devant jamais les revoir, car il flottait dans son esprit au milieu d’une infortune indéterminée, d’autant plus terrible à y songer qu’on ne pouvait pas la préciser, se la figurer sous une forme quelconque. Debout, immobile et les bras croisés, sentant qu’il n’avait plus rien à dire et s’en irritant davantage, subitement arrêté dans sa colère par cette faiblesse qu’il n’avait pas prévue, son mari fixait sur M. Renaud un œil furieux, sanguinolent et plein de larmes aussi ; il s’était attendu à quelque chose qui lui résisterait, à un obstacle à braver, et il ne trouvait plus rien à saisir, comme si tout à coup fuyait sous nous le sol que l’on allait frapper du pied.

M. Renaud, la tête sur sa poitrine et sanglotant sourdement, voyait déjà sa maison perdue, vide, affichée à vendre et les commissaires-priseurs à la porte, criant à l’enchère la literie, la batterie de cuisine et le beau service de porcelaine ; il pensait aux améliorations futures qu’il avait rêvées, à l’athénée littéraire manqué, à l’aile en retour dans le jardin, dont il voulait agrandir sa maison, à son nom traîné partout, imprimé dans les journaux, chuchoté sur les bancs des collèges, désormais matière à ridicule et à historiette réjouissante ; puis encore, dans le fond de son âme, humilié par ce maudit petit jeune homme qui était la cause de tout cela, et aussi par cette belle femme qu’il avait eue, qu’il aurait pu avoir encore, qui était bien la sienne cependant, et dont la large poitrine gonflée, qu’il avait vue toute nue autrefois, peut-être alors, en ce moment même, se dilatait sous celle d’un autre.

Morel les regardait tous les trois, il en avait compassion.

— Ils n’ont rien laissé ? dit-il à M. Renaud, pas une lettre, un simple billet ? pas un mot qui puisse faire savoir leur intention, par hasard ? Vous n’avez donc rien vu dans leurs chambres ?

— Je n’en sais rien, répondit M. Renaud.

— Vous n’y avez pas été ?

— Mon Dieu, non !

— Quelle incurie, s’écria M. Gosselin.

— Ça ne se comprend pas, dit Mme Gosselin.

— Mais vous pouvez y aller, leur répondit-il doucement ; cherchez, voyez, je vais vous y faire conduire.

Ils montèrent d’abord dans la chambre de Mme Émilie ; on eût dit qu’elle venait d’en sortir, les rideaux de soie bleue et de mousseline blanche étaient tirés et cachaient le jour, les draps du lit pendaient par terre sur le tapis ; au fond de la cheminée, sur des tisons blanchâtres, il y avait encore le reste des papiers qu’ils y avaient brûlés, ainsi que sur la table de toilette la cuvette encore pleine d’eau, le grand flacon rose débouché, les pâtes et les essences étendues, avec la brosse à ongles qui s’était usée sur sa main et les peignes qui s’étaient promenés dans sa chevelure. Dans la douce odeur fraîche de cet appartement fermé, sans doute qu’un poète eût senti des souvenirs de femme et de tendresse amoureuse, parfum composé, qui s’exhalait de tous ces vêtements étendus sur des meubles, de ces savons encore humides, de ces lambris silencieux, et qui vous arrivait comme une émanation d’adultère. Les murs n’ont-ils pas leur magnétisme secret, réfractant sur ce qu’ils contiennent présentement quelque chose de ce qu’ils ont contenu jadis ? c’est là le charme immense qui découle des ruines, s’abat sur notre âme, et la tient à penser dans une mélancolie si large et si profonde !

Mais ils profanèrent tout, les infâmes ! ils se mirent à visiter, à regarder et à fouiller dans tous les coins ; un d’eux s’assit dans un fauteuil, celui peut-être où Henry, d’ordinaire, la faisait mettre sur ses genoux et lui parlait des plus belles choses de la vie ; un autre, avec ses deux mains, toucha à la petite table ronde à fleur jaune où elle s’accoudait tout le jour, quand elle travaillait à sa fenêtre ; c’était sur cette fleur jaune, vous savez, que s’arrêtaient ses yeux durant ses meilleures songeries.

Ils ne purent rien trouver, quoiqu’ils ouvrissent les tiroirs et soulevassent tous les meubles. À quoi bon rapporter tout ce qu’ils dirent aussi de grossier et d’inepte ? M. Renaud, se désolant, répétait sans cesse : « Émilie ! ma pauvre Émilie ! » Mme Gosselin s’indignait du désordre de cet appartement, si peu en rapport avec ses idées de ménagère et de provinciale, et son mari trouvait qu’il y régnait généralement un air de mollesse et de vice qui n’était pas son genre de vice à lui, et qui le scandalisait fort.

— Ah ! voilà, voilà, disait-il, un tas de pommades, d’odeurs, d’eaux pour les gencives, de drogues et de recettes ! J’en étais sûr ! ça dit bien le reste, on n’a pas besoin d’en savoir davantage.

Puis avec un air de dégoût vertueux :

— Ah ! mon Dieu ! ah ! mon Dieu !

Quant à Morel, il s’était assis sans façon sur le lit ; il aspirait la saveur du camphre et du patchouli, et regardait l’ameublement qui était sous ses yeux, en le comparant à d’autres ameublements à peu près pareils, auxquels il était très accoutumé ; il trouvait qu’il manquait à celui-ci un grand sofa et une armoire à glace.

La chambre d’Henry, comme on le pense bien, fut encore moins épargnée. D’abord Mme Gosselin visita sa commode et vit qu’il était parti avec presque tous ses effets. Dans l’ensemble, pourtant, il n’y avait rien de changé : le portrait de Louise, le fusil, les fleurets étaient à leurs places accoutumées, et, sur la cheminée, la boîte où il mettait ses lettres était restée entre les flambeaux. On l’ouvrit, elle était vide ; dans le double fond seulement Henry avait oublié une vieille lettre de Jules. M. Gosselin se mit à la lire, et comme il y était question d’amour et de poésie, d’art ou de femmes, de tout ce qu’il y a enfin dans les lettres de jeunes gens au bel âge où ils s’écrivent, il la froissa avec dépit comme s’il y eût découvert quelque chose de rare et de monstrueux.

— Lui aussi, dit-il, il s’en mêlait ! voilà bien leurs phrases et leur genre, leur galimatias dangereux ! il lui conseillait, tenez, d’abandonner le droit et d’écrivailler comme lui ; je m’étais toujours méfié, du reste, de ce petit polisson-là, il lui tournait la tête, il l’exaltait.

— C’est possible, c’est bien possible, dit M. Renaud, qui ne connaissait ni Jules ni la lettre en question, mais qui était bien aise de se montrer du même avis que M. Gosselin.

— Tout cela ne nous dit rien, reprit celui-ci, voyons sur son bureau.

Ils feuilletèrent donc ses cahiers et ses notes et lurent le titre des livres entassés en piles sur la table.

M. Gosselin, les prenant l’un après l’autre. — Qu’est-ce que c’est que ça ? voyons un peu. Ah ! des vers ! de la crème fouettée ! des méditations religieuses ! Qu’est-ce qu’il avait à faire avec ça ?… un Chateaubriand ! c’est un bon auteur celui-là, mais il a pourtant trop soutenu les prêtres, d’ailleurs c’est un Carliste… Dans tout ça je ne vois pas beaucoup de livres de droit, je ne vois pas seulement un Cujas, savez-vous où était son Cujas, monsieur Renaud ?

— Non.

— Vous ne savez rien ! vous deviez pourtant surveiller ses études et voir s’il avait un Cujas au moins, que diable !

Puis, continuant à manier les livres :

— En avait-il ? en avait-il ?… Si tout ça valait quelque chose au moins ! si c’étaient de « bons auteurs » !

M. Renaud. — C’est ce que je lui disais toujours, monsieur, lisez les classiques, lisez Racine, lisez Boileau.

M. Gosselin. — Oui, Voltaire, Rousseau, Laharpe, Delisle… mais non !…

Mme Gosselin. — Il aimait mieux des pièces de comédie.

M. Gosselin, continuant toujours son inspection sur la table d’Henry. — Allons, maintenant, Schiller ! de l’allemand ! des songe-creux, des rêveries allemandes ! (Marmottant entre ses dents et récitant les mots les uns après les autres, sans y attacher aucune idée différente.) Oui, Schiller, Hœrder, Heller, Haller, Schlegel, Wogel, Hegel, oui, oui, des subtilités, des bêtises, des choses à la mode… Tiens ? Qu’est-ce que je vois là ? ce livre recouvert de papier,… il y a écrit dessus : « Émilie ».

M. Renaud. — Émilie ? ma femme.

Mme Gosselin. — Elle lui prêtait donc des livres ?

M. Gosselin. — Je m’en doutais.

Mme Gosselin. — Est-ce un mauvais livre, mon ami ? voyons.

M. Gosselin, appuyant sur chaque syllabe. — No-tre-Da-me-de-Pa-ris. (Stupéfait.) « Notre-Dame de Paris ! »

Morel. — Parbleu ! Ça devait être, il m’en parlait toujours.

Mme Gosselin, avec une expression inexprimable. — Victor Hugo ! Victor Hugo !

M. Gosselin, dignement à M. Renaud. — Vous laissez lire Victor Hugo à vos élèves ? chez vous ?

M. Renaud. — Mais monsieur…

M. Gosselin, indigné. — Pas de monsieur, ça suffit. (Se parlant à lui-même.) Ça ne m’étonne plus… une immoralité !

Mme Gosselin. — N’est-ce pas dans ce livre-là, bon ami, qu’on représente un prêtre qui…

M. Gosselin. — Oui, c’est dans ce livre-là.

Mme Gosselin. — Et elle le lui faisait lire !

M. Gosselin, très lentement. — Vous le permettiez ?… C’est très bien, c’est fort bien, monsieur, je ne dis plus rien, je ne m’étonne plus…

— Quoi ? à mon adresse ? s’écria-t-il tout à coup.

Et il décacheta une feuille de papier placée sur la table, dans la position la plus apparente, mais qu’ils n’avaient pas encore vue, il y lut ces mots :

« Excusez-moi, pardonnez-moi, il l’a fallu, vous aurez de mes nouvelles. Je vous dirai où je suis et ce que je fais. Ne craignez rien pour moi, je vous écrirai. Adieu. Votre fils qui vous aime.

« Henry. »

Mme Gosselin sauta sur ce papier et le relut vingt fois, l’étrange concision l’en tourmentait, et, quoique son inquiétude en dût être calmée, l’ardente curiosité qu’elle venait de faire naître lui donnait d’autres angoisses non moins vives.

— Nous n’en saurons pas davantage, dit Morel ; il faut attendre, il ne veut pas que l’on sache où ils sont partis ; c’est à nous de le deviner, et c’est à vous, monsieur Renaud, de les faire revenir.

M. Gosselin et Mme Gosselin, parlant à la fois. — Oui, c’est à vous, monsieur Renaud, à les faire revemr.

M. Renaud. — Mais…

M. Gosselin. — À demain, monsieur, nous aurons l’honneur de nous présenter de nouveau.

M. Renaud a la politesse de les reconduire jusqu’en bas, il leur ouvre la grande porte, il la referme avec un gros soupir et rentre réfléchir dans le petit parloir où l’on était tout à l’heure.

Il est assis, il regarde les pavés, il médite ; tout est tranquille, on n’entend aucun bruit, les cartes géographiques et les tableaux synoptiques des peuples du globe se tiennent suspendus à leurs clous, les trois chaises sont encore aux places où on les a laissées ; là-haut, dans leurs chambres, les élèves travaillent. On prépare le dîner, la porte qui donne sur la cuisine n’est pas fermée, les casseroles gargouillent, le pot-au-feu bouillonne.

Cependant la porte s’entrebâille, une femme paraît, le père Renaud relève la tête.

Catherine est en corset, sans fichu, sans camisole, les pieds dans des savates, un foulard sur la tête, avec de grandes boucles d’oreilles d’or ; son jupon lui descend jusqu’au milieu du mollet serré dans un bas bleu, et la manche de sa chemise un peu au-dessous de l’aisselle ; elle a les bras nus, c’est une chair ferme et fraîche, rouge, presque sanglante, gonflée surtout aux poignets dont la peau, plissée par l’eau bouillante, a l’air de se déchirer comme tendue par la graisse. Son visage sourit, c’est un blanc visage, joues un peu bouffies et blafardes, nez retroussé, lèvre humide ; ses yeux sont d’un bleu clair, et les deux petites papillotes qui paraissent sous sa coiffure, d’un blond cendré. Elle est restée sur le seuil.

— Entre, lui dit M. Renaud, allons, approche, approche, viens !

Catherine s’avance, les yeux du père Renaud s’animent, ses pommettes se colorent, il la saisit par le bras :

— Oh ! quel beau bras !

Catherine. — Ne me serrez pas tant ! vous me faites mal.

Le père Renaud. — Eh bien, viens ici, j’ai à te parler. (Il la prend par la taille, l’attire vers lui.) Assieds-toi là ! (Catherine se met sur ses genoux et joue avec le gland d’or de son bonnet grec.)

Catherine. — Dites donc, qu’est-ce qu’ils vous voulaient, ces messieurs et cette dame ?

Le père Renaud. — C’est le père et la mère d’Henry.

Catherine, riant. — Eh bien ? et l’autre ? est-ce qu’il venait chercher madame ?

Le père Renaud ne répond pas.

Catherine. — Dites donc, ça vous fait-il bien de la peine que madame s’en aille ?

Le père Renaud, l’embrassant. — Tu sais bien que non, petite gueuse ! que je t’aime bien mieux qu’elle !

Catherine, lui prenant la tête par les deux oreilles et le regardant en face. — Bonnement ? Vous devriez bien alors me donner ce que vous m’avez promis, hein ?

Le père Renaud. — Quoi donc ?

Catherine. — Un châle, un grand châle comme madame en avait un quand elle sortait… et puis vous ne me menez jamais au spectacle non plus.

Le père Renaud. — Si j’étais sûr que tu m’aimes bien, que tu ne me trompes pas…

Catherine. — Ah ! fi donc ! v’là une idée ? si je savais que vous dites ça pour tout de bon…

Le père Renaud. — Non, non, va, je sais bien que tu es gentille, que tu m’aimes bien.

Catherine. — Quand me le donnerez-vous alors ? l’aurai-je dimanche prochain ?… Il faudra aussi me mener dîner au restaurant.

Le père Renaud. — Embrasse-moi bien alors, et n’aie pas l’air de toujours bouder. Voyons, un bon baiser, franchement.

Catherine l’embrasse sur les yeux, le père Renaud se pâme.

Cependant Mendès, qui, depuis une grande demi-heure, l’attend dans son cabinet pour lui montrer un discours français dans lequel Scipion exhorte l’armée romaine à vaincre Carthage, est descendu savoir s’il allait bientôt venir ; il l’a cherché partout et ne l’a trouvé nulle part ; il entre enfin dans le parloir au moment où le père Renaud, tenant Catherine dans ses bras, disait : « Ah ! gueuse ! que tu es gentille ! », et où Catherine lui répondait : « Gros vilain ! ça vous fait donc plaisir ? » ; il fait un pas de plus, Catherine pousse un cri et s’enfuit dans la cuisine, le père Renaud détourne la tête, voit Mendès, et se cache la figure avec les mains : « C’est fini ! me voilà perdu ! l’affaire de ce matin et celle-ci !… Que devenir ? mon Dieu ! je suis ruiné, ruiné, ruiné ! »

XXIV

Après un mois d’inquiétudes, de démarches, de perquisitions et de recherches opiniâtres, on apprit enfin qu’un jeune homme, qui semblait devoir être Henry, accompagné d’une dame plus âgée, qui paraissait être Mme Renaud, s’étaient embarqués au Havre sur l’Aimable-Constance en partance pour New-York ; de là le bâtiment prendrait un chargement pour la Havane et ne reviendrait probablement que dans deux ans. Or Morel, qui avait conduit M. et Mme Gosselin dans tous les bureaux de ministère possibles, chez tous les procureurs du roi imaginables, à la police, aux ambassades, et dont les affaires vraiment en avaient fort pâti, les engagea, en attendant des détails plus précis, à s’en retourner chez eux, où il leur ferait parvenir de suite tous les documents et renseignements qui se présenteraient.

Il y avait donc trois semaines qu’ils étaient rentrés dans leur maison quand, un beau matin, ils reçurent une lettre d’Henry lui-même.

Il commençait par leur demander pardon du chagrin qu’il leur avait causé, mais nullement de l’argent qu’il leur avait pris. Il disait qu’il l’avait fallu, qu’une passion plus forte l’avait entraîné, que c’était quelque chose d’irrésistible et de fatal — M. Gosselin ne comprit pas cette phrase — qu’enfin il était maintenant à New-York, comptant s’y établir, y faire fortune et en revenir riche dans peu d’années. Ses études n’en souffriraient pas, il allait travailler plus que jamais, on lui promettait même une place de professeur dans un collège. Puis il verrait le monde, il acquerrait de l’expérience, il se mûrirait vite, sa raison se développait déjà. Il donnait même des détails sur le gouvernement des États-Unis et faisait une description générale de l’aspect du pays. Mais il ne parlait pas de Mme Renaud, il disait seulement qu’il était très heureux et qu’il ne souhaitait rien au monde que de savoir ses chers parents en bonne santé ; il leur donnait son adresse et les priait de lui écrire, en affranchissant leurs lettres.

Encore irrésolu sur le parti à prendre, M. Gosselin engagea de suite avec Morel une longue correspondance, dans laquelle il ne cessait de lui demander des conseils et de lui poser des questions. Morel lui répondait toujours de la manière la plus concise, et M. Gosselin lui récrivait de la façon la plus longue. Le résultat de tout cela fut qu’on laisserait les circonstances se dérouler, qu’en conséquence on cesserait les démarches entamées pour rappeler Henry qui, peut-être un jour, reviendrait de lui-même, mais qu’on ne lui enverrait ni nouvelles ni argent, privation qui pourrait bien lui être sensible.

Voilà donc Henry à New-York avec Mme Renaud, il fallait songer à y vivre. À peine débarqués, leurs six mille francs s’étaient déjà réduits à quatre mille, les espèces se fondant tout aussi vite au soleil sous l’autre hémisphère que sous le nôtre.

L’argent est un animal à la chasse duquel on use sa vie ; à peine quelquefois l’a-t-on saisi par la queue qu’il vous glisse des mains et que l’on tombe sur le derrière. Oh ! je ne m’essoufflerai pas à ta poursuite, gibier aux cents pieds et à la tête d’âne ! mais passe une fois à la longueur de mon bras et je te briserai les reins, je te ferai bondir en l’air et je te sèmerai à tous les vents, aux quatre coins du monde.

Il se fit donc afficher dans les journaux comme professeur de français, de belles-lettres et d’histoire, mais il ne se présenta aucune leçon particulière. Il loua ensuite un grand local pour y faire un cours public, mais il n’eut pas d’auditeurs ; pendant une semaine entière il eut la constance, chaque soir, d’aller se placer dans la chaire et de regarder, tout seul, les quinquets brûler. Après quoi, il resta à passer ses soirées chez lui, en tête à tête avec Émilie.

La vie matérielle, dont jusqu’à présent il avait à peine senti les écorchures, commença à le saisir de toutes ses tenailles et à le déchirer avec tous ses ongles. Chose hideuse ! il fallut s’inquiéter de manger et de dormir ; ils allèrent à Boston, croyant y trouver une fortune meilleure, à Baltimore ensuite, puis ils revinrent à New-York sans plus de chances d’y être mieux, mais l’espérant cependant.

Vainement se retournait-il de tous les côtés et cherchait-il dans sa tête quelque chose à imaginer ou à exécuter qui pût lui faire gagner sa vie, mais n’ayant à son service ni science ni industrie quelconque, en connaissant à peine le jargon de l’une d’elles, il n’était pas même capable de se présenter comme teneur de livres chez un marchand de suif ou de coton ; incapacité dont il était fier au fond, mais alors, poussé par le besoin qui l’humiliait à la surface, il frappa à la porte de tous les libraires, se présentant comme traducteur et compilateur de publications d’outre-mer ; on n’avait que faire de ses commentaires et de ses traductions, on le remercia de ses services.

L’inquiétude de l’avenir et le malaise de la situation actuelle s’augmentaient encore par la présence d’Émilie, témoin ordinaire de ses déboires et de ses angoisses.

Habituée à le regarder comme la force et le génie incarnés, comme l’être grand par excellence, Henry se disait qu’elle éprouvait vis-à-vis de lui-même une déception continue, car à quoi lui était-il utile ? quelle joie, quel bien-être lui apportait-il en échange de son dévouement et de son amour ? Il mentait donc à toutes ses promesses, il trahissait toutes les espérances qu’elle avait conçues, il détruisait l’idéal qu’il lui avait donné.

Cela le torturait comme un remords, si bien qu’il ne pensa plus à elle seule, abstraction faite du reste des choses, mais seulement aux blessures de son orgueil élargies par cet amour. Ainsi, jadis, il se fût plaint chaque fois qu’il rentrait déchu de quelque tentative nouvelle, et plus désespéré encore de celle qu’il entamerait le lendemain, mais alors il se taisait, contenait tout en lui-même, singeant la confiance, la gaieté, l’insouciance, et affectant de rire à la doublure de son habit qui s’en allait en lambeaux, lui si fier ! dont la rage étouffée se tordait dans son cœur, comme un serpent que l’on écrase entre deux planches.

Émilie ne portait plus de gants frais et de chaussures vernies ; ils dînaient chétivement, logeaient au troisième étage et ne sortaient ensemble qu’à la nuit ou au soleil couchant ; Henry n’aurait pas voulu, en plein jour, dans une promenade publique, au spectacle ou au concert, la mener avec lui, la montrer aux autres si peu richement vêtue. Tant qu’elle n’avait pas été à lui seul, tant qu’il y avait eu un homme qui devait la protéger dans le monde, il ne s’était pas senti solidaire de toutes les souffrances qu’elle pouvait avoir et des humiliations qu’elle pouvait subir ; mais, maintenant qu’il était responsable de son bonheur, tout ce qui y portait atteinte et le diminuait devait être prévu d’avance et écarté. Oh ! comme il souffrait de cette incompatibilité des choses avec le besoin de son cœur ! quels tourments ! quel dépit ! On fait des souscriptions pour les pauvres qui n’ont pas de pain à donner à leurs femmes, mais ceux qui, vêtus et nourris, n’ont pas de fleurs à leur donner, pensez-vous qu’ils ne soient pas à plaindre ?

Dans la rue, s’avançaient-ils à leur rencontre, le bras appuyé l’un sur l’autre, se parlant, se souriant, deux jeunes époux lestes et légers, avec leurs beaux atours et leurs figures épanouies, Henry attirait tout à coup l’attention d’Émilie sur un autre point pour la détourner de ce spectacle. De même, lorsqu’elle voulait s’arrêter devant les boutiques pour regarder les diamants briller aux lumières, ou les grands cachemires suspendus derrière les vitres étaler leurs arabesques coloriées, ou bien les dentelles, les collerettes et les manchettes, et les mouchoirs éclatant de blancheur dans la neige de leurs tissus légers, la sueur de la honte lui montait au front de ne pouvoir satisfaire sur l’heure tant de fantaisies et de caprices qui devaient venir d’éclore.

Plus elle l’aimait, le lui disait et s’épanchait en lui, et plus cette tendresse l’accablait comme un fardeau trop fort ; son dévouement, sans retour de sa part, lui semblait le plus amer des reproches, et tout ce qu’elle lui donnait d’amour et de caresses une sorte d’aumône, de prodigalité écrasante.

Les arbres grandissent sous la pluie qui fait verdoyer leur feuillage, ils se développent au milieu de l’ouragan et s’étalent magnifiquement dans les tempêtes, jusqu’au jour cependant où leurs rameaux s’y brisent et où leur tronc pourri s’envole en poussière sous l’haleine des nuits d’été. Ainsi de l’amour. Les souffrances que lui cause l’objet aimé le font grandir et s’élever tant qu’il peut s’élever et grandir encore, mais lorsque, émanant tous ses parfums, riche de fleurs, profond de racines et large d’ombrage, il est monté jusqu’à la hauteur où Dieu lui a permis d’atteindre, le malheur alors ne sert plus qu’à le faire mourir. Il arriva donc qu’à force de souffrir pour cette femme et d’éprouver pour elle mille tortures, que cette folle ardeur inventait, quelque chose de sa passion petit à petit s’évapora et disparut.

Il s’en aperçut et s’en irrita comme d’une infirmité nouvelle survenue dans sa nature. Il avait vu récemment tout le néant de son instruction et la faiblesse de ces forces morales, quand il lui avait fallu se pousser dans le monde pour en exploiter les mines cachées, et maintenant il découvrait la pauvreté de son cœur, qui se vidait à vue d’œil. Alors il se reconnut débile et impuissant à toutes les belles choses de sa vie ; à la médiocrité de sa position matérielle vint se joindre la misère de son âme, et, redoutant l’accroissement de ces deux calamités jumelles, il entrevoyait un avenir prochain de dégradation complète, épouvante qui le prenait aux entrailles.

Il douta de lui et de tout ce qu’il avait aimé, de ses plus chères affections et des délicatesses les plus exquises de ses sentiments les plus solides, de son intelligence, de son cœur et de son amour pour Émilie, subsistant encore seulement par l’habitude ou par le plaisir ; il douta du passé, se demandant s’il avait été aussi heureux qu’il l’avait cru depuis, et si, dans ce temps-là même, il ne se forçait pas à aimer et ne s’illusionnait pas à plaisir ; il douta aussi de l’avenir, il le nia, il l’écrasa par avance sous le poids de son infortune présente ; il douta de Jules aussi, qui l’avait oublié, sans doute, comme lui-même d’ailleurs l’avait oublié le premier, et, dans l’inconséquence de son égoïsme, il se promit bien de le haïr plus tard, quand le reste d’amitié qu’il lui gardait encore serait tout à fait parti de son cœur.

Émilie elle-même pouvait bien sentir en elle la décadence de son amour, ainsi qu’il le sentait à son égard, et peut-être qu’elle était en proie aux mêmes incertitudes et aux mêmes angoisses ; supposition gratuite qu’il aimait à faire — ne voulant pas, à son insu, se trop abaisser dans le parallèle continuel qu’il établissait entre eux deux — et sur laquelle il revenait sans cesse ; il aurait voulu en être persuadé, il tâchait de s’en convaincre.

Qu’elle était belle, pourtant, cette femme, dont la voix douce avait des modulations accentuées qui remplissaient ses phrases de caresses singulières ! Toujours calme, sereine et souriante, comme au réveil d’un beau songe, jamais une plainte, pas un regret. Absorbée dans l’ivresse qu’elle puisait chaque matin aux yeux de son amant, la journée s’écoulait pour elle à digérer ce bonheur, qui se renouvelait tous les soirs. Que lui faisait le temps passé derrière elle, auquel elle ne songeait pas, et le temps à venir, qui serait beau comme aujourd’hui ? les embarras de l’existence, qu’elle ne sentait point, et les tourments intérieurs d’Henry que, n’éprouvant pas, elle ne pouvait imaginer exister ? Elle vivait avec lui, chez lui, à eux deux, lui en fallait-il davantage ? elle se plaisait à le combler de soins minutieux, de prévenances recherchées, cherchant ce qui pourrait lui plaire et le rendre heureux, lui causer une joie ou un sourire, enfin voulant entourer la vie d’Henry de son amour comme des deux ailes d’un ange. Elle veillait à tous les détails du ménage, et les douceurs du foyer n’avaient point d’autre cause que sa présence, car elle touchait à tout, faisait tout, anoblissant, parfumant chaque chose ; le linge qu’Henry portait sur lui avait été raccommodé par elle, elle faisait elle-même le lit sur lequel ils dormaient, lui taillait ses plumes pour écrire, se penchait sur son épaule quand il travaillait ; s’il sortait pour quelque course, elle lui envoyait des baisers de la fenêtre, et lorsqu’il rentrait, elle était là pour lui sauter au cou à peine la porte ouverte, et pour se suspendre à ses lèvres. C’était de plus en plus un abandon complet de tout ce qui n’était pas son amant, un oubli profond de Dieu et des hommes, un exclusivisme complet, dans lequel elle vivait comme dans un monde. Ainsi qu’aux heureux, son ciel n’avait qu’une étoile.

Mais dans ses plus doux moments, quoique alors ce fût plutôt un bonheur paisible et continu, inondant chaque place de l’existence, que de ces expansions soudaines à irruptions bruyantes, comme les cascades au printemps, dans ses heures les plus suaves, dis-je, elle trouvait moins à lui dire et n’avait presque plus de ces gazouillements enfantins dont elle était si prodigue autrefois ; elle ne lui parlait plus des autres pour ajouter qu’elle le préférait à tous, elle n’avait plus de confidence à lui faire ni de récits de son cœur à lui conter ; tout en effet avait été dit, redit, répété cent fois, la parole devenait inutile, tout se traduisait par le regard et par le sourire, un éternel sourire ! Le cercle des sujets extérieurs se rétrécissant de plus en plus, elle semblait moins apte à causer d’une foule de choses sur lesquelles, dans les premiers temps, ils croyaient ne pouvoir tarir. Partout, toujours, à propos de tout et de rien, c’était Henry ou ce qui se rapportait à lui, elle y ramenait la pensée la plus éloignée, y rattachait la cause la plus étrangère.

Vainement voulait-il quelquefois la voir sortir de cet exclusivisme où elle se complaisait si fort et, débarrassé pour un instant de la chaîne qui le ramenait à lui-même, la faire participer à d’autres aperçus de la pensée, elle restait fixée au même endroit, arrêtée devant les mêmes limites ; elle le suivait bien pendant quelques minutes, tant qu’il parlait de sa manière personnelle de sentir et de percevoir, mais dès qu’il arrivait à la généralisation d’un sentiment, aux dernières conséquences des faits, dès qu’il touchait enfin au dernier échelon du terrestre pour s’envoler dans les espaces indéterminés, alors son œil étonné et son visage muet l’avertissaient assez qu’il y avait un abîme entre eux et qu’elle ne voyait pas la région qu’il lui montrait du doigt. Cependant, malgré elle, malgré lui-même peut-être, il tâchait toujours de naviguer plus au large, de l’émanciper vers une autre sphère ; la plénitude de cet amour l’avait repu de bonheur, il en voulait encore, mais d’une autre façon.

Dans le développement comparé d’une passion, d’un sentiment, et même dans la compréhension d’une idée, l’un devance toujours l’autre, et le second est arrivé au point culminant que le premier l’a dépassé ou est déjà revenu en arrière. Les âmes ne marchent pas de front comme des chevaux de carrosse attelés à la même flèche, mais plutôt elles vont l’une après l’autre, s’entrecroisant dans leur chemin, se heurtant, se quittant, et courent éperdues comme des billes d’ivoire sur un billard ; on adore telle femme qui commence à vous aimer, qui vous adorera quand vous ne l’aimerez plus, et qui sera lassée de vous quand vous reviendrez à elle. L’unisson est rare dans la vie, et l’on pourrait compter le nombre des minutes où les deux cœurs qui s’aiment le mieux ont chanté d’accord.

Puis il la connaissait si bien ! il savait par cœur la fin de la phrase qu’elle entamait, l’intonation qu’elle y mettrait, le geste qui l’accompagnerait, le regard qui le suivrait ; il avait tant de fois posé sa tête sur ses seins nus, et balayé de sa chevelure les places de son corps offertes à ses regards ! chaque pore de cette peau blanche avait si souvent aspiré son haleine ! il l’avait vue tant de fois dormir, s’éveiller, parler, s’habiller, marcher, manger ! il se rappelait si bien la manière dont le soleil du matin venait frapper sa figure et ouvrir ses paupières fermées, l’effet dont la lumière, en plein jour, ondulait sur ses bandeaux ou dorait les fils légers qui s’en échappaient soulevés par le vent, et la teinte pâle que la lueur des bougies donnait à ses épaules ! Il avait beau remonter dans tous ses souvenirs et chercher dans sa vie un événement quelconque où elle ne fût pas, une joie ou une douleur où elle ne se trouvât pas mêlée, partout il la retrouvait, de tous les côtés elle remplissait son existence, sa propre personnalité s’y perdait, il n’était plus qu’une ombre.

Où serait-il sans elle ? s’il ne l’eût pas rencontrée un jour, qu’aurait-il fait ? quelles péripéties différentes se seraient déroulées pour lui ? pourquoi l’avait-il tant aimée ? d’où venait cet ensorcellement de tous ses jours ? était-ce faiblesse de sa part ou force de l’autre côté ? Cependant il l’aimait encore, se disait-il, il le sentait comme on sent qu’on respire ; mais, s’il continuait à l’aimer, pourquoi donc en doutait-il parfois et éprouvait-il toutes ces angoisses ? Alors il tâchait de les bannir et de se remettre à l’adorer avec toutes ses anciennes émotions, ses pudeurs d’autrefois, tous les tressaillements de la première floraison.

Puis il avait des retours d’ardeur comme en ont les vieillards, âcres, violents, dernière gorgée de la coupe que l’on avale en désespérés, dernière flamme de l’orgie du cœur qui couronne son dernier excès ; il s’y livrait tout entier et s’excitait à l’ivresse, puisant même dans ses sujets de dégoût ou d’ennui des irritations nouvelles ; ce qui l’avait désolé le charmait, ce qui l’avait refroidi l’embrasait, plus elle lui avait semblé banale, connue, plus son amour l’avait fatigué la veille, et plus, en se plongeant dans ce passé rajeuni, il voulait en tirer des joies inconnues et des délires non éprouvés. Tout en étreignant sur lui ce corps de femme, espérant chaque fois qu’une volupté d’une autre nature en surgirait peut-être, ou bien se précipitant dans la même pour la trouver plus profonde, des désirs monstrueux envahissaient son âme. Il eût voulu que des formes d’un autre monde arrivassent aussitôt pour satisfaire ses appétits nouveaux, voir ses prunelles fixes le brûler comme des charbons, ses bras, s’allongeant tout à coup, l’étouffer dans des étreintes surhumaines, ses cuisses réunies l’enlacer comme un serpent, ses dents de marbre le mordre jusqu’au cœur, toute sa beauté lui faire peur. Il appelait à son aide la frénésie de la chair, elle venait, l’emportait dans son vertige et l’étourdissait de ses clameurs, et, quand la fatigue l’avait endormi et que ses sens épuisés ne parlaient plus, il prenait cette lassitude pour une volupté douce, cette débauche pour de l’amour.

Je ne sais quelle tristesse lui arrivait le lendemain, mais il n’avait pas la sérénité qui suit l’accomplissement des joies normales, et il retombait dans ses ennuis. C’était cependant la même femme, il était cependant le même homme, rien en eux n’avait changé, et tout était changé. D’où venait cet étonnement sans nom, qui s’élevait entre eux deux comme pour les écarter l’un de l’autre ? jamais la mélancolie que laisse le souvenir des belles journées ni l’hébétement morose qui résulte des excès ne lui avaient causé ces refroidissements soudains qui l’arrêtaient tout surpris ; il s’étonnait en même temps de la différence survenue entre son amour d’autrefois et son amour d’alors, comme de la distance infinie qu’une seule nuit avait mise entre la journée d’hier et le matin d’aujourd’hui, entre ses transports de la veille et l’horrible calme de l’heure présente, si bien qu’une cause inexplicable lui semblait en devoir être la raison, qu’il croyait à une métamorphose impalpable, et qu’il s’étonnait presque de se retrouver avec le même visage.

Voilà comme il passait tour à tour de l’angoisse à la certitude, de la conviction d’être heureux au doute de lui-même, de l’ivresse au dégoût, du plaisir à l’ennui, et ces phases diverses se succédant assez vite pour qu’il en eût la conscience simultanément, il en résulta dans son cœur un chaos écrasant, sous lequel il était perdu lui-même. En lui, hors de lui, tout était peine, trouble et confusion ; l’avenir, ce refuge du malheur, était le plus grand de tous ses tourments ; le présent était triste aussi, avec les mille soucis de la vie et ses douleurs poignantes, et, pour compléter son infortune, souvent le passé lui apparaissait tout à coup, beau, splendide, comme le fantôme d’un roi, éclatant de poésie, plein de ses séductions attirantes et criant : je ne reviendrai plus jamais ! jamais !

Un jour — ce jour-là, Henry venait de conclure avec le directeur d’un journal un marché par lequel, moyennant cent francs par mois, il lui donnerait deux feuilletons par semaine, de douze colonnes chacun — il reçut une lettre de Jules, c’était une série de plaintes et de doléances délayées dans un style travaillé, farci de métaphores incongrues ; le ton général en était amer et guindé, l’ironie intentionnelle, forcée, tandis que les endroits langoureux — il y en avait quelques uns — décelaient une sensibilité puérile et maladive. Henry n’y reconnut plus son ami, autrefois naïf et expansif, la manière dont il parlait ne le surprit pas moins que les choses mêmes qu’il disait.

Jules débutait par une tirade contre la vie qu’il menait en province, vie médiocre et terre à terre, occupations mesquines, entourage bourgeois ; il se moquait de lui-même et se rendait très ridicule pour faire rire Henry.

Il se plaignait ensuite de n’avoir aucun vice saillant qui pût le rendre si heureux, et il regrettait de n’être pas né avec la passion du domino ou le goût des journaux. Il eût souhaité encore pouvoir aimer quelque femme de notaire ou d’épicier, et s’amuser à tromper son mari, comme doit le faire invariablement le maître clerc ou le premier garçon de boutique ; il ajoutait, d’ailleurs, qu’il ne plaisait pas aux femmes, tout en faisant entendre qu’il avait refusé les avances de plusieurs, qu’il lui en fallait à ses heures, qu’il les adorerait volontiers, mais qu’elles l’ennuyaient d’ordinaire, etc. ; qu’il les aimait d’une façon, mais qu’il ne les aimait pas d’une autre, passage du reste peu intelligible dans sa lettre, à cause de l’extrême concision des idées — chose nouvelle en lui, qui jadis prodiguait les répétitions — et d’une trop grande crudité de ton pour être rapporté ici ; les choses y étaient nommées par leur vrai nom, accompagné seulement d’une épithète, simple mais pittoresque, sans doute par amour de la couleur locale.

