Œuvres de jeunesse (Flaubert)/Mademoiselle Rachel

Œuvres de jeunesseLouis ConardVolume II (p. 157-161).
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MADEMOISELLE RACHEL.

Mlle Rachel, hélas ! a pris congé de nous, hier soir. L’adieu que nous lui avons donné (est-ce bien vraiment le dernier adieu ? espérons que non et qu’elle consentira à reparaître au moins dans Bajazet, où nous avons encore tant envie de l’applaudir), cet adieu, triste pour nous, était plein d’enthousiasme et de regrets. On l’a rappelée comme de coutume, on lui a jeté des couronnes, les plus rustres se sont sentis émus, les plus grossiers étaient touchés, les femmes applaudissaient dans les loges, le parterre battait de ses mains sans gants, la salle trépignait ; et à l’heure où j’écris ceci à la hâte j’en suis encore tout troublé, tout ravi, j’ai encore la voix de la grande tragédienne dans les oreilles et son geste devant les yeux.

Je me la rappellerai longtemps, ainsi qu’une statue grecque largement drapée qui eût ouvert les lèvres et dit des vers d’Euripide, car c’est là de l’art grec, et du plus pur et du plus simple ; en l’écoutant on se prend à rêver à je ne sais quel profil idéal et classique, c’est en effet ce qui d’abord saillit dans son jeu. Mais il n’y a pas seulement la pose forte de la Muse antique, le geste accablant, le mot bien dit, il n’y a pas seulement profil pur et ligne découpée, il y a avant tout le cœur qui anime chaque mot, fait parfois d’un vers toute une scène, toutes les qualités de diction et de jeu, en un mot, également et habilement menées, sous une inspiration toujours conduite et retenue, inspiration intime et qui palpite bien plus dans le cœur de l’artiste qu’elle ne s’étale complaisamment aux yeux du spectateur ; et de ce jeu si varié, si nuancé, où tant de qualités éclatantes font trait, saillissent à l’œil et nous prennent d’admiration, de cette poésie dramatique où chaque hémistiche a son accent particulier, il en résulte néanmoins quelque chose d’harmonieux, de complexe et d’exquis ; on se laisse aller à un étonnement mêlé d’extase, qui va droit au cœur, sans fracas et sans éblouissement, et vous êtes captivé, charmé, même aux gestes les plus simples, même aux mots les plus ordinaires.

C’est que Mlle Rachel, quoi qu’on en dise, étudie son rôle comme une création à elle, en synthèse d’abord, puis chez le poète, dans chaque vers, et qu’elle en est pénétrée et nourrie ; elle a cette large vue de l’ensemble qui seule fait le grand artiste et qui manque quelquefois aux natures les plus inspirées et les plus remarquables. Il ne suffit pas en effet d’avoir certains vers bien dits, du pathétique pour le cinquième acte, de la mélancolie à telle place, de la terreur à telle autre ; si vous n’avez pas cette intuition pratique qui saisit à la fois l’ensemble et les détails, ce sentiment délicat et vivace de l’unité et de la correction continue, vous aurez de beaux éclats, des situations heureuses, des étincelles, c’est possible, mais jamais ce feu sacré qui brûle, cette correction exquise qui à elle seule est déjà du génie, et qui pour Mlle Rachel est bien ce qu’en disait Vauvenargues, le Vernis des maîtres.

L’avons-nous vue, dans tous les rôles qu’elle nous a joués, descendre un seul instant de sa majesté poétique ? l’avons-nous vue quelquefois se rabaisser à la vie commune et quitter sa sphère idéale ? Jamais ! jamais ! parce qu’elle ne joue pas pour nous, mais parce qu’elle vit réellement, parce que son cœur souffre vraiment et que la colère fait trembler ses membres, et que les pleurs emplissent ses yeux, et que l’inspiration la torture et la fait parler, comme la Pythonisse possédée !