La troisième et la quatrième pages étaient encore remplies de déclamations furieuses contre la niaiserie de son existence, entremêlées de sarcasmes sur lui-même, car il semblait se ravaler à plaisir et se traîner dans la boue, comme s’il eût voulu exercer une vengeance contre sa propre personne ; néanmoins il ne se préoccupait que de lui, ne parlait que de lui, il se détaillait, se décrivait, s’analysait jusqu’à la dernière fibre, se regardait au microscope ou se contemplait dans son ensemble ; on eût dit que son orgueil l’avait placé au-dessus de lui-même et qu’il se voyait avec pitié. À la cinquième page, enfin, se trouvait le nom d’Henry. Jules approuvait son départ, toute sa conduite en général, et il s’étendait sur l’amour qu’il portait à sa maîtresse et sur le bonheur qu’elle lui donnait.

« Que tu es heureux, lui disait-il, comme j’envie ton sort ! la destinée, qui m’a tout refusé à moi, t’a comblé, tu es libre, ni entraves qui te gênent, ni égards pour personne, aucun de ces liens sous lesquels l’intelligence asservie se débat et se convulsionne, et tu es aimé encore ! tu as à tes côtes la femme que tu as choisie entre toutes les femmes, et qui t’a choisi entre tous les hommes ; puis tu habites un monde plus beau, tu ne vois plus ce ciel de plomb qui nous pèse sur le crâne, tu ne respires plus cette atmosphère alourdie où la poitrine étouffe. »

Suivait une description de l’Amérique, l’éloge de ses palmiers et de ses forêts vierges, et ensuite :

« Dis-moi de quel travail tu t’occupes ? as-tu recueilli quelque ancien chant populaire, quelque bribe de la poésie primitive de ces autres hommes, qui doit être large comme leurs grands fleuves, éclatante de rubis et de saphirs comme le plumage de leurs oiseaux ? Plus j’y pense, vraiment, plus je t’envie et plus je t’admire. Que tu as bien fait d’aller là-bas ! toutes les routes t’y sont ouvertes, marche hardiment dans les meilleures. Sans doute que tu es déjà lancé, tu nous reviendras riche ; pourquoi non ? qu’est-ce qui te manque ? n’es-tu pas dans le pays où l’on va chercher les diamants et d’où reviennent les galions chargés d’or ? Qu’importe après tout ! la richesse est dans ton cœur, puisqu’il contient l’amour. Adieu, Henry, pense à moi, et quand, par une belle nuit — car toutes les nuits sont belles, dit-on, au pays où tu es — appuyé sur l’épaule de ta maîtresse et respirant l’odeur des citronniers et des aloès, tu regarderas briller les étoiles et que tes yeux enivrés se fermeront éblouis de leur clarté, songe alors que moi aussi, chaque soir, je lève des regards vers un firmament plus pauvre, qui ne m’envoie que l’eau de ses nuées et que le désespoir de sa tristesse. Adieu, adieu ! »

À peine achevée, Henry sentit le besoin de lire cette lettre à quelqu’un, pour qu’il comprît tout ce qu’elle lui faisait éprouver ; il n’y avait rien à en dire, il fallait la lire et sentir du même coup l’intensité d’amertume, d’étonnement et de colère qui s’élevait pour lui de chaque mot, de chaque lettre, des points et des virgules.

Il la lut donc à Émilie — il l’aurait lue aux bornes de la rue ou aux pavés de sa chambre ! — c’est-à-dire qu’il la lui donna pour qu’elle la lût elle-même, ne se sentant pas la force de remuer les lèvres. Émilie l’ouvrit donc, Henry la suivait des yeux, il la regarda passer d’une ligne à l’autre, impatient de ce qu’elle allait dire et guettant le cri qui exprimerait tout haut le sentiment qui l’étouffait, mais il ne surprit sur sa figure aucun geste intelligent des choses ; pas un muscle n’en bougea, pas un soupir ne gonfla sa poitrine, pas un mot, pas une larme, pas même ce sourire de tristesse qui se retient sur la bouche ; elle respirait avec calme et continuait sa lecture.

Quand elle eut fini, elle replia les feuilles dans leurs mêmes plis et les rentra dans leur enveloppe.

— Pauvre garçon ! dit-elle avec une expression dolente et charitable, en remettant le paquet à Henry, il paraît bien à plaindre !

Et elle leva sur lui ses grands yeux noirs attendris.

Muet de surprise, pâle et le regard sec, Henry cherchait dans sa prunelle ce rayon sympathique par lequel les cœurs se réchauffent ; ébahi de son silence, il la contemplait sans rien dire, comme on regarde avec une terreur étonnée la cassette vide qui contenait un trésor. Plus rien ! rien ! c’était encore cette éternelle expression douce et niaise, ce même sourire des dents blanches ! Elle ne comprenait donc rien ? elle ne sentait donc rien ? mais quelle étroitesse de l’esprit et du sentiment, quel excès de cruauté ou de bêtise dans l’expansion banale de sa tendresse pour cet égoïste inconnu, qui se lamentait en phrases ampoulées sur ses maux imaginaires !

Et il s’écarta d’elle, une affreuse tentation le poussait à la battre pour la faire pleurer plus fort, l’entendre crier, et voir changer sa figure, au moins une fois en sa vie. Il voulut se plaindre, mais la vanité le prit à la gorge et l’empêcha de parler ; il voulut cependant trouver une phrase, une phrase terrible, effort inutile ! tout restait en lui ; ce qui dut s’élancer au dehors, ne pouvant sortir, retombait en dedans et y creusait son trou comme des charbons sans flamme.

Que fit-il donc ? Il proposa à Mme Renaud une partie partie de promenade ; le temps était magnifique, celle-ci prit son châle et son chapeau, et ils sortirent ensemble.

À partir de ce jour-là, tout fut fini pour notre héros ; il le sut et se le prouva clairement sans en être affligé. Donc il se résigna à la perte de sa belle passion évanouie, et n’essaya plus de se reporter à des époques passées, ni de se redonner une jeunesse impossible, comprenant bien qu’il entrait alors dans une autre période de sa vie et que l’amour aussi est un drame complet, se jouant dans le cœur de l’homme, et qui a son premier acte, son second acte, et son cinquième acte enfin, où il doit mourir, soit à l’improviste d’un coup de poignard, soit agonisant lentement, empoisonné n’importe par qui, pour faire place ensuite au vaudeville ou à quelque autre comédie plus sérieuse et tout aussi bouffonne. Dès lors, exigeant moins de son cœur, il le trouva plus riche ; ne rêvant plus tant de bonheur, il devint plus heureux.

La vie a besoin, pour paraître belle, que l’on se mette à un point de vue convenable, d’où la lumière du ciel ne tombe pas trop fort, et d’où les ombres ne soient pas trop noires. Tout dépend de la perspective, n’agrandissez pas les horizons et ne rapetissez pas les premiers plans.

Il n’est pas vrai de dire qu’Henry n’aima plus Mme Renaud ; il l’aima encore, mais d’une façon plus tranquille, avec moins de plénitude et d’ardeurs, passion devenue plus sereine et plus rassise, corollaire de son aînée tout en étant son antipode, sans éruptions furieuses et sans bouillonnements intérieurs, retirant un peu à l’affaissée, comme eût dit maître Michel.

Il dormit mieux et passa aussi des jours plus tranquilles ; il eut moins d’ambition pour elle et moins d’orgueil à cause d’elle, il ne se trouva plus si pauvre, et la sérénité et l’insouciance reprirent leur place dans son cœur, comme autrefois, aux premiers temps qu’il se sentait aimé. Tant la fin ressemble au commencement ! tant les crépuscules sont pareils aux aurores !

Ce qu’il en vint à sentir pour son ancienne maîtresse — qui était toujours sa maîtresse, mais plus la même cependant — ne fut plus qu’un tendre penchant d’amitié et d’habitude, pareil à celui que nous avons pour nos vieilles connaissances et nos vieux meubles. Quand on a vécu longtemps ensemble, que l’on s’est vus jeunes et que l’on se voit vieux, on n’observe pas chaque jour chaque parcelle du beau sentiment d’autrefois qui se dégrade et tombe en ruines, non plus que le velours qui se râpe, la soie qui se fane, les rides qui se forment ; l’on vieillit ensemble presque d’accord, sans s’en douter, sans le voir ni s’en apercevoir, et l’on arrive ainsi à la plus douce et à la plus complète des décrépitudes.

Il était encore attiré vers elle par ce qui restait de son amour, par des souvenirs qu’il respectait comme des reliques, et par la reconnaissance de son dévouement — qu’il admirait cependant beaucoup moins, en ayant eu tout autant pour elle et ne s’en estimant pas meilleur — enfin par ce je ne sais quoi, composé de chair et d’esprit, émanant de l’un et de l’autre, tenant de l’ange et de la brute, qui porte l’homme vers la femme, qui la lui fait désirer une minute ou mourir en riant sous ses yeux, et que Dieu a placé dans ses entrailles pour sa récompense et son châtiment.

Il ne quitta pas si vite ce cœur où il était enfermé tout entier, ni ce corps qui appelait tous ses sens, et, quand elle passait ses mains dans les siennes, parfois il tressaillait encore, se plaisant toujours aux vieilles joies des voluptés qui avaient perdu leur grandeur. La régularité du plaisir et la satisfaction du besoin physique remplacèrent la fièvre de l’amour, ses frénésies terribles et ses mélancolies bienheureuses ; il n’y eut plus qu’une belle femme et le doux commerce que l’on établit avec elle, quand elle a un caractère sociable et qu’elle n’est pas trop ennuyeuse aux heures continentes de la journée.

Quoique la lune de miel, dit-on, soit plus longue pour les amants que pour les mariés, elle ne dure pas toujours, or celle des nôtres était passée. L’amour est pour tous le même voyage, fait sur la même route, au galop, en carrosse, à pied, ou en boitant ; c’est toujours le même sentier, à travers les mêmes vallons délicieux, au bord des mêmes précipices, sur les mêmes sommets qui touchent au ciel, avec les mêmes éblouissements, la même fatigue, les mêmes regrets. Vous ne resterez pas toujours couché sur l’herbe fleurie, à écouter le rossignol et à respirer les roses ; vous arriverez au terme comme les autres, comme ceux qui ont été, comme ceux qui seront, comme ont fait les vieillards, comme fera l’enfant qui rit au sein de sa nourrice. Éternel pèlerinage, long pour les uns, plus court pour d’autres, avec un peu moins de pluie ou plus de soleil ; les imbéciles le font comme les héros, les tortus comme les bossus, les louches comme les aveugles, les myrmidons comme les géants.

Les circonstances extérieures, influençant sans doute sur la vie morale, la lui rendaient plus supportable, ou bien était-ce l’âme, au contraire, qui, devenue plus tranquille, épanchait sur les choses du dehors toute la paix de ses rayons, mais Henry vivait presque heureux, et les jours s’écoulaient pour lui dans une monotonie pacifique, tissue de petites joies et de petits bonheurs, chaque lendemain ressemblant à la veille, et tous de la même teinte.

Il était enfin parvenu à avoir quelques leçons, qui lui donnaient quelque argent ; d’ailleurs il en retirait de partout, et vraiment il ne se trouvait pas trop à plaindre. Il rédigeait des circulaires pour des marchands et composait des devises pour les confiseurs ; en outre, pour six francs, il faisait votre portrait sur papier bleu, au crayon de deux couleurs, ressemblance infaillible. Puis il s’était habitué à un train de vie fort modeste : le matin, la fenêtre ouverte, c’était Henry lui-même qui cirait ses bottes et brossait les habits, sifflotant gaillardement comme un étudiant de la rue Saint-Jacques, et de temps à autre seulement se récréant les yeux en regardant sa maîtresse ; Émilie, de son côté, allait elle-même à la provision, grattait les légumes avec le plus coquet couteau à manche d’écaille que l’on puisse voir, et écumait le pot-au-feu que l’on ne mettait pas tous les jours.

Henry se fût perdu dans cette existence bourgeoise — qui semble à d’autres qu’à nous l’endroit le plus charmant de ce livre, celui qui eût prêté aux plus aimables développements et aux descriptions les plus gentilles ; mais outre qu’on a horreur de ce genre de style et qu’on vous en exempte, voilà vraiment le temps qui approche de faire chanter à chaque personnage son couplet final — Henry se fût donc perdu dans cette médiocrité de vivre et de sentir, si elle eût duré plus longtemps ; il s’y serait accoutumé et englouti pour toujours, comme vous-même, mon cher monsieur, êtes accoutumé à la province, à votre épouse ou à votre profession qui vous ennuyaient jadis si fort. On crie d’abord, on crie bien haut, puis on s’y fait peu à peu, on s’y fait, on y prend plaisir, on s’enfonce, on s’embourbe, on s’encrasse, et en voilà un de plus à nager dans le vinaigre et à vivre en bocal.

Mais l’idée leur vint de s’en retourner en France, dans cette bonne patrie où l’on avait été si heureux ; Henry y reverrait sa famille, il embrasserait sa mère, il lui en prenait quelquefois d’immenses envies, durant lesquelles, perdant la tête, il s’acheminait vers le port afin de regarder les navires qui arrivaient ou qui allaient partir ; Émilie aussi avouait qu’elle reverrait Paris avec plaisir. Je ne sais pourquoi ils désiraient tous deux y revenir, ni lequel en parla le premier, mais ce projet de retour fut adopté avec autant de joie que, dix-huit mois auparavant, l’avait été le projet du départ.

Peut-être depuis longtemps chacun le nourrissait-il en secret et n’osait-il en parler, par pudeur, en attendant le moment favorable ou la confidence se présenterait d’elle-même ; aussi, quand elle se fit, n’en furent-ils pas surpris, parce que, lorsqu’un fait doit venir au monde, il y a d’avance comme une pente savonnée sur laquelle il roule.

Ils s’étaient insensiblement relâchés l’un de l’autre, mais, liés de plus près par cet espoir commun, leur amour assoupi se réveilla tout à coup devant le bonheur qui réapparaissait pour eux dans un avenir infaillible, illusion à ajouter aux autres et dont Henry fut encore la dupe. Content de s’en retourner à des pénates connus et de reprendre une vie plus sûre, il crut qu’Émilie était pour quelque chose dans sa joie, que sans elle il ne se sentirait pas si heureux, et il l’en aimait davantage, contre-coup du plaisir nouveau dont il la croyait être la cause.

Tout ce qui leur avait manqué en Amérique, tout ce qui avait menti à leurs vœux, ils le replacèrent en Europe, pour l’avenir, dans les mêmes conditions que par le passé. Espérant toujours un bien-être indéfini qui n’arrivait jamais, rien n’aurait dû le leur faire présager ; ils le croyaient cependant, et leur cœur en battait d’avance, comme à chaque année qui vient, malgré l’expérience des aînées, toujours l’on s’attend vaguement à quelque chose d’inéprouvé et de meilleur. Quelle différence néanmoins entre ce qu’ils éprouvaient maintenant et ce qu’ils avaient senti, deux ans auparavant, dans des circonstances pareilles ! ils étaient gais maintenant, mais c’était une de ces satisfactions que l’on refoule, que l’on voudrait presque effacer, dont on a honte, tandis que la tristesse qu’ils avaient eue au départ, quand ils fuyaient ensemble vers une terre inconnue et un avenir inconnu, était plutôt de ces belles tristesses qui sont mêlées de plaisir, qu’une certaine langueur adoucit, et qui ont quelque chose à la fois de l’espérance et du souvenir, car elles font mal, et on les aime.

Le hasard voulut que le capitaine Nicole se trouvât alors à New-York et prêt à revenir en France ; ils choisirent son bâtiment, et, toutes les chambres se trouvant libres, comme ils étaient les seuls passagers du bord, ils reprirent la leur. La traversée fut belle, plus belle qu’en venant, il y eut encore des clairs de lune qui brillèrent sur les flots et blanchissaient les voiles.

Après le souper, ils venaient s’asseoir sur le gaillard d’arrière pour écouter le bruit du cabestan et des chaînes, le grand murmure qui grondait au fond de l’horizon, les vagues qui clapotaient à la proue ; cette même harmonie charmait moins leurs oreilles, leurs cœurs ne s’y ouvraient plus pour en aspirer la beauté, c’étaient choses vieilles et connues.

Quoique Henry supportât mieux la mer, le voyage lui parut plus long, il faillit s’évanouir quand on aperçut les côtes de France.

Du Havre à Paris ils passèrent par les mêmes villages, ils revirent les mêmes arbres, verts comme autrefois et toujours jeunes ; ils avaient fleuri deux fois depuis qu’ils ne les avaient vus.

Arrivés à Paris, Henry et Mme Émilie se logèrent dans l’hôtel où descendait la diligence, en attendant qu’ils se fussent trouvé un logement convenable dans quelque quartier paisible, isolé du centre.

Henry alla bien vite chez Morel, pour avoir des nouvelles de sa famille et savoir où en étaient les choses.

Tout le monde entreprit de lui faire quitter Mme Renaud et de le ramener enfin à un célibat moins conjugal ; Morel lui-même s’en mêla, y usa son éloquence, y compromit sa dialectique et y réussit à la fin, ce qui l’étonna beaucoup lui-même, car il n’eut pas autant de mal qu’il l’avait cru d’abord, et Henry se laissa facilement convaincre.

Henry avait à Aix un vieil oncle, marchand d’huile ; on l’envoya chez lui y continuer le cours de ses études législatives et tâcher de s’y faire recevoir licencié. Par ce moyen, avait pensé Morel, il cesserait de voir Mme Renaud et l’oublierait peut-être. Henry partit donc pour la Provence, non toutefois sans avoir promis à Émilie de se revoir bientôt et de lui écrire souvent : ces deux années passées loin d’elle n’étaient qu’une concession pénible, qu’il avait faite à ses parents pour se débarrasser de leurs criailleries et de leurs intrigues.

Les premiers six mois, en effet, ils s’écrivirent régulièrement toutes les semaines, ils se parlaient de leur passé, de leur amour déjà vieux, de la tonnelle du jardin tapissée de clématites, des anciennes causeries dans le salon, seuls, en tête à tête, debout dans l’embrasure d’une fenêtre, de leur séjour en Amérique qu’ils regrettaient quelquefois, des villes où ils avaient été ensemble, puis de leur navire, de la mer, des soirées écoulées sur le pont, des pigeons du bord qui venaient manger dans sa main, et du vieux manteau de satin noir doublé d’hermine ; ils se répétaient les mêmes tendresses, ils se lamentaient avec les mêmes exclamations, mais chacun de plus en plus était longtemps à trouver ses mots et il lui en venait moins sous la plume.

Peu à peu le format de leurs lettres se raccourcit et ils espacèrent davantage leurs lignes ; au bout d’un an Henry était vraiment à la torture lorsqu’il lui fallait reprendre cet éternel style langoureux et furieux qui lui était si facile autrefois ; de même qu’à peine s’il décachetait les épîtres de Mme Renaud, remplies du même rabâchage insignifiant.

Il s’amusait bien plus, les dimanches soirs, à regarder les belles filles de la Provence danser des sarabandes à l’ombre des oliviers. De temps à autre aussi, il s’échappait jusqu’à Marseille, avec deux ou trois drôles de ses amis, pour aller manger de la bouillabaisse à la Réserve, ou faire une partie de pêche au thon dans la baie aux Oursins.

Il allait aussi dans le monde, c’est-à-dire au bal et dîner en ville ; on le recherchait, on l’invitait ; c’était, ma foi, un charmant jeune homme, qui plaisait aux messieurs et ne déplaisait pas aux dames.

Il y en avait même une, une petite à grands yeux noirs et à cheveux crépus, qui commençait à le regarder d’une façon fort tendre et à lui envoyer, dans le discours, de ces phrases équivoques que l’on peut prendre en bonne part ; déjà même Henry s’était fait présenter chez elle et il attendait l’occasion de rendre un service à son mari. Mais n’anticipons pas sur l’histoire.

Quant à Mme Renaud, après être restée quelque temps chez son amie Aglaé, elle retourna demeurer sous le toit conjugal, ce qui fut le résultat des manœuvres habiles de Mme Dubois, qui parvint enfin à réunir les deux époux, après une entrevue solennelle qu’elle leur avait ménagée chez elle-même et qui se passa sans évanouissement ni sanglots. M. Renaud fut encore bien content de reprendre sa femme, et il consentit à tout oublier avec le plus généreux des pardons.

La prospérité de son établissement ne s’était point ressentie de tous ses troubles domestiques, et il n’avait pas entendu dire que son amour pour Catherine fût connu ni que Mendès eût bavardé. Ce qu’il ne savait pas, c’est que ce dernier était son rival, et rival heureux, qui, en conséquence, se taisait. Le soir même du jour où il avait surpris Catherine assise sur les genoux du père Renaud et lui tirant les oreilles, il fut la trouver et lui exposa clairement que désormais, maître de leur secret, ils étaient à sa discrétion ; qu’elle ne pouvait plus prétexter de sa vertu, puisqu’il l’avait vue en position formelle d’y mentir, et qu’en conséquence elle ferait bien mieux de l’accepter pour son amoureux, tout en conservant, si elle y tenait, son vieux grigou de maître qui continuerait cependant à lui faire des cadeaux. Ce plan, exposé avec une corruption profonde et soutenue par une pantomime chaleureuse, parut tellement raisonnable à Catherine qu’elle y répondit de suite, par un geste si expressif et si cru que notre Portugais en perdit momentanément la respiration. Donc il fut dès lors l’amant de cœur de Mlle Catherine, et celle-ci se mit à l’aimer tout de bon, de sorte que le père Renaud fut de plus en plus repoussé et écarté, malgré ses instances continuelles et tous les billets d’Ambigu qu’il achetait pour cette perfide.

XXV

Deux hommes marchent dans la rue, le premier porte environ 25 ans, son talon frappe le pavé d’une façon leste et hardie, sa taille mince est serrée dans une fine redingote bleue, dont la boutonnière est ornée d’un camélia blanc ; il brandit à sa main sa badine de jonc, la confiance et la force respirent sur sa figure, dont la jeunesse est tempérée cependant par une expression grave et déjà mûre. Le second est petit, gros, carré, gras, son abdomen est à l’aise dans son pantalon à plis, et ses pieds, probablement garnis de cors, s’épatent dans des souliers à cordons ; il a une manière de paletot noir qui flotte sur ses flancs, et son chapeau bas de forme est posé sur le derrière de sa tête, garnie de longs cheveux châtains entremêlés de gris, frisant quelque peu et retombant sur son collet ; des lunettes d’argent à verres bleuâtres lui cachent les yeux, il n’a pas de gants, il trotte menu et roule sous lui-même sans avancer bien vite, quoique on dirait qu’il se dépêche et qu’il semble essoufflé, à sa respiration bruyante et à voir ses pommettes rouges.

Le voilà devant la grille du Luxembourg, celle qui donne dans la rue de Vaugirard, en face les galeries de l’Odéon, où nous allions autrefois fumer des cigares et nous promener quand il pleuvait. Il descend le trottoir, l’autre le monte ; ils se sont aperçus, ils se sont reconnus ; subitement le bonhomme a rougi par-dessus sa rougeur, le jeune homme a pâli, son œil lance un éclair.

Ils se sont arrêtés un instant, mais ils continuent leur chemin ; ils s’avancent l’un vers l’autre, ils se regardent face à face.

— Ah ! c’est vous ? dit le vieillard.

— Après ? qu’est-ce que vous réclamez ?

— Allez-vous me laissez passer ?

Leurs corps se touchent presque, ils se dévorent du regard sans rien dire.

— Polisson ! s’exclame à la fin le plus vieux.

— Imbécile !

— Misérable !

— Vieille bête !

Ils vont se battre, ils ferment leurs poings.

— Ah ! infâme ! grince le petit homme, c’est toi ! c’est toi !

— Allons, cocu !

— C’en est trop !

— Oui, vous l’êtes beaucoup !

— Impudent ! canaille !

Et il s’empara d’un des in-folio du bouquiniste qui est là, pour en assommer son adversaire ; il le lance avec furie, le livre vole en l’air et va tomber dans le ruisseau ; l’omnibus qui partait en ce moment passe dessus et en achève la perte ; le bouquiniste hurle, le jeune homme se met à rire, l’homme aux lunettes est en rage, il saisit un Gradus, le bouquiniste le lui arrache des mains ; il écume, il se rue sur son ennemi toujours impassible, il veut lui sauter à la gorge, mais il est repoussé du coude et il tombe par terre ; il se relève, tremblant de tous ses membres, convulsionné par la colère et par la honte ; on s’assemble autour d’eux, on fait cercle pour les voir, le bonhomme se précipite de nouveau, la tête baissée et les poings en avant ; un coup de canne, sifflant dans l’air comme une cravache, descend sur son chapeau et le lui coupe en deux moitiés ; rire général de la foule, exaspération de l’homme au chapeau ; il recommence de plus belle, un coup de poing lui casse ses lunettes ; l’hilarité du peuple est au comble, le vainqueur prend goût à son triomphe et continue à se faire admirer par les soufflets qu’il prodigue ; le sang coule, un éclat de verre a déchiré la joue du pauvre homme, qui pleure, sanglote et crie à la fois ; cette vue anime l’autre, elle allume sa haine et excite sa férocité, il s’emporte à son tour, il abuse de sa force, le vieillard est sous lui, il le roule, il l’écrase, il le bat en riant et s’arrête pour ne pas le faire mourir.

Cependant les municipaux arrivent.

— Qui est-ce qui a commencé ? où est l’agresseur ? faut-il les emmener tous les deux ?

— Non, non, répond le populaire, qui n’aime pas les vaincus ; le vieux seulement ! le vieux seulement !

On prend à témoin le bouquiniste, qui se trouvait là au début de la querelle. Comme celui-ci avait contre le père Renaud une vieille rancune, à cause d’un certain livre défendu loué jadis à l’un de ses élèves et confisqué sans qu’il ait jamais pu le ravoir, puis une indignation récente pour l’in-folio perdu, et un mauvais vouloir, tout au moins, en retour de la peur qu’il avait eue pour les autres, il n’hésita pas à le déclarer immédiatement le seul coupable, le vrai coupable, celui qu’il fallait conduire en prison et sévèrement punir ; même il en attesta un garçon du Café Tabourey, qui écurait alors les carreaux du rez-de-chaussée. Ce garçon de café n’avait rien vu, néanmoins il se rangea fortement à l’avis du bouquiniste et jura sa parole d’honneur qu’il disait la vérité ; il raconta en outre comment les choses s’étaient passées, amplifiant tout, se mettant lui-même dans l’histoire, fournissant des détails nouveaux, inventant des injures qui n’avaient pas été dites, uniquement pour le plaisir de parler, de pérorer en public, pour faire l’homme nécessaire, pour poser devant deux ou trois demoiselles qui étaient là.

La caserne de la garde municipale étant proche, on y conduisit le père Renaud, en attendant que le commissaire de police fût averti ; Henry l’y suivit, poussé par le flot qui les entourait et qui se dissipa dès qu’on put entrer.

Un jeune homme à longue figure niaise s’assit à côté du père Renaud, sur le même banc que lui, et se mit à lui parler et à le consoler ; il s’était poussé dans le corps de garde sans que la sentinelle le vît, et les soldats l’y laissaient maintenant, croyant qu’il était l’un des tapageurs arrêtés.

Or ce n’était rien autre que ce pauvre Shahutsnischbach qui, passant par la rue de Tournon — pour une commission que Mme Renaud lui envoyait faire — avait rencontré son maître en si triste état, en avait eu pitié et l’avait suivi.

— Vous êtes bon, vous ! lui disait le père Renaud, vous êtes bon !

Et le bon Allemand, en effet, le réconfortait de son mieux, il alla lui-même dans la cour, y mouilla son mouchoir sous la pompe, revint auprès de M. Renaud et lui essuya le sang qui était resté le long de sa figure ; il s’offrit pour courir lui chercher un médecin, pour acheter quelque drogue s’il en avait besoin, pour aller avertir chez lui, pour tout ce qu’il voudrait, n’importe quoi. En songeant que, jusqu’à cette heure, à peine s’il l’avait regardé et qu’il le méprisait même pour son manque d’esprit, le père Renaud se sentait le cœur navré et était pris de l’envie de le serrer dans ses bras, de l’embrasser comme son fils.

Cependant le commandant, qui rentrait dîner chez lui au moment où la foule se pressait encore aux portes de la caserne, s’informa de la cause de tout ce bruit-là. Henry se chargea de la lui expliquer, la lui expliqua en grand homme, et conclut en le priant d’avoir la bonté de lui faire donner une brosse et un morceau de savon avant de sortir, car sa toilette avait été fort endommagée dans cette bagarre.

Le commandant fut charmé de l’allure de notre héros, de son aplomb, de ses manières de gentleman.

— Êtes-vous aussi aimable que vous en avez l’air ? lui dit-il, et si je vous invitais à dîner avec des amis, seriez-vous assez galant homme pour accepter ?

— Allons, commandant, c’est vraiment m’engager, pour l’avenir, à recevoir, comme je l’ai fait aujourd’hui pour celui-ci, tous les goujats de Paris qui me regarderaient de travers ; vous trouverez bon, néanmoins, que j’aille un peu me rajuster chez le premier coiffeur venu.

— Mais que ferons-nous de l’autre ? demanda l’amphitryon en désignant M. Renaud, faut-il qu’il y passe la nuit ?

— Bah ! lâchez-le, dit Henry avec un air d’indulgence magnifique. C’est une bête !

— Vous n’en parlerez pas, disait le père Renaud à Shahutsnischbach en s’en retournant chez lui, vous n’en parlerez à personne, entendez-vous bien ? pas à ma femme surtout ! Vous direz que je suis tombé, qu’une voiture m’a renversé, que j’ai perdu connaissance longtemps, et que c’est là la cause de mon retard, car elle doit être bien inquiète.

Il y avait au dîner du commandant une belle barbue à la sauce blanche et un délicieux macaroni qui filait très bien ; d’ailleurs le repas fut charmant, et au dessert Henry amusa beaucoup la compagnie par le récit de son aventure ; il lui fit part du motif de la haine de son malheureux ennemi, et tout le monde en rit de bon cœur. Le soir on but du grog et on fuma d’excellents panatellas.

Telles furent les conséquences de la dernière entrevue que M. Renaud et Henry eurent ensemble.

XXVI

À peu près dans ce temps-là il arriva à Jules une chose lamentable ; il était sorti dans les champs, il se promenait, les feuilles roulaient devant ses pas, s’envolaient au vent, bruissaient sous ses pieds ; c’était le soir, tout était calme, son âme elle-même.

La fumée des herbes que l’on brûle à l’automne montait doucement dans un ciel gris, et l’horizon bordé de collines était plein de pâles vapeurs blanches ; il marchait, et pas un autre bruit n’arrivait à ses oreilles.

Sa pensée seule lui parlait tandis que ses yeux couraient au hasard sur les sentiers qui serpentent, sur la rivière qui coule, sur les buissons du bord de la route, et sur les longs sillons paisibles d’où s’envolaient à son approche les corneilles au cri rauque et doux.

Combien de fois n’avait-il pas vu cette même campagne, et sous tous ses aspects, dans toutes les saisons, éclatante de soleil, couverte de neige, les arbres en fleurs, les blés mûrs, le matin à la rosée, le soir quand on rentre les troupeaux, et presque aussi à tous les âges de sa vie, à toutes les phases de son cœur, gai, triste, joyeux ou désespéré ; d’abord enfant au collège quand il se promenait seul à l’écart des autres en rêvant, sur la lisière des bois ; puis adolescent, qui s’ouvre à la vie humant le parfum des genets, étendu sur la mousse comme sur un lit et tressaillant d’ivresse aux tièdes baisers de la brise qui lui passait sur la figure ; ou bien avec Henry, marchant dans l’herbe mouillée, causant de tout, ne regardant rien ; ou encore seul et grave, quand il venait contempler la verdeur de la verdure et la splendeur du jour, pour se pénétrer l’esprit du gazouillement du ruisseau sur les cailloux, du bruit des charrues, du bêlement des chèvres, de la figure des fleurs, des formes des nuages, des teintes décroissantes de la lumière, pour comprendre toute cette harmonie et en étudier les accords.

Tous ces arbres avaient reçu ses regards soit sereins et purs, soit sombres et voilés de larmes ; il avait erré dans tous ces chemins, radieux et dans la plénitude de sa force, ainsi que la poitrine serrée par le chagrin et l’ennui l’enveloppant dans la tourmente.

Or il songeait à ces jours évanouis, plus divers entre eux que les visages de la foule quand on la regarde passer, en les comparant à la nature étalée devant ses yeux ; il s’étonnait de son immobilité sereine et il admirait dans son âme cette grandeur douce et pacifique. Les fleurs croissent dans les fentes des vieux murs ; plus la ruine est ancienne et plus elles la couvrent, mais il n’en est point au milieu des ruines du cœur de l’homme, le printemps ne fleurit pas sur ses débris. Les champs de bataille reverdissent, les coquelicots et les roses poussent autour des tombeaux, qui finissent par se cacher sous la terre et par s’y ensevelir à leur tour ; la pensée n’a pas ce privilège, elle contemple elle-même son éternité et s’en effraye, comme un roi lié sur son trône et qui ne pourrait fuir.

Étrange sensation du sol que l’on foule. On dirait que chacun de nos pas d’autrefois y a laissé une ineffaçable trace, et qu’en revenant sur eux nous marchons sur des médailles où serait écrite l’histoire de ces temps accomplis, qui surgissent devant nous.

Effrayé de la fidélité de ses souvenirs, rendus plus vivaces encore par la présence de ces lieux où ils avaient été des faits et des sentiments, il se demandait si tous appartenaient au même homme, si une seule vie avait pu y suffire, et il cherchait à les rattacher à quelque autre existence perdue, tant son passé était loin de lui ! Il se regardait lui-même avec étonnement en songeant à toutes ces idées différentes qui lui étaient venues devant ces mêmes bornes et ces mêmes broussailles, aux élans d’amour qu’il y avait eus, aux crispations de tristesse qu’il y avait éprouvées, et ne saisissant plus nettement les motifs qui les avaient amenés et les transitions qui les rattachaient les uns aux autres, il ne découvrait en lui que misères inexplorées et profondeurs ténébreuses, des amertumes sans cause, des défaillances ou des colères sans raison, des joies mélancoliques et des langueurs ineffables, une confusion, tout un monde dont on ne pouvait comprendre le secret, l’unité, avec une douleur vague et universelle qui planait sur l’ensemble. On s’étonne qu’un squelette ait eu la vie, que ces yeux creux aient regardé avec amour ; mais on s’étonne aussi parfois que notre cœur ait possédé ce qu’il n’a plus et qu’il ait tressailli en vibrations mélodieuses sous des pressions qui ne lui font plus rendre d’écho.

Le calme dans lequel Jules avait voulu vivre par égoïsme et les hauteurs arides sur lesquelles il s’était posé dans un effort d’orgueil l’avaient éloigné si brusquement de sa jeunesse, et avaient exigé de lui une volonté si âpre et si soutenue qu’il s’était endurci à la tendresse et qu’il s’était presque pétrifié le cœur. Tout en irritant sa sensibilité par son imagination, il tâchait que son esprit en annulât les effets, et que le sérieux de la sensation s’en allât rapide comme elle.

Dès que quelque chose était entré en lui, il l’en chassait sans pitié, maître inhospitalier qui veut que son palais soit vide pour y marcher plus à l’aise, et tout fuyait sous la flagellation de son ironie, ironie terrible qui commençait par lui-même, et qui s’en allait aux autres d’autant plus violente et acérée ; il avait presque perdu la coutume de se plaindre, et quand même il retombait dans ses anciennes faiblesses, dans tous les découragements et les irrésolutions, il n’ajoutait plus à son malheur actuel en s’y complaisant comme jadis et s’y enfouissant à plaisir, avec l’obstination désespérée qui est l’essence des douleurs chrétiennes et romantiques ; de chutes en rechutes et d’incertitudes en tâtonnements, il arrivait cependant parfois à parcourir avec sécurité un long espace sur le chemin des passions et des idées ; à mesure qu’il avançait, il entrevoyait plus de clartés et plus de soleil, et comme le voyageur au haut de la montagne, qui s’arrête essoufflé, regardant derrière lui à l’horizon toute la route qu’il a parcourue, à peine s’il voyait maintenant les ombrages où naguère s’étaient reposés ses soucis, et les ondes qui avaient désaltéré sa soif.

Injuste pour son passé, dur pour lui-même, dans ce stoïcisme surhumain il en était venu à oublier ses propres passions et à ne plus bien comprendre celles qu’il avait eues ; s’il ne s’était pas senti chaque jour forcé, comme artiste, de les étudier et de les rechercher chez les autres, puis de les reproduire par la forme la plus concrète et la plus saillante ou de les admirer sous la plastique du style, je crois qu’il les eût presque méprisées et il en serait arrivé à cet excès d’inintelligence.

Voilà d’où venait son étonnement, en retrouvant dans le bruit des feuilles mortes qu’il écartait avec ses pieds les restes de trésors qu’il croyait n’avoir jamais possédés. Il se dit qu’il avait été jeune cependant, que dans ce temps-là son corps et son âme étaient bien faits pour la vie, et que tout son être alors s’épanouissait au bonheur comme une plante au soleil ; que si le ciel l’avait voulu il aurait pu vivre heureux, et qu’il y a des gens sur la terre qui s’en vont au bras de leur maîtresse en regardant les étoiles. D’autres que lui avaient-ils ces perpétuels tourments, qui font du cœur d’un homme un enfer qu’il porte avec lui ? et peut-être était-il en ce moment la seule créature qui pensât ces choses-là. Puis revinrent successivement tous les amours qu’il avait eus, tous les airs de fêtes dont il avait été en rêves, tous les costumes qu’il avait aimés : écharpes qui pendent des balcons, longues robes à queue qui traînent sur les tapis, ses illusions d’enfant, ses illusions de jeune homme, son grand amour trompé, la sombre époque qui l’avait suivi, ses idées de mort, son appétit du néant, son redressement subit, ses résolutions gigantesques et l’éblouissement de la vue première de son intelligence, ses projets, ses aspirations, ses frissonnements divers à l’inspiration des belles œuvres, les avortements de sa pensée, ses évanouissements d’ennui, et toute l’humiliation de ses chutes, plus profondes chaque fois de la hauteur d’où il était tombé.

De tout cela cependant résultait son état présent, qui était la somme de tous ces antécédents et qui lui permettait de les revoir ; chaque événement en avait produit un second, chaque sentiment s’était fondu dans une idée. Il avait tiré, par exemple, des théories de la volupté qu’il ne sentait plus, et la sienne était arrivée enfin comme la conclusion des faits ; si elle était fausse, c’est qu’elle était incomplète ; si elle était étroite, il fallait tâcher de l’élargir. Il y avait donc une conséquence et une suite dans cette série de perceptions diverses, c’était un problème dont chaque degré pour le résoudre est une solution partielle.

Mais puisque le dernier mot n’arrive jamais, à quoi bon l’attendre ? ne peut-on pas le pressentir ? et n’y a-t-il pas au monde une manière quelconque d’arriver à la conscience de la vérité ? Si l’art était pour lui ce moyen, il devait le prendre. Et même aurait-il eu cette idée de l’art, de l’art pur, sans les douleurs préparatoires qu’il avait subies et s’il eût été engagé encore dans tous les liens du fini ? Celui qui veut guérir les plaies des hommes s’habitue à leur odeur, et le marin se durcit les mains à tenir l’aviron ; celui dont le cœur humain est le domaine doit se cuirasser aux endroits sensibles et mettre une visière sur son visage pour vivre tranquille au milieu de l’incendie qu’il allume, invulnérable dans la bataille qu’il contemple ; quiconque est engagé dans l’action n’en voit pas l’ensemble, le joueur ne sent pas la poésie du jeu qui est en lui, ni le débauché la grandeur de la débauche, ni l’amant le lyrisme de l’amour, ni le religieux peut-être la juste grandeur de la religion. Si chaque passion, si chaque idée dominante de la vie est un cercle où nous tournons pour en voir la circonférence et l’étendue, il ne faut pas y rester enfermé, mais se mettre en dehors.

D’ailleurs, se disait-il, pour se justifier lui-même, nier une des époques de sa propre existence, n’est-ce pas se montrer aussi étroit et aussi sot que l’historien qui nierait une des époques de l’histoire, approuvant cette partie, désapprouvant cette autre, bénissant un peuple, maudissant une race, se mettant à la place de la Providence et voulant reconstruire son œuvre ? Donc tout ce qu’il avait senti, éprouvé, souffert, était peut-être venu pour des fins ignorées, dans un but fixe et constant, inaperçu mais réel.

Alors il songea que tout ce qui lui paraissait si misérable autrefois pouvait bien avoir sa beauté et son harmonie ; en les synthétisant et en le ramenant à des principes absolus, il aperçut une symétrie miraculeuse rien que dans le retour périodique des mêmes idées devant les mêmes choses, des mêmes sensations devant les mêmes faits ; la nature se prêtait à ce concert et le monde entier lui apparut reproduisant l’infini et reflétant la face de Dieu ; l’art dessinait toutes ces lignes, chantait tous ces sons, sculptait toutes ces formes, en saisissait leurs proportions respectives, et par des voies inconnues les amenait à cette beauté plus belle que la beauté même, puisqu’elle remonte a l’idéal d’où celle-ci était dérivée, et qui produit en nous l’admiration, qui est la prière de l’intelligence devant la manifestation éclatante de l’intelligence infinie, l’hymne qu’elle lui chante dans sa joie en se reconnaissant de sa nature, et comme l’encens qu’elle lui envoie en gage de son amour.

Il releva la tête, l’air était pur et pénétré du parfum des bruyères ; il le respira largement, et je ne sais quoi de frais et de vivifiant lui entrait dans l’âme ; le ciel sans nuages était blanc comme un voile, le soleil, qui se couchait, n’avait pas de rayons, montrait sa figure lumineuse facile à contempler. Il lui sembla qu’il sortait d’un songe, car il avait la fraîcheur que l’on éprouve au réveil, et la surprise naïve qui nous saisit à revoir des objets qui nous semblent nouveaux, perdu que l’on était tout à l’heure dans un monde qui s’est évanoui. Où était-il donc ? dans quel lieu ? à quelle heure du jour ? qu’avait-il fait ? qu’avait-il pensé ? Il cherchait à se rattraper lui-même et à rentrer dans la réalité d’où il était sorti.

Il entendit quelque chose courir dans l’herbe, il se retourna, et tout à coup un chien s’élança sur lui, en jappant et en lui léchant les mains ; la voix de cette bête était glapissante et traînarde, et sanglotait dans ses hurlements. Elle était maigre, efflanquée comme une louve, elle avait l’air sauvage et malheureux ; toute salie par la boue, sa peau galeuse à certaines places était à peine couverte d’un poil rare et long moitié blanc et noir, et elle boitait d’une jambe de derrière ; ses yeux se fixaient sur Jules avec une curiosité effrayante et parcouraient toute sa personne, tout en le flairant et en tournant autour de lui.

Jules en eut d’abord horreur, puis pitié, tant le pauvre animal semblait misérable et abandonné. C’était un de ces chiens qui ont perdu leur maître, que l’on poursuit avec des huées, qui errent au hasard dans la campagne, que l’on trouve morts au bord des chemins sans savoir à qui ils appartenaient. Jules le chassa, mais il revint à la charge ; il le menaça encore, ne voulant pas le battre, mais la bête bondit à sa voix et le caressa plus fort ; à la fin il ramassa une pierre et la lui lança dans les flancs ; elle poussa un cri plaintif, et, la queue dans les jambes, rampant sur le sol et tirant la langue, elle vint se cacher dans ses genoux sans en vouloir sortir.

Pourquoi donc cette opiniâtreté singulière ? est-ce qu’il l’avait déjà vue autrefois ? mais où donc ? Avait-elle appartenu à l’un de ses amis ? Et il cherchait à la reconnaître, tandis que le chien lui-même, avec son œil enflammé, le regardait avidement comme s’il avait voulu lui parler.

N’était-ce pas Fox, par hasard ? l’épagneul qu’il avait donné jadis à Lucinde ? Elle l’avait perdu sans doute, et n’ayant pu retrouver sa maîtresse il revenait dans son pays, vers son ancienne maison ; c’était bien la même taille, le même air, à peu près le même pelage, et il l’appela par deux fois : Fox ! Fox ! Le chien le quitta un instant et alla boire dans un fossé, il y entra jusqu’au ventre pour y tremper ses membres fatigués, attrapa avec ses dents deux ou trois brins des joncs verts qui poussent au bord, et se mit à boire à longs traits ; sa langue en lapant faisait des cercles sur l’eau jaunâtre, immobile, qu’un dernier reflet de soleil rendait toute rouge et presque sanglante.

Peu à peu le jour tombait, ses couleurs violettes et orangées se perdaient insensiblement dans la blancheur du ciel, qui commençait à s’éclairer de la lune levante. Le chien vînt se coucher aux pieds de Jules, écarta lentement ses mâchoires en bâillant d’une façon mélancolique et attristée ; un homme n’eût pas soupiré avec un ennui plus douloureux.

Mais d’où venait donc cette bête ? que voulait-elle ? À mesure cependant qu’il la considérait, il croyait revoir son ancien épagneul ; cependant pourquoi n’entendait-il plus son nom ? Lucinde lui en avait peut-être donné un autre, ensuite elle l’avait chassé n’en voulant plus, et battu peut-être pour le faire en aller. Y avait-il longtemps de cela ? dans quels lieux avait-il été avec elle ? où l’avait-il laissée ? par quels chemins était-il venu ?

Et Jules se sentît une compassion infinie pour cet être inférieur qui le regardait avec tant d’amour, il se ressouvint alors du jour qu’on le lui avait donné, c’était un jeudi, un jour de fête, on l’avait apporté dans un panier sur du coton ; il se rappela le temps où il était tout petit, quand il se perdait dans le gazon, éternuant aux herbes qui lui piquaient le museau ; il venait le matin sur son lit, il se jouait dans ses draps, mordait les couvertures, traînait le tapis de pied dans la chambre ; le soir, quand Jules rentrait du collège, il reconnaissait son pas et aboyait en l’entendant venir de loin. Quand il sortait, il l’emmenait avec lui, il le laissait courir çà et là, chassant dans les taillis, effrayant les poules à travers les haies, gambadant, galopant, pendant que son maître continuait sa promenade et sa rêverie. Puis il avait grandi, il était devenu beau, on l’admirait, les dames le caressaient, passaient leurs mains blanches dans ses longs poils soyeux, sur sa tête mince et allongée ; Lucinde l’avait vu, l’avait baisé, elle l’avait voulu.

Ah ! pourquoi s’en était-il allé avec elle ! et que n’étaient-ils au temps où ses pattes grêles résonnaient sur le parquet ciré de la chambre de son vieux maître ! « Est-ce toi ? lui demandait-il, est-ce toi, Fox ? Fox, me reconnais-tu ? » et il le flatta. Mais l’impression chaude de cette peau toute nue et rugueuse lui fit retirer sa main de dégoût, et il s’en écarta avec la nausée.

Le chien le suivît encore ; ce n’était pas lui cependant, ce n’était pas lui, celui-ci d’ailleurs était plus petit et sa tache noire sur le dos s’étendait plus en avant. Ah ! l’horrible bête ! un chancre coulait le long de sa cuisse, et ses reins, courbés et bossus, faisaient que sa tête pendait presque à terre et avait l’air d’y déterrer quelque chose ; elle la tournait obliquement en vous regardant, elle boitait bien plus que tout à l’heure, à peine maintenant si elle pouvait marcher, elle sautait plutôt.

Repoussé par sa laideur, Jules s’efforçait de ne pas la voir, mais une attraction invincible attirait ses yeux sur elle, et quand il l’avait bien vue, qu’il s’était assouvi à la regarder, et qu’il commençait à avoir peur, il détournait la tête. Mais aussitôt une voix secrète, puissante, l’appelait vers le monstre, et il y revenait malgré lui.

Une fois il s’arma de courage ; pour en finir d’un seul coup et se débarrasser de cette illusion, il s’avança hardiment contre elle, avec un geste formidable, la bête le regardait toujours ; il fit un pas de plus vers elle, alors sautant péniblement sur ses trois pattes et traînant son hurlement, elle se rapprocha de lui et lui envoya un regard si doux, si doux, qu’il sentit son cœur s’attendrir, malgré la terreur qui l’assiégeait.

Jules reprit sa route ; il tâchait de penser à autre chose, il marchait vite, le chien le suivait, il entendait derrière lui le sautillement pénible et hâté qu’il faisait à chacun de ses pas. Il marcha plus vite encore, la bête le suivait toujours ; il courut, elle se mit à courir ; enfin il s’arrêta et continua d’un pas plus lent. Le vent soufflait, les arbres, à demi dépouillés, inclinaient leurs têtes et faisaient fouetter leurs rameaux, les feuilles des haies tressaillaient.

À quelque distance de la rivière, un peu avant d’arriver au pont, le chien subitement passa devant Jules et, se retournant de temps à autre vers lui, sans s’arrêter, il semblait le prier de le suivre.

Arrivé au bord de l’eau, il prit un petit sentier le long du courant, à travers les orties et les saules, et ensuite revint sur ses pas, recommençant toujours le même trajet, qu’il faisait chaque fois plus long et plus rapide ; il aboyait d’une façon saccadée, colère, il allait, venait, s’approchait de Jules, le quittait, revenait à lui, l’attirait sur ses pas, le ramenait d’où il était parti, le reconduisant où il était allé ; ses flancs battaient avec force, son poil se hérissait, il tremblait sur ses pieds, ses yeux s’ouvraient, tout son corps haletant se gonflait dans une dilatation convulsive ; ses aboiements réguliers, qui s’arrêtaient tout à coup et qui recommençaient de même, étaient éraillés, durs, furieux, claquaient et se déchiraient dans l’air, il les poussait en se secouant les côtes sans jamais finir, et quand il passait à une certaine place, sous l’arche du pont, il semblait pris d’une rage nouvelle et redoublait ses cris sinistres.

Il était nuit, la roue du moulin était arrêtée et la chute d’eau tombait dans les ténèbres ; l’écume qui en jaillissait au pied apparaissait parfois sur le courant rapide, qui l’entraînait aussitôt ; l’écho de la vallée répétait les aboiements, qui interrompaient le silence de la nuit.

Jules tâchait de découvrir une différence quelconque dans la monotonie de ces sons furieux, plaintifs et frénétiques tout ensemble ; il s’efforçait de les deviner et de saisir la pensée, la chose, le pronostic, le récit ou la plainte qu’ils voulaient exprimer, mais son oreille n’entendait que les mêmes vibrations presque continues, stridentes, toutes pareilles, et qui se prolongeaient les unes après les autres. Fatigué, irrité par elles, il usait cependant toutes les forces de son esprit à tâcher de les comprendre, et il implorait au hasard une puissance inattendue, qui puisse le mettre en rapport avec les secrets révélés par cette voix et l’initier à ce langage plus muet pour lui qu’une porte fermée. Mais rien ne se fit, rien n’arriva, malgré les soubresauts de son intelligence pour descendre dans cet âme ; le vent soufflait, le vent bruissait, le chien hurlait.

Puis il se rappela qu’un jour — oh ! qu’il y avait longtemps ! — il était venu sur ce pont et qu’il avait désiré mourir. Était-ce là ce que voulait dire la bête funèbre qui tournait autour de lui ? Qu’y avait-il donc de caché dans la rivière pour qu’elle en parcourût sans cesse le bord en se dirigeant toujours, il semblait, de la source à l’embouchure, comme pour montrer quelque chose qui aurait coulé dessus, qui serait descendu ? N’était-ce pas Lucinde ? grand Dieu ! était-ce elle ? serait-ce elle, noyée, perdue sous le torrent ? si jeune ! si belle ! morte ! morte ! Et plongeant ses regards dans les ténèbres, au loin, bien avant, il s’attendait à voir… il la voyait avec sa robe blanche, sa longue chevelure blonde épandue, et les mains en croix sur la poitrine, qui s’en allait doucement au courant, portée sur les ondes ; elle était peut-être là, à cette place, ensevelie sous l’eau froide, couchée au fond du fleuve, sur les cailloux verts ! « Est-ce là ce que tu veux dire, avec ta voix qui pleure comme si tu hurlais sur un tombeau ? » Et il se figurait son cadavre, la bouche entr’ouverte, les yeux fermés.

Les nuages s’ouvrirent, et la lune, se dégageant de leurs flocons grisâtres, apparut sur un fond du ciel bleu sombre bordé de nuées noires ; elles couraient vite et s’amoncelaient les unes sur les autres au haut du ciel ; la lune montait en suivant sa course, quelquefois un de ses rayons tombait sur la rivière ou bien faisait luire au loin les flaques d’eau restées dans les ornières des chemins creux. En ce moment sa lumière éclaira le chien maudit qui hurlait toujours, elle dardait sur sa tête ; il semblait, dans la nuit, sortir de chacun de ses yeux deux filets de flamme minces et flamboyants, qui venaient droit à la figure de Jules et se rencontraient avec son regard ; puis les yeux de la bête s’agrandirent tout à coup et prirent une forme humaine, un sentiment humain y palpitait, en sortait ; il s’en déversait une effusion sympathique qui se produisait de plus en plus, s’élargissait toujours et vous envahissait avec une séduction infinie. « N’es-tu pas son ami, se demanda-t-il, que tu me regardes ainsi comme si tu voulais entrer dans mon amitié ? que veux-tu de moi ? »

Il n’y avait plus de cris, la bête était muette, et ne faisait plus rien que d’élargir cette pupille jaune dans laquelle il lui semblait qu’il se mirait ; l’étonnement s’échangeait, ils se confrontaient tous deux, se demandant l’un à l’autre ce qu’on ne dit pas. Tressaillant à ce contact mutuel, ils s’en épouvantaient tous deux, ils se faisaient peur ; l’homme tremblait sous le regard de la bête, où il croyait voir une âme, et la bête tremblait au regard de l’homme, où elle voyait peut-être un dieu.

Grandissant plus rapide que la flamme, la pensée de Jules était devenue doute, le doute certitude, la certitude frayeur, la frayeur de la haine. « Meurs donc, lui cria-t-il tout frémissant de colère et lui écrasant la figure sous un coup de pied violent et subit, meurs ! meurs ! va-t’en ! laisse-moi ! »

Le chien s’enfuit, Jules se sentit à l’aise en ne le voyant plus ; il rentrait dans son calme ordinaire, dans sa liberté ; il était tout surpris de son émotion récente, et déjà même il la concevait à peine. Soudain deux prunelles luirent dans l’ombre, elles s’avançaient : il était revenu, il était là, il marchait dans l’oseraie, il se traînait en boitant, ses pattes enfonçaient dans la boue, il glissait. Jules ramassa de la terre avec ses mains et la lui jeta à poignées pour le faire fuir ; il s’enfuit.

Jules s’en retournait chez lui en toute hâte, essayant de gagner du moins les premières maisons du faubourg, mais le chien avait fait un long détour dans la campagne et se présentait de nouveau ; Jules le chassait encore, il disparaissait, puis il revenait ; se baissant vivement à terre, Jules arrachait avec ses ongles des pierres, de l’herbe, tout ce qu’il trouvait, et les lui lançait jusqu’à ce qu’il l’eût chassé bien loin ; alors il croyait qu’il ne reviendrait plus, qu’il était parti pour toujours, que cette fois était la dernière, mais non ! la bête semblait sortir de terre, y disparaître, en ressortir ; tout à coup elle se plaçait devant vous, vous regardant, en écartant les lèvres et montrant ses gencives avec une grimace hideuse ; elle n’aboyait plus, à peine si elle avait l’air de toucher le sol, elle ne sentait pas les coups qu’on lui donnait, seulement elle baissait la tête dans ses jambes, en l’inclinant de côté, et aussitôt s’enfuyait comme une ombre.

Il pleuvait, c’était une nuit sombre, toute la ville dormait, les réverbères suspendus balançaient leur lueur rougeâtre à travers le brouillard, on n’entendait que la pluie tomber sur le pavé, les gouttières crachaient du haut des toits, les ruisseaux grossis coulaient dans les rues. Celle où demeurait Jules était toute droite et rapide, les eaux du quartier supérieur s’y étaient déversées et avaient passé par là, les grès brillaient comme si on les eût lavés, la pluie fouettait dessus et rebondissait, c’était un bruit grêle, régulier, continu ; il détourna la tête… non ! il s’était trompé.

« Il est encore là », se disait-il, et il entendait en effet, derrière lui, toujours quelque chose qui sautillait et courait sur ses talons ; il se retournait, il n’y avait personne. Une fois cependant il entendit nettement ses pas, il les reconnut ; alors, sans regarder en arrière, il donna un grand coup de pied dans le vide.

Enfin il arriva chez lui, il referma vite la porte, monta dans sa chambre et poussa le verrou.

Quand il eut changé de vêtements — les siens étaient trempés, il grelottait — il ne se coucha pas, il se mit à réfléchir sur ce qui venait de lui arriver, sur les émotions qu’il avait eues, et il essaya dans son souvenir de les parcourir une à une et de les scruter jusqu’au fond pour en avoir la cause et la raison. Il était sûr pourtant qu’il n’avait pas rêvé, qu’il avait vraiment vu ce qu’il avait vu ; ce qui l’amenait à douter de la réalité de la vie, car, dans ce qui s’était passé entre lui et le monstre, dans tout ce qui se rattachait à cette aventure, il y avait quelque chose de si intime, de si profond, de si net en même temps, qu’il fallait bien reconnaître une réalité d’une autre espèce et aussi réelle que la vulgaire cependant, tout en semblant la contredire. Or ce que l’existence offre de tangible, de sensible, disparaissait à sa pensée, comme secondaire et inutile, et comme une illusion qui n’en est que la superficie.

Et il songeait toujours à sa rencontre ; l’envie lui vint de la refaire pour tenter le vertige, pour voir s’il y serait le plus fort. Quoiqu’il n’eût rien aperçu dans les rues, sans doute pourtant qu’il avait été suivi jusqu’à la fin, que le chien l’attendait et le cherchait encore ; lui-même d’ailleurs l’attendait presque et le souhaitait ardemment, au milieu de l’horreur qu’il en ressentait.

« Comme ce serait étrange, se dit-il, s’il était là, dans la rue, à la porte ! Allons-y ! » Et tout en descendant l’escalier : « Quelle folie je fais là ! quelle sottise de penser… S’il y était cependant !… »

Jules ouvrit la porte, le chien était couché sur le seuil.

XXVII

Ce fut son dernier jour de pathétique ; depuis, il se corrigea de ses peurs superstitieuses et ne s’effraya pas de rencontrer des chiens galeux dans la campagne.

Avec la volonté obstinée de s’instruire en toutes choses, il apprit la géographie et ne plaça plus le climat du Brésil sous la latitude de New-York, à grand renfort de palmiers et de citronniers comme nous l’avons vu faire dans sa lettre à Henry.

Il quitta l’amour des petites bottes évasées à la Louis XIII, et leur préféra une jambe étroite et des genoux non crochus ; et les manteaux de pourpre eux-mêmes, qu’il prodiguait si volontiers dans son style et dont il tirait de si abondantes métaphores, lui semblèrent à la fin moins beaux que les torses qu’ils pouvaient recouvrir.

La fureur de Venise se passa également, ainsi que la rage des lagunes et l’enthousiasme des toques de velours à plumes blanches ; il commença à comprendre que l’on pourrait tout aussi bien placer le sujet d’un drame à Astrakan ou à Pékin, pays dont on use peu en littérature.

La tempête aussi perdit considérablement dans son estime ; le lac, avec son éternelle barque et son perpétuel clair de lune, lui parurent tellement inhérents aux keepsakes qu’il s’interdit d’en parler, même dans la conversation familière.

Quant aux ruines, il finit presque par les prendre en haine depuis qu’un jour, dans une vieille forteresse, rêvant tout couché sur les ravenelles sauvages et regardant une magnifique clématite qui entourait un lit de colonne brisée, il avait été dérangé par un marchand de suif de sa connaissance, lequel déclara qu’on aimait à promener en ces lieux parce que ça rappelait des souvenirs, déclama aussitôt une douzaine de vers de Mme Desbordes-Valmore, écrivit ensuite son nom sur la muraille, et s’en alla enfin, l’âme pleine de poésie, disait-il.

Il dit un adieu sans retour à la jeune fille chargée de son innocence et au vieillard accablé de son air vénérable, l’expérience lui ayant vite appris qu’il ne faut pas toujours reconnaître quelque chose d’angélique dans les premières ou de patriarcal dans les seconds.

Naturellement peu bucolique, la bergère des Alpes, dans son chalet, lui sembla la chose du monde la plus commune ; n’y fait-elle pas ses fromages tout comme une Basse-Normande ? Il se réconcilia cependant avec les bergers, ayant vu, au fond de la Bretagne, un chevrier couvert d’une peau de loup et avec la belle mine du plus affreux gredin qui soit sur la terre.

Il relut ce qu’il pouvait comprendre des bardes et des trouvères, et il s’avoua franchement qu’il fallait être drôlement constitué pour trouver tout cela sublime, en même temps néanmoins que les beautés réelles qu’il y revit le frappèrent davantage.

En somme, il fit bon marché de tous les fragments de chants populaires, traduction de poèmes étrangers, hymnes de barbares, odes de cannibales, chansonnettes d’Esquimaux, et autres fatras inédits dont on nous assomme depuis vingt ans. Petit à petit même, il se défit de ces prédilections niaises que nous avons malgré nous pour des œuvres médiocres, goûts dépravés qui nous viennent de bonne heure et dont l’esthétique n’a pas encore découvert la cause.

Donc, pour se guérir de cette manie, il s’adonna à l’étude d’ouvrages offrant des caractères différents du sien, une manière de sentir écartée de la sienne, et des façons de style qui n’étaient pas du genre de son style. Ce qu’il aimait à trouver, c’était le développement d’une personnalité féconde, l’expansion d’un sentiment puissant, qui pénètre la nature extérieure, l’anime de sa même vie et la colore de sa teinte. Or il se dit que cette façon toute subjective, si grandiose parfois, pourrait bien être fausse parce qu’elle est monotone, étroite parce qu’elle est incomplète, et il rechercha aussitôt la variété des tons, la multiplicité des lignes et des formes, leur différence de détail, leur harmonie d’ensemble.

Auparavant sa phrase était longue, vague, enflée, surabondante, couverte d’ornements et de ciselures, un peu molle aux deux bouts, et il voulut lui donner une tournure plus libre et plus précise, la rendre plus souple et plus forte. Aussi passait-il alternativement d’une école à une autre, d’un sonnet à un dithyrambe, du dessin sec de Montesquieu, tranchant et luisant comme l’acier, au trait saillant et ferme de Voltaire, pur comme du cristal, taillé en pointe comme un poignard, de la plénitude de Jean-Jacques aux ondulations de Chateaubriand, des cris de l’école moderne aux dignes allures de Louis XIV, des naïvetés libertines de Brantôme aux âpretés théologiques de d’Aubigné, du demi-sourire de Montaigne au rire éclatant de Rabelais.

Il eût souhaité reproduire quelque chose de la sève de la Renaissance, avec le parfum antique que l’on trouve au fond de son goût nouveau dans la prose limpide et sonore du xviie siècle, y joindre la netteté analytique du xviiie, sa profondeur psychologique et sa méthode, sans se priver cependant des acquisitions de l’art moderne et tout en conservant, bien entendu, la poésie de son époque, qu’il sentait d’une autre manière et qu’il élargissait suivant ses besoins.

Il entra donc de tout cœur dans cette grande étude du style ; il observa la naissance de l’idée en même temps que cette forme où elle se fond, leurs développements mystérieux, parallèles et adéquats l’un à l’autre, fusion divine où l’esprit, s’assimilant la matière, la rend éternelle comme lui-même. Mais ces secrets ne se disent pas, et pour en apprendre quelques-uns, déjà il faut en savoir beaucoup.

À force de contempler les belles œuvres dans la bonne foi de son cœur, de se pénétrer du principe qui les avait produites, et de les regarder abstractivement en elles-mêmes quant à leur beauté, puis relativement à la vérité qu’elles manifestent et qu’elles exposent, quant à leur puissance, il comprit ce que c’est que l’originalité et le génie, et il eut un dédain complet de toutes les poétiques du monde. Si chaque artiste est appelé à reproduire ce qu’il y a de général dans le monde et dans la nature, suivant le caractère particulier de son talent et sous une forme concrète unique, sans laquelle la spécialité de l’œuvre n’existerait pas ; si chaque idée réclame un moule qui soit à sa taille ; si chaque passion, suivant l’homme où elle se produit, rend un son différent, et si le cœur humain est un immense clavier que d’octave en octave et d’accords en dissonances le penseur doive parcourir, depuis les intonations les plus sourdes jusqu’aux plus aiguës ; si chaque feu a sa flamme, chaque voix son écho, chaque angle entrant son angle sortant ; si le fourreau est bien fait pour le glaive et le langage pour la pensée, comment niveler toutes ces hauteurs différentes, rapprocher ce qui doit être écarté, appareiller ce qui n’a pas de rapport, et vouloir contenir dans les mêmes limites, habiller du même costume, enfermer sous la même forme toutes ces différences essentielles d’origine, de nationalité, de siècles, d’époques ?

L’étincelle qui sort de la pierre, la pâleur de la lune, la rougeur du soleil, les étoiles qui scintillent, les comètes qui flamboient, tout cela c’est la lumière, essence unique qui a des modalités différentes ; ainsi chaque œuvre d’art a sa poétique spéciale, en vertu de laquelle elle est faite et elle subsiste, et celles qui sont à venir naîtront à leur tour, après avoir été portées dans des germes qui ne sont pas éclos, étoiles différentes d’un autre monde, portions de la grande lumière dont le foyer est au sein de l’inconnu. Et vous, vous voulez régler ce qui est la règle suprême, régir ce qui est la loi même, répartir au gré d’une symétrie extérieure toutes ces lueurs diverses, arrêter la création, la saisir par tous ses côtés, mesurer son avenir, compter tous les astres, peser l’infini !

Arrivé à cette haute impartialité critique, qui lui semblait le vrai sens de la critique et qui doit au moins en être la base, il renonça aux parallèles où l’on fait de si douces antithèses, et où, dénaturant d’abord les deux termes de comparaison, on arrive invariablement à en obtenir un résultat faux comme elle.

Alors il découvrit des beautés ignorées chez ceux qu’il n’aimait pas, et des faiblesses singulières à des œuvres qu’il croyait sans reproche ; il se fortifia dans son aversion pour la littérature académique et universitaire, non plus à cause qu’il était d’une école opposée, mais au contraire par amour des grands maîtres que dégrade un enthousiasme inintelligent et qu’avilissent toutes ces admirations écourtées. Les théories, les dissertations, les réclamations au nom du goût, les déclamations contre la barbarie, les systèmes sur l’idée du Beau, les apologies des anciens, toutes les injures que l’on s’est dit pour défendre le pur langage, toutes les sottises qui se sont écrites en discutant sur le sublime, ne servirent plus qu’à lui faire connaître historiquement l’esprit différent des écoles et des époques dans toutes leurs vanités risibles, utiles encore pour nous par l’excès de leur ridicule même. Ils croyaient bâtir pour l’avenir, laisser quelque inaltérable monument, et voilà que ce qu’ils ont édifié à grands frais a plus vite disparu que leurs noms et n’est plus bon qu’à nous rappeler l’instant fugitif où ils ont vécu.

À mesure qu’il avança dans l’histoire, il y découvrit tout à la fois plus de variété et plus d’ensemble ; ce qu’elle a, au premier coup d’œil, de heurté, de confus, disparut graduellement, et il entrevit que le monstrueux et le bizarre avaient aussi leurs lois comme le gracieux et le sévère. La science ne reconnaît pas de monstre, elle ne maudit aucune créature, et elle étudie avec autant d’amour les vertèbres du serpent boa et les miasmes des volcans que le larynx des rossignols et que la corolle des roses ; la laideur n’existe que dans l’esprit de l’homme, c’est une manière de sentir qui révèle sa faiblesse, lui seul est capable de la concevoir et de la produire ; et sans cette infirmité ou cette faculté, pourquoi donc se pâmerait-il d’aise devant la Beauté quand il la rencontre ? Mais la nature en est incapable, tout en elle est ordre, harmonie, les rochers arides sont beaux, les champs couverts de blé sont beaux, belle est la tempête, belles sont les forêts, les araignées ont leur beauté, les crocodiles ont la leur, comme les hiboux, comme les singes, comme les hippopotames et les vautours. Couchés dans leur antre, enfouis dans leur fange, hurlant sur leur proie, sautant dans leurs forêts, nageant dans leurs océans, ne sont-ils pas, comme les cigognes qui volent dans les cieux et les cavales qui bondissent dans les prairies, tous sortis du même sein, chantant le même cantique, retournant au même néant, rayons du même cercle qui convergent vers le même centre ?

Il tâchait de saisir la même harmonie dans le monde moral, et sans s’effrayer de rien, il étudiait le criminel, l’ignoble, le grossier et l’obscène, toutes ces nuances de ce qui nous effraie ou nous dégoûte, et il les posait en face du grand, du digne, du vertueux et de l’agréable, pour voir comment ils en diffèrent et admirer leurs points de contact quand il y en a.

De même que le poète en même temps qu’il est poète doit être homme, c’est-à-dire résumer l’humanité dans son cœur et en être lui-même une portion quelconque, il demandait à l’œuvre d’art sa signification générale en même temps que sa valeur plastique et intrinsèque ; ce qui l’amena à étudier simultanément l’humanité dans l’art, et je dirais presque l’art dans l’humanité, car il y en a un dans ces retours périodiques des mêmes crises et des mêmes idées, dans cette combinaison de ce que l’on appelle effet et de ce que l’on appelle cause, si bien qu’on jurerait que tout cela a été coordonné d’avance, puisque c’est comme un organisme complet qui va se développant toujours et fonctionnant sans cesse, sous des apparences régulières.

Dès lors, à travers le costume, l’époque, le pays, il cherchait l’homme ; dans l’homme il cherchait le cœur. Il allait de la psychologie à l’histoire, de l’histoire il redescendait à l’analyse, et dans cet ensemble qui fait un siècle et qui a sa physionomie à lui, résultat de toutes les parties qui l’ont composé, il tâchait de retrouver les espoirs partiels qui avaient formé l’espoir d’une génération, les amertumes privées qui lui avaient donné l’air si sombre, toutes les joies qui l’avaient rendu si insouciant des graves questions, les énergies qui avaient fait sa force, les héroïsmes secrets qui l’avaient rendu héroïque.

Chaque époque perdit pour lui quelque chose de la couleur tranchée sous laquelle on a coutume de l’envisager ; ce que son unité offre de sec et d’artificiel fit place à un caractère plus ondoyant et plus divers qui, atténuant les différences que l’on trouve entre les époques, en expliquait davantage les transitions de l’une sur l’autre, leurs origines et leurs conséquences. Ainsi qu’il découvrait quelquefois une tendresse exquise dans des cœurs farouches et d’étranges cruautés dans les regards qui semblaient les plus tendres, extrayant le comique des choses sérieuses ou concevant de suite quelque drame à l’audition d’une phrase bien simple, il perdit, en fait d’histoire et de critique, beaucoup d’opinions toutes faites, d’adages commodes et de convictions communes.

Mais la postérité, qui contemple tout de profil et qui veut des opinions bien nettes pour les faire tenir dans un mot, n’a pas le temps de songer à tout ce qu’elle a repoussé, oublié, omis ; elle a saisi seulement les traits saillants des choses, puis, au risque d’incohérence ou d’absurdité, elle les a réunis sous un seul trait et fondus dans une seule expression. Jules faillit tomber dans l’excès contraire ; à force de voir chaque jour la fausseté des jugements de la foule, la niaiserie de ses admirations et la bêtise de ses haines, il aurait admiré ce qu’elle méprise et détesté ce qui la charme, s’il n’y avait pas vu, le plus souvent, un fond d’utilité pratique pour l’avenir à toutes les idées plus ou moins justes qu’elle se fait sur le passé. Ces idées ont bien leur importance en elles-mêmes puisqu’à leur tour elles produisent des faits. Qu’importe que 93 ait mal compris Sparte, pourvu qu’il ait cru l’imiter ?

Quand il eut un peu étudié le xve siècle, il y vit autre chose que des collerettes à fraises ; de même qu’il pensait au xviie sans songer aux grandes perruques, et au xviiie sans n’y regarder toujours que les talons rouges et les marquises. Il aimait, au milieu du grave siècle de Louis XIV, à entendre rire Saint-Amant et Chaulieu, à voir Gassendi se promener devant Port-Royal ; comme il songeait encore que le siècle de Louis XV, à qui l’on reproche sans cesse sa légèreté, son athéisme et ses amours folâtres, avait commencé par Labruyère et par Lesage, avait engendré Saint-Preux et Werther, et s’était clos par René. Époque de scepticisme, sans doute, que celle qui a enfanté des enthousiasmes nouveaux, donné la liberté à des mondes, et affranchi l’intelligence.

Quand, par exemple, Jules apprenait que l’efféminé Henri III envoyait de Pologne à Mlle de Valençay (?) des lettres écrites avec son sang, que Néron au moment de mourir pleurait la perte d’une amulette que lui avait donnée sa mère, ou bien que Turenne avait peur des ténèbres et le maréchal de Saxe horreur des chats, il s’arrêtait tout étonné, plein d’admiration ou de pitié, mais l’étonnement ne durait guère, l’admiration se faisait compréhension et la pitié indulgence. Aussi était-il en quête du courage qu’avaient montré les lâches, de la pusillanimité qu’avaient eue les braves ; il recherchait la vertu pratiquée par les vicieux, et il riait au crime commis par les bons. Cette égalité continuelle de l’homme, quoi qu’il en ait et partout où il se trouve, lui semblait une justice qui rabaissait son orgueil, le consolait de ses humiliations intérieures, lui rendait enfin son vrai caractère d’homme et le replaçait à sa place.

Le monde étant devenu pour lui si large à contempler, il vit qu’il n’y avait, quant à l’art, rien en dehors de ses limites, ni réalité ni possibilité d’être. C’est pourquoi le fantastique, qui lui semblait autrefois un si vaste royaume du continent poétique, ne lui en apparut plus que comme une province ; il comprit qu’on ne fera jamais rien de beau en inventant des animaux qui ne sont pas, des plantes qui n’existent point, en donnant des ailes à un cheval, des queues de poisson à des corps de femmes, existences impossibles, révélations d’un type insaisissables, rêves sans corps qui, n’offrant qu’une face selon le vague désir qui les a créés, demeurent isolés les uns des autres dans leur immobilité et leur impuissance. Il faut l’accepter cependant ce surnaturel, qui se pose au début de l’art d’un peuple et que l’on retrouve à sa fin, comme deux figures mystérieuses sculptées sur son berceau et sur son tombeau ; les premières productions de la main de l’homme en étaient marquées, il coexiste dans ses œuvres les plus maîtres, il se transforme, et s’infiltre encore dans ses dernières. D’abord il éclate dans l’Inde, qui ne s’en est pas dégagée ; il s’humanise dans la Grèce, passe dans l’art romain, le récrée de caprices folâtres ou enflamme sa sensibilité, devient terrible au moyen âge, grotesque à la Renaissance, et se mêle enfin au vertige de la pensée dans les âmes de Faust et de Manfred.

C’était sans doute pour exprimer quelque chose que se taillaient dans le granit ces sphinx monstrueux qui restent couchés sur le sable des déserts. Vers quel horizon regardent, du fond de leurs pagodes, les yeux béants des idoles ? que signifie leur sourire d’ivresse ? et pour quoi prendre, tous ces bras nombreux qui leur pendent le long du corps ? on les contemplera longtemps et pas un homme ne saura ce qu’elles veulent dire.

N’arrive-t-il pas, à certains moments de la vie de l’humanité et de l’individu, d’inexplicables élans qui se traduisent par des formes étranges ? alors le langage ordinaire ne suffit plus ; ni le marbre ni les mots ne peuvent contenir ces pensées qui ne se disent pas, assouvir ces étranges appétits qui ne se rassasient point ; on a besoin de tout ce qui n’est pas, tout ce qui est devient inutile : tantôt c’est par amour de la vie, pour la doubler dans le présent, l’éterniser au delà d’elle-même ; tantôt c’est par convoitise de l’infini, pour y retourner plus vite, fureur de la joie ou caprices du désespoir. Notre nature nous gêne, on y étouffe, on veut en sortir, et notre âme, qui l’a comblée, en fait craquer les parois comme une foule mal à l’aise dans une enceinte trop étroite ; on se rue à plaisir dans l’effréné, dans le monstrueux ; on met un masque sur son visage, on court, on crie, on hurle, on entre dans la folie et dans la sauvagerie ; on rit de sa laideur, on se vautre dans l’ignoble, de même qu’épuisé de jeûnes et saignant sous son cilice, le camaldule ressent des picotements de volupté à chacun des coups dont il se déchire le corps et s’évanouit presque d’amour quand il voit les cieux s’ouvrir sur sa tête, avec les anges aux ailes blanches et les séraphins aux harpes d’or. Redevenu calme, l’homme ne se comprend plus lui-même, son propre esprit lui fait peur et il s’épouvante de ses rêves, il se demande pourquoi il a créé les djinns et les vampires, où est-ce qu’il voulait aller sur le dos des griffons, dans quelle fièvre de la chair il a mis des ailes au phallus, et dans quelle heure d’angoisse il a rêvé l’enfer.