On a beaucoup plaint les gladiateurs qui donnaient leur sang pour amuser le peuple ; est-ce donc beaucoup moins que de dépenser chaque jour tant de forces et de sève, de verser à flots sur la multitude tous les riches trésors de poésie que recèle un grand cœur d’artiste, et de rester ensuite brisé, épuisé de cette lutte sans nom, n’ayant pour tout salaire que les fleurs des enthousiastes, des vaniteux et l’or des riches ? tandis que vous, vous rentrez abreuvé de poésie pour tout un lendemain, l’âme pleine de hautes pensées et brûlante de sentiments généreux (car l’art fait bon et grand parce qu’il transporte et ravit). Oh ! non, Rachel, votre salaire à vous c’est de vous faire aimer comme on aime les esprits, c’est de transporter et de navrer le cœur de cette foule qui trépigne et qui bat des mains, c’est de réjouir délicieusement quelque artiste caché dans la foule, quelque frêle génie ignoré, assez grand seulement pour vous comprendre ; vous avez une vie à rendre jaloux les rois, et qui fait votre couronne de carton plus solide que la leur, votre royauté plus durable. Quel est celui d’entre eux qui n’échangerait sa vie contre une heure de la vôtre, de votre vie éblouissante et adorée, alors que vous entrez chaque soir au bruit des applaudissements et ressortez accompagnée des mêmes triomphes, pour rentrer dans votre solitude, avec vos poètes chéris, comme ces dieux indiens qui se cachent à la foule quand ils en ont reçu les offrandes et l’encens, pour communiquer avec les esprits supérieurs ? Ô fille des grands poètes, ta voix leur eût réjoui l’âme à tous. Corneille fût resté stupéfait devant son Émilie, qu’il n’avait pas taillée plus haute ; Racine eût aimé d’amour cette Hermione, qu’il n’avait pas rêvée plus superbe ; Voltaire eût fait bien des vers à cette Amenaïde que vous lui rendez plus belle.

Dites-moi s’il n’a pas fallu quelque chose d’un peu plus que ce que vous appelez du talent pour rendre de la verdeur à ces vieilles et bonnes choses, plus admirées qu’aimées, plus respectées que lues, et pour faire de Corneille et de Racine des génies contemporains et pleins d’actualité ? Manie-t-on ainsi les réputations de cette taille sans être quelquefois soi-même de leur famille ? les nains ou les médiocres tracent-ils dans le cœur des hommes des sillons aussi longs ? et quand, à 19 ans, sans tradition et spontanément, vous occupez ainsi le monde littéraire, que votre nom égale les plus beaux et en surpasse tant d’illustres, c’est qu’à coup sûr cela vaut bien la peine qu’on fasse diversion pour un jour à la politique et aux indigos, et qu’on aille un peu se désaltérer à cette large source de poésie, d’où découle ce quelque chose d’exquis et d’infiniment grand que vous savez ; cela rafraîchit, soutient, et console de la vie, et fait rêver au beau.

Autrefois, les peuples de la Grèce barbare attendaient, l’hiver, sous leurs cabanes de roseaux, que la saison des pluies fût passée, et quand la colombe apparaissait dans les orangers et que le passereau sifflait dans les champs verts, ils voyaient revenir, accourant, le vieux rapsode qui leur chantait les chants d’Homère, et ils lui tendaient les bras, ils allaient à sa rencontre avec des fleurs et des fruits, et quand il les quittait c’était une douleur pour tous les cœurs, on le reconduisait jusqu’à la fontaine, on bénissait sa lyre, son voyage et son retour surtout, que l’on souhaitait si prochain. Et toi ! fille du plus pur rayon de poésie grecque, toi qui nous as fait entendre la large voix des temps antiques, que tes heures soient sacrées, et que ton retour soit prompt ! Songe de là-bas à nous autres, qui songeons à toi, veufs que nous sommes de toutes les joies de la poésie que tu emmènes avec toi, loin de nous ! Sculpteur, je te ferais une statue ; poète, je te ferais des vers, mais indigne, hélas ! je te loue dans cette langue des cochers et des banquiers, que tu dédaignes de parler tant elle est molle, pâle et vile auprès des vers que tu dis.