Compris comme développement de l’essence intime de notre âme, comme surabondance de l’élément moral, le fantastique a sa place dans l’art, les plus sceptiques et les plus railleurs s’en sont servis, et toute la faiblesse de quelques-uns n’a pas eu d’autre cause que de n’avoir pu le sentir et l’exprimer. Quant à celui qu’engendre de parti pris la fantaisie de l’artiste, par l’impossibilité où il se trouve à exprimer son idée sous une forme réelle, humaine, il dénote généralement peu d’étendue dans l’esprit et plus de pauvreté d’imagination qu’on ne le pense de coutume ; l’imagination en effet ne vit pas de chimères, elle a son positif comme vous avez le vôtre, elle se tourmente et se retourne pour l’enfanter, et n’est heureuse qu’après lui avoir donné une existence réelle, palpable, durable, pondérable, indestructible.

Alors il s’éprit d’un immense amour pour ces quelques hommes au-dessus des plus grands, plus forts que les plus forts, chez lesquels l’infini s’est miré comme se mire le ciel dans la mer ; mais à mesure qu’il contemplait leurs œuvres, elles s’agrandissaient à sa pensée, de même que s’élèvent les montagnes à mesure qu’on veut les gravir ; plus il croyait les comprendre et plus il en était écrasé, l’éblouissement le saisissait, il ne voulait pas croire que l’homme fût si grand.

Savaient-ils ce qu’ils étaient, sentaient-ils jusqu’au fond ce qu’ils faisaient eux-mêmes, ces immortels dont nous parlons ? D’abord les hasards de la vie n’arrivaient pas jusqu’à eux, ils écrivaient leurs chants d’amour du fond des cachots, ils faisaient leurs rimes en marchant à la mort, ils chantaient encore dans leur agonie, la misère ne les rendait pas misérables, la servitude ne les asservissait pas, ils auraient pu conter leurs douleurs au monde et l’amuser du spectacle de leur cœur. Mais non, ils accomplissaient leur tâche avec une obstination divine, et ils en étaient si peu fiers ensuite, ils en tiraient si peu d’orgueil pour eux-mêmes, qu’il ne semble pas parfois qu’ils en aient compris l’étendue, pareils à des flambeaux allumés qui ne savent pas qu’ils éclairent. Il admira tout ce que leur simplicité a de profondeur, et comment le caractère général du monde apparaît dans l’expansion de leur personnalité, de sorte que c’est à la fois la vérité de tons et la vérité relative de la création entière, marquée de la main d’un homme sans qu’elle y perde rien de sa réalité et de son ensemble.

Homère et Shakespeare ont compris dans leur cercle l’humanité et la nature ; tout l’homme ancien est dans le premier, l’homme moderne dans le second, tellement qu’on ne peut pas se figurer l’antiquité sans Homère, ni les temps modernes sans Shakespeare. Ils ont été si vrais qu’ils sont devenus nécessaires ; ce qu’ils ont fait est leur œuvre en même temps que celle de Dieu, ils sont comme la conscience du monde, puisque tous ses éléments s’y trouvent rassemblés et qu’on peut les y saisir.

Mais ce qui le charmait surtout chez ces pères de l’art, c’est la réunion de la passion et de la combinaison ; les poètes les plus exclusifs, les plus personnels, ont eu moins de chaleur, de vitalité et même de naïveté, dans l’exposition du seul sentiment qui faisait leur grandeur, que ceux-là n’en ont montré dans les sentiments variés qu’ils ont reproduits, tandis que les littératures tardives, avec toutes leurs ruses acquises et leurs artifices étudiés, n’ont rien fait qui approche de la savante harmonie qui se rencontre chez ces maîtres à son état le plus naturel et le plus complet, comme à sa source et à son principe. Il conclut de là que l’inspiration ne doit relever que d’elle seule, que les excitations extérieures trop souvent l’affaiblissent ou la dénaturent, qu’ainsi il faut être à jeun pour chanter la bouteille, et nullement en colère pour peindre les fureurs d’Ajax ; il se rappela le temps où il se battait les flancs pour se donner l’amour en vue de faire des sonnets.

Alors la suprême poésie, l’intelligence sans limites, la nature sur toutes ses faces, la passion dans tous ses cris, le cœur humain avec tous ses abîmes, s’allièrent en une synthèse immense dont il respectait chaque partie par amour de l’ensemble, sans vouloir ôter une seule larme des yeux humains ni une seule feuille aux forêts.

Il vit que tout ce qui élimine raccourcit, que tout ce qui choisit oublie, que tout ce qui taille détruit, que les poèmes épiques étaient moins poétiques que l’histoire, et que, pour les romans historiques par exemple, c’était un grand tort de vouloir l’être ; celui qui, selon une idée préconçue et pour la loger convenablement quelque part, médite le passé sous d’autres couleurs qu’il n’est venu, refait des faits et rajuste des hommes, arrive à une œuvre fausse et sans vie, l’histoire est toujours là, qui l’écrase de la hauteur de ses proportions, de toute la plénitude de son ensemble ; le seul moyen de l’égaler, ce serait d’atteindre à ses exigences et de compléter ce qu’elle n’a pas dit. Mais que de science ne faudrait-il pas pour être à même de comprendre l’époque ! que d’érudition première pour acquérir cette science ! que de sagacité pour l’appliquer ! quelle intelligence ensuite pour voir les choses telles qu’elles sont venues ! quelle force innée pour les reproduire et quel goût surtout pour nous les faire entendre !

Jules s’enrichissait ainsi de toutes les illusions qu’il perdait ; à mesure que tombaient les barrières qui l’avaient entouré, sa vue découvrait des horizons nouveaux. Également écarté du savant qui s’arrête à l’observation du fait et du rhéteur qui ne songe qu’à l’embellir, il y avait pour lui un sentiment dans les choses mêmes, et les passions humaines suivaient en se développant des paraboles mathématiques. Quant à ses passions à lui, il les réduisait à des formules afin d’y voir plus clair, tandis que ses idées semblaient venir de son cœur, tant elles avaient de chaleur et d’audace.

Il porta dans les arts l’habitude, qu’il avait contractée dans l’étude du monde et insensiblement dans l’analyse de lui-même, de parodier ce qui lui plaisait davantage, de ravaler ce qu’il aimait le mieux, abaissant toutes les grandeurs et dénigrant toutes les beautés, pour voir si elles se relèveront ensuite dans leur grandeur et leur beauté première ; quelquefois même il niait complètement une œuvre afin de la mieux regarder sous un autre aspect. Mais de même que le velours en lambeau est plus beau que de la toile neuve, et qu’un bonnet de papier sur la tête de l’Apollon ne la dégrade pas, la parodie ne peut rien détruire de ce qui est indestructible, son couteau se casse contre les marbres impérissables, elle embellit plutôt ce qui est beau en lui comparant ce qui est laid ; la gloire, pour être complète, a donc besoin d’être outragée ; médiocre, en effet, serait pour moi le triomphe où il n’y aurait pas d’insulteurs. N’est-ce pas dans ce même besoin que nous recherchons les diatribes de ceux qui nous sont chers et les caricatures de ceux que l’on admire, et que nous prenons plaisir à entendre médire de nous-mêmes afin de pouvoir de suite nous aduler davantage ?

Il plaignait l’admiration des gens faibles, qui s’effraient de l’ironie ; et combien elle a peu de forces en elle-même, celle qui s’en trouve diminuée !

Il avait entendu dire que l’époque moderne étant une époque prosaïque, les œuvres qui la pourraient peindre, devant se ressentir du sujet, n’y trouveraient aucune profondeur et n’en tireraient aucun éclat ; or, après en avoir adopté les idées courantes dans sa première jeunesse, et l’avoir ensuite détestée lors de son retour à l’antiquité, à la plastique, haïssant alors le frac noir par amour du pallium et la botte vernie à cause du cothurne ; il se demanda cependant un jour si un demi-siècle ou il y avait eu une révolution pour changer le monde et un héros pour le conquérir, où l’on avait vu des monarchies s’écrouler et des peuples naître, des religions finir et des dogmes commencer, des cadavres revenant de l’exil, des rois qui y retournaient, et partout comme un souffle de tempête qui précipitait les événements à leur conséquence, lui heurtait les idées contre les faits, les philosophies contre les religions, tout cela allant, tourbillonnant, si tassé, si mêlé, si confus que toutes les théories avaient eu leur jour, toutes les conceptions leur forme, la foi, le doute, l’enivrement et l’accablement, la corruption et la vertu, la trahison et l’héroïsme s’étant montrés tour à tour les uns en face des autres, souvent dans le même fait, chez le même peuple, quelquefois dans le même homme, de manière que rien n’offrait plus d’ensemble tout en gardant une variété infinie, il se demanda donc si une telle époque ne laissait pas plus de latitude et d’enseignement au penseur et plus de liberté à l’artiste que la contemplation d’une société à figure plus arrêtée où, tout étant limité, réglé et posé, l’homme se trouvait en même temps avoir moins agi par lui-même et la Providence l’avoir moins fait agir. Mais de cette surabondance de matériaux résulte l’embarras de l’art, il ne sait que faire du moment qui est, ni comment le percevoir ; pour qu’il puisse le saisir et le manier, il faut qu’il le trouve fixé quelque part ; l’histoire n’est belle que racontée, et les plus magnifiques palais ne valaient pas leurs ruines. Dans son amour de la beauté, l’artiste parfois peut regretter ces frontispices abattus et toutes ces statues mutilées ; mais s’il savait, dans l’intérêt de sa pensée, combien le passé est de la nature de l’infini, et que plus cette perspective est longue plus elle est belle, il serait tenté de bénir le vent qui déracine les pierres et le lierre qui se met à les recouvrir.

Jules acquit donc la conviction qu’il y aura de magnifiques travaux d’art à exécuter sur le xixe siècle, quand on en sera à distance, pas encore assez loin pour qu’on perde les détails, pas trop près non plus pour qu’ils prédominent sur l’ensemble.

On lui avait dit aussi — il l’avait lu dans les revues — que le caractère individuel s’étant considérablement mûri par suite des préoccupations politiques de la nation, les rangs s’étant nivelés et les conditions rapprochées, la comédie était devenue une chose impossible, une forme de l’art entièrement perdue ; eh bien, il se persuada du contraire à la longue. Il est vrai, le sens comique lui était moins naturel que celui du tragique, et, dans la littérature comme dans le monde, il confondait souvent les genres.

Il alla à Paris, il assista aux cours de la Sorbonne, et sa conviction récente n’en fut pas détruite ; en entendant encore des professeurs donner les règles du goût et des gens qui ne savent pas écrire quatre lignes enseigner comment il aurait fallu composer un livre, il s’amusa même davantage et rit de meilleur cœur qu’en voyant un singe raser un homme, ou un caniche habillé en soldat faire la charge en douze temps.

Les journaux lui semblaient aussi une source inépuisable de facéties, avec leur dévouement au pays et leur amour de la morale publique, la lourdeur de leur style par-dessus la futilité de leurs pensées, boîtes de plomb qui renferment du sable ; les plus grands, les plus sérieux, les plus majestueux, les plus rogues, étaient selon lui les meilleurs, de sorte qu’il n’y avait guère que le Charivari et le Tintamarre qui ne le fissent plus rire.

Il vit à la Bourse que la race des Turcarets n’est pas éteinte ; à l’École de médecine que pour être sans perruques les petits-fils de Diafoirus n’ont pas dégénéré ; au Palais, que les Brid’oison se rencontrent encore.

L’extérieur comique, en effet, a diminué, mais le fond semble avoir grandi en raison inverse ; cela est devenu plus difficile à saisir, plus complexe, plus délicat, plus intime. Soit, par exemple, l’idée d’un gouvernement constitutionnel : n’a-t-elle pas en elle-même quelque chose de tout à fait attique et d’essentiellement fait pour rire ? le système ou la pensée immuable, l’idée monarchique si vous aimez mieux, reparaissant continuellement sous les diverses figures de chaque ministère ne fait-elle pas involontairement penser à ces pièces à tiroir, où le même personnage vient tour à tour déguisé en paysan, en cocher de fiacre, en militaire, en cuisinier, faisant alternativement le doucereux, le terrible, l’ingénu, afin d’extorquer la dot de la pauvre fille ou de lui ravir son honneur ?

Il alla à l’Opéra ; il y vit des processions, des croix, des autels, y entendit jouer de l’orgue et chanter des psaumes. Il alla dans les églises ; on y exécutait des contredanses, et les mêmes gens qu’il avait vus la veille au soir sur la scène, habillés en prêtres ou en moines, chantant alors avec une expression appropriée à leur costume, étaient encore là qui continuaient leur métier, mais, maintenant, l’air sémillant et gaillard, frisés en papillotes, gantés de blanc, avec des manchettes et une chaîne d’or. En revanche il retrouvait le soir, à dîner en ville, ceux qu’il avait vus le matin desservant la messe en habits pontificaux, qui buvaient et mangeaient de bon appétit, causaient avec les dames et faisaient les agréables.

Ô Molière ! Molière ! s’écria-t-il dans son âme en admirant la moralité des procureurs du roi et le civisme des hommes d’État !

On l’invita à faire partie d’une assemblée philanthropique, il s’y rendit ; d’abord chacun se poussa tellement à la porte, afin d’avoir la meilleure place auprès du poêle, qu’il faillit être étouffé dès en entrant. Il s’agissait de trouver les moyens d’améliorer l’homme intérieur ; on commença par se disputer si bien pour savoir qui aurait le premier la parole, que chacun finit par hurler pour se faire entendre, et que Jules s’en alla de peur des coups.

Il assista un autre jour à la réunion solennelle d’une société de tempérance ; la réunion eut lieu à 9 heures du soir, après un grand dîner qu’avait donné le président ; presque tous les membres arrivèrent ivres, et déclarèrent qu’ils permettraient à leurs adeptes tout au plus le thé et la limonade ; les plus gris furent les plus éloquents, les douleurs de l’ivresse se peignaient sur leurs visages, quelques-uns même en vomirent.

Il fit la connaissance d’un jeune écrivain catholique, dont les livres de morale dogmatique étaient donnés en prix dans les couvents et dont les poésies religieuses étaient recommandées par les confesseurs à leurs belles pécheresses ; Jules le rencontra chez les filles.

— Ah ! ah ! je vous y prends l’homme de bien, lui dit-il.

— Comment ? répondit celui-ci, rien de plus simple, c’est avec l’argent que me rapportent mes amours éthérées que je paye les catins, et en prêchant le carême je dîne chez Véfour.

Quant aux jaloux, aux fripons, aux vaniteux, ils sont trop nombreux pour qu’on y prenne garde, et d’ailleurs tiennent trop à la nature humaine pour qu’on les puisse reporter plus spécialement sur une époque que sur une autre ; mais à ne faire attention qu’à l’élément grotesque d’une société et qu’aux ridicules dont elle est spécialement douée, il en découvrit tellement dans la nôtre qu’il en arriva, par rapport au genre comique, aux mêmes conclusions qu’il avait trouvées quant au tragique. Ainsi il avait eu d’abord envie de s’amuser avec les Saint-Simoniens, mais les Fouriéristes l’emportèrent, de même que M. Cousin lui semblait très drôle avant qu’il n’ait lu Pierre Leroux. Qu’est-ce qui fera rire, en effet, quand tout est risible ? il est vraiment pénible pour un auteur de penser que, quelque bêtise qu’il fasse débiter à ses bouffons, les gens graves en diront toujours de plus forte.

On ne peut pas faire la charge de la charge elle même. Où faudra-t-il puiser matière à satire ? qui nous l’offrira ? Sera-ce l’Université par hasard ? mais les jésuites réclameront ; les orateurs patriotes peut-être ? mais les journalistes vertueux ne leur en cèdent guère ; les savants ? et les artistes, bon Dieu ! l’orgueil des ténors sans doute ? mais celui des danseurs, miséricorde ! Il songea bien encore à l’Académie, composée des grands seigneurs de la bourgeoisie, de ministres destitués, de pairs podagres, de commissaires de police enrichis, d’écrivains qui ont l’esprit de ne rien écrire et de quelques critiques qui en ont eu le malheur, où l’on recevra bientôt des poêliers-fumistes, des notaires et des agents de change. Hélas ! ceux qui l’attaquent n’ont-ils pas bien plus d’outrecuidance, et ceux qui veulent y entrer bien plus de platitude ?

Il entendit, dans un salon, un homme réciter des vers ; les vers étaient médiocres et les mains du poète étaient fort sales.

— Quel est ce rustaud ? demanda-il à son voisin.

— N’en dites pas de mal, c’est un grand homme.

— En quoi ?

— C’est un cordonnier qui fait des vers.

— Eh bien ?

— Mais c’est là toute la merveille, parbleu ! voilà son éditeur qui est à côté de lui et qui vient de le présenter à la maîtresse de la maison, il le mène partout, c’est son bien, sa bête, sa chose ; il a grand soin de lui recommander de venir en casquette et de garder ses mains sales, afin qu’on voie bien qu’il est prolétaire et qu’il fait des chaussures ; il l’a même engagé à coudre son cahier de poésies avec du ligneul ; j’ai su aussi qu’il lui conseillait de mettre quelques fautes de français aux plus beaux endroits, afin qu’on les en admirât davantage ; il est à la mode, lui et son poète, on l’invite partout, voilà comme il se pousse. Quand il aura traîné ce pauvre homme de salons en salons, et qu’il ne saura plus qu’en faire, il le plantera là tout net, et il faudra que le cordonnier se remette à coudre des bottes, pourvu que la vanité, la misère et le désespoir en dernier lieu ne l’aient pas fait crever d’ici là, ce qui arrivera à coup sûr.

— Quel est donc ce monsieur qui parle si bien ? demanda Jules à son voisin de droite en lui désignant son voisin de gauche.

— Ce monsieur est un helléniste, lui répondit-on, qui ne conçoit pas que l’on puisse écrire un article de mode ou réciter une fable si l’on ne sait à fond au moins deux langues anciennes et une demi-douzaine de modernes ; il a fait un roman de mœurs bourré d’érudition, que personne n’a lu, mais il s’en console en relevant les anachronismes de ceux qu’on lit, et en riant sur le compte de leurs auteurs qui ont employé une foule de mots dont ils ne connaissaient pas l’étymologie ou la racine.

L’homme obligeant qui donnait ce renseignement à Jules était un jeune dandy, jaloux du bruit que faisait le prolétaire qui captait en ce moment l’admiration des dames, et non moins envieux de la science du savant, qui quelquefois l’humiliait devant les hommes.

« Et moi-même, se demanda Jules, après avoir cherché au fond de sa conscience la cause des répulsions différentes qu’il portait à chacun de tous ces personnages, est-ce que je ne serais pas bien aise d’être à la place du cordonnier et d’entendre en mon honneur ce doux murmure qui circule ? est-ce que je vise autre chose après tout ? Ses vers ne m’ont peut-être paru mauvais que parce que j’aurais préféré qu’on écoutât les miens ; ce brave homme qui les décriait avait beaucoup de sagacité, et je serais bien heureux si j’en savais autant que lui ; ce jeune fat même n’avait nullement tort, il faut convenir aussi qu’il met sa cravate mieux que moi et que sa toilette est irréprochable. »

Ainsi vivait Jules, fréquentant davantage les hommes et de moins en moins leur ouvrant son cœur ; son isolement intime était relatif à la foule qui l’assiégeait, résultat multiple de l’expérience, de l’orgueil blessé, du parti pris et des circonstances extérieures.

Deux choses arrivent : ou l’homme s’absorbe dans la société, en prend les idées et les passions, et disparaît alors dans la couleur commune ; ou bien il se replie sur lui-même, en lui-même, et rien n’en sort plus, des différences profondes s’établissent entre lui et ses semblables, il y a des abîmes rien que dans la manière de comprendre une même idée ; il vit seul, rêve seul, souffre seul, personne ne s’associe à sa joie, il n’y a pas de caresse pour son amour ni de consolation pour sa douleur, son âme est comme une constellation égarée que le hasard pousserait dans l’espace. C’est pour cela qu’on voit tant d’amitiés chez les enfants, que l’on en rencontre déjà moins dans la jeunesse, presque pas chez les hommes mûrs, point du tout entre les vieillards.

Combien de goûts, de pensées, de rêves et de plaisirs avons nous eus de communs avec une foule de gens qui sont perdus pour nous ? ils ont pensé comme nous cependant, senti comme nous, nous vivions de leur vie, ils vivaient de la nôtre ; mais les liens qui semblaient unir pour toujours se sont si bien dénoués d’eux-mêmes, que l’on s’est oublié complètement et que l’on ne se reverra jamais.

Il est un âge où l’on aime tous les vins, où l’on adore toutes les femmes ; alors, assis devant la vie comme autour d’un festin, on chante tous ensemble dans la joie de son cœur, les convives ont la même gaieté et la même ivresse ; mais une heure arrive où chacun prend sa bouteille, choisit sa femme et s’enfuit chez lui, puis d’autres viennent boire aux mêmes illusions et se griser des mêmes espérances.

Si les attachements du passé nous apparaissaient tout à coup en face de l’isolement de l’heure présente, nous aurions plus horreur des autres que de nous-mêmes, et qu’est-ce que nous déplorerions davantage ou de l’abandon de tout ce qui nous a quittés ou de la dureté que nous avons mise à n’en plus vouloir ?

Autrefois Jules avait beaucoup d’amis, avec lesquels il causait littérature ; à peine maintenant s’il pouvait trouver quelqu’un qui fût de son avis pendant cinq minutes ; il n avait pas le courage d’exposer ses idées devant des gens qui ne les partageaient pas, et, quant à ceux qui les entendaient, il aurait eu encore tant de choses à leur ajouter qu’il s’abstenait d’ouvrir la bouche. La discussion lui était devenue impossible, il n’y avait à son usage de mode de transmission psychologique que l’expansion, la communication directe, l’inspiration simultanée ; il voulait que ce qui sortait de lui-même et que ce qui tâchait d’y entrer arrivât à la manière du son, qui s’accepte sans qu’on le raisonne, que l’on perçoit dès qu’il se produit ; la justesse d’une note ne se critique pas, on ouvre l’oreille et l’on en a de suite conscience.

Plus il allait et moins il découvrait chez les autres de rapports avec lui-même. Lorsqu’il dînait au restaurant avec un ami, l’ami choisissait toujours des plats qui n’étaient point de son goût et voulait du bordeaux lorsqu’il aurait désiré du bourgogne. La coupe de sa robe de chambre et la couleur des étoffes dont il se couvrait étaient généralement blâmées de tout le monde. S’il voulait faire un cadeau à quelqu’un, il choisissait toujours des choses charmantes qui ne plaisaient jamais. Il n’allait plus dans aucun théâtre, parce que les sifflets l’empêchaient de goûter les plus beaux morceaux et qu’il souffrait trop en entendant certains applaudissements.

Il évitait plutôt la contradiction qu’il ne la cherchait, mais n’étant de l’opinion de personne, il ne disait pas la sienne ; or on l’accusait d’hypocrisie, parce qu’il voulait être poli sans consentir à être vil.

Admirait-il un tableau, il trouvait des gens qui se pâmaient devant la manière dont le peintre avait imité les boutons de l’habit. Si c’était un concert de Beethoven, il en voyait qui brillaient ou qui trépignaient à la première note. Quand il parlait de Shakespeare, les prétendus classiques lui répondaient par un rire de pitié, et les soi-disant romantiques par des cris inarticulés ; s’il avouait qu’il aimait à lire La Pucelle, on le regardait comme un libertin, ou bien les amateurs lui citaient à l’instant même le Tableau de l’amour conjugal ou le Portier des Chartreux.

Quelquefois cependant, alléché par des apparences de sympathie, il se laissait aller à développer son opinion ou à épandre son sentiment, mais soudain il rencontrait, chez ceux qu’il avait crus le comprendre, un entendement si borné que, quoique parti du même point, il s’en trouvait tout à coup à des distances infinies, et qu’il continuait à parler pour lui seul.

Il s’interdit donc de jamais parler d’art et de littérature. Un jour, il eut le malheur de tomber au milieu d’un cercle d’historiens qui dissertaient de la Révolution française et de ses grands hommes : l’un regardait Robespierre « comme un tigre altéré de sang », un autre comme le plus doux législateur qu’on ait vu ; la Montagne était traitée de phalange sacrée ou de repaire de brigands ; le troisième enfin bénit la Révolution dans son principe et dans ses résultats, tout en déplorant « les excès qui l’avaient souillée ». Jules, dès lors, se priva de parler d’histoire.

Restaient donc ces éternels lieux communs, qui sont l’aliment inépuisable de la conversation entre les hommes, points de contact par lesquels le dernier goujat et le plus grand génie du monde se ressemblent, je veux dire le vin, la bonne chère et les fillettes ; mais, outre la monotonie du sujet, Jules était toujours surpris du peu de débauche des débauchés, du petit estomac des gourmands, et de l’avarice des prodigues. Il fréquentait un homme à bonnes fortunes, une manière de séducteur de profession, qui avait régulièrement un amour sérieux par mois, sans compter le reste des anciens qui duraient plus ou moins longtemps ; chaque nouvelle maîtresse était toujours supérieure à la précédente, en âme, en cœur, en beauté, en poésie, etc., et, la suivante survenue, il riait de tout ce qu’il avait dit sur le compte de la première ; ainsi des autres. Comme il lisait un jour à Jules une lettre qu’un nouvel ange lui adressait par la poste, Jules fit la faute de rire tout haut à une phrase qu’il reconnut pour être de G. Sand :

— Vous n’êtes pas digne de comprendre cela, s’écria l’homme sentimental, qui en était à sa quarante-troisième bonne fortune ; sortez, vous me faites mal ! vous êtes un cœur sec, indigne de ces confidences.

Il rencontra dans la rue trois jeunes gens qui couraient à une orgie :

— Viens avec nous, lui dirent-ils, nous allons faire un crâne souper, tout est payé d’avance, y compris les dames qui viendront au dessert et les glaces que l’on pourra casser.

— Merci, leur répondit Jules, je n’en suis pas.

— Ah ! oui, dirent-ils, tu n’aimes des femmes que leur figure, et des bouteilles que le bouchon !

Et ils le quittèrent en ajoutant : « Il faut pour nous refuser qu’il soit un saint ou un impuissant », tandis que l’autre, l’homme aux nombreuses passions, disait : « C’est un être ignoble, qui ne sent pas le beau côté de l’amour, la matière est tout pour lui ; quels vices il doit avoir ! »

Huit jours après, il revît les trois soupeurs, qui en étaient encore malades ; on parla de l’art des festins, Jules émit à ce sujet des plans si colossaux, des idées si grandioses que la compagnie s’écria d’un commun accord :

— Quel luron vous faites ! quel gars ! Peste, comme vous y allez ! nous ne sommes pas comme vous. Voilà ce qui s’appelle vraiment un roué accompli.

Dans la même soirée, l’amoureux vint lui rendre visite ; Jules crut bien faire en commençant par lui parler du charme des liaisons commençantes, de la joie dont les premiers regards remplissent le cœur, des spasmes ineffables qui vous saisissent, de cette douce pente sur laquelle la vie coule quand…

— Bah ! interrompit l’ami, je ne suis pas si platonique que ça, moi. Vous savez bien Pauline, cette femme que j’ai entreprise il y a trois semaines ? Son mari est parti en voyage, elle vient tous les jours chez moi passer au moins quatre heures, sans compter la nuit ; je l’ai montée à un rude diapason, allez ! c’est une tigresse, maintenant. Il faut voir ça ! nous prenons du plaisir tant que nous pouvons, nous nous en donnons à nous faire crever si ça dure. Qu’est-ce que vous en dites ? n’ai-je pas raison ?

Jules songeait aux inconséquences perpétuelles et aux variations de tous ces gens, qui vivaient normalement chacun dans son milieu, tandis que lui, au contraire, si continu avec lui-même et suivant une ligne droite, était toujours en désaccord avec le monde et avec son cœur ; il en arrivait à cet axiome : l’inconséquence est la conséquence suprême, l’homme qui n’est pas absurde aujourd’hui est celui qui l’a été hier et qui le sera demain.

Ses sentiments, d’ailleurs, n’étaient pas plus compris que ses idées, ses goûts pas plus que ses opinions, car il est peut-être aussi difficile de trouver quelqu’un qui sente comme vous le monde et la nature qu’un autre qui soit de votre avis sur la façon dont il faudrait servir un dîner ou équiper un attelage.

Un soir, par exemple, un beau soir d’été, au bord de la mer, éclairé par la lune, caressé d’une chaude brise, une de ces nuits où le cœur déborde, il parla. Je ne sais ce qu’il dit, il soupira sans doute d’un étrange soupir, et ses yeux devaient avoir une flamme magique : une femme en effet était à ses côtés. Peut-être ne la voyait-il pas, ou, s’il la voyait, pensait-il encore moins à elle qu’aux autres. Eh bien, cette femme, qui était belle il est vrai, crut à l’intention de ses soupirs et de son regard, et dès le lendemain se mit à les lui rendre ; Jules s’attrista de cet amour, il en ressentit pour la vie humaine une pitié sans fond : « Quoi donc ? se disait-il, tout m’est refusé, et même les éclairs d’amour qui viennent dans mon cœur, encore plus courts que ceux du ciel, ont à peine besoin d’être vus pour aveugler qui les contemple ! Où irai-je donc pour respirer tranquille ? Y a-t-il une place pour moi, où mes soupirs et mes sourires ne puissent nuire à quelqu’un ou à moi-même ? »

Les flots, les nuages et les forêts lui parlaient bien dans leur langage, mais la voix de ces muets amis se tait quelquefois, et alors à qui faire entendre la nôtre ? c’est un pesant fardeau que de porter seul le poids de son cœur !

Par moments encore il avait des tentations de vivre et d’agir, mais l’ironie accourait si vite se placer sous l’action qu’il ne pouvait l’achever, l’analyse suivait de si près le sentiment qu’elle le détruisait aussitôt. Quelquefois encore, il prit les fantaisies de son imagination pour les mouvements de son cœur et les ébranlements de sa sensibilité pour des passions réelles, mais elles passaient si vite qu’il les reconnaissait pour des idées ou pour des sensations fugitives ; c’est ainsi qu’il laissa inachevées plusieurs intrigues, nouées pour passer le temps et dont il était ennuyé dès qu’il entrevoyait le dénouement. Il descendait si vite dans toutes les choses qu’il en voyait le néant du premier coup d’œil, comme ces sources à fleur de terre, dont on trouve le fond rien qu’en y plongeant les pieds.

Il retrouva Bernardi, qui jouait à l’Ambigu les rôles de vieux princes. Cet homme devait lui rappeler des souvenirs cruels, il eût pu ne pas le voir ; il le vit exprès, à cause de cela même, et il s’étonna de se plaire avec lui tout autant qu’autrefois, au temps du Chevalier de Calatrava. Jules se lia avec lui, ils renouèrent leur amitié et se lièrent plus intimement que jamais, ils parlaient de Mme Artémise et surtout de Mlle Lucinde, partie à Londres s’y établir marchande de modes ; elle avait été longtemps la maîtresse de Bernardi, après avoir été celle de bien d’autres et avant de l’être aussi d’un plus grand nombre. Jules aimait à causer d’elle, à entendre de la bouche même de Bernardi mille détails intimes qui la dégradaient, mille faits qui outrageaient le souvenir qu’il en avait gardé ; il se la figurait dans les bras de ce comédien vulgaire, il la voyait embrassée par cette bouche-là, déshabillée par ces mains-là, aimant d’un sale amour toute cette sale personne ; et le considérant avec une attention tendue, il tâchait de retrouver sur lui quelque chose d’elle, comme une exhalaison du passé et un reste d’odeur.

À force de satisfaire ce singulier besoin, il finit par ne plus l’éprouver ; quand il eut bien traîné dans la boue, retourné et rompu à toutes ses articulations le tendre et douloureux amour de sa jeunesse, et que la férocité de son esprit se fut repue de ce spectacle, il trouva moins de charme dans la société de Bernardi, et tout en continuant à le voir quelquefois, il lui paya moins souvent le café.

Henry n’eût pas compris cette façon de revenir sur son passé et de vénérer ses souvenirs ; à coup sûr il n’eût pas demandé à M. Renaud tous les renseignements que Jules réclamait de Bernardi, lui qui, après ses trois ans de séjour à Aix, hésita s’il n’irait pas revoir Mme Renaud, et qui, au bout de dix minutes de réflexion, se décida enfin pour la négative.

Mais c’était un autre homme que Jules vraiment ; il était revenu fort instruit et très expérimenté, les hommes mûrs admiraient la rectitude de son jugement, les jeunes gens la grâce de ses manières ; il était d’une élégance exquise, sa simplicité n’avait rien de commun et elle ne sentait pas la recherche ; on voyait qu’il avait vu le monde, car il se conformait à ses convenances ; on eût pu s’apercevoir qu’il voulait l’exploiter, car il n’en froissait pas les préjugés et se courbait sous ses tyrannies.

Il causait politique avec les députés, agriculture avec les propriétaires, finances avec les banquiers, jurisprudence avec les avocats, régime pénitentiaire avec les philanthropes, et littérature avec les dames. Il y avait en lui quelque chose de caressant et d’amical, mêlé à une sorte de franchise insolente sans impudence, qui agréait beaucoup à la première vue ; il déclamait bien quelquefois sur les généralités, mais rarement il en venait à préciser une particularité quelconque, de sorte qu’il faisait plaisir aux coquettes en se déclarant contre la coquetterie, aux petites bourgeoises en médisant des grandes dames, qu’il flattait les demi-vertus en faisant l’éloge de la vertu, et qu’il plaisait aux avares en louant les gens économes.

Il avait eu successivement, depuis sa première maîtresse, d’abord une dévote, qui se confessait chaque fois qu’elle lui avait cédé, une danseuse qui dansait devant lui toute nue pour le divertir, une bas-bleu qui lui récitait des élégies faites en son honneur ; il avait quitté la première parce qu’elle était trop difficile, la seconde parce qu’elle l’était trop peu, et il n’était parvenu à se débarrasser de la troisième, qui était fort laide, qu’en se donnant lui-même un successeur. Il avait fait du sentiment avec la dévote, pris du plaisir avec la danseuse, et sa vanité s’était complue dans la société du bel-esprit ; il avait eu la femme pieuse en assistant aux offices et en se tenant debout, tête nue, tout vêtu de noir, appuyé contre un pilier d’église ; il avait conquis le cœur de la comédienne en débitant des facéties au dessert, et la dernière s’était affolée de lui après l’avoir entendu lire deux pages de Jocelyn.

Rien ne serait plus faux que de soutenir qu’il joua la comédie vis-à-vis d’aucune d’elles, il les avait aimées réellement chacune l’une après l’autre, il avait été tour à tour presque mystique dans sa première passion, bambocheur et farceur dans la seconde, littéraire et élégiaque dans la troisième ; tout le monde n’a-t-il pas envie de danser à la noce en entendant les violons, et envie de pleurer à l’enterrement en suivant le corbillard, quoiqu’on se moque aussi bien de la mariée que du défunt ? c’est que notre gaieté naturelle est excitée par la gaieté qui vient à notre rencontre, et notre tristesse innée par la tristesse que nous trouvons sous nos pas.

Henry ne fit donc que suivre ses instincts d’amour sérieux, en aimant une femme frêle, aux yeux purs et aux poses chrétiennes, dont le chevet était ombragé de buis bénit, dont la phrase était onctueuse et douce comme la prière, passion toute parfumée d’encens et pénétrée de candeur ; il obéit ensuite au besoin d’une existence pleine de sensualités violentes et de plaisirs bruyants, en cherchant à partager celle qui s’offrait à lui, toute remplie de luxe et de vanités sonores, fertile en récréations charnelles et en hasards singuliers. Quand il faisait les yeux doux à cette dame maigre, qui parlait d’une façon si prétentieuse et portait une couronne de laurier dans ses cheveux, c’est qu’il voulait trouver quelqu’un à qui parler délicatement des choses délicates de la poésie, qui pût lui donner sans intermédiaire tout ce qu’il rencontrait de beau dans les endroits tendres des livres, qu’il croyait enfin découvrir le génie, et qu’il enviait d’en approcher et de le dominer.

Ce qui eut lieu avec ces trois femmes lui advint également dans ses autres rencontres, avec celles qu’il eut ensuite ou celles qu’il voulut avoir.

D’abord il étudiait leur caractère — en cela il mettait de l’habileté — mais, malgré lui, il prenait quelque chose de cette nature dont il suivait attentivement toutes les sinuosités et les penchants ; il exagérait ses enthousiasmes, outrait ses antipathies, entrait dans ses propensions, de sorte qu’en se traînant à sa remorque il l’attirait vers lui et menait l’aventure à son but.

À mesure que la femme qui l’aimait l’aimait davantage, il reprenait du terrain, redevenait lui-même, le courant de son cœur rentrait dans son lit normal ; peu à peu la passion arrivait à sa fin, en suivant une ligne pareille à celle qui l’avait amenée à son apogée, ainsi que l’amateur, aux montagnes russes, qui monte par un côté et descend par l’autre ; mais le voyage se fait plus vite en descendant qu’en montant, aussi y-a-t-il d’ordinaire, en bas, quelque choc violent qui amène des cris.

Quelle surprise, quelle douleur pour ceux qui tombent de si haut ! les cœurs faibles — ce sont quelquefois les plus forts — s’y brisent et en meurent du coup ; leur chute en effet est multipliée par le carré de la vitesse.

Eh ! pourquoi pas ? brave lecteur, pourquoi froncez-vous le sourcil et trouvez-vous la comparaison un peu drôle ? ne dois-je pas semer d’agréments mon discours et embellir mon sujet des fleurs de la rhétorique ? Il faut donner de la grâce aux objets les plus disgracieux et anoblir les moins nobles, c’est un précepte qu’on m’a inculqué en sixième ; et d’où vient qu’une métaphore tirée d’une formule physique me serait interdite, quand je vous dirais surtout que c’est la seule que j’aie apprise ? le bon Delisle a bien fait des vers sur la cafetière, et le code civil lui-même a été mis en vers français par un autre monsieur, lequel devait être un excellent homme que j’aurais bien voulu voir.

Elles pleuraient, elles le maudissaient, les femmes qu’Henry abandonnait ; il y mettait cependant d’ordinaire tous les ménagements d’un homme bien élevé, et il les envoyait promener de la façon la plus honnête qu’il pouvait aviser. Ce n’était pas par parti pris ou par insensibilité, mais il les quittait naturellement, quand il commençait à en être las, tout comme il les avait recherchées dès qu’elles lui avaient plu. Était-ce sa faute, vraiment, de ce qu’il n’était pas fait pour endurer au delà de six mois des sermons théologiques sur la grâce, sortis même d’une jolie bouche ? de ce qu’il se fatigua d’un carnaval qui avait duré jusqu’à Pâques ? de même qu’il reconnut, au bout de quinze jours, l’incommodité d’une poitrine dont la maigreur était trop fantastique et les tendresses trop alambiquées ?

Quoi qu’il en soit, la pauvre dévote pensa en mourir, quand elle se vit abandonnée de la croyance où son cœur avait vécu ; l’étonnement de la sauteuse ne fut pas moins grand, quand elle s’aperçut de l’exiguïté de ses moyens pécuniaires et de la faiblesse de son tempérament ; quant à la bas-bleu, elle ajouta cette méprise à la liste déjà nombreuse de ses désillusions, et s’en consola petit à petit en en causant souvent avec un autre.

Dans tout ce qui précède, dans les trois exemples cités, comme dans ceux qu’on ne cite pas, il va sans dire qu’il n’est question que de femmes mariées, la jeune fille ne figurant pas dans le corps d’armée qui est à attaquer. En effet, elle ne prend rang dans le monde qu’avec la dot qu’on lui donne et le mari à qui on l’a donnée ; pour que quelqu’un songe à s’en emparer, il faut au préalable qu’elle appartienne à un autre et qu’elle porte son nom, ainsi que l’argent, qui a besoin d’être marqué d’une effigie quelconque avant qu’on le livre à la circulation publique.

De toutes ces passions et de ces aventures, Henry avait gardé la faculté de sentir, à des degrés différents, les passions qui lui arrivaient et de se tirer des aventures qui se présentaient dans le monde. Il connaissait la marche des sentiments, pour en avoir eu beaucoup ; il entendait quelque chose aux déductions des faits, parce qu’il les avait expérimentés.

À Aix, il avait fréquenté quelques républicains, il avait été républicain comme eux ; il était devenu humanitaire et socialiste parmi les modérés, après avoir été d’abord sans-culotte et régicide avec les emportés, et il avait rêvé pour les peuples un avenir évangélique. Admis ensuite dans une meilleure société, il avait admiré les vieilles et austères convictions, les courages vendéens, et il avait regretté la dignité de la monarchie et la loyauté des gentilshommes, effacée comme leurs blasons. Maintenant enfin qu’il briguait une place d’auditeur au Conseil d’État, il était sincèrement attaché au régime actuel des choses, n’ayant qu’à y gagner, et il trouvait naturellement qu’il ne fallait y rien changer, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir un fond d’idées très libérales, avec ces allures d’aristocrate, tout en étant conservateur.

Dans sa première année de liberté, il avait considérablement dansé, valsé, dîné et soupé, passé de nuits à faire l’amour et de journées à boire du punch ; mais s’étant rendu malade, il vécut l’année suivante dans une continence et une tempérance exemplaires, après quoi il se décida à mener un train de vie tout à la fois plus raisonnable et moins rigide.

Il avait également d’abord porté les cheveux longs, puis très ras ; ils avaient maintenant une longueur convenable.

Voilà comme il était, merveilleusement propre à accepter toutes sortes d’idées et à agir de toutes sortes de façons ; il passait sans difficulté d’une opinion à une autre, d’une raison à une raison contraire, de la brune à la blonde, de l’enjouement à la mélancolie, non par scepticisme et par dédain, mais par une sorte de conviction tiède et d’entraînement paisible, qui le rendait dupe de lui-même tout en dupant quelquefois les autres. Il ne croyait pas trop à la vérité de l’amour, à l’infaillibilité de la raison, à la vertu des femmes et à la probité des hommes, et cependant il pensait que son amour était profond, que ses opinions étaient à peu près irréfutables, que sa maîtresse l’aimait éperdument, et qu’il était lui-même plein de rares qualités morales.

Il n’avait pas de grands espoirs, de sorte qu’il n’éprouvait jamais de grandes déceptions ; il ne voyait rien qui ne fût à sa portée, tout était à lui et pour lui ; ce qui est incompréhensible il n’y pensait pas, ce qui est insurmontable il ne faisait pas d’effort pour l’atteindre, car il y avait beaucoup de bonne foi dans sa vanité et une sorte de naïveté dans ses finesses.

Il mettait dans ses tendresses un peu de poésie facile, qu’il avait soin de laisser voir et qu’il éprouvait juste assez pour qu’on s’en aperçoive ; il s’indignait de ce qui indigne et se réjouissait de ce qui réjouit ; il a dit : « c’est bien fâcheux » à la mort du duc d’Orléans, « c’est bien beau » aux funérailles de l’empereur, et il n’était pas de ceux qui pleuraient ni de ceux qui tressaillaient.

Il n’avait ni haines prononcées pour personne ni de fortes sympathies non plus pour qui que ce soit ; il regardait cependant comme ses amis beaucoup de gens sur lesquels il ne comptait pas, il avait même du plaisir à les voir et à leur parler, quoiqu’il eût été fâché de les voir trop souvent et qu’au bout d’une heure il cherchât quoi leur dire.

Si une voiture écrasait quelqu’un dans la rue, il en était vraiment attristé et plaignait la victime, mais il ne courait pas la relever ; cependant sa digestion en était troublée et il donnait bien cinq francs dans la souscription que l’on ouvrait pour la veuve et les orphelins, tandis que d’autres ne donnaient que quarante sous.

Il n’estimait pas ceux qui se grisent avec de l’eau-de-vie, parce qu’il préférait le vin ; il trouvait le goût de la pipe trop fort parce qu’il fumait des cigarettes ; c’était aussi quand il était triste qu’il lisait Lamartine, et quand il voulait rire qu’il prenait Molière.

Sérieux en toutes choses, il s’identifiait aux circonstances ; à demi conduit par elles, il savait en profiter. Quand il avait échoué dans une entreprise, il rejetait la faute sur le hasard et quand il y avait réussi, il s’en attribuait le mérite ; il avait vu en effet combien l’homme est peu libre de lui-même et quelle force cependant il tire de son énergie et de sa volonté.

Sans vénération pour le génie, il s’exemptait d’admirer les grands hommes, en attribuant leur grandeur à la nature ; sans amour pour les héros, il mettait leurs hauts faits sur le compte de leur orgueil. Chose étrange ! il se raillait de l’enthousiasme et s’effrayait du scepticisme ; il ne comprenait pas les gens qui meurent d’amour, lui qui avait tant aimé et qui n’en était pas mort ; il ne concevait pas ceux qui vivent en s’en passant, lui qui ne pouvait vivre sans en avoir.

Il se plaisait à aller dans le monde, parce qu’il y trouvait des femmes qui le regardaient et des hommes qui l’écoutaient ; il se comparait aux plus spirituel, se mettait au-dessus de ses égaux, et s’amusait en secret de la bêtise des bêtes et de la laideur des laids.

Il savait, dans les marchés les plus honteux, qu’il ne faut jamais nommer la chose que l’on achète, et que l’on doit respecter la pudeur des impudiques et la susceptibilité de la canaille, les voleurs n’aimant pas à entendre parler de vol, ni les assassins d’assassinats, car, à part leur habitude de voler et d’assassiner, ils sont peut-être au fond très honnêtes et très humains.

Il se croyait encore tendre, parce qu’il l’avait été jadis ; il se jugeait aussi très moral, parce qu’il aimait à voir la moralité chez les autres.

Voilà comme, prenant la vie humaine au sérieux, elle n’avait pour Henry rien de véritablement sérieux ; honnête dans ses mœurs, humain avec ses semblables, probe dans les relations sociales, il tâchait cependant de coucher avec toutes les femmes, d’exploiter tous les hommes et d’accaparer tous les louis ; mais il voulait arriver au premier de ces buts sans qu’on s’en scandalise, au second sans qu’on s’en aperçoive, au troisième sans qu’on l’en puisse blâmer ou punir, car il n’aimait pas le scandale en lui-même, n’avait pas plus d’égoïsme qu’un autre, et était vraiment un fort honnête garçon.

Jusqu’alors il n’avait pas eu d’ambition, mais il allait peut-être en avoir, à mesure qu’il découvrirait plus de choses à ambitionner et que chaque jour, en en acquérant quelques-unes, il lui en resterait davantage à acquérir : l’appétit vient en mangeant et la convoitise en regardant.

Pour compléter son éducation, il avait appris les notions de beaucoup de choses afin d’être universel, et il en avait étudié à fond une ou deux restreintes et particulières afin de s’y montrer profond ; il savait assez de mathématiques pour arpenter un jardin, et assez de chimie pour ne point paraître ignorant à un apothicaire.

En fait de tableaux, il en connaissait les gravures ; en fait d’histoire, il savait par cœur les résumés, mais il se sert des termes techniques d’atelier et il cite les sources. Il n’a pas lu tout Corneille, mais il peut réciter quelques tirades de ses pièces les moins connues ; il lit les ouvrages latins avec la traduction en regard, et les ouvrages grecs dans la version latine.

Il a été en Italie, de sorte qu’il donne parfois des démentis formels aux savants qui ont étudié ce pays. Comme il a aussi habité l’Amérique, il n’est pas non plus permis de parler du Nouveau Monde sans qu’il n’en dise son avis, et il faut qu’on le croie.

Il se tient au courant de la politique dans le Moniteur, et au courant des arts dans les petits journaux ; économie sociale, philosophie, industrie, commerce et travaux publics, c’est un homme qui peut causer de tout et qui ne dira jamais de sottises.

Il a suivi tout un hiver un cours d’anatomie, il va aux concerts du Conservatoire, il connaît même un peu la composition musicale, quoiqu’il ne sache pas tenir un archet ou chanter une chanson à boire.

On le voit très enthousiaste des pièces à la mode et poursuivant de ses sarcasmes celles qui tombent ; son grand mérite est de savoir discerner le moment précis où une réputation s’établit, où une renommée s’efface. Alors il s’efforce de donner de l’éclat aux noms qui commencent à en avoir et de hâter la chute de ceux qui commencent à en perdre ; l’événement arrivant après, on admire la justesse de ses appréciations et l’indépendance de son esprit, sans compter qu’il a droit à des amitiés nouvelles et qu’il peut être récompensé aussi par des haines victorieuses.

Il n’a pas précisément, comme son père, des idées faites sur tous les sujets possibles, mais jugeant les hommes d’après une expérience purement personnelle, et ne cherchant dans cette investigation qu’un résultat clair d’où il puisse tirer son profit, il ne tient pas compte de tout ce qu’il ne voit pas, et il suppose trop volontiers ce qu’il croit devoir être ; il ne croit pas assez aux idées qui ne s’expriment point, ni aux sentiments qui ne se manifestent pas par des actions ; aussi se trompe-t-il quelquefois, en voulant rattacher à des causes permanentes des inspirations spontanées ou en déduisant de choses insignifiantes d’importantes conséquences. Ainsi, pour avoir vu beaucoup d’adultères en action, il ne remarque pas ceux qui restent en pensée ; il a classé la passion et divisé le cœur en régions séparées, de là vient le calme de sa vie au milieu des agitations du monde, de là aussi le caractère superficiel de son intelligence, quoiqu’elle soit étendue.

Il s’était d’abord adonné à l’étude des arts, mais il les a quittés, parce qu’il n’y voyait plus rien à apprendre, signe évident qu’il n’avait rien appris, et il s’est lancé tout entier dans la vie pratique, où avec le temps il deviendra un maître. Il a abandonné la peinture, parce qu’il trouvait que les paysages étaient toujours faux et que les portraits n’étaient jamais ressemblants ; quant à la sculpture, il est toujours choqué de la froideur de ses groupes et de l’immobilité de ses figures.

L’ancienne prédilection qu’il a gardée pour la littérature est plutôt le souvenir du charme qu’il en ressentait jadis que l’effet d’un goût réel. S’il s’applique à creuser une œuvre, il en regarde si attentivement la forme extérieure qu’il en perd vite le sens et qu’il la trouve presque toujours défectueuse ; comme il ne saisit pas le besoin qui l’a créée, il blâme justement ce qu’il y a d’essentiel en elle, et passe ainsi sans s’en apercevoir par-dessus le sublime ; il ne remarquera pas la correction profonde d’une phrase incorrecte ni l’harmonie d’un rythme brisé, il ne sent pas bien l’antiquité dans ce qu’elle a de chaud, ni les temps modernes dans ce qu’ils ont de douloureux.

Il a dans l’esprit un type vague, auquel il rapporte ce qu’il voit dans l’art comme ce qu’il sent dans le monde ; pour lui la tragédie doit être faite d’une certaine façon, le drame d’une certaine manière, le roman écrit d’un style particulier, l’histoire posée dans de certaines mesures ; il y a des faits qui doivent engendrer des réflexions d’une nature prévue, telle passion qu’il faut peindre sous des couleurs indiquées. Il possède même des principes sur l’humour, sur la fantaisie ; il en veut bien quelquefois, dans quelques cas où il l’aurait senti lui-même ; il ne voit pas d’autre fantastique que celui d’Hoffmann ni un romantisme au delà de Byron.

Il croit bien connaître le théâtre, parce qu’il saisit à première vue toutes les ficelles d’un mélodrame et les intentions d’une exposition, mais il ne voit pas les effets intimes, étant trop frappé des effets extérieurs, ni la combinaison des caractères, parce qu’il s’attache à celle des scènes, ni l’opposition des situations, parce qu’il ne pense qu’à celle des aventures ; il passe pour avoir le tact fin, car il découvrira l’épithète heureuse, le trait saillant ou le mot hasardeux qui fait tache ; mais c’est précisément à cause du goût qu’il pèche, ou du moins par ce qu’on appelle ainsi et qui est le contraire du vrai goût, du grand goût, du goût divin.

Il a un avantage sur ceux qui voient plus loin et qui sentent d’une façon plus intense, c’est qu’il peut justifier ses sensations et donner la preuve de ses assertions ; il expose nettement ce qu’il éprouve, il écrit clairement ce qu’il pense, et, dans le développement d’une théorie comme dans la pratique d’un sentiment, il écrase les natures plus engagées dans l’infini chez lesquelles l’idée chante et la passion rêve.

Jules et Henry se revirent, enfin les deux amis se retrouvèrent ; mais alors éclata leur antagonisme profond, dont le principe sans doute était en eux à leur naissance, mais qui avait grandi comme ils grandissaient et s’était développé comme eux-mêmes.

Ils eurent une grande joie à se revoir, et, quoique Henry fût dans une position meilleure que Jules, il ne trancha pas envers lui ni de l’oublieux ni du protecteur. Ils s’aimaient encore, et, quand ils sortaient ensemble dans la rue, Jules vraiment n’était pas plus jaloux des bottes vernies d’Henry qu’Henry n’était humilié des gros souliers à cordons de Jules.

Les sociétés dans lesquelles ils vivaient cependant ne se ressemblaient guère. Henry s’était fait présenter dans quelques salons politiques, où il apprenait à caresser les grands et à cajoler les forts ; il s’exerçait déjà de son mieux à la tactique de la vie, il fréquentait des journalistes, les gens en place, les actrices en nom, louvoyant entre toutes les vanités pour en étudier l’endroit sensible et tâcher d’en harponner quelque chose ; il visait à la réputation d’homme spirituel parmi les écrivailleurs et les vaudevillistes, et il donnait à entendre aux diplomates toute la force de son esprit et la profondeur de ses études, ayant grand soin de s’humilier devant leur savoir pour flatter leur amour propre, tout en laissant échapper qu’il en savait davantage, afin de les convaincre de son mérite.

Il brillait aussi dans un autre monde, dans celui des dandys et des femmes à la mode, grâce à son aplomb, à ses manières légères, à son luxe d’emprunt. Ainsi il était l’ami du directeur d’un grand journal, chez lequel il faisait de bonnes connaissances pour l’avenir ; il était reçu chez un ministre, où il se faisait voir, et il était l’amant d’une actrice qui le rendait célèbre ; il travaillait à une revue politique, où l’avait fait entrer la protection de la danseuse, et c’était comme collaborateur de sa revue que le journaliste l’avait présenté à Son Excellence ; Son Excellence lui avait parlé deux ou trois fois, mais il avait payé au fils de Son Excellence plusieurs dîners splendides, qui lui avaient acquis sa faveur et conquis son amitié.

Ce fut alors qu’il quitta la danseuse, avec laquelle il avait dépensé 15,000 francs en trois semaines, c’est-à-dire trois fois le double de son revenu annuel ; les folies nécessaires qu’il avait commises pour se faire connaître lui étant alors devenues inutiles, il y renonça aussitôt, la moitié en fut avouée au père Gosselin, qui les paya ; l’acquittement du reste fut remis indéfiniment.

N’importe ! il était en beau chemin, il avait une réputation d’élégant dont l’écho pouvait encore durer quelque temps, une réputation d’homme d’esprit qu’il soutenait de tous ses efforts, et une réputation naissante de penseur, d’homme à études sérieuses et à ressources variées, qu’il établissait par l’intrigue.

Quand il était en tête à tête avec Jules, il se moquait bien de tous ces orateurs empâtés dont il louait l’éloquence, des talents inféconds, des habiletés obscures qu’il respectait, de toutes ces saines idées qu’il faisait profession de défendre ; mais cependant Jules trouvait qu’insensiblement il venait à respecter des choses peu respectables et à admirer des hommes médiocres.

Il logeait dans la rue de Rivoli, au quatrième il est vrai, mais il n’y en avait pas moins : rue de Rivoli sur l’adresse de ses cartes vernies ; il allait tous les soirs au bal, figurait une fois par semaine à l’orchestre des Italiens, et avait déjà des invitations pour passer ses vacances dans des châteaux. Jules logeait dans une chambre garnie de la rue Saint-Jacques, et vivait en donnant quelques leçons de latin, qu’on ne lui payait pas cher, ou en faisant quelques articles dans les petits journaux, qu’on ne lui payait pas du tout ; les deux bonnes maisons qu’il fréquentait c’était Henry qui l’y avait introduit ; sa société habituelle se composait de deux étudiants en médecine du quartier, de quelques jeunes peintres auxquels il faisait un cours d’histoire ; un drame, qu’il avait offert à un théâtre du boulevard et dont il n’avait jamais pu obtenir la lecture, l’avait mis également en relation avec trois ou quatre acteurs, encore plus pauvres et tout aussi inconnus que lui.

On se réunissait le samedi, chez lui, dans son triste logement — Henry n’y venait pas — on causait d’art et de voyages, on se communiquait ses projets, ses plans, ses espérances ; mais les peintres le quittèrent quand le cours fut terminé, et les acteurs finirent aussi par ne plus venir le voir, trouvant qu’il leur donnait trop d’avis et ne tenait nul compte de leurs progrès. Il lui resta seulement les deux chirurgiens en herbe, qui lui étaient vraiment très dévoués et qui lui pardonnant ses poésies incompréhensibles et sa prose prétentieuse, le tenaient pour un excellent garçon et un bon camarade.

On conçoit donc que Jules se rejeta avidement sur Henry, si habitué autrefois à le comprendre ; Henry, de son côté, était bien aise de rencontrer dans son vieil ami quelqu’un de sûr, de discret et d’intelligent, à qui confier ses projets d’avenir et ses succès de chaque jour.

Ils ne pensaient de même sur quoi que ce soit et n’envisageaient rien d’une manière semblable ; le scepticisme d’Henry était un scepticisme naïf et actif, celui de Jules était plus radical et plus raisonné. Jules avait pour les femmes trop de mépris dans la pratique et trop d’estime en théorie ; Henry, qui ne les plaçait pas si haut, les aimait davantage, aussi le premier usait-il de celles du dernier rang, rêvant parfois, auprès d’une pauvre prostituée, les plus belles amours ou les plus ardentes voluptés, tandis qu’Henry ne se donnait qu’à des maîtresses de choix, qui lui faisaient goûter toutes les délicatesses de la femme, dans les douceurs de l’opulence, avec tous les raffinements de la vie civilisée.

Malgré sa haine des hommes, Jules n’était pas parvenu à s’empêcher de s’y fier encore, ni de s’en laisser attraper et voler, mais non duper toutefois, puisqu’il n’entrait pas en lutte dans leurs ruses et ne posait nulle part comme leur rival. Henry, au contraire, qui aimait l’humanité, ne se fiait à aucun de ses membres ; il les divisait en deux grandes classes, celle des fripons, et celle des niais ; il ne voulait pas entrer dans la seconde, et il se flattait de n’être pas de la première.

Lorsqu’ils présageaient ensemble de la conséquence d’un fait ou de la conduite d’un individu, il se trouvait presque toujours que le hasard donnait gain de cause à Henry, tandis que la logique avait été du côté de Jules ; quelquefois cependant c’était Jules qui avait raison, alors Henry n’y comprenait plus rien et tombait dans d’inexprimables surprises.

Il ne comprenait pas l’insouciance de son ami relativement à la polémique et aux événements contemporains, lui qui épiait la naissance des plus petits faits et qui suivait à la piste les plus minces incidents ; Jules, de son côté, ne voyait pas le sens de cette attention continuelle du mesquin et de l’éphémère ; il confondait trop les nuances d’un même parti pour entendre quelque chose aux débats des Chambres, et il ne distinguait pas assez les ambitions individuelles pour s’attacher aux péripéties d’un ministère.

En histoire, ce qu’il recherchait c’étaient les masses principales pour juger de l’ensemble, et les passions des hommes pour comprendre leurs actions ; Henry, dans les mêmes études, n’était en quête que des causes et des effets, mais il ne remontait pas assez haut dans les causes, il ne voyait pas assez loin dans les effets.

Son pittoresque aussi était tout extérieur et ne s’étendait pas au delà des éléments qui lui en avaient fourni l’occasion ; il ne le sentait pas où il ne l’avait point rencontré, ne le devinant jamais où il ne l’avait pas lu ; en effet, se hâtant de fermer un livre dès qu’il en était arrivé à la dernière page, il ne pouvait s’opérer dans son esprit ce travail de reconstruction qui galvanise les morts, rétablit les ruines et donne au passé une vie réelle, élucubration solitaire, composée de science et d’inspiration, enfantement complexe des intelligences, œuvre muette et féconde par laquelle l’histoire s’élève au niveau de la philosophie et de l’art, puisqu’elle a besoin de l’expérimentation analytique pour être vraie et des combinaisons de la perspective pour le paraître.

Dans l’état encore incomplet de ses études, Jules se contentait d’exposer les opinions et les données différentes qu’il savait, laissant la conclusion à faire ; Henry n’avait de doutes qu’aux endroits où le doute est indiqué, il était convaincu de ce que l’on croit communément, il niait hardiment tout ce que l’on nie.

C’était bien pis encore en littérature ; Henry était tout à fait revenu des admirations exagérées de sa jeunesse, mais en quittant l’exagération il avait quitté l’enthousiasme, cette intelligence suprême des belles choses ; la médiocrité de la pensée ne l’irritait pas, et il n’avait point non plus en son âme l’adoration des chefs-d’œuvre. D’ailleurs ses prédilections et ses vénérations s’étaient toutes tournées d’un autre côté et n’offraient plus le même caractère. Quelle différence avec Jules, qui n’avait que des admirations d’artiste et que des antipathies nerveuses.

Les livres qu’Henry lisait le soir, dans son lit, avant de s’endormir, c’étaient les romans nouveaux, les pièces du jour, des feuilletons ou des vaudevilles. Quand il voulait prendre des œuvres sérieuses, c’étaient celles des époques les plus littéraires en elles-mêmes, des génies les plus corrects et les plus châtiés ; son poète favori était Horace, il lisait volontiers les plaidoiries de Cicéron, aimait à retrouver dans Racine quelque chose de sa propre tendresse, et se plaisait même aux plis nombreux et réguliers du style de Fénelon. Il n’avait gardé du romantisme — vieux mot qu’on emploie à défaut d’un meilleur — que le côté tout extérieur et le moins romantique pour ainsi dire, ce romantisme à ogives et à cottes de mailles, qui est à celui de Gœthe et de Byron ce qu’est le classique de l’empire au classique du xviie siècle, dont Walter Scott peut-être a été le père et le bibliophile Jacob à coup sûr l’ensevelisseur. Aussi, quand il sortait de son admiration égale pour les modèles respectés, c’était alors pour vanter quelque production inconnue d’un génie incompris, qu’il regardait toujours comme le premier du siècle, et il employait pour le vanter des formules d’une admiration hyperbolique, tout à fait indigne des honnêtes gens ; puis, dès que la mode s’en était passée ou que sa manie avait cessé, il en revenait avec d’autant plus d’acharnement et d’exclusion à ses maîtres favoris, et il n’en a pas d’autres.

Jules, au contraire, avait une irrésistible attraction pour les époques plantureuses telles que le bas-empire et le xvie siècle, où la végétation complète de l’esprit humain s’est montrée dans toute sa richesse et son abondance, où tous les éléments ont été mêlés, toutes les couleurs employées ; de même qu’il était épris avant tout de ces rares génies dont la variété et l’ampleur sont le trait dominant et dont la vérité constitue l’originalité : Homère et Shakespeare étaient les dieux de son ciel poétique. Sentait-il, d’ailleurs, le besoin de se retremper dans une forme plus concrète et plus simple, où le détail a plus de charmes, plus de physionomie en lui-même ? il remontait à la source même de la grâce et à la beauté incarnée, c’est-à-dire à la Grèce, à Sophocle ; il relisait aussi Corneille pour la simplicité et Voltaire pour la netteté.

Ne recherchant dans l’art que des sensations ou de simples amusements d’esprit, Henry ne s’entendait pas avec Jules, qui y puisait des émotions d’intelligence et y cherchait le rayonnement de cette Beauté rêvée qu’il sentait en lui-même.

Partant de deux principes opposés, de deux points différents, et se dirigeant chacun vers un autre but, vers une autre fin, ils ne devaient donc jamais se rencontrer, quoique s’appelant de temps à autre de la voix, quoique s’arrêtant quelquefois dans leur chemin, par complaisance ou par fatigue.

N’eurent-ils pas la sotte idée de faire ensemble un voyage et d’aller visiter l’Italie ? Hélas ! leur amitié en revint aussi triste et aussi malade que les phtisiques qui reviennent des eaux. Pendant quatre mois qu’ils furent l’un avec l’autre, il n’y eut pas un rayon de soleil qui les chauffât de la même chaleur, pas une pierre qu’ils regardèrent d’un regard pareil.

Henry se levait de grand matin, courait par les rues, dessinait les monuments, compulsait les bibliothèques, inspectait tous les musées, visitait tous les établissements, parlait à tout le monde. Jules, qui passait une partie des nuits à errer dans le Colisée, ne se levait qu’à midi, et sortait ensuite sans idée arrêtée, sans aucun projet de rien voir, s’arrêtant pour contempler les mendiants, dormir au soleil, pour regarder les femmes qui filaient sur le seuil de leurs portes, pour écouter les colombes roucoulant sur le toit des églises. Porté au hasard, où le poussait son caprice, perdu dans ses songeries, il retournait dix fois voir la même figure dans un tableau, et il s’en allait ensuite sans connaître la galerie. Il aurait passé sa vie entière à voir ce qu’Henry voyait en un seul jour, et ce qui fournissait dix lignes à celui-ci, il lui aurait fallu tout un volume pour le dire ; Henry rapporta un journal complet, Jules seulement de temps à autre écrivait quelques fragments de vers, avec lesquels il allumait son cigare.

Jules écoutait et Henry voyait, l’un s’inspirait et l’autre voulait s’instruire ; vivant en bonne intelligence et n’ayant de contestation sur aucun sujet particulier, ils étaient cependant l’un et l’autre dans une solitude complète, et ce qu’ils pouvaient échanger d’idées ne se faisait que par les mots les plus superficiels de leur sentiment intime, par ce qu’ils auraient pu dire à tout autre, au passant, au premier venu.

La vie se passe ainsi en sympathies trompeuses, en effusions incomprises ; ceux qui s’endorment dans la même couche y font des rêves différents, on rentre ses idées, on refoule son bonheur, on cache ses larmes ; le père ne connaît pas son fils ni l’époux son épouse, l’amant ne dit pas tout son amour à sa maîtresse, l’ami n’entend pas l’ami, aveugles qui au hasard tâtonnent dans les ténèbres pour se rejoindre, et qui se heurtent et se blessent quand ils se sont rencontrés.

Voilà comme leurs cœurs se séparèrent lentement, par la seule force des choses, sans cause immédiate, sans déchirement ni douleur, de même qu’un fruit mûr qui a subi des modifications insensibles depuis le jour qu’il fallait le manger jusqu’à celui où il disparaît en pourriture. À l’étroite union de leur jeunesse succéda une affection plus relâchée, plus facile, moins sujette à se dénouer que l’autre, moins apte aussi à grandir et à s’étendre. Nous ne pouvons pas rejeter complètement de nous-mêmes nos anciennes amitiés, ce serait s’ôter trop de choses et se démanteler à plaisir ; mais ce respect égoïste, plus impie que la haine, est encore une illusion qui nous empêche de voir celle que nous avons perdue.

Ils continuèrent donc à se communiquer leurs actions et leurs pensées, ne s’avouant plus la cause de ce qu’ils faisaient et ne s’exposant plus les entrailles de ce qu’ils pensaient. Si Henry disait qu’il aimait, il ne confessait pas la force ou la faiblesse de son amour ; si Jules parlait d’une œuvre, il ne révélait pas tout son mépris ou toute son admiration, sûr d’avance qu’Henry ne la méprisait pas comme lui pour ces motifs, ne l’admirait pas au même degré ou par les mêmes côtés.

Henry trouvait que Jules ne prenait pas assez de part à ses petits bonheurs, à tous ses projets d’ambition ; celui-ci était piqué qu’il ne s’associât pas davantage à ses plans et à ses travaux, si bien que l’un cacha sa vie et l’autre son esprit. Ils causaient toujours de femmes, d’art, d’avenir, mais Jules aimait trop la femme pour adorer les femmes, aimait trop le sublime pour se plaire au médiocre, aimait trop aussi la gloire pour vouloir de l’estime.

Henry ne s’était pas aperçu des dissidences profondes qui leur étaient survenues ; vous lui eussiez dit que son amitié d’autrefois était plus belle, qu’il ne vous eût pas compris. N’avait-il pas été habitué à toutes les phases de la passion dans son amour avec Mme Renaud, et la pratique du sentiment ne lui avait-elle pas durci quelque peu l’épiderme du cœur, comme la marche durcit celui des pieds ? Il avait senti jadis l’amertume de l’amour, comme Jules sentait alors celle de l’amitié, douleur plus forte, plus mordante, qui l’empêchait de souffrir d’une autre qui arrivait plus faible, résultat d’une passion moins violente.

Pour Jules, qui comprenait la misère de cette sympathie, si banale maintenant, si vivace autrefois, il en eût été plus affligé sans doute s’il avait pu se ressouvenir quel homme il était lui-même dans ce temps-là aussi bien qu’il se rappelait l’ami d’autrefois. Avait-il gardé quelque chose de cette époque regrettée ? Pourquoi accuser Henry de ses changements, lui qui était si changé ? N’étant plus les mêmes, quelle merveille donc qu’ils ne se reconnussent pas ? L’intelligence de cette situation fit que Jules n’en éprouva pas autant de peine que s’il ne l’avait point comprise.

Ce qu’ils sont maintenant, ce qu’ils font, ce qu’ils rêvent est le résultat de ce qu’ils ont été, de ce qu’ils ont fait, de ce qu’ils ont rêvé. Chaque jour de la vie d’un homme est comme l’anneau d’une chaîne, l’un se rattache à l’autre, le suivant à celui qui vient après, tous sont utiles et soudés ensemble ; mais que le chaînon qui se forme maintenant soit d’or ou de fer, les anciens n’en ont pas été plus beaux, ceux que l’on verra n’en seront pas pires, et l’ensemble n’en pèsera pas davantage.

Aux hommes destinés à l’action la Providence envoie de bonne heure ce qui peut les y rendre habiles plus tard, des passions où il faut agir, des intérêts qui demandent de la ruse, des aventures qui réclament leur énergie ; ils parcourent, dans leur jeunesse, un cycle pareil à celui qu’ils auront un jour à parcourir ; ils sentiront d’une manière plus générale ce qu’ils ont senti d’abord, appliqueront en grand ce qu’ils ont fait dans un cas particulier, dans une intrigue ordinaire, de même qu’on lit les grands traités de philologie après avoir lu les grammaires élémentaires, Girault-Duvivier après Noël et Chapsal, Mattiac après M. Burnouf.

Le premier amour d’Henry lui a fait goûter les délices des autres et tous leurs tourments ; il s’est fortifié d’orgueil, a souffert de vanité, enraciné qu’il était dans d’autres sentiments se ramifiant à mille autres choses ; Henry a appris la vie comme on devrait apprendre l’équitation, en commençant par monter des chevaux sauvages, qui peuvent vous tuer du premier bond, mais qui vous feront voir en peu de temps comment il faut s’y prendre.

Au début il a été aimé, il s’est laissé aller à cet amour, il a voulu le rendre plus fort, et c’est sa douleur qui s’est accrue ; il a été jaloux d’un homme, il l’a quitté, et il est tombé dans des maux plus grands ; il a éprouvé la misère, il l’a subie par deux fois, puis il a vu les outils dont il fallait se munir pour creuser sa mine et il a songé à les acquérir ; il a assisté à la décadence normale d’une passion qu’il avait crue éternelle, et il a vu par les résultats qu’elle avait dû avoir lieu, chez la femme qui l’avait aimé, comme il l’avait éprouvée en lui ; son chagrin s’est passé, d’autres attachements sont survenus, ils se sont rompus plus vite encore ; d’autres convictions sont arrivées, elles sont parties à leur tour, et il a retiré de tout cela une expérience multiple, sur les femmes pour en avoir aimé, sur les hommes pour en avoir vu, sur lui-même pour avoir souffert ; il a gardé juste assez d’élan pour arriver au fait, assez d’amour même pour sentir le plaisir ; cette gymnastique a été assez rude pour le fortifier, pas assez pour l’énerver.

Quant à Jules, il a été gêné d’abord dans son goût dominant, jeûne qui a irrité sa gourmandise ; il a aimé et il a été trompé dans cet amour, amour trompé et vocation contrariée se sont confondus dans une douleur commune, se sont pénétrés de tendresse et l’un l’autre décorés de poésie ; il s’y est enfoncé davantage, parce qu’il trouvait dans cette douleur place pour son cœur et pour sa tête, car elle alimentait son sentiment et son imagination.

Savez-vous ce qui la rend si délicate sous le palais, la chair de ces pâtés truffés de Strasbourg, dont vous vous gorgez en déjeunant ? c’est qu’on a fait sauter sur des plaques de métal rougies l’animal qu’on vous destinait, et qu’on ne l’a tué qu’après que son foie s’est assez tuméfié et gonflé pour qu’il soit devenu bon à manger. Qu’importe son supplice pourvu qu’il ait accru nos plaisirs ! C’est aussi dans une lente souffrance que le génie s’élève ; ces cris du cœur que vous admirez, ces hautes pensées qui vous font bondir, ont eu leur source dans des larmes que vous n’avez pas vues, dans des angoisses que vous ne connaissez pas. Qu’est-ce que cela fait ? Il fallait bien que l’animal fût mangé et que le poète parlât ; tant mieux donc qu’ils aient souffert dans leurs entrailles, si la chair du premier est exquise, si la phrase de l’autre est savoureuse.

En voulant écrire sa tristesse, elle s’en est allée ; de son cœur elle a débordé sur la nature, et elle est devenue plus générale, plus universelle et plus douce ; c’est là le secret de ce reflet sombre qui colore ses œuvres les plus splendides, et donne à son burlesque même tant d’âcreté et de violence qu’il a quelque chose de tragique.

De sa douleur particulière il a contemplé toutes les autres, et il a vu assez loin dans ce spectacle pour le pouvoir regarder toujours ; un moment l’art l’a ébloui, ainsi que la tête tourne à ceux qui se trouvent à des hauteurs extraordinaires, et il a fermé les yeux pour n’en être pas aveuglé ; puis toutes les lignes ont repris leur place, les plans se sont établis, les détails ont sailli, les ensembles sont venus, les horizons se sont élargis, l’ordre qu’il a découvert a passé à lui, ses forces se sont réparties, son intelligence s’est équilibrée.

Si les événements qui l’ont préparé à comprendre certaines idées, sans lesquelles il n’eût pas été ce qu’il est, eussent été suivis d’autres événements aussi sérieux, leur enseignement fût demeuré stérile ; il n’aurait pas pu déduire de son état antérieur son état présent, et l’observation merveilleuse du moi se serait perdue dans l’observation minutieuse de l’existence extérieure ; il lui a fallu que la vie entrât en lui, sans qu’il entrât en elle, et qu’il pût la ruminer à loisir, pour dire ensuite les saveurs qui la composent.

Il a subi toutes les perplexités de la pensée, depuis l’enivrement jusqu’à l’atonie, depuis le doute jusqu’à l’orgueil ; il a été méconnu, raillé, sifflé, abandonné de ses amis, outragé par lui-même. On a attribué ses dévouements à son égoïsme, et ses sacrifices à sa cruauté ; il a échoué dans tous ses projets, il a été repoussé dans toutes ses impulsions, il a assisté à l’agonie de ses affections ; il a vu ses meilleures sympathies mourir sous ses yeux, et il a gardé assez d’intelligence pour comprendre le cœur, assez de sentiment aussi pour aller jusqu’au fond des idées.

Henry maintenant est un homme de 27 ans, sachant porter le vin et l’amour sans se griser ni se rendre malade ; il est souple et il est fort, il est hardi et il est adroit, il se plie sous les circonstances quand il ne peut pas les plier à sa volonté ; son ardeur pour la richesse et pour le pouvoir n’ôtent rien à sa générosité ni à sa gaieté ; il travaille et il va dans le monde, il étudie et il chante, il rit et il pense, il écoute les sermons sans bâiller, il entend dire des sottises sans lever les épaules ; c’est l’homme dans toutes ses inconséquences et le Français dans toute sa grâce. Il n’a pas de dégoût après l’orgie ni d’amertume après le plaisir ; il ne redoute personne mais il respecte tout le monde, à couvert sous l’opinion il se moque de chacun. Il croit en lui plus qu’aux autres, mais au hasard plus qu’à lui-même ; les femmes l’aiment, car il les courtise ; les hommes lui sont dévoués, car il les sert ; on le craint, parce qu’il se venge ; on lui fait place, parce qu’il bouscule ; on va au devant de lui, parce qu’il attire.

Il promène ses yeux dans un salon, et du premier coup d’œil il voit la femme qui sera sa maîtresse ; il le veut, elle le devient ; il n’a pas désiré celle qui peut-être eût résisté, ou bien celle qui l’eût repoussé ne s’y est pas trouvée. Il convoite quelque chose, et presque à l’heure prévue il la saisit ; ce qu’il prévoit arrive, ce qu’il désire se réalise ; il a des amis de caractères et de professions différents qui lui parlent chacun de leur passion ou de leur manie diverses, et auxquels il communique en retour ce qu’il a en lui de passions analogues et de propensions semblables ; il possède une voiture pour sortir quand il pleut, et un cheval pour se promener quand il fait beau temps ; les mères de famille vantent sa moralité, les jeunes filles rêvent à sa belle figure, les hommes envient son esprit, le gouvernement sollicite son talent.

L’avenir est à lui ; ce sont ces gens-là qui deviennent puissants.

Jules a 26 ans, il a dans les manières l’air fatigué des gens qui ont éprouvé de grands chagrins, ou l’allure débraillée de ceux qui ont fait de grandes débauches ; il ennuie ou il irrite, il se tait ou il bavarde ; les libertins eux-mêmes se scandalisent de son cynisme, et les filles entretenues trouvent qu’il n’a pas d’âme.

Il vit dans la sobriété et dans la chasteté, rêvant l’amour, la volupté et l’orgie.

Il ne désire pas plus mourir que vivre ; aussi la mort surviendra-t-elle sans l’épouvanter, comme il continue l’existence sans la maudire.

Ses plus grandes joies sont un coucher de soleil, un bruit de vent dans les forêts, un chant d’alouette à la rosée ; une tournure de phrase, une rime sonore, un profil penché, une vieille statue, un pli de vêtement, lui donnent de longues extases.

Il se mêle à la foule, et il savoure la mélancolie qui s’élève des grandes cités ; il va dans les champs, sur les grèves, sur les monts, et il mêle son cœur aux brises, aux parfums, aux nuages qui courent, aux feuilles qui roulent.

Il participe à la prière du prêtre, à la défaite des vaincus, à la fureur des conquérants ; il a du dédain pour les bourreaux, et de l’amour pour les victimes ; il aime le bruit des encensoirs, l’éclat des sabres damasquinés, le sourire des femmes. Il ramasse les fleurs écrasées, il caresse les animaux, il joue avec les enfants ; il plaint la satiété du riche comme la convoitise du pauvre ; il a autant de pitié pour les espérances que pour les dégoûts, autant d’indulgence pour le bonheur que pour l’infortune. Sans enthousiasme est sans haine, il s’attendrit devant ce qui est faible, admire la force et se prosterne devant la beauté.

Est-il donc pauvre ? est-il sans puissance, celui qui concentre dans son âme toutes les richesses du monde, pour qui l’or est plus resplendissant et le marbre plus blanc, pour qui le luxe a plus d’illuminations que pour ceux qui y vivent ? La puissance a des forces inconnues aux puissants, le vin un goût ignoré de ceux qui en boivent, la femme des voluptés inaperçues de ceux qui en usent, l’amour un lyrisme étranger à ceux qui en sont pleins.

Sa vie est obscure. À la surface, triste pour les autres et pour lui-même, elle s’écoule dans la monotonie des mêmes travaux et des mêmes contemplations solitaires, rien ne la récrée ni la soutient, elle paraît rude et dure, elle est froide au regard ; mais elle resplendit, à l’intérieur, de clartés magiques et de flamboiements voluptueux ; c’est l’azur d’un ciel d’Orient tout pénétré de soleil.

Arrivé au haut de la pyramide, le voyageur a les mains déchirées, les genoux saignants, le désert l’entoure, la lumière le dévore, une âpre atmosphère brûle sa poitrine ; accablé de fatigue et ébloui de clartés, il se couche agonisant sur la pierre, au milieu des carcasses d’oiseaux qui sont venus y mourir. Mais relève la tête ! regarde, regarde ! et tu verras des cités avec des dômes d’or et des minarets de porcelaine, des palais de lave bâtis sur un socle d’albâtre, des bassins entourés de marbre où les sultanes viennent baigner leur corps, à l’heure que la lune rend plus bleue l’ombre des bosquets, plus limpide l’onde argentée des fontaines. Ouvre les yeux ! ouvre les yeux ! ces montagnes arides portent des vallons verts dans leurs flancs, il y a des chants d’amour sous ces huttes de bambous, et dans ces vieux tombeaux les rois d’autrefois dorment tout couronnés. On entend les aigles crier dans les nuages, la clochette des monastères retentit au loin ; voilà les caravanes qui se mettent en marche, les conques qui descendent le fleuve ; les forêts s’étendent, la mer s’agrandit, l’horizon s’allonge, touche au ciel et s’y confond. Regarde ! prête l’oreille, écoute et contemple, ô voyageur ! ô penseur ! et ta soif sera calmée, et toute ta vie aura passé comme un songe, car tu sentiras ton âme s’en aller vers la lumière et voler dans l’infini.

Abandonnée, stérile aussi sur ses premiers plans, veuve de frais ombrages et de sources murmurantes, l’existence de Jules est calme comme le désert, sereine comme lui, riche comme lui d’horizons dorés, de trésors inaperçus ; elle renferme l’écho de tous les zéphyrs, de toutes les tempêtes, de tous les soupirs, de tous les cris, de toutes les joies, de tous les désespoirs ; des vertiges tournent dans sa pensée, des sentiments se meuvent dans son cœur, des lascivetés coulent dans sa chair. Il boit à ces torrents sans nom qui emportent l’idée au delà d’elle-même, ou bien il se dilate à l’aise dans d’inépuisables océans dont il sonde les profondeurs, dont il explore les rivages. L’histoire s’étale dans son souvenir, l’humanité se déroule sous ses yeux, il s’enivre de la nature, l’art l’illumine de ses clartés. À lui toutes les poésies et toutes les harmonies, la seule poésie et la grande harmonie ! à lui le chant de toutes les voix, l’hymen de toutes les âmes, la forme de tous les corps ! Il se pénètre de la couleur, s’assimile à la substance, corporifie l’esprit, spiritualise la matière ; il perçoit ce qu’on ne sent pas, il éprouve ce qu’on ne peut point dire, il raconte ce qu’on n’exprime pas, il vous montre les idées qu’on ébauche et les éclairs qui surprennent ; il va de l’œuvre à l’inspiration qui l’a créée, et, rêvant à ces filiations diverses, comme un voile détaché qui court dans les cieux ou sur la surface bleue des mers, il flotte et remonte dans les espaces d’où elles sont parties, pour retrouver le sillon perdu de ces feux descendus sur la terre et la source cachée de ces effluves venus jusqu’à nous. Du cèdre aux primevères, du serpent à la femme, du pâtre qui fait boire ses troupeaux au monarque qui conduit ses armées, des peuples qui bégaient leur nom aux sociétés qui se résument dans des lois, du rire aux pleurs, de la haine à l’amour, il remonte les échelons, parcourt tous les chemins, se promène dans tous ces labyrinthes, s’inquiétant du moule premier de toutes ces formes, du type de tous ces visages, pourquoi ils naissent, comment ils vivent, dans quel but ils meurent, vers quelle fin ils se précipitent, s’ils renaissent ou s’ils s’éteignent.

Il demande aux palais détruits, dont le péristyle est vide, l’écho sonore des fêtes qui résonnaient sous ces voûtes, et l’éclat des candélabres qui éclairaient ces murailles ; il cherche sur les sables abandonnés la trace des vagues géantes qui y roulaient leurs monstres perdus et leurs grands coquillages de nacre et d’azur ; il pense aux amours oubliés de ceux qui sont étendus dans leur cercueil, à l’agonie future de ceux qui se penchent avec des rires sur le bord de leur berceau.

Sympathie qui entend les souffrances, miséricorde qui pèse les passions, scepticisme qui creuse les faits, il contemple la vie d’un regard tranquille, évoquant à lui, pour en comprendre le sens, le passé et tout son bruit, l’humanité et toutes ses tendances, Dieu dans tout son inconnu, l’âme dans tous ses rêves. L’univers est convoqué à cet appel ; assis à l’écart, sur un tronc solitaire, comme un roi qui reçoit des tributs, il se console de sa tristesse en regardant le dais d’argent qui est sur sa tête, ou se récrée des railleries qui surgissent du choc de toute cette foule, de l’ironie qui plane sur cet ensemble.

Arrêtant l’émotion qui le troublerait, il sait faire naître en lui la sensibilité qui doit créer quelque chose ; l’existence qui fournit l’accidentel, il rend l’immuable ; ce que la vie lui offre, il le donne à l’art ; tout vient vers lui et tout en ressort, flux du monde, reflux de lui-même. Sa vie se plie à son idée, comme un vêtement au corps qu’il recouvre ; il jouit de sa force par la conscience de sa force ; ramifié à tous les éléments, il rapporte tout à lui, et lui-même tout entier il se concrétise dans sa vocation, dans sa mission, dans la fatalité de son génie et de son labeur, panthéisme immense, qui passe par lui et réapparaît dans l’art.

Organe de cette nécessité, transition de ces deux termes, il se considère dès lors sans vanité ni complaisance. Quelle petite place il se sent tenir entre l’inspiration et la réalisation ! s’il fait cas de son talent, c’est en le comparant à celui des autres, mais non pas en l’admirant quant à la beauté qu’il doit dire ; il aime davantage ses conceptions, mais à peine s’il se souvient de ses propres œuvres, plus insouciant encore sur leur destinée, une fois qu’elles se sont produites, qu’il n’était auparavant inquiet de leur naissance. À peine s’il se soucie de la gloire, ce qui le délecte surtout étant la satisfaction de son esprit, contemplant son ouvrage et le trouvant à sa taille ; s’il en désire quelquefois, c’est parce qu’il lui semble alors que la gloire complète la grandeur et qu’elle y ajoute quelque chose, c’est qu’il sent le besoin de rendre aux hommes ce qu’ils lui ont donné, de pénétrer leurs esprits, de s’incarner dans leurs pensées, dans leur existence, pour les voir vénérer ce qu’il vénère et s’animer de ce qui l’embrase. Qu’importe le succès ! en est-elle moins belle, la chanson du rossignol, pour n’être point entendue ? En est-il moins suave, pour n’être pas aspiré par des narines, le parfum que les fleurs, habitantes des régions inaccessibles, laissent s’évaporer dans l’air et monter vers le ciel ?

Insoucieux de son nom, indifférent du blâme qu’il soulève ou de l’éloge qu’on lui adresse, pourvu qu’il ait rendu sa pensée telle qu’il l’a conçue, qu’il ait fait son devoir et ciselé son bloc, il ne tient pas à autre chose et s’inquiète médiocrement du reste. Il est devenu un grave et grand artiste, dont la patience ne se lasse pas et dont la conviction à l’idéal n’a plus d’intermittences ; en étudiant sa forme d’après celle des maîtres, et en tirant de lui-même le fond qu’elle doit contenir, il s’est trouvé qu’il a obtenu naturellement une manière neuve, une originalité réelle.

C’est la concision de son style qui le rend si mordant, c’est sa variété qui en fait la souplesse ; sans la correction du langage, sa passion n’aurait pas tant de véhémence ni sa grâce tant d’attrait.

Presque abandonné d’Henry, l’ayant abandonné lui-même, et réduit à son unique personnalité, sans conseils, sans épanchements, sans public ni confident, quand il veut entendre l’harmonie de ses vers, il se les lit à lui seul, en se balançant dans leur rythme, comme une princesse paresseuse dans son hamac de soie. Quand il veut voir jouer ses drames, il pose la main sur ses yeux et il se figure une salle immense, large et haute, remplie jusqu’au faîte ; il entoure son action de toutes les splendeurs de la mise en scène, de toutes les merveilles des décors, avec de la musique pour chanter les chœurs et des danses exquises qui se cadencent au son de ses phrases ; il rêve ses acteurs dans la pose de la statuaire et il les entend, d’une voix puissante, débiter ses grandes tirades ou soupirer ses récits d’amour ; puis il sort le cœur rempli, le front radieux, comme quelqu’un qui a fait une fête, qui a assisté à un grand spectacle.

À propos de spectacle, ne te lève pas encore de ton fauteuil, avant que je n’aie achevé jusqu’au bout celui que j’ai voulu te montrer ici, cher lecteur, regrettant que tu aies eu moins de plaisir à le regarder que j’en ai eu à le faire mouvoir, et te souhaitant seulement pour l’avenir, quand tu ne sauras que faire, des heures aussi sereines que celles qui ont passé pour moi pendant que je noircissais ce papier.

Allons, allons vite ! que ce soit promptement fini, rangeons en rond tous les personnages au fond de la scène. Les voici qui se tiennent par la main, prêts à dire leur dernier mot avant qu’ils ne rentrent dans la coulisse, dans l’oubli, avant que la toile ne tombe et que les quinquets ne soient éteints.

Et Mme Renaud d’abord ? qu’est-elle devenue ? qu’en a-t-on fait ?

Son mari est maintenant un véritable maître de pension, un simple marchand de soupe et de latin ; il a vendu son ancienne maison, renoncé à son système d’éducation particulière, et s’est acheté un grand établissement où il reçoit des élèves à des prix plus modérés ; aussi le noble genre de l’institution que nous lui avons connu a-t-il été remplacé, dans la nouvelle, par un autre plus ordinaire et plus commun : ce n’est plus la salle à manger, c’est le réfectoire, avec ses tables peintes en rouge et son carreau lavé tous les samedis ; il n’y a plus de jardin, on joue dans la cour, une cour carrée, sablée, plantée de six tilleuls chétifs sur lesquels les écoliers écrivent leur nom. À quoi servirait un salon ? Madame reste dans sa chambre et M. Renaud lui-même tient l’étude des grands. Émilie n’a plus de belles toilettes, ne va jamais au spectacle, ne reçoit personne. Enfermée toute la journée dans son appartement, à peine si on la voit à l’heure des repas, elle a même persuadé à son mari de prendre une demoiselle de confiance pour surveiller le linge et peigner les petits garçons, ouvrage qui lui répugnait fort. Tous les dimanches elle va à la messe.

La dépense de la maison a considérablement diminué, on ne donne plus de soirées, cela ferait mauvais effet. M. Renaud se livre tout entier à son affaire, il conduit lui-même ses élèves au collège, et ne sort jamais que le soir, après qu’on est couché, sans doute pour faire un tour, pour prendre l’air ; c’est une habitude, jamais il n’y manque.

Ils vivent dans les mêmes termes et en aussi bon accord qu’au commencement de cette histoire.

M. Renaud fera-t-il fortune ? je n’en sais rien ; Mme Renaud a-t-elle eu un autre amant ? c’est ce que j’ignore.

Son amie Aglaé s’est mariée, elle a épousé un médecin d’un village aux environs de Paris, qu’elle a séduit par ses cavatines italiennes et par ses grandes manières langoureuses, qui en est encore fort amoureux, et qu’elle fait enrager en diable. Elle lui mange impitoyablement tout ce qu’il gagne ; le pauvre homme se crotte, s’échine et se casse le cou par les chemins, tandis que madame, assise au coin d’un grand feu, dans une délicieuse bergère, lit le roman à la mode ou bien invite les dames de l’endroit à venir prendre le thé chez elle et à manger des gâteaux. Souvent aussi elle fait des voyages à Paris, rien que pour aller au concert et voir un peu ce qu’on dit de nouveau dans les arts ; elle y reste huit jours toute seule avec sa femme de chambre, car il lui a fallu une femme de chambre. Comme par le passé, elle rend de longues visites à Émilie, et lui fait peut-être des confidences pareilles à celles qu’elle en recevait jadis. Elle est bien oubliée de son ancien soupirant, de ce pauvre Alvarès, qui cependant avait failli en mourir.

Lui et son camarade Mendès sont retournés dans leur patrie, à Lisbonne. À peine débarqué, Alvarès est tombé amoureux de l’une de ses cousines, une orpheline sans fortune dont son père est le tuteur ; il l’aime comme un enragé quoiqu’elle soit fort laide, il veut à toute force l’épouser quoiqu’elle soit encore plus pauvre ; sa famille en est désolée, il n’y a ni exhortations, ni conseils, ni raisons, ni exemples qui tiennent ; c’est une idée fixe, il l’adore, il en est fou et abruti, rien ne l’en fera démordre, car c’est une âme très tendre et bien bête.

Ce bon Mendès, au contraire, a suivi une toute autre ligne. Paris, à ce qu’il paraît, l’a considérablement corrompu ; il y a, dans les derniers temps de son séjour, tellement fréquenté les lieux publics de toute espèce, si bien dansé, chahuté, cancané, mazurké et polké à la Chaumière, bu tant de petits verres, de demi-tasses, de bols de punch et de bouteilles de vin blanc, culotté tant de pipes et connu tant de femmes légères, qu’il en a rapporté dans son pays un genre tout à fait civilisé et parisien, des mœurs encore incomprises là-bas, un estomac prodigieux, des appétits effrayants. D’abord il a commencé par écrire des billets doux à toutes les modistes de Lisbonne et par faire des dettes dans tous les cafés, sans jamais vouloir ensuite reconnaître les marmots ni solder les mémoires ; il troublait la société, c’était un scandale public, il a fallu l’embarquer. Il fait dans ce moment un voyage autour du monde, et il promène sa flamme du Brésil au Japon et sa ribote d’un pôle sous l’autre ; il en reviendra encore en meilleure santé, en plus belle humeur et tout aussi stupide.

Shahutsnischbach, hélas ! est dans une bien triste position ! Cet honnête Allemand, voyant enfin que les mathématiques ne voulaient pas de lui, avait fini par y renoncer et s’était tout bonnement mis caissier chez un banquier. C’était un excellent caissier, il en avait toutes les qualités requises, y compris la probité ; mais, un beau jour, son maître a fait banqueroute et a pris la fuite, oubliant même de lui payer un mois d’arriéré sur ses appointements. Or le procureur du roi est arrivé dans les bureaux, n’a vu personne et a empoigné notre ami qui, ne se doutant de rien, était assis à sa place ordinaire ; on l’a arrêté comme complice, il va passer devant les tribunaux, il ira probablement aux galères.

Morel aussi a eu d’amères désillusions, lui cependant qui avait si peu d’illusions ! Après avoir été successivement commis d’agent de change, clerc d’avoué, avocat, homme d’affaires, entrepreneur, industriel, avoir essayé de tous les métiers, travaillé dans tous avec ardeur, sans jamais y devenir riche ou célèbre, il est revenu habiter le hameau d’où il était parti jadis et y labourer le champ que labourait son père. Il vit avec quinze cents livres de rentes, en sabots, en veste de gros drap l’hiver, en blouse bleue l’été ; le soir, après le dîner, il lit Béranger en fumant sa pipe, ou il cause avec le percepteur et l’huissier du canton, auxquels il redit ses vieux bons mots et raconte ses anecdotes plaisantes. Il leur parle de Paris, de toutes les belles connaissances qu’il avait, du monde qu’il voyait, des grands hommes qu’il a approchés de près, sans leur dire les humiliations qu’il a subies, ni tout le mal qu’il a enduré. Il est ennuyé, dégoûté, hargneux ; il souffre secrètement, mais il tâche de s’en consoler un peu en contredisant tout le monde et en faisant de l’opposition dans le conseil municipal.

Le brave capitaine Nicole non plus n’est pas heureux ; il a acheté la fameuse petite maison tant enviée et il y demeure, mais il s’ennuie, il regrette la mer, il regarde sans cesse d’où vient le vent et pense à son navire. Plus enviable, vraiment, fut le sort de son nègre, qui est mort avant qu’on le débarque, le jour même où il allait revoir sa cabane.

Un homme admirable, c’est Ternande, ce jeune artiste qui fait toujours des chevaux à trois pattes, des arbres couleur chocolat et des chairs de mastic. Il a remporté le grand prix de Rome, y est resté les trois ans obligés, et en est revenu plus insolent, plus tranchant et plus impertinent encore qu’autrefois. Il regarde les anciens maîtres comme de braves gens sans idées, et les modernes comme des barbouilleurs sans talents ; ensuite il avoue naïvement qu’il est le premier peintre de l’époque, et l’on est presque tenté de le croire tant il le dit avec assurance. Il a un bel atelier, tout orné de ses chefs-d’œuvre et rempli de pantoufles chinoises, de burnous arabes, d’arcs de sauvages, de casques rouillés, de pipes turques et de médailles romaines ; il s’adonne exclusivement au portrait, il gagne beaucoup d’argent, c’est une célébrité.

Le ciel aussi a comblé de ses dons M. et Mme Lenoir dans la personne de leur enfant. Il a gardé longtemps son costume d’artilleur, ça lui allait si bien quand son papa lui faisait réciter des fables de La Fontaine dans dans les grands dîners ! on a cependant été obligé d’y renoncer lorsqu’on l’a mis en pension. Ses maîtres, du reste, en sont satisfaits et envoient à tous les trimestres de bonnes notes à ses parents : conduite, bien ; travail, bien. À la dernière distribution, il a même remporté un second prix de thème et un accessit d’écriture.

Mais l’ambition la plus assouvie, la vanité la plus satisfaite, c’est l’ambition et la vanité de Catherine, l’ancienne cuisinière du père Renaud. Avec tout ce qu’elle a volé, tout ce qu’elle a pu attraper et ce qu’on lui a donné, elle s’est établie cabaretière sur le boulevard du Temple, elle trime au comptoir, porte un bonnet à rubans roses, et se laisse courtiser par les habitués. Son commerce prospère, il y a même plusieurs messieurs qui demandent sa main ; mais elle n’est pas pressée, elle attend, elle veut choisir à l’aise et ne se décider que pour un bon parti. Elle a eu soin toutefois de se fournir d’un très beau garçon de café, qui a une superbe paire de moustaches rouges et une fort jolie voix pour crier : « Voilà ! voilà ! servi ! demandé ! »

Quant au père d’Henry, il est toujours classique, libéral, ennemi des Jésuites et aussi du genre humain ; il déclame sans cesse contre les journaux, et il serait frappé, le soir, d’une attaque d’apoplexie s’il avait passé la journée sans lire son journal, le journal, mon journal ; il s’exaspère encore contre les romantiques, mais il admire les Mystères de Paris et le Juif-Errant, il trouve ça « fort » et « bien tapé ». Sa femme en tout et sur tout est invariablement de son avis.

Savez vous qu’Henry va faire un riche, un puissant, un superbe mariage ? il épouse la nièce d’un ministre, celui dont le fils est son ami ; on lui assure deux cent mille francs de dot, il en aura autant plus tard. Le voilà donc presque dans l’opulence et déjà dans l’illustration ; avant quatre ou cinq ans, il sera député, et une fois député où s’arrêtera-t-il ?

Jules est parti hier pour l’Orient, emportant avec lui deux paires de souliers qu’il veut user sur le Liban, et un Homère qu’il lira au bord de l’Hellespont.

S’il passe par Alger, il y rencontrera Bernardi, établi directeur d’une troupe de vaudeville et amusant les Arabes civilisés avec les couplets de M. Scribe et la prose de MM. Melesville et Bayard.

Ici l’auteur passe son habit noir et salue la compagnie.

Nuit du 7 janvier 1845, une heure du matin.

FIN.

APPENDICE.


Parmi les écrits de jeunesse de Flaubert, nous avons trouvé, non datés, le plan d’un conte, Une Nuit de Don Juan, que Maupassant a publié en partie dans son étude sur Flaubert (Quantin, éd.) ; une pantomime en six actes, Pierrot au Sérail, dont nous publions le texte ; puis, datée de 1837, une étude historique, Lutte du Sacerdoce et de l’Empire (1073-1125). Le manuscrit de cette étude se compose de quatre fragments, sur la première page desquels nous lisons :

LUTTE DU SACERDOCE ET DE L’EMPIRE

Notes préliminaires

Cabiers, plans, textes, brouillons

(première partie.)

Mars 1837.

GUSTAVE FLAUBERT.

Sur la première page de la seconde partie (second fragment du manuscrit répété deux fois), l’inscription est écrite sous cette forme :

LUTTE DU SACERDOCE ET DE L’EMPIRE

Esquisse historique

seconde partie.

(1073-1125)

Septembre 1837.

Puis une mise au net de ces deux parties avec cette inscription :

gustave flaubert

ESSAI SUR L’HISTOIRE GÉNÉRALE

de

LA LUTTE DU SACERDOCE ET DE L’EMPIRE

AU MOYEN ÂGE.

(Esquisse historique.)

Année 1837-1838.

C’est à proprement parler le résumé d’un cours d’histoire que l’écolier a voulu rendre sous une forme complète et suivie. Nous n’en donnons que le sommaire, le développement étant ici sans intérêt.

SOMMAIRE.
I. 
Exposé. Bases de la société moderne. Ce qu’il fallait au monde. — Deux principes, l’épée et la croix. — Opposition de ces éléments aux principes de la société antique.
II. 
Abrégé de l’Histoire féodale jusqu’à Henri IV. Son origine, ses progrès ; comment, pourquoi elle s’est développée.
III. 
Abrégé de l’Histoire ecclésiastique jusqu’à Grégoire VII.
IV. 
Grégoire VII et Henri IV. Leur portrait, leurs vues, leurs missions. — Ce qu’ils avaient à faire.
V. 
Ce qu’ils ont fait (partie très longue et philosophique).
VI. 
Suite de la guerre du Sacerdoce et de l’Empire.
VII. 
Triomphe de l’Église, symbole du pouvoir moral. — Littérature, arts, etc.
VIII. 
Conclusion.

UNE NUIT DE DON JUAN.

I

Le faire sans parties, d’un seul trait.

Commencement mouvementé comme action, — en tableau deux cavaliers arrivent sur les chevaux essoufflés. Aperçu de paysage, mais pas encore trop indiqué, seulement comme lumière, dans les arbres ; — on laisse paître les chevaux dans les broussailles, — ils s’y empêtrent la gourmette, etc. — Cela au milieu du dialogue, coupé, de temps à autre, par de petits détails d’action.

Don Juan se déboutonne et jette son épée qui sort un peu du fourreau sur le gazon. — Il vient de tuer le frère de dona Elvire. — Ils sont en fuite. — La conversation commence par des aigreurs et des brusqueries.

Paysage. — Le couvent derrière eux. — Ils sont assis sur une pelouse en pente sous des orangers. — Cercle des bois autour d’eux. — Terrain d’une pente légère devant eux. — Horizon de montagnes pelées par le sommet. — Coucher de soleil.

Don Juan est las et s’en prend à Leporello. — Mais est-ce ma faute, la vie que vous menez et me faites mener ? — Eh bien, la vie que je mène, est-ce ma faute aussi ? — Comment, ce n’est pas votre faute ! — Leporello le croit, car il lui a souvent vu de bonnes intentions de mener une vie plus rangée. — Oui, et le hasard en dispose autrement. Exemples. — Leporello reprend les exemples : désir qu’il a de connaître à toutes les femmes qu’il voit, jalousie universelle du genre humain. — Vous voudriez que tout fût à vous. — Vous cherchez les occasions. — Oui, une inquiétude me pousse. Je voudrais… aspiration. — Moins que jamais il ne sait pas ce qu’il voudrait, ce qu’il veut. — Leporello depuis longtemps ne comprend plus rien à ce que dit son maître — Don Juan souhaite d’être pur, d’être un adolescent vierge. — Il ne l’a jamais été, car il a toujours été hardi, impudent, positif. — Il a voulu souvent se donner les émotions de l’innocence. — Dans tout et partout c’est la femme qu’il cherche. — Mais pourquoi les quittez-vous ? — Ah ! pourquoi ! — Don Juan répond par l’ennui de la femme possédée. — Embêtement que cause son œil, tentation de battre celles qui pleurent. — Comme vous les repoussez, les pauvres petites biches ! — Comme vous oubliez ! — Don Juan s’étonne lui-même de l’oubli et sonde cette idée, c’est une chose triste. — J’ai retrouvé des gages d’amour que je ne savais plus d’où ils me venaient. — Vous vous plaignez de la vie, maître, c’est injuste. — Leporello jouit scélératement à l’idée du bonheur de don Juan. — Les jeunes gens le regardent avec envie, lui, Leporello, comme participant à quelque chose de la poésie de son maître.

Rêverie de don Juan a l’idée que lui soumet Leporello qu’il peut avoir un fils quelque part ?…

Et je vous ai vu désirer de revoir des anciennes. — Désir qu’a don Juan de pouvoir préciser dans sa pensée des visages presque effacés. — Que ne donnerait-il pas pour ravoir une idée nette de ces images !

Ce n’est pas tout de changer. C’est que vous changez souvent pour pire. — Amour des femmes laides. N’avez-vous pas été, l’an passé, fou de cette vieille marquise napolitaine ?

Don Juan raconte comment il a perdu son pucelage (une vieille duègne, dans l’ombre, dans un château). — Mais tu ne sais donc pas ce que c’est qu’un désir, pauvre homme (en lui saisissant le bras) et ce qui le fait naître ? — Excitation d’un désir physique. — Corruption. — Abîme qui sépare l’objet du sujet, et appétit de celui-ci à entrer dans l’autre. — Voilà pourquoi toujours je suis en quête. — Silence.

Il y avait dans le jardin de mon père une figure de femme, proue de navire. — Envie d’y monter. — Il y grimpe un jour, et lui prend les seins. — Araignées dans le bois pourri. — Premier sentiment de la femme, excitation du péril. — Et toujours j’ai retrouvé la poitrine de bois. — Comment, mais pourtant quand elles jouissent ! car je vous vois heureux. — Étonnement de la jouissance (calme avant, calme après), c’est ce qui m’a toujours fait soupçonner qu’il y avait quelque chose au delà. — Mais non. — Impossibilité d’une communion parfaite, quelque adhérent que soit le baiser. — Quelque chose gêne et de soi fait mur. Silence des pupilles qui se dévorent. Le regard va plus avant que les mots. De là le désir, toujours renouvelé et toujours trompé, d’une adhérence plus intime. (À des places différentes noter :

Jalousie dans le désir = savoir, avoir.

Jalousie dans la possession = regarder dormir, connaître à fond.

Jalousie dans le souvenir = ravoir, se souvenir bien.)

C’est pourtant toujours la même chose, dit Leporello. — Eh ! non, ce n’est jamais la même chose ! Autant de femmes et autant d’envies, de jouissances et d’amertumes différentes.

Que le vulgarisme de Leporello fasse ressortir le supériorisme de don Juan et le pose objectivement en montrant la différence, et pourtant il n’y a de différence que dans l’intensité !

Envie des autres hommes. Vouloir être tout ce que les femmes regardent. — Avoir toute beauté, etc. — Vous avez pourtant bien des femmes. — Qu’est-ce que ça me fait ? Le grand nombre de maîtresses, qu’est-ce que c’est comparativement au reste ? Combien m’ignorent et pour lesquelles je n’aurai jamais rien été !

Deux espèces d’amour. Celui qui attire à soi, qui pompe, où l’individualisme et les sens prédominent (pas toute espèce de volupté, pourtant). À celui-la appartient la jalousie. Le second, c’est l’amour qui vous tire hors de soi. Il est plus large, plus navrant, plus doux. Il a des effluves à la place où l’autre a des âcretés rentrantes. Don Juan a éprouvé les deux quelquefois à propos de la même femme. Il y a des femmes qui portent au premier, d’autres qui provoquent le second, quelquefois tout à la fois. Cela aussi dépend des moments, des hasards et des dispositions.

Don Juan est las et finit par avoir l’envie de crever qui vous prend quand on a trop pensé, sans solution.

On entend la cloche des morts. En voilà un pour qui tout est fini. Qu’est-ce donc ?

Et ils levèrent la tête.

II

Don Juan escalade le mur et voit Anna Maria couchée. — Tableau. — Longue contemplation, — désir, — souvenir. — Elle se réveille. D’abord quelques mots entrecoupés comme faisant suite à sa pensée. Elle n’a pas peur de lui (le moins heurté possible, sans qu’on puisse distinguer le fantastique du réel).

Il y a longtemps que je t’attends. Tu ne venais pas. — Raconte sa maladie et sa mort. — À mesure que le dialogue prend, elle se réveille de plus en plus. — Sueur sur ses bandeaux, se lève lentement, lentement, d’abord sur les coudes, puis assise. — Grands yeux ébahis. Rentrer dans le précis. — Comment ?

C’est donc toi dont j’entendais les pas dans les bois, — étouffement des nuits. — Promenade dans le cloître, ombre des colonnes, qui ne remuaient pas comme eussent fait les arbres. Je plongeais mes mains dans la fontaine. — Comparaison symbolique du cerf altéré. — Aprés·midi d’été.

On nous défendait de raconter nos songes — à propos du crucifix qui domine le lit d’Anna Maria, ce christ qui veille sur les rêves. — Le crucifix est toujours immobile pendant que le cœur de la jeune fille est agité et saigne souvent.

Ce qu’est le christ pour Anna Maria, mais il ne me répond pas dans mon amour. — Oh ! je l’ai bien prié pourtant ! Pourquoi n’a-t-il pas voulu, pourquoi ne m’a-t-il pas écoutée ? Aspirations de chair et d’amour vrai (complétant l’amour mystique), en parallèle avec les aspirations dévergondées de don Juan, qui a eu, dans ses autres amours, surtout aux moments de lassitude, des besoins mystiques. (Indiquer ceci, quant à don Juan, dans sa conversation avec Leporello.)

Mouvement d’Anna Maria entourant don Juan de ses deux bras. — Le gras de l’avant-bras porté sur les carotides et les poignets au bout des mains raidies, plus petites pour atteindre à lui ; une boucle des cheveux de don Juan, en se baissant vers elle, se prend dans le bouton de sa chemise.

La nuit animée, — feu des pâtres sur les montagnes. Là aussi on parle d’amour. — C’est l’amour qui les occupe. Tu ne connais pas la joie simple. Le jour vient.

Aspirations de vie d’Anna Maria à l’époque des moissons. Matinées de dimanche les jours de fête dans l’église. — Les directeurs la tourmentent. — J’aimais beaucoup le confessionnal. Elle s’en approchait avec un sentiment de crainte voluptueuse, parce que son cœur allait s’ouvrir. — Mystère, ombre. — Mais elle n’avait pas de péchés à dire, elle aurait voulu en avoir. Il y a, dit-on, des femmes à vie ardente, — heureuse.

Un jour elle s’évanouit toute seule dans l’église, où elle venait mettre des fleurs (l’organiste jouait tout seul), en contemplant un vitrail pénétré de soleil.

Désirs fréquents qu’elle a de la communion. Avoir Jésus dans le corps, Dieu en soi ! — À chaque nouveau sacrement il lui semblait qu’une soif serait apaisée. — Elle multipliait les œuvres, jeûnes, prières, etc. — Sensualité du jeûne. — Se sentir l’estomac tiraillé, faiblesses de tête. — Elle a peur, elle s’étudie à se donner des peurs, etc. — Mortifications. — Elle aimait beaucoup les bonnes odeurs. — Elle flaire les choses dégoutantes. — Volupté des mauvaises odeurs. — Elle en est honteuse devant don Juan, que cela enthousiasme. — Anna Maria s’étonne de son désir. — Qu’est-ce ? Comment se fait-il que je désire et qu’elle désire ce qu’elle ne sait pas ? La volupté se glisse partout en elle (comme le dégoût chez don Juan). — J’entendais parler du monde. — Parle-moi ! parle-moi !

La lame s’éteint faute d’huile. — Les étoiles éclairent la chambre (pas de lune). — Puis le jour paraît. — Anna Maria retombe morte.

On entend des chevaux brouter et faire sonner leur selle sur leur dos. Don Juan s’enfuit.

Ton du caractère d’Anna Maria : doux.

Ne jamais perdre de vue don Juan. L’objet principal (au moins de la seconde partie), c’est l’union, l’égalité, la dualité, dont chaque terme a été jusqu’ici incomplet, se fusionnant, et que chacun montant graduellement aille se compléter et s’unir au terme voisin.

Puis sur deux feuillets, non publiés par Maupassant, nous trouvons cette indication pour le développement :

Poser : 1o l’inconstance qui est le caractère même de don Juan — ennui de la femme possédée déjà ;

2o Embêtement que donne la femme ;

3o Étonnement du cœur qui l’oublie ;

4o Désir de revoir des anciennes ;

5o C’est que vous changez pour pire. — Amour des femmes laides ;

6o Légitimité et spécialité du désir. — Autant de femmes, autant de désirs et de voluptés.

7o Jalousie universelle du genre humain. — Désir de connaître à fond toutes. — De là inquiétude et recherche. — Effort à attirer à soi.

8o Et pourtant de quoi vous plaignez-vous ? — Vous avez beaucoup de femmes.

9o Qu’est·ce que cela fait le nombre des maîtresses.

10o La femme à tête de bois.

11o Mais pourtant quand elles jouissent. — Impossibilité d’une communion parfaite. — Lassitude. — Je ne veux plus de femmes.

La sœur Maria allait mourir. — Agonie. — Les prêtres. — La mère. — On referme les rideaux — Le moine de long en large. — Il s’endort. — Deux hommes descendent de cheval : don Juan et Leporello. — Coïncidence. — Angoisses. — Don Juan finit par se taire, il est triste et repasse toute sa vie.

Il entre. — Il voit. — Curiosité. — Prend la main de Thérése. — Ah ! tu te réveilles. — Il la reconnaît quoiqu’il ne l’ait jamais vue. — Ils se reconnaissent. — Tu mourras si je t’embrasse. — Non tu vivras. — Suspension. — Ils se couchent. — Il veut l’emmener. — Il la prend pour la descendre sur son cheval. — Elle meurt sur le bord de la fenêtre.

Ce qu’elle avait donné à don Juan ne périt pas quand la statue du Commandeur l’engouffra.

PIERROT AU SÉRAIL

Pantomime en six actes
suivie de
L’APOTHÉOSE DE PIERROT
dans
LE PARADIS DE MAHOMET.

PERSONNAGES :

PIERROT.

CASSANDRE.

COLOMBINE.

La Mère de Pierrot.

Le Père de Pierrot.

Le Maître de pension de Pierrot.

Domestiques de la maison de Pierrot.

Un chameau.

Une autruche.

Un ours blanc.

Un affreux serpent.

Le Grand Turc.

La Sultane favorite.

Des eunuques noirs.

Trois médecins.

Odalisques du Grand Turc.

MAHOMET.

Houris du paradis de Mahomet.


ACTE PREMIER


Scène première.

Des domestiques rangent un dîner sur une table. — On apporte quelques paquets et une malle énorme que l’on place dans un coin.


Scène II.

Entrent avec fracas : Pierrot, une couronne de lierre sur la tête, plusieurs couronnes passées à son bras gauche et plusieurs livres serrés sous son bras droit ; — le Père de Pierrot, qui porte une pile de livres, et la Mère de Pierrot chargée d’un poids pareil. — Joie générale. — Pierrot vient de remporter des prix au collège, les parents pleurent de satisfaction et embrassent leur enfant. — Le Maître de pension (grand col, lunettes bleues, chapeau bas de forme, habit en queue de morue, gants de coton et parapluie rouge) est félicité, congratulé, remercié ; — il témoigne de la modestie et fait des révérences. — On apporte la soupe.


Scène III.

Entrent Cassandre et Colombine. — Colombine est la fiancée de Pierrot, mais il ne doit l’épouser qu’après ses voyages, complément nécessaire d’une bonne éducation. — On se met à table.

Tristesse de la mère, mélancolie de Colombine, regards ardents de Pierrot. — Le Père de Pierrot lui fait des recommandations d’éviter les excès de la boisson et des femmes ; — il doit surtout se tenir en garde contre elles, afin de conserver sa santé, pour n’en être que plus dispos ensuite à devenir le mari de Colombine. — Pierrot écoute avec une feinte obéissance. — Le Maître de pension, le repas fini, embrasse son élève ; — après mille bénédictions et encouragements, il s’en va.


Scène IV.

Alors la Mère de Pierrot lui montre, dans les paquets de voyage et dans la malle, tout ce qu’elle y a mis ; — elle exhibe des tricots, des bonnets de coton, des caleçons, des bouts de manches, des caoutchoucs, un petit pot de chambre en cuir bouilli, un clysopompe, etc., etc. — Pierrot remarque qu’il lui manque des bottes fourrées, en faisant signe d’avoir froid aux pieds. — Il indique aussi qu’on a oublié de lui donner de l’argent, et qu’il désirerait fort, pour le soutenir dans son voyage, le portrait de Colombine. — Le Père, la Mère et le futur beau-père sortent, l’une pour lui acheter des bottes, l’autre pour aller quérir de l’argent, et le troisième enfin pour rapporter le portrait de Colombine.


Scène V.

Libres et seuls, Pierrot et Colombine épanchent leur tendre amour. — Pierrot est très enflammé, Colombine très triste, ne vont-ils pas se quitter ? — Il y aurait un moyen cependant, ce serait de fuir ensemble, mais comment ? — Réflexions et perplexité de Pierrot. — Enfin, d’un bond rapide, il s’élance vers la malle, la vide avec fureur et jette tout par la fenêtre. — Puis, sans donner à Colombine le temps de réfléchir, il l’y pousse elle-même tout entière et ferme la malle. — Après quoi il vide complètement son sac de nuit et y introduit les restes du dîner, un jambon, deux bouteilles de vin et un bocal de prunes à l’eau-de-vie.


Scène VI.

Le Père, la Mère et Cassandre rentrent, l’heure du départ est arrivée, on entend la cloche du bateau. — La Mère donne les bottes, que Pierrot passe ; — le Père donne l’argent que Pierrot met dans sa poche ; — et Cassandre donne le portrait que Pierrot baise. — Puis on se fait les adieux, grande scène hydraulique. — Des domestiques prennent les paquets. (Pendant toute cette scène, on en a vu d’autres qui ont passé au fond, portant des sacs, ballots, caisses, etc.). — Pierrot saisit son sac délicatement ; — les deux vieillards enlèvent la malle, chacun par un bout.


ACTE II.

Le désert. La scène est complètement vide, pas un arbre, rien. Le fond représente un ciel tout rouge.

Scène première.

Pierrot paraît, monté sur un chameau, ayant en croupe Colombine et devant lui le bocal de prunes à l’eau-de-vie. Il fait plusieurs tours de théâtre. — Le chameau s’arrête.

Pierrot alternativement embrasse Colombine et prend une prune. — Quelquefois il prend deux prunes sans embrasser Colombine, et celle-ci le tire alors par son habit pour qu’il lui donne un baiser. — À la fin cependant il trouve que les prunes valent mieux, il mange sans discontinuer et n’embrasse plus. — Vaines réclamations de Colombine.


Scène II.

On entend un bruit ; — effroi de Pierrot, qui cache le bocal dans sa poitrine ; — Colombine se tapit contre son dos. — Des cavaliers arabes, avec des lances gigantesques et de très longs arcs, des carquois à l’épaule, et des anneaux dans le nez, arrivent en caracolant sur des chevaux de carton, de toutes couleurs (chevaux terminés par des draperies, et dans lesquels le cavalier entre jusqu’à la ceinture). — Le chameau, à leur aspect, est tellement effrayé qu’il se sépare en deux ; — les jambes de devant s’enfuient d’un côté et les jambes de derrière d’un autre. — Par ce mouvement, Pierrot et Colombine tombent net par terre, et le bocal se casse. — Les Arabes examinent Colombine et la caressent de fort près. — Pierrot, exaspéré, veut se ruer contre eux ; — on lui donne un coup de lance sur la tête ; — il tombe évanoui. — Les Arabes s’en vont, emportant Colombine.


Scène III.

Pierrot reste évanoui. — La solitude est effrayante. — On voit alors (pour bien indiquer que l’on est dans le désert) passer silencieusement, au fond du théâtre, d’abord : un ours blanc qui marche très lentement ; — ensuite une autruche, une patte en l’air, et glissant très vite, sur des roulettes ; — puis un serpent fort long, ondulant, gueule ouverte, trois dards. — Pierrot reprend ses esprits quand Îles animaux ont eu le temps de passer ; — il se tâte les membres. — Il semble chercher Colombine ; — mais tout à coup il se rappelle son malheur et s’arrache les cheveux. — Paroxysme de désespoir épouvantable. — Après le désespoir, réaction douce ; — il se laisse retomber dans une pose accablée. — Il aperçoit par hasard une prune, il la prend puis la rejette et s’arrache de nouveau les cheveux. — Cependant il regarde la prune. — Lutte de sa conscience. — Mais il se relève désespéré et veut en finir avec la vie. — Dans un mouvement brusque, il empoigne à la fois toutes les prunes et les avale, en même temps qu’il envoie une multitude de baisers du côté où Colombine a disparu. — Il essaie ensuite de s’étrangler avec sa cravate ; — cela lui fait mal, il s’arrête. — Il tire son couteau, entame son habit ; — puis referme son couteau et le remet dans sa poche. — Enfin une meilleure idée lui survenant, il se frappe le front. — Des deux mains à la fois il se tire le coton des oreilles ; — il en sort considérablement, et toujours, et toujours. — Il bat le briquet, le coton s’allume. — Explosion subite. — Pierrot tombe.


Scène IV.

Bruits de tambours, de trompettes, de grosses caisses, fanfares. — Marche turque. — Un bataillon de Turcs s’avance, très en rang, marquant le pas et emboîtant. — Ils ont des pantalons de calicot blanc passés dans leurs bottes noires, des vestes retournées à l’envers, des sabres de papier doré, des moustaches excessivement longues, dont les pointes doivent monter jusqu’au turban. — Air des plus farouches, ils roulent des yeux. — En apercevant Pierrot étendu, ils s’arrêtent ; — puis le ramassent. — La musique reprend. — Défilé. — On marque le pas.


ACTE III.

Les jardins du sérail. Sur le devant de la scène, un petit massif ; à gauche, fenêtres grillées et porte grillée, en bois.

Scène première.

Pierrot, devenu captif et les fers aux chevilles, est poussé à coups de fouet par des eunuques noirs (jambes et bras nus, vestes de couleur, sabres recourbés, pistolets à la ceinture). — Ils se retirent après lui avoir donné plusieurs ordres. — Pierrot range des pots de fleur ; — jardine.


Scène II.

Quand les eunuques sont partis, il se désole, il se lamente. — Il songe à Colombine, à son père, à sa mère, aux bords qui l’ont vu naître, aux prunes à l’eau-de-vie…


Scène III.

Mais la porte grillée s’entr’ouvre. — Il en sort quelques femmes, parmi lesquelles est Colombine (devenue suivante de la Sultane favorite) et la Sultane favorite elle-même, vêtue tout en blanc et voilée, sauf des yeux. — Elle aperçoit Pierrot et vient tourner autour de lui ; — elle se rapproche, l’observe. — Pierrot ne répond point. — Elle l’enhardit par des gestes aimables et même lui envoie un baiser. — Elle lui fait signe qu’elle l’aime ; — il s’approche. — En ce moment, Colombine, dans le fond, reconnaît Pierrot. — Sa surprise ; — elle n’ose avancer. — La Sultane lève son voile ; — Pierrot s’arrête ébloui. — Mais, comme l’éblouissement augmente, il se rapproche de plus près et lui colle un baiser sur la joue. — Le voile retombe après le baiser. — Colombine, dévorée de jalousie, arrive derrière Pierrot et tout à coup se présente à lui ; — il se mord le pouce. — Fureur contenue de Colombine. — La Sultane redouble ses avances. — Pierrot exprime à Colombine qu’il faut céder à la nécessité, que refuser serait fatal à tous les deux. — Indignation de Colombine. — Nouveau baiser de la Sultane qui ne s’aperçoit pas de Colombine.

On entend une musique douce. — Terreur de la Sultane ; — elle fait signe à Pierrot de se cacher derrière le massif d’arbustes ; — ce qu’il exécute immédiatement.


Scène IV.

Entre le Grand Turc, appuyé sur les épaules de deux esclaves et fumant une pipe démesurée que porte un enfant noir. — Il a une longue barbe blanche, une tunique qui flotte, un riche turban. — Il s’avance et, avec un petit lorgnon, considère attentivement toutes les femmes, exprimant par des gestes divers ce qu’il pense de chacune d’elles. — Enfin il s’arrête à Colombine, avec des démonstrations de satisfaction. — Pierrot, dans son coin, se démène. — Le Sultan tire un mouchoir de sa poche et le jette à Colombine. — Elle tombe à genoux dans une pose extatique en joignant les mains. — Mais la Sultane, froissée, s’avance vers le Sultan, qui la repousse dédaigneusement. — Colombine profite de ce jeu pour exprimer à Pierrot furieux qu’il faut céder à la fatalité. — Rage de Pierrot qui tremble. — Cependant il a le temps de donner à Colombine un rendez-vous pour le lendemain, vers un endroit qu’il lui désigne du doigt ; — car ils ont besoin de s’expliquer ensemble.

Quand le Sultan a suffisamment repoussé la Sultane, il part emmenant Colombine. — La Sultane achève de s’évanouir ; — deux femmes la soutiennent.


Scène V.

Mais à peine le cortège du Sultan est-il sorti, qu’elle se réveille tout de suite ; — chasse d’un geste ses esclaves ; — et ordonne non moins rapidement à Pierrot de la suivre dans le Harem. — Pierrot s’y glisse en tapinois, haletant, à quatre pattes.


ACTE IV.

Autre partie des jardins du sérail. Une tonnelle. Sur des ronds de gazon, des Amours, des ifs et des buis taillés en pyramides, en dômes et en paons, avec des yeux et des becs de porcelaine.

Scène première.

Colombine et Pierrot, après avoir débuté par de violentes invectives, se réconcilient et s’embrassent, chacun ayant à se pardonner bien des choses.


Scène II.

La Sultane se présente. — Elle est en quête de Pierrot ; — elle n’y tient plus ; — elle l’adore. — À la vue du baiser qu’il donne à Colombine, elle entre en frénésie. — Elle se jette sur Colombine, prête à l’étrangler de ses deux mains. — Pierrot fait des efforts pour les réconcilier.


Scène III.

Mais, attiré par ce vacarme, le Sultan paraît. — Son étonnement stupide en voyant Pierrot entre ces deux femmes qui se le disputent, et le tirent chacune de leur côté, en embrassant chacune une joue. — Quand il a deviné de quoi il s’agit, il frappe du pied la terre avec fureur. — Il siffle dans un petit sifflet. — À ce signal, six eunuques noirs arrivent.


Scène IV.

Trois se saisissent de Pierrot, de Colombine et de la Sultane, et les trois autres s’en vont, sur un signe du Sultan…


Scène V.

… Qui, par des gestes furieux, annonce bien clairement aux coupables leur mort prochaine.


Scène VI.

Les trois eunuques rentrent, apportant deux sacs et un énorme rasoir. — Les deux femmes sont mises chacune dans un sac, et les esclaves vont les emporter ; — quand le Sultan ordonne, pour l’exemple, qu’on leur découvre la tête et qu’elles restent là, afin d’être témoins du supplice de Pierrot.

Alors on va pour déshabiller Pierrot. — Un des esclaves porte la main sur un des boutons de sa culotte ; — tandis qu’un autre approche le sabre. — Pierrot pousse des cris ; — il joint les mains ; — il demande grâce et déclare qu’il aime mieux mourir, cependant que les deux femmes s’agitent dans leurs sacs, en hurlant de désespoir.

Le Sultan, miséricordieux, lui accorde la faveur du trépas, et pousse même la condescendance jusqu’à lui laisser choisir son supplice.


Scène VII.

Donc, on apporte un pal, un sabre démesuré, et une longue corde à puits, que l’on attache à une branche d’arbre.

Pierrot, sommé d’opter au plus vite, va d’abord passer sa tête dans le nœud de la corde ; — tire un peu ; — fait une grimace ; — et exprime clairement qu’il ne veut pas.

Deux nègres l’enlèvent et le suspendent sur le pal. — Il fait des mouvements tortueux de la croupe pour se l’enfoncer dans le cul. — Son effroi à la première sensation. — Enfin il déclare qu’il aime mieux le sabre.

Il va donc vers le sabre ; — en essaie le tranchant sur son pouce ; — et, après une longue hésitation, fait encore signe que non.

Le Sultan cependant perd patience. — Il s’avance précipitamment vers Pierrot et ordonne aux esclaves d’en finir.

On va donc décapiter Pierrot.

Le Sultan est placé à la droite du spectateur près de la coulisse, Pierrot à côté de lui, le bourreau à droite de Pierrot. (Dans le mouvement que fait le bourreau pour abattre la tête de Pierrot, rentrée du Sultan dans la coulisse, on lui substitue un mannequin.) — Le bourreau lève le bras. — Pierrot fait un bond en arrière et esquive le coup. — La tête du Sultan vole et son corps tombe à terre.

Pierrot soudain se précipite sur le cadavre. — Il s’empare du sabre, met le turban, passe les bottes du sultan, fouille dans ses poches et en tire de l’or dont il bourre les siennes et qu’il distribue aux esclaves.

À ce bruit entrent précipitamment des soldats. — Nouvelle distribution. — Enthousiasme de la troupe. — Harangue de Pierrot. — On l’emmène en triomphe, sans que personne se soucie des deux femmes, toujours restées dans leurs sacs ; — et qui font des contorsions pour en sortir.


ACTE V.

Intérieur du sérail. Grande salle du Trône.

Scène première.

Pierrot sur le trône du Grand Turc, radieux. — Toutes les femmes et tous les esclaves, rangés sur deux lignes, le contemplent et se disposent à recevoir ses ordres. — On va procéder à la toilette royale ; les femmes, l’une après l’autre, lui apportent différentes pièces du costume ; — on lui met successivement des babouches, une pelisse, un grand sabre, un turban, surmonté d’un croissant pareil à une tranche de melon et décoré d’une aigrette qui monte à l’infini. — Les femmes le parfument, le bichonnent ; — lui toujours sérieux et beau sur son trône. — On apporte un grand pot de pommade de lion et on lui en frotte la lèvre supérieure ; — aussitôt il lui pousse une paire de moustaches gigantesques, à pointes très relevées. — Puis quand la toilette est finie, il demande un miroir et se contemple dedans, avec bonheur.

La Sultane favorite sort de la foule pour aller embrasser Pierrot. — Il la repousse du bout de son long chibouk ; — et lance sur l’assemblée des regards sévères.


Scène II.

À la nouvelle que Pierrot est devenu sultan, Colombine, accourant pleine de joie, monte les degrés du trône pour s’aller précipiter dans ses bras. — Il la renverse d’un coup de pied dans le cul et se rasseoit majestueusement. — Il fait signe alors à toutes les femmes de venir lui baiser les pieds ; — ce qu’elles exécutent, y compris même la Sultane et Colombine, malgré leur répugnance bien concevable. — Pendant que ces deux dernières s’acquittent de cette humiliante fonction, Pierrot a le sabre levé sur leurs têtes pour les tuer impitoyablement, si elles bronchent.


Scène III.

Quand le baisement des pieds est fini, il se fait apporter à manger. — Il mange, dévore, s’empiffre ; — il s’impatiente quand on le sert mal ; — il jette les bouteilles à la tête des gens. — Il est féroce d’orgueil, ivre de grandeur. — Lorsqu’on a enlevé la table de devant lui, on voit son ventre considérablement grossi.

Il manifeste le contentement de sa digestion et s’épanouit à loisir. — Bientôt des idées gaillardes lui viennent ; — il se fait un abat-jour avec sa main et considère les femmes. — Il tire de dessous le trône (où il y a un coffre spécial) un mouchoir qu’il jette à l’une d’elles. — Puis il croit s’être trompé ; — après quelque hésitation il jette un second mouchoir à une seconde femme. — Troisième, quatrième mouchoir. — Enfin, s’allumant de plus en plus, Pierrot empoigne les mouchoirs à vrac et les jette tous en pluie sur la scène. — Bataille générale des femmes, grande confusion, majesté de Pierrot.


Scène IV.

Tout à coup entrent, au milieu du brouhaha, le Père de Pierrot et le Maître de pension. (Le Père : en costume de voyage, bourré d’habits, on ne peut plus couvert de poussière, redingote en peau de taupe ; grandes guêtres jusqu’au ventre, casquette à double visière, une valise sous le bras avec une botte qui dépasse par chaque bout. — Le Maître de pension est dans le costume du 1er acte, sans paquets, excessivement couvert de poussière, des chaussons de lisière par-dessus ses souliers, un Cicéron sous le bras, et il porte son riflard dans un bel étui de toile bleue.)

Ils courent le monde depuis longtemps à la recherche de Pierrot et ils viennent d’apprendre sa nouvelle fortune. — Stupéfaction de ces deux honnêtes bourgeois, qui en croient à peine leurs yeux.

Le Père s’avance jusque sur les marches du trône et adresse à Pierrot une semonce violente sur son immoralité. — Pierrot envoie promener l’auteur de ses jours d’une façon dégagée. — Le bruit redouble dans le harem. — Le Père outragé prend un ton pathétique ; — il lui rappelle ses devoirs filiaux, sa mère, son titre de bachelier, et du doigt même lui montre le ciel. — Mais Pierrot répond qu’il est le maître.

Le Magister s’interpose. — Gravité de ce monsieur. — Pierrot lui fait des cornes. — Puis il ordonne à un eunuque d’aller lui chercher des musiciens. — Le calme se rétablit parmi les odalisques effarouchées.


Scène V.

Entrent les musiciens de l’orchestre dans le costume où ils seront venus ce jour-là au théâtre. (On désire qu’ils soient le plus crottés possible.)

Aussitôt ils entament un cancan. — Les femmes dansent et font des tentatives pour engager les deux bourgeois à danser. — D’abord ils s’y refusent ; — mais Pierrot s’avance et, après avoir fait un pas seul, au grand scandale de son papa, il force, sous peine de mort, le Maître de pension à pincer aussi un léger cancan. — Contorsions de ce dernier. — Une odalisque lui indique les poses les plus gracieuses ; — un eunuque lui façonne les articulations à coups de plat de sabre. — Il danse, son livre sous le bras et son parapluie sous l’autre, aussi gracieux qu’il le peut, mais roulant des yeux furibonds du côté de Pierrot, qui se tient le ventre de rire. — Le Père cependant est emporté dans un galop général. — Au cancan succède l’air de la polka et cette danse folâtre.

Après quoi, Pierrot renvoie les deux vieillards à grands coups de pied dans le cul. — Ils le maudissent dans une pose solennelle. — Pierrot leur fait un pied de nez.


ACTE VI.

Dans l’intérieur du harem, les appartements secrets et voluptuaires.

Scène première.

Des femmes décolletées et les cheveux pendants, fumant des brûle-gueules et des cigarettes, sont étendues sur des coussins et boivent ensemble des petits verres. — Au fond de la scène est un immense lit, vu de face, et qui porte sur son traversin quinze à vingt oreillers rangés en ligne. — Un grand croissant tient les rideaux.

Pierrot, devenu considérablement gros et ne pouvant plus bouger, est languissamment assis dans un voltaire. — Il se sent mourir de pléthore. — Quand les femmes viennent le caresser, il leur fait signe qu’il ne peut plus rien pour leur bonheur. — Il s’en va ; — il n’a maintenant ni appétit, ni sens, ni désir. — Il souhaiterait pourtant un médecin.


Scène II.

Entre un monsieur, vêtu a l’européenne, habit noir, cravate blanche, ruban. — Il tâte le pouls de Pierrot ; — et la main lui en saute à plusieurs reprises, tant les pulsations du pouls sont violentes. — Il lui tapote la poitrine ; — et fait de temps à autre des grimaces qui n’indiquent rien de bon. — Il sort.


Scène III.

On apporte une boîte remplie de pilules, grosses comme des noix. — Pierrot en avale quelques-unes, manque de s’étouffer ; — se désespère. — Il envoie chercher un autre médecin.


Scène IV.

Entre un médecin, en robe noire et à bonnet pointu. — Il tire de sa poche un immense stéthoscope, long comme une trompette, qu’il applique sur le ventre de Pierrot.

Agacement de Pierrot qui lui demande ce qu’il faut faire. — Le médecin conseille des sangsues aux oreilles. — Il sort.


Scène V.

On apporte un grand bocal rempli de sangsues monstrueuses qui ont l’air de couleuvres (boudins de drap vert auxquels on mettrait une tête de serpent). — On les applique contre les oreilles de Pierrot ; — qui fait des grimaces affreuses ; — et il ordonne qu’on les lui retire et qu’on aille lui chercher un autre médecin.


Scène VI.

Entre un charlatan (moustaches réunies aux favoris, chic empire, bonnet grec, bottes à la russe, à glands d’or, redingote à brandebourg, croix et médailles des deux côtés de la poitrine). — Il considère Pierrot et lui fait tirer la langue. — Pierrot tire une langue effroyablement chargée ; — et le charlatan recule trois pas, épouvanté. — Il s’informe s’il va à la selle ; — Pierrot répond que non. — Le charlatan commande un lavement.


Scène VII.

Deux artilleurs, domestiques du charlatan, apportent un grand baquet, qu’ils vont mettre près de Pierrot. — Et un Turc (en costume de Turc comme ci-dessus, avec des bottes, mais ayant de plus de larges lunettes et un tablier blanc) se présente, portant péniblement sur une serviette d’or, pliée en plusieurs doubles, une gigantesque seringue. — À cette vue toutes les femmes rabattent le voile.

Il faut prendre le clystère. — Mais Pierrot, apercevant le calibre de la canule et se rappelant le pal, déclare qu’il ne prendra pas un tel remède. — Le médecin l’exhorte ; — Pierrot se fâche. — En vain les femmes l’entourent et le sollicitent ; — il refuse, il s’impatiente, empoigne la seringue, en arrose les assistants, la jette à la tête du médecin, et retombe exténué dans son fauteuil.


Scène VIII.

Il se désole et pleure de ce que personne ne peut le guérir. — Mais tout à coup il relève fièrement la tête et donne un grand coup de poing dans le tamtam qui, toujours par terre à ses côtés, lui sert de timbre.


Scène IX.

Entrent des esclaves. — Il ordonne qu’on lui apporte à boire et à manger ; — il veut se soûler, bannir le chagrin.


Scène X.

On apporte quantité de pâtés et de flacons. — Pierrot prend un verre d’absinthe, qu’une odalisque mélange et fait mousser, en versant l’eau de très haut. — Alors Pierrot se met à manger et à boire sans discernement, pendant que les plus belles divinités de sa cour dansent des pas académiques en pinçant de la guitare.

Il entonne, il entonne. — Tout à coup il s’arrête ; — tord la bouche ; — pousse un cri. — Les femmes accourent. — Il crève ; — son ventre hydropique se déchire en deux. — Et on en voit sortir des bouteilles de vin, des pâtés, du boudin, des fruits, un melon, un lapin vivant, un homard, etc.

APOTHÉOSE.

le paradis de mahomet.

Mahomet, assis sur les nuages, fumant une pipe qui descend jusque sur la scène, et dans laquelle brûle le globe terrestre.

De droite et de gauche, entourées de nuages, sous des tonnelles de capucines et de chèvrefeuille, des femmes en maillots rouges (costumes de danseuses de corde, beaucoup de ballon, archipommadées), avec des hommes en Hercules du Nord, sont assises à de petites tables rondes peintes en bleu, et boivent de la bière de Strasbourg. — D’un arbre à l’autre, guirlandes de saucissons, de poulets et de gigots. — Feux de Bengale.

Pierrot, dans son vrai costume de Pierrot, monte vers Mahomet qui lui tend les deux bras. — Redoublement de feux de Bengale. — La Marseillaise. — Tableau.

LA
DÉCOUVERTE DE LA VACCINE[2].

TRAGÉDIE EN CINQ ACTES ET EN VERS.

D’un pinceau délicat l’artifice agréable
Du plus hideux objet fait un objet aimable.

(Le Législateur du Parnasse.)
PERSONNAGES.

GONNOR, ancien chef des Bretons.

JENNER, amant d’Hermance, médecin de Gonnor.

ELFRID, rival de Jenner.

HERMANCE, fille de Gonnor, amante d’Elfrid.

AGÉNOR, confident de Jenner.

ISMÈNE, confidente d’Hermance.

HARPAX, confident de Gonnor.

Un Garde, amant d’Ismène.

Gardes, Soldats.

La scène se passe dans un château d’Albion.


Le théâtre représente le vestibule du palais de Gonnor, donnant sur ses appartements et sur ceux de sa fille Hermance. On remarque, suspendues aux murs, les dépouilles des Calédoniens vaincus. Au fond, on voit de superbes jardins, ornés d`amours, d’ifs taillés et d’agréables berceaux de verdure.

ACTE PREMIER


Scène première.

Jenner, seul.

Dévoré de soucis, j’abandonne ces lieux
Où l’illustre Gonnor, fils d’illustres aïeux,
Étendu sur sa couche, à la douleur en proie,
Enlève de ces bords et l’espoir et la joie.
Quoi ! vingt ans incliné sur d’arides travaux,
J’ai de la race humaine étudié les maux ;
Des produits bienfaisants qu’engendre la nature
Vingt ans j’ai contemplé la forme et la structure ;
Sur les coteaux fleuris, dans les sombres forêts,
Ravissant de ma main la plante des guérets,
Plongeant un œil hardi dans les flancs de Cybèle,
Sondant de toutes parts la nature rebelle,
Et, poussé jusqu’au bout par un sublime effort,
Pour connaître la vie interrogeant la mort,
J’aurai donc vainement, depuis ma tendre enfance,
Des siècles disparus épuisé la science,
Pour ne pouvoir, hélas ! inutile instrument,
D’un prince malheureux soulager le tourment !
Ce funeste fléau qui désole nos rives
Et peuple les enfers de victimes plaintives,
Faisant de ce palais un funèbre tombeau,
Offre de ses rigueurs un exemple nouveau.
Ah ! les cœurs les plus purs et les plus nobles têtes
Ne sont point à l’abri du souffle des tempêtes !
Épouvantable mal, dont l’effet redouté
S’il n’enlève la vie enlève la beauté ;
De la vierge, par lui, j’ai vu le doux visage,
Horrible désormais, nous présenter l’image
De ce meuble vulgaire, en mille endroits percé,
Dont se sert la matrone en son zèle empressé,
Quand, aux bords onctueux de l’argile écumante,
Frémit Le suc des chairs, en mousse bouillonnante.
Hélas ! qui peut lutter contre les coups du sort ?
Pour ravir à Pluton l’infortuné Gonnor

J’ai tenté les secours que prescrit la science ;
Des funestes humeurs j’ai banni l’influence,
Avec le sel mordant qui chasse, en flots confus,
Par des sentiers divers d’immondes résidus ;
J’ai moi-même arrondi, procédant par mesure,
En globules légers l’essence la plus pure ;
Armé d’un dard prudent, j’ai, pour calmer son mal,
De sa veine gonflée ouvert Le noir canal ;
Sur son bras amaigri, la mouche de Cythère
Étala tous les feux de son âcre poussière,
Et sur ses pieds glacés j’ordonne en ce moment
La graine corrosive, odieux aliment
Qui du vil débauché caressant la mollesse
Des organes usés réveille la paresse,
Et qui porte à la fois, funeste et respecté,
Aux libertins la mort, aux mourants la santé.
Il est temps, en effet, qu’Esculape m’inspire.
Déjà de son cerveau s’empare le délire ;
En son égarement ce guerrier malheureux
Prodigue à ses coussins des baisers furieux,
Et des mots de l’amour empruntant le langage,
Sans souci de son nom, sans respect pour son âge,
Il semble dans ses bras étreindre un être aimé.
Il soupire ! il rugit ! son regard enflammé
À l’entour de son lit promène un feu lubrique,
Et, soulevant d’un bras sa nocturne tunique,
De l’autre il fait sur lui des gestes indécents
Qui font monter la honte à nos fronts rougissants.
Triste objet de pitié pour quiconque l’honore,
En ses transports fougueux la fièvre le dévore.
Cet endroit qui du corps est la base et l’appui
En fétides lambeaux se détache sous lui,
Symptôme trop certain d’un trépas qui s’avance !
..............................
De le sauver pourtant je garde l’espérance ;
Mes amours sont liés au destin de Gonnor :
Et que ne peut l’amour, même contre la mort !
Car pour les yeux si beaux de sa fille chérie
Cent fois s’il le fallait je donnerais ma vie !
Mais, pâle et tout tremblant à son charmant aspect,
Je voile mon ardeur d’un timide respect ;
Jamais je n’oserai, lui découvrant ma flamme,
Étaler à ses yeux les langueurs de mon âme ;
Dans sa pure vertu, cette jeune beauté
Semble sur son autel une divinité !
Eh ! d’ailleurs, ô Jenner, que pourrait ton audace

Ne sais-tu pas son nom, ses trésors et sa race ?
L’orgueil que dans son sang ont transmis ses aïeux
Comme un sanglant affront repousserait tes vœux.
Je n’ai pas, pour aimer, ce que cherchent les belles,
Pas de chars éclatants, pas de coursiers fidèles,
Pas de fer destructeur qui pende à mon côté ;
Dans mon humble demeure, au fond de la cité,
Pas de vassaux tremblants, qui de dons magnifiques,
Chaque jour, à l’aurore, encombrent mes portiques ;
Un modeste salaire à peine vient parfois
Payer l’âpre labeur dont je porte le poids.
Pourtant, si de l’esprit on comptait la richesse,
Plus qu’un autre j’aurais des droits à sa tendresse,
Et ce rival heureux, insolent devant moi,
S’écarterait confus et pâlirait d’effroi.
Que sont les vains trésors que jette la fortune
Et d’un faste insensé la grandeur importune
Près de ces biens réels qu’un travail assidu
Donne au mortel béni qu’enflamme la vertu !
Fuyant l’éclat des cours et l’air qu’on y respire,
Nul remords ne me trouble en mon modeste empire,
Et des infortunés les vœux reconnaissants
Sont ma félicité, ma gloire, et mon encens.
Mais… de ma déité la suivante assidue,
Bonheur inespéré ! se présente à ma vue.
Oserai-je, en son sein confiant mon amour,
Du mal qui me poursuit lui parler sans détour ?

Ismène paraît.

Scène II.

Ismène.

Vous encore au palais, seigneur ?… Votre présence…

Jenner.

Je ne puis de ces lieux prolonger mon absence,
Et du noble Gonnor l’état désespérant
Exige, de ma part, un soin persévérant.

Ismène.

Pensez-vous maintenant que cette maladie
Puisse, en nous frappant tous, attenter à la vie ?

Jenner.

Des destins rigoureux terrible est le pouvoir !

Ismène.

Grands dieux ! c’en est donc fait ?

Jenner.

Grands dieux ! c’en est donc fait ? Conservons un espoir.
Peut-étre que le ciel, éclairant ma pensée,
Loin des sentiers connus de la route tracée,
Va m’offrir en ce jour, quelque moyen nouveau
D’arrêter ce guerrier sur le bord du tombeau.

Ismène.

O mortel généreux, dont la sollicitude
Du salut des humains fait son unique étude !

Jenner.

Ah ! c’est trop me louer, Ismène. En ce Palais
Je me sens retenu pas de plus doux attraits,
Et malgré mes terreurs une amorce secrète
Me fait de ce lieu sombre une aimable retraite.
À peine suis-je loin de son seuil adoré
Que de regrets amers je me sens dévoré,
Et j’y suis rappelé par le charmant visage
Qui dans mon faible cœur fait un si doux ravage ;
Au sein de mes travaux son souvenir me suit,
Dans mes pensers le jour, dans mes rêves la nuit ;
Mais la cruelle Hermance…

Ismène.

Mais la cruelle Hermance…Eh quoi ! seigneur, c’est elle
Pour qui vous nourrissez cette flamme fidèle ?
Hermance a su charmer vos yeux ?

Jenner, revenant à lui.

Hermance a su charmer vos yeux ? Qui te l’a dit ?

Ismène.

Vous-même, en ce moment…

Jenner.

Vous-même, en ce moment… Ô délire maudit !
Ô passion fougueuse ! imprudente parole !

Ismène.

Seigneur, malgré vos soins, votre secret s’envole !

Jenner.

Un vain songe t’abuse… et je n’ai point parlé.

Ismène.

Seigneur !…

Jenner.

Seigneur !… D’un rêve, ici, ton esprit est troublé.

Ismène.

Malgré lui, croyez-moi, quelque chose transpire
D’un cœur qui de l’amour endure le martyre ;
Et ce n’est point à moi que les tendres amants
Pourraient de leur transport dérober les tourments.

Jenner.

Hélas ! de Cupidon dans mon âme ulcérée
J’ai gardé, je l’avoue, une flèche acérée !…
Plutôt que d’adorer d’inflexibles appas
Mieux vaudrait pour Jenner le calme du trépas !

Ismène.

Vous, expirer ! Seigneur !… Songez-vous qu’une femme
Est légère en ses vœux, et mobile en sa flamme ?

Jenner.

D’un espoir décevant tu trompes mes douleurs.
Non, je n’attends rien d’elle… et dis-lui, si je meurs,

Qu’à mon dernier soupir, présente à ma pensée,
J’ai béni son dédain dont mon âme est blessée ;
Dis-lui… Mais à quoi bon prolonger ces discours ?
Adieu, je pars, Ismène.

Ismène.

Adieu, je pars, Ismène.Ah ! respectez vos jours !
Je n’ose vous promettre un succès sans alarmes,
Je ne saïs où trouver d’assez puissantes armes
Pour fléchir de son sein l’indomptable rigueur ;
Jamais de son esprit l’amour ne fut vainqueur ;
Délicate et timide en sa vertu trop pure,
Du mot le moins coupable elle craint la souillure.
Mais mon père expirant vous dut la vie un jour,
Et je promets mes soins à votre tendre amour.

Jenner.

Qu’un propice destin récompense ton zèle !
Que les dieux bienfaisants… Mais que vois-je ? c’est elle !
Adieu ! je ne pourrais supporter son abord,
Et j’évite l’amour comme on fuirait la mort.


Scène III.

Ismène.

Mortel infortuné, que ta dure influence,
Ô reine de Paphos, arrache à la science !
Hélas ! il ne sait point qu’un rival plus heureux
De la sensible Hermance a fasciné les yeux !


Scène IV.

Ismène, Hermance.
Hermance.

Vous ici, chère Ismène ?

Ismène.

Vous ici, chère Ismène ? En ce lieu solitaire
Je goûtais du matin le zéphyr salutaire,

Madame, et mon esprit, par la crainte agité,
Cherchait dans la nature un repos souhaité.

Hermance.

Du repos, chère Ismène ? hélas ! ma destinée,
Aux soucis dévorants aujourd’hui condamnée,
En vain le redemande à l’aurore, à la nuit,
Au calme des forêts, au sommeil qui me fuit.
Entre deux sentiments mon âme partagée
Succombe sous le poids dont le ciel l’a chargée.

Ismène.

Vous ! madame ? des pleurs ont roulé dans vos yeux ?
Vous, fille de Gonnor, vous, maîtresse en ces lieux ?

Hermance.

Gonnor ! à ce nom seul je tremble, chère Ismène ;
Cruelle avec bonté tu réveilles ma peine,
Hélas ! puisque celui qui m’a donné le jour
Va peut-être bientôt manquer à mon amour !
T’a-t-on dit ?

Ismène.

T’a-t-on dit ? Reprenez, madame, l’espérance ;
Jenner de le sauver m’a donné l’assurance.

Hermance.

Que les dieux soient loués !… Mais dis-moi sans retard
Quel espace Phébus a franchi sur son char ?

Ismène.

Au sommet de la tour dix fois l’airain sonore
A résonné depuis le lever de l’aurore.

Hermance. (Elle va à la fenêtre et soupire.)

Que le temps semble long, quand, le cœur déchiré,
On attend le retour d’un amant adoré !
Aussi loin que mes yeux plongent dans l’étendue
Nul poudreux tourbillon ne se lève à ma vue ;
Je tremble ! il ne vient pas !

Ismène.

Je tremble ! il ne vient pas ! Qui, madame ?

Hermance.

Je tremble ! il ne vient pas ! Qui, madame ?Celui
Pour qui mon cœur palpite et soupire d’ennui.

Ismène.

Peut-être que, lié par d’exigeantes chaînes
Et retenu trop tard au sein de ses domaines,
Elfrid n’a pu venir adorer vos appas.

Hermance.

Je redoute plutôt qu’un funeste trépas…

Ismène.

De noirs pressentiments pourquoi troubler votre âme ?

Hermance.

Hélas ! que ne craint point une timide flamme !
Peut-être qu’emporté par ses coursiers fougueux
Je vais le voir venir tout sanglant à mes yeux ?
Peut-être qu’en ses jeux son audace invincible
Aura voulu forcer quelque lion terrible ?
Peut-être des rivaux, de sa gloire jaloux,
Ont assouvi sur lui leur indigne courroux ?
Car tu sais comme moi que son âme bouillante
Aime d’un char léger la pompe étincelante,
Et qu’allant au péril demander des plaisirs
Il n’est jamais rapide au gré de ses désirs !
Mais d’un père expirant l’image vénérable
Accuse mon amour et le rendrait coupable.

Ismène.

Quoi ! d’un cœur délicat le tendre emportement
Veut au père, en ce jour, sacrifier l’amant !
Mais d’un scrupule vain pourquoi troubler votre âme ?
La piété doit-elle éteindre votre flamme ?
D’une amoureuse ardeur le transport innocent
Jamais n’a pu briser les doux liens du sang,

Hermance.

En vain tu veux flatter ma passion brûlante,
Ismène, je suis fille avant que d’être amante ;
Le devoir et l’honneur…

Ismène.

Le devoir et l’honneur… Trompeuse illusion !

Hermance.

Précepte impérieux !

Ismène.

Précepte impérieux ! Funeste fiction !
La sainte parenté d’un coup d’œil engendrée,
Madame, autant que l’autre est divine et sacrée.

Hermance.

Ô dieux ! puisque en mon sein vous allumez l’amour,
Pourquoi voiler mon âme et me taire en ce jour ?
C’est lui, c’est lui que j’aime, et par qui ma pensée,
Malgré tous mes efforts, est sans cesse enlacée !
Tu le sais, chaque jour, par mes soins assidus
L’un à l’autre unissant de superbes tissus,
J’ourdis avec amour pour sa tête si fière
Le commode ornement dont la Grèce est la mère ;
Vient-il ? ai-je entendu le doux son de sa voix ?
Tout mon cœur palpitant est réduit aux abois,
Je sens mon corps brûlé d’un désir frénétique,
Et d’un œil curieux pénétrant sa tunique,
Je cherche à découvrir au pli des vêtements
À quel point a monté l’ivresse de ses sens !
C’est peu ; seule en ma couche, au sein de l’ombre obscure…
Mais je rougis et n’ose achever la peinture…
Te l’avouerai-je, Ismène ?

Ismène.

Te l’avouerai-je, Ismène ? Achevez. Des amants
Comme vous j’ai connu les soins et les tourments ;
L’âge n’a point encore abattu dans mon âme
Le Temple qu’à Vénus avait bâti ma flamme.

Hermance.

Oui ! c’est la nuit qu’il vient, fantôme gracieux,
Peupler ma solitude et flotter à mes yeux.
De mes bras caressants j’entoure son image,
Je crois sentir ma lèvre effleurer son visage,
Et d’un secours furtif aidant la volupté,
Je goûte avec moi-même un bonheur emprunté.

Ismène.

Je comprends ces ardeurs, j’ai connu ce délire
Que le sang vigoureux à la jeunesse inspire.
Comme vous enflammée et belle comme vous,
Madame, on a besoin des baisers d’un époux.
Le ciel, qui nous donna la faiblesse en partage,
A voulu qu’en retour nous aimions davantage ;
Et si de la pudeur l’obstacle impérieux
N’arrêtait en leur cours nos désirs furieux,
Qui sait, qui sait, madame, oubliant la décence,
Où des sens égarés irait l’effervescence ?…
Nous aimons, on nous aime, et les hommes aussi
Par un moyen semblable apaisent leur souci.
Nourrissant un amour qui n’a pas d’espérance,
Il en est qui pour vous soupirent en silence
Et dont la passion, fertile en dévouement,
Peut-être effacerait celle de votre amant !…
J’en pourrais nommer un…


Scène V.

Elfrid.

J’en pourrais nommer un… Pardonnez, belle Hermance,
Et ne supposez point que mon indifférence
Loin de vous jusqu’alors ait retenu mes pas ;
Je saurais, pour vous voir, affronter le trépas,
Endurer le supplice et mourir avec joie ;
Mais les tristes pensers dont votre âme est la proie,
Un père vénérable aux portes du tombeau,
Semblent couvrir de deuil un entretien si beau.

Hermance.

Sans doute le destin dont la rigueur m’accable

Quoique à regret éloigne un sentiment aimable,
Je pensais à mon père, Elfrid, et je pleurais.

Elfrid.

Plein des mêmes pensers, Hermance, j’accourais…
Épanchant les pavots dont son urne est remplie,
Morphée a-t-il calmé sa noire maladie ?
L’oracle d’Épidaure aux sévères arrêts
Permet-il à sa faim les présents de Cérès ?
D’un doigt observateur la rare intelligence,
Du sang dans ses canaux mesurant la cadence,
A-t-il rendu l’espoir à ces nombreux amis
Qu’autour du vieux guerrier l’estime a réunis ?
Hélas ! où retrouver ce terrible courage,
Qui naguère aux combats répandait le carnage ?
Qu’est devenu ce bras, cet invincible bras,
Terreur des ennemis et soutien des États,
Qui, promenant la mort sur les champs de batailles,
Abreuvait les sillons d’impures funérailles ?
Languissant aujourd’hui, sans force, sans vigueur,
Accablé sous le poids d’une longue douleur,
Pourrait-il soulever cette vaillante épée
Que du sang des vaincus les guerres ont trempée ?
Coursiers, fiers compagnons de l’illustre Gonnor,
Vous, dont la noble ardeur dans le repos s’endort
Et qui, chaque matin, oubliant la pâture,
Semblez de son trépas présager l’aventure,
On ne vous verra plus, par Bellone emportés,
Sous vos pieds triomphants ébranler les cités !
Et c’est vous qui bientôt traînerez sa poussière
Alors qu’il gagnera sa demeure dernière !

Hermance cache sa tête dans ses mains.

Scène VI.

(Arrivée d’un garde effaré.)
Elfrid.

Mais… quel garde, couvert de poudre et de sueur,
Se hâte vers ces lieux… et présage un malheur ?

Le Garde.

Seigneur, vous l’avez dit, car bientôt cette terre
Ne sera pour nous tous qu’un enclos funéraire.

Hermance.

Grands dieux ! Qu’ai-je entendu ?

Ismène.

Grands dieux ! Qu’ai-je entendu ? Répondez ! quel ennui…

Le Garde.

Déjà Phébus chassait les ombres de la nuit ;
Fidèle à mon devoir, je me levais, tranquille.
Tout dormait dans les champs, tout dormait à la ville.
Dans les bras du sommeil les mortels épuisés
Oubliaient un moment leurs travaux commencés,
Mais ceux que Mars enflamme et guide à la victoire
Pour un lâche repos ne vendent point la gloire.
J’allais ; mes compagnons qu’avertissait le jour
Pour me céder la place attendaient mon retour.
Seigneur, vous connaissez la puissante barrière
Des Calédoniens protégeant la frontière,
Où flottent menaçants, sur le haut des remparts,
De l’illustre Gonnor les brillants étendards ?
J’arrive, et je confie à la garde qui veille
Le mot que ne doit pas entendre une autre oreille.
Soudain, à mes regards quel spectacle nouveau !
Ô prodige ! ô terreur ! De ce sombre tableau
Quels mots retraceront l’aspect épouvantable,
Et de ce jour affreux l’aurore lamentable ?
À peine j’avais dit, que, pâles et tremblants,
Je vois frémir d’effroi ces guerriers chancelants ;
D’une épaisse sueur l’exhalaison impure
De leurs membres gonflés coule sur leur armure ;
Leur cuisante douleur en mille cris se perd ;
Comme sur un serpent d’écailles recouvert
Tout à coup de leur peau des rougeurs inégales,
En cercle se formant, sortent par intervalles ;
Leur face en est semée, et leurs traits confondus
Sont un amas sans nom qu’on ne reconnaît plus !
L’un sur l’autre tombant et roulant sur la terre,
Sans gloire et sans combats ils mordent la poussière ;
De leur sein palpitant un cri suprême sort
Que pousse la douleur et qu’arrête la mort.
Je fuis, plein de terreur, et leur fétide haleine,
Épouvantable adieu, me poursuit dans la plaine.

Loin du triste fléau, je cours vers mes foyers.
Déjà, de toutes parts, les humains effrayés
Jetaient jusques aux cieux des plaintes déchirantes ;
Pères, mères, enfants, époux, tendres amantes,
Sous le chaume expirants, surpris dans les chemins,
Ensemble moissonnés, accusaient les destins !
L’un, pressant dans ses bras sa compagne accourue,
Lui donne en son délire un baiser qui la tue ;
L’autre, brûlé de feux et de rage éperdu,
Met la coupe à sa lèvre, et meurt sans avoir bu ;
Ici, c’est un vieillard à qui la Parque envie
Quelques heures de plus qu’il aurait dans la vie ;
Là, des mères qu’aveugle un effroi criminel
Repoussent leurs enfants loin du sein maternel.
Ô doux liens du cœur ! humanité ! nature !
Plus de lois ! plus de frein ! tout marche à l’aventure.
Sur un maître expirant l’esclave déchaîné
Exerce la fureur de son bras forcené,
À la virginité la soldatesque impure
Sur le bord de la tombe imprime la souillure ;
Mais du fléau commun punissant chaque amant,
Le ciel sous le plaisir glisse le châtiment,
Et, frappés sur le corps de leurs faibles victimes,
Ils meurent enivrés en expiant leurs crimes.
Partout enfin l’on voit d’odieux scélérats
Assouvir leurs instincts en face du trépas,
Tandis qu’aux saints autels la foule prosternée
Entoure de ses vœux la sourde destinée,
Ou maudissant le monde, elle-même et les dieux,
Fait trembler les parvis de ses cris furieux.
..............................
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Mais… où suis-je ?… est-ce un jeu de mon âme abusée ?
Des objets à mes yeux la forme est effacée !…
Je sens par tout mon corps des frissons… des chaleurs,
Et mes yeux malgré moi se remplissent de pleurs.

Ismène.

Qu’avez-vous ?

Hermance.

Qu’avez-vous ? Qui vous trouble ?

Elfrid.

Qu’avez-vous ? Qui vous trouble ? Ô guerrier que j’honore,
D’où vient que vous tremblez et pâlissez encore ?

Ismène.

Le suc délicieux exprimé du roseau,
Qui fond en un moment dans le cristal de l’eau
Et qu’on mêle au parfum du fruit des Hespérides,
Peut-il porter le baume à vos lèvres arides ?

Le Garde, se pressant le ventre.

Ô dieux ! un feu secret me déchire les flancs !

Ismène.

Ne puis-je, pour calmer ces désordres brûlants,
Rafraîchir d’une main complaisante et timide
Vos entrailles en feu, sous la rosée humide ?
Et pousser, à l’écart, doucement ajusté
Le tube tortueux d’où jaillit la santé ?

Le Garde.

Ô souffrance ! ô douleur ! ô cruelle torture !
Que de maux je subis ! quels supplices j’endure !
De mon sein haletant le souffle est suspendu
Et la peste fermente en mon sang corrompu ;
Sur mes mains, sur mes bras, jusque sur mon visage,
Le mal en traits de feu signale son passage.
Si de mes vêtements je détachais le fer
On frémirait à voir ce tableau de l’enfer :
Les flammes de l’Etna, les neiges d’Hyrcanie,
Alternant leurs fureurs se disputent ma vie.
Je frémis… je chancelle… et tombe sous le faix…
Et l’avide Achéron…

Il tombe.
Ismène.

Et l’avide Achéron… Malheureux ! Je l’aimais !


ACTE II.

I

Agénor, aide et élève de Jenner, vient, envoyé par son maître, porter au malade une potion bienfaisante. Il tient cette potion dans ses mains, il doute qu’elle serve à grand’chose. — Pourquoi Jenner vient-il si souvent chez Gonnor ? ce n’est pas seulement l’humanité qui l’y appelle, mais aussi l’amour ; car il a découvert la flamme qu’il nourrit pour Hermance. — Agénor a de l’ambition, il gagne peu à aller faire des saignées et lever des vésicatoires ; or, comme il a de l’ambition, il a résolu de découvrir la chose à Elfrid dans l’espérance qu’il en sera largement récompensé. — Il déteste d’ailleurs Gonnor, Jenner, Hérmance, tout le monde, et lui-même. — Il va donc porter la potion au vieillard fébricitant, mais il regrette qu’elle ne soit pas nuisible.

Puissent tous les venins que mon noir cœur distille
Empoisonner Gonnor et perdre sa famille !

II

Elfrid arrive sur ces entrefaites, Agénor lui raconte comment il a entendu des soupirs, des sanglots dans l’ombre des nuits,

Quand Jenner languissant exhalait ses ennuis ;

comment, un jour, il a surpris des vers amoureux que Jenner écrivait et où le nom d’Hermance était mis en acrostiche. — Surprise et fureur d’Elfrid, il fait de grandes promesses au traître : ce sera lui qui sera le médecin de ses écuries et qui soignera ses vassaux ; il le poussera dans les concours et l’aidera de l’influence de son nom. — Après quoi il sort pour courir à la vengeance.

Pars, illustre guerrier…

III

Agénor seul.

IV

Jenner arrive. — Condescendance hypocrite d’Agénor. — Qu’il est heureux de servir sous un maître tel que lui ! — Pendant qu’il parle, Ismène apparaît rapidement au fond et sort aussitôt pour prévenir de l’arrivée de Jenner.

V

Gonnor entre appuyé d’un bras sur sa fille et de l’autre sur son confident Harpax ; on voit dans ses fiers yeux une larme qui brille, à peine s’il peut marcher,

… et ses débiles mains
Ne pourraient soutenir les combats inhumains.

Il contemple avec tristesse et amertume les trophées des Calédoniens, ces trophées qu’il a ravis, ces trophées… — Il parle de sa valeur passée, de son bras…

Et il voit se lever autour de ses murailles
Ses aïeux réveillés au sein des funérailles.

Il est bien souffrant encore, pourtant un peu d’air lui fait du bien. — Il vient interroger

Le célèbre Jenner sur le présent danger,

et savoir combien de temps il lui reste, car il ne craint pas la mort, lui ! la mort ! lui qui tant de fois… — Hermance sort par discrétion pour les laisser seuls.
VI

Jenner le rassure : Consolez-vous, bientôt ça ira mieux, dans quelques jours vous mangerez, on vous permettra un œuf à la coque, vous reprendrez vos habitudes,

Et votre fille encore pourra chaque matin
Mêler discrètement de sa main si jolie
Au lait de vos troupeaux la plante d’Arabie.

VII

Hermance revient avec Ismène. — Aparté de Jenner qui soupire : non, jamais il n’osera. — Il est brûlé, il est glacé.

Hermance et Ismène reconduisent

… en ses appartements
Le guerrier malheureux qui se traîne à pas lents.

VIII

Elfrid arrive haletant, l’épée nue, insulte Jenner et le provoque, sans que celui-ci sache pourquoi. — Fierté froide de Jenner : ce ne sont pas ces armes-là dont il se sert, lui, mais des armes de l’esprit. — Comparaison de la force physique à la force morale, du courage civil au courage militaire ; égalité des conditions, allusions à la révolution de 89 qui viendra, et à toutes les découvertes modernes de l’industrie, chemins de fer et messagers parisiens. — Alors en effet

Le plus simple mortel pourra pour quelque argent
Envoyer par la ville un courrier diligent.

Elfrid demeure confondu, il redoute en effet que ses vassaux ne se révoltent. — Transes. — Il suspecte Jenner d’être communiste et se propose de le dénoncer au souverain.

IX

Ismène revient et relève Jenner, en le remerciant d’avoir sauvé son amant qu’on avait cru mort à la fin du premier acte. — Mais ce n’est pas tout, répond Jenner, de guérir l’humanité, il faut prévenir le mal ; peut-être un jour me sera-t-il donné… — Il sort majestueusement.


ACTE III.

I

Jenner fait part à Agénor des éclairs qu’Esculape a fait luire à ses yeux ; il a observé, en promenant par les bois ses ennuis, que les jeunes filles destinées par

… des parents inhumains
À souiller dans les champs leurs délicates mains,

et qui ont le soin des tendres génisses, portent quelquefois sur leurs doigts légers des proéminences curieuses, inconnues, et que celles-là ne sont pas attaquées du fléau. Si on pouvait donc extraire ce bienfaisant venin et l’introduire dans le sein des mortels affectés, quel soulagement pour l’humanité ! quelle sainte gloire ! quel bonheur pour lui que de pouvoir sauver peut-être Hermance, dont la beauté à toute heure peut être ravie ! — Agénor fait semblant d’être satisfait de cette idée et l’approuve. — Jenner entre chez Gonnor.
II

Agénor au contraire en est désolé : oui, il réussira, tout lui réussit ; je le hais pour ses talents, à cause de sa bonté même pour moi. Eh bien, quand tout homme aurait la petite vérole ? j’en suis content. Une femme marquée de la petite vérole m’excite davantage, tant j’ai les goûts corrompus ; j’aime le gibier faisandé et les fromages pourris.

À ce degré d’horreur…

III

Elfrid arrive pour voir Hermance. — Il est choqué de ce qui se passe.

Le rustique mortel venu de l’Helvétie

lui a dit de parler à la confidente ; pourquoi ne peut-il voir Hermance ? — Ils épanchent ensemble leurs misères, leurs rages et les ulcères de leurs cœurs. — Agénor lui fait part de la découverte de son maître et se promet bien d’en empêcher l’exécution.
IV

Ismène vient excuser Hermance si elle ne paraît pas : c’était l’heure de sa toilette, il fallait la corser, faire bidet. — Elfrid va aller prendre l’air, dévoré qu’il est de jalousie, car Jenner est chez Gonnor, et Hermance y est peut-être. Que les médecins sont heureux ! c’est un métier bien propice aux larcins de l’amour ; ils voient même souvent ce que les femmes refusent de montrer à leurs époux. — Il est rongé d’inquiétude, de rage ; l’enfer est dans son âme. — Lui et Agénor rugissent en se séparant. — Agénor sort aussi pour accomplir ses noirs desseins.

V

Hermance, Ismène. — Le songe. — Elle a eu un songe : elle a vu un monstre bouffi, avec des creux, des bosses et des coutures, qui la voulait embrasser et se penchait sur elle ; elle sentait que chaque baiser lui faisait un trou. Une main mystérieuse tenant un glaive a paru dans les nuages ; une voix a dit : ce qui paraît donner la vie te donnera la mort, ce qui fait mourir prolongera tes Jours. — Haletante, je m’éveillai… et toujours dans mon souvenir…

VI

Entrée de Jenner et de Gonnor juste à la fin du songe. — Gonnor approuve la découverte ; il a toujours cru au génie de Jenner, il admire la science, il regrette que ses parents ne lui aient pas donné plus d’éducation. — Mais les armes ! le service du Prince ! l’État ! Il a néanmoins toujours été curieux de la nature et désireux d’étendre ses connaissances ; il avoue qu’il aime, dans ses jardins, à cueillir des simples et à soigner des abeilles malades ; il a envie de se former, dans sa retraite, une bibliothèque des meilleurs auteurs ; il demande à Jenner des livres de médecine et d’accouchement. — Donc, si Hermance se livrait à l’expérience, elle ferait bien. — Hermance refuse.

VII

Elfrid paraît au milieu de la contestation et décoche à Jenner les plus fines plaisanteries sur la tentative à laquelle il veut se livrer : il ne croit pas à la médecine, il raille cet art divin. — Jenner ne répond que par des apartés, dans lesquels il invoque Esculape, Apollon. — Elfrid prie, même supplie qu’on ne livre pas le bras aux expériences de cet empirique, de ce mortel téméraire… Il s’oppose à ce que ce bras soit exposé… ce cher bras… ce bras.

En vain Jenner représente qu’il est temps, bien temps ; que d’un moment à l’autre elle peut être attaquée. — Gonnor hésite, balance, il craint que sa fille ait la petite vérole, il craint que l’opération soit dangereuse, il est déchiré. Ô cœur d’un père ! — On hésite, on balance, Jenner lui-même est ébranlé. — Tout à coup Ismène, prise d’un beau mouvement, déclare qu’elle offre son bras.


ACTE IV.

I

Hermance, Ismène. — Ismène raconte à Hermance l’opération qu’elle a subie : détails du vaccin, on ne souffre pas, le sang ne coule pas, c’est plutôt un plaisir. Vous devriez imiter mon exemple.

II

Gonnor arrive tout guilleret sur la scène, il est guéri, quelques traces légères se mêlent aux cicatrices de son visage, mais ne les font pas disparaître. — En effet, c’est le plus bel ornement du visage d’un guerrier, reprend Ismène. — Gonnor avoue qu’il regrette d’être avec tous ses membres, mais Mars en tout l’a toujours protégé. — Il vient engager Hermance à se faire vacciner. — Qu’importent les vaines railleries d’Elfrid ? elles sont sans fondement ; c’est un homme élégant, mais peu instruit et qui ne repose pas souvent sous les sacrés bosquets. Que signifie donc ce qu’il peut dire ? qui sait d’ailleurs si les justes dieux ne sauront pas le punir ?

III

À ces mots, le même garde arrive haletant, effaré. — Elfrid est atteint du cruel fléau. — Punition des dieux ! s’écrie Gonnor en levant ses nobles mains au ciel.

IV

Jenner survient avec Agénor. — Qu’il est heureux que Gonnor en soit réchappé ! — Mais Hermance devrait bien, puisque l’opération a réussi sur Ismène… — Oui, oui, s’écrie Ismène.

… C’est un mortel divin
Prenez au nom des dieux son bienfaisant venin ;

mon père, mon amant, moi-même, tous nous lui devons la vie. On se rapproche des dieux par la science, un mortel instruit est l’image ici-bas de la Divinité, il la surpasse peut-être quand il y joint la bonté, l’humanité, la tendre pitié, car les dieux n’ont pas toujours ces qualités. — Agénor à part approuve cette idée, c’est bien sa façon de voir.

Enfin Hermance se décide. — Joie générale. — Aparté d’Agénor : il est au désespoir du bien qui va résulter ; c’est peut-être lui qu’on va charger de l’opération, alors il se promet d’être le plus maladroit possible et de lui couper tout le bras avec sa lancette. — Mais ce ne sera pas lui. — S’il avait au moins à aller chercher le vaccin ! au lieu de vaccin il rapporterait le suc des plantes les plus vénéneuses, la bave des serpents, car, s’il pouvait, il inoculerait la peste au genre humain.

Hermance, Jenner et Ismène sortent pour l’opération, suivis d’Agénor qui va au moins aller repaître ses yeux d’un supplice, quelque léger qu’il soit ; c’est toujours beaucoup pour son âme altérée.

V

Le vieux guerrier reste seul. — Il sait voir la mort sur les champs de bataille, Bellone ne l’a jamais effrayé ; mais, quand il s’agit de son enfant, le cœur d’un père est toujours faible. La sensibilité d’ailleurs s’allie toujours à la bravoure : le lion est généreux. — C’est maintenant qu’on opère Hermance ; ô mon Dieu ! le cœur de Gonnor est agité.

VI

Ismène d’abord,

VII

Agénor ensuite viennent lu rendre compte de ce qui se passe : on découvre le bras, on le saisit, on a mis le vaccin sur la lancette, etc. — Cruelle perplexité de Gonnor.

VIII

Enfin la porte s’ouvre. — Hermance, pâle mais belle, s’élance au cou de son père. — Tendre effusion, elle est sauvée ! — Jenner jouit de ce tableau. — Fureur sombre et concentrée d’Agénor : la voilà donc préservée du fléau, grâce à ce vaccin.

Jenner, seul, à l’écart : Oh ! s’il était un vaccin contre l’amour !


ACTE V.

I

Ismène, Agénor. — Agénor est venu clandestinement trouver Ismène pour tâcher de l’enlacer de ses intrigues. — Jenner réussit, Hermance est sauvée, Gonnor guéri ; donc tout va mal pour Agénor, Elfrid a même un commencement de petite vérole, il est temps encore d’arracher Ismène au parti de Jenner. — Agénor sonde celle-ci à ce sujet : il veut l’amener à lui, c’est-à-dire à tromper Hermance, à la livrer à ses propres mains ; alors Agénor en abusera. S’il ne peut jouir de la maîtresse, au moins il aura la confidente pour laquelle il se sent excité… Allons ! cueillons cette fleur… déjà pour elle ma main s’allume… soyons impudique et, Mercure et Vénus aidant, faisons sur la suivante des lubricités, car je désire

Avant que n’ait sonné la fin de la journée
En avoir à loisir une large soûlée.

Ismène s’aperçoit de ses projets et le repousse comme un misérable. — Agénor se relève en blasphémant et en promettant la vengeance.

II

Hermance, Ismène. — Hermance épanche sa reconnaissance pour Jenner. — Ismène en profite pour lui parler de son amour. — Étonnement d’Hermance : son cœur éprouve un sentiment qu’elle ne peut définir.

III

Gonnor survient pour jouir encore une fois du spectacle de sa fille sauvée de l’opération, invulnérable maintenant… Mais ne nous réjouissons pas, il faut toujours craindre les coups du destin. — Éloge de Jenner. — Gonnor ne sait comment le payer. — À la fin de sa tirade : par la reconnaissance, Jenner arrive.

IV

Comment me payer ? il est un prix inestimable, prix au-dessus des richesses et des empires ; si on me l’offrait, plein de fierté je repousserais

… en mon choix
Et tout l’or des puissants et le sceptre des rois !

C’est… c’est… — Quand il a désigné Hermance, étonnement de Gonnor qui consent. — Hermance reste muette.

V

Entrée d’Elfrid, qui vient enfin, las des langueurs qui le font soupirer, demander la main d’Hermance. — Il est tout couturé de la petite vérole, hideux, et à peine reconnaissable ; aspect dégoûtant, voix faible.

Dialogue coupé entre Elfrid et Jenner, qui tous deux demandent Hermance et s’invectivent : Jenner reproche beaucoup à Elfrid sa laideur. — Hermance à part en effet ne le trouve pas beau. — Enfin elle se décide pour Jenner. — Désespoir d’Elfrid ; il se tue sur la scène, on emporte ce malheureux.

VI

Le garde arrive, toujours effaré. — Récit. — Agénor a été atteint de la petite vérole ; il souffrait déjà beaucoup, quand il a voulu néanmoins caresser une bergère ; il a bu pour étourdir ses inquiétudes, mais ça a redoublé son mal, le garde l’a trouvé expirant sur le bord du chemin. — Allocution.

Ismène trouve que les dieux l’ont bien puni. — Ses forfaits.

Mariage d’Hermance et de Jenner.

Ismène demande alors qu’il lui soit permis d’épouser le garde.

Gonnor y consent.

Joie générale. — Vers qui enveloppe :

… Après tant de travaux,
Allons tous dans l’amour oublier tous nos maux ;

ou

… Puisqu’en ce jour
Les justes dieux enfin récompensent l’amour.


Nous donnons les quelques scènes écrites des actes non développés.

Dans l’acte Il, à la 1re scène, monologue d’Agénor.

Agénor entre, portant à la main un immense bocal.
Agénor doit avoir des cheveux très crépus.

Ministre diligent d’un maître qu’on révère,
Je prépare aux douleurs un baume salutaire,
Et ce vase puissant que je tiens dans mes mains
Enferme en son cristal la santé des humains.
Ah ! plutôt, que ne puis-je au monde que j’abhorre
Ouvrir, comme un volcan, la boîte de Pandore,
De l’aveugle destin jeu moqueur et fatal,
Qui fait porter le bien par qui cherche le mal !
Mais je redoute en vain l’effet de ce breuvage :
Gonnor a contre lui le fardeau de son âge,
Et, malgré ses efforts, Jenner ne pourra pas
Arracher le vieillard aux portes du trépas…
Pourtant dans ce palais on le voit, à chaque heure,
Du père qui languit à la fille qui pleure
Prodiguer avec art, doublement agité,
Le remède au mourant, l’espoir à la Beauté !…
Mais un penser nouveau s’éveille dans mon âme :
Ne vient-il en ces lieux que poussé par sa flamme,
Et cet empressement qu’il montre nuit et jour
N’est-il qu’un masque impur pour voiler son amour ?
Car ce n’est pas à moi, qui l’épiai sans cesse,
Qu’il pourrait de son cœur cacher la folle ivresse ;

Mais je ne croyais pas qu’il fût assez pervers
Pour tromper un guerrier blanchi par les hivers.
Tirons de cette honte un profit pour moi-même,
Car je n’aime personne et personne ne m’aime.
Elfrid instruit par moi de cette passion
Pourra servir d’échelle à mon ambition.
Depuis mes tendres ans le travail m’importune
Et j’ai droit comme un autre aux dons de la fortune.
..............................


Scène III.

Agénor, seul

Pars, illustre guerrier ! tes plus chers intérêts
Sont d’un lien fatal unis à mes projets !
Car, pareil au serpent qui se glisse en silence,
J’avance sourdement en rampant… mais j’avance,
Et suivant dans la nuit des sentiers ténébreux,
J’enlace ma victime en mes plis tortueux.
L’heure a sonné peut-être, et bientôt, je le pense,
Pour prix de mes efforts m’attend ma récompense,
Et ce qu’à la vertu ne donnent pas les cieux
La noire trahison va l’arracher aux dieux.
Vainement j’ai cherché dans les soins et l’étude
À me faire un destin libre d’inquiétude ;
Ayant vu dans sa fleur mon espoir emporté,
Il ne me reste plus que la perversité.
Que dis-je ? existe-t-il des vertus et des crimes ?
Je ne vois ici-bas que bourreaux et victimes,
Et ce n’est que la foi du mortel égaré
Qui dresse à la Justice un autel vénéré.
Son esprit, tout peuplé des plus vaines chimères,
S’embarrasse soi-même en des lois mensongères.
Atome imperceptible en l’univers perdu,
Inconnu de lui-même en un monde inconnu,
Fragment ambitieux de l’inerte matière,
Qui, sorti du néant, retourne à la poussière,
Et, sans savoir le but où mène le chemin,
Roule au gré du hasard son fragile destin,
Des organes divers l’étonnant assemblage
Sous le nom de l’esprit n’est qu’un trompeur mirage,
Où l’orgueilleux humain d’un vain songe flatté
Au fond de son néant voit la Divinité.
Imagination, pensée, intelligence,
Haine, amour et vertus que le vulgaire encense,

Sont le produit banal de ces mille ressorts
Que l’aveugle nature a cachés dans nos corps.
Quand l’erreur sur le monde étendait son empire,
Des pontifes maudits l’hypocrite délire,
Étayant de l’autel l’ambition des rois,
Des superstitions a cimenté les droits ;
L’humanité, courbée au joug de l’ignorance,
Entre crime et vertu vit une différence,
Et le prêtre grandi par cet abaissement
A de ses cruautés bâti le monument.
Que de fois incliné sur les sanglantes dalles,
Au funèbre reflet des lampes sépulcrales,
Et d’un fer curieux interrogeant la mort,
J’ai voulu pénétrer le problème du sort !
Que de fois, le cœur plein d’un studieux courage,
J’ai cherché l’âme humaine en sa fétide image !
Mais ces tristes débris, sur les marbres épars,
N’offraient que le néant à mes sombres regards ;
Et j’ai ri dans moi-même, en songeant que la Parque
Ainsi que le pasteur emportait le monarque.
Devant tous ces tableaux mon cœur désenchanté
Est revenu, plus sage, à la réalité.
Pour bannir de mon sein la tristesse profonde
J’ai livré ma jeunesse aux passions du monde ;
Étalant près des morts ma débauche sans frein,
En de hideux banquets j’engourdis mon chagrin,
Et, la lèvre trempée au flamboyant breuvage,
J’épouvantai le ciel de mon affreux langage.
Mes amis avec moi, dans de nocturnes jeux,
Troublèrent sans pudeur le calme de ces lieux.
Certes, Minos a dû, dans sa cour étonnée,
Sentir par nos horreurs son âme consternée,
Quand, imitant l’amour et ses emportements,
Sur des membres glacés, sacrilèges amants,
D’un doigt luxurieux égarant la mollesse,
Nous donnions à la mort une infâme caresse.
Vertu ! si j’ai foulé tes préceptes pieux,
Que faut-il accuser des hommes ou des dieux ?
Les hommes ?… Ces amis, troupe chère et cruelle,
Qu’auprès de moi l’étude abritait sous son aile,
Non, jamais ils n’ont pu, malgré leur vil effort,
À ce point de licence amener Agénor.
Les dieux ?… lorsque leur main façonna ma nature
Ne pouvaient-ils choisir une argile plus pure ?
S’il est vrai que tu sois aveugle, Déité,
Le jour où je naquis que faisait ta bonté ?

Dieux maudits ! c’est à vous que mon juste délire
Reporte tout le mal dont je subis l’empire.
Que ne puis-je, arrachant le tonnerre à vos mains,
Faire crouler l’Olympe, au rire des humains.


ACTE III


Scène II

À ce degré d’horreur, hélas ! j’en suis venu
D’aimer ce que l’amour a de plus corrompu.
Et ce n’est point assez sur de faibles victimes
D’exercer en fureur d’épouvantables crimes,
Promenant à la fois sur leurs flancs déchirés
La rage de mon bras et d’immondes baisers ;
Pour exciter mon cœur en sa triste mollesse,
Il faut des cruautés qu’il épuise l’ivresse,
Qu’un soupir de douleur, que des cris déchirants,
Viennent dans nos festins chatouiller tous mes sens.
Longtemps il m’a suffi, dégradant la nature,
D’avoir avec l’enfance une jouissance impure,
Ou, dans mes premiers jeux, plein d’un tendre désir
De prendre à tout hasard pour me faire plaisir
Un cothurne défait, soit un casque, une épée,
Pourvu qu’elle fût longue et la garde assurée ;
Le plus banal objet qui s’offrait à ma main,
Ma luxure aussitôt s’en emparait soudain
Et, sans plus réfléchir quel en était l’usage,
J’assouvissais dessus les flammes de ma rage.
Mais le temps a passé de ces douces amours,
Jusqu’au fond du tombeau j’y songerai toujours.
Heureux, s’ils avaient pu, retenant ma jeune âme,
Du volcan de mon cœur emprisonner la flamme !

Maintenant, ce qui m’amuse, ce sont des horreurs inutiles : cracher sur la croix, cirer mes bottes avec les saintes huiles ; j’aime même à faire souffrir la nature morte, je casse tout pour le simple plaisir de détruire ; je tourmente les animaux. Qui croirait ? j’aime à souiller une oie et à lui trancher la tête, je déchire de mes ongles les faibles animaux.

Souvent le laboureur, regagnant ses travaux,
A trouvé par les champs sa génisse en lambeaux !

NOTE

Nous empruntons aux Souvenirs littéraires de Maxime Du Camp (Hachette, éd.) la notice suivante :

Dans les tragédies les plus sombres, Flaubert ne voyait que le burlesque ; la phraséologie prétentieuse et violente des Scythes ou de Denys le Tyran le mettait en joie ; il déclara, — il décréta, — que nous allions faire une tragédie selon les règles, avec les trois unités, et où les choses ne seraient jamais appelées par leur nom.

Ce fut lui qui trouva le sujet : Jenner ou la Découverte de la vaccine. La scène se passe dans le palais de Gonnor, prince des Angles ; le théâtre représente un péristyle orné de la dépouille des Calédoniens vaincus. Un carabin, élève de Jenner et jaloux de son maître, figure le personnage philosophique de la pièce. Matérialiste et athée, nourri des doctrines d’Holbach, d’Helvétius et de Lamettrie, il prévoit la Révolution française et prédit l’avénement de Louis-Philippe. La petite vérole, personnifiée dans un monstre, apparaît en songe à la jeune princesse, fille du vertueux Gonnor. Nous nous étions engoués de cette drôlerie. Bouilhet venait tous les soirs, et souvent nous passions la nuit au travail. Flaubert tenait la plume et écrivait. Il a cru, de bonne foi, avoir fait une partie des vers dont se compose le premier acte, qui seul a été mené à bonne fin ; il s’est trompé. Il n’a jamais su ni pu faire un vers ; la métrique lui échappait et la rime lui était inconnue. Lorsqu’il récitait des vers alexandrins, il leur donnait onze ou treize pieds, rarement douze. Son oreille était si extraordinairement fausse, qu’il n’est jamais parvenu à retenir un air, fût-ce une berceuse. Bouilhet disait : « Il y a une malédiction sur lui ; c’est un poète lyrique qui ne peut pas faire un vers. »

Dans notre tragédie burlesque, les vers, bien frappés, comiques, ayant l’apparence classique, sont de Bouilhet. L’expression propre n’est jamais employée, car elle est contraire aux canons ; on ne parle que par métaphores, et quelles métaphores !

Nous nous excitions mutuellement, et, sous prétexte que tout peut se dire en beau langage, nous en arrivâmes à pousser si violemment le comique, qu’il tomba dans la grossièreté et que notre parodie devint une farce que Caragheuz seul aurait osé jouer.


fin des œuvres de jeunesse
Tome III
1845-1846
L’Éducation sentimentale (version de 1845) 
 1
Appendice 
 319
  1. Cette œuvre n’a rien de commun avec celle publiée en 1869. Elle est en vérité le premier roman qu’ait composé Flaubert. Commencée en février 1843, elle fut reprise en septembre et octobre de la même année, puis achevée de mai 1844 à janvier 1845. Des Fragments ont été publiés par la Revue de Paris, du 15 novembre 1910 au 15 janvier 1911.
  2. 1846. Nous publions cette fantaisie telle que nous l’avons trouvée dans les papiers de Gustave Flaubert, c’est-à-dire inachevée. D’après Maxime Du Camp (voir note p. 366), le premier acte seul aurait été écrit et les vers les mieux frappés seraient de Louis Bouilhet.