Œuvres de Théophile Gautier/Lemerre, 1890/La Comédie de la Mort/La Mort dans la Vie

Œuvres de Théophile Gautier — PoésiesLemerrePoésies vol. 2 (p. 23-35).


LA MORT DANS LA VIE

IV

 

La Mort est multiforme, elle change de masque
Et d’habit plus souvent qu’une actrice fantasque ;
Elle sait se farder,
Et ce n’est pas toujours cette maigre carcasse,
Qui vous montre les dents et vous fait la grimace
Horrible à regarder.

Ses sujets ne sont pas tous dans le cimetière,
Ils ne dorment pas tous sur des chevets de pierre
À l’ombre des arceaux ;
Tous ne sont pas vêtus de la pâle livrée,
Et la porte sur tous n’est pas encor murée
Dans la nuit des caveaux.

Il est des trépassés de diverse nature :
Aux uns, la puanteur avec la pourriture,
Le palpable néant,
L’horreur et le dégoût, l’ombre profonde et noire,
Et le cercueil avide entr’ouvrant sa mâchoire
Comme un monstre béant ;


Aux autres, que l’on voit sans qu’on s’en épouvante
Passer et repasser dans la cité vivante
        Sous leur linceul de chair,
L’invisible néant, la mort intérieure
Que personne ne sait, que personne ne pleure,
        Même votre plus cher.

Car, lorsque l’on s’en va dans les villes funèbres
Visiter les tombeaux inconnus ou célèbres,
        De marbre ou de gazon ;
Qu’on ait ou qu’on n’ait pas quelque paupière amie
Sous l’ombrage des ifs à jamais endormie,
        Qu’on soit en pleurs ou non,

On dit : Ceux-là sont morts. La mousse étend son voile
Sur leurs noms effacés ; le ver file sa toile
        Dans le trou de leurs yeux ;
Leurs cheveux ont percé les planches de la bière,
A côté de leurs os, leur chair tombe en poussière
        Sur les os des aïeux.

Leurs héritiers, le soir, n’ont plus peur qu’ils reviennent ;
C’est à peine à présent si leurs chiens s’en souviennent.
        Enfumés et poudreux,
Leurs portraits adorés traînent dans les boutiques,
Leurs jaloux d’autrefois font leurs panégyriques ;
        Tout est fini pour eux.

L’ange de la douleur, sur leur tombe en prière,
Est seul à les pleurer de ses larmes de pierre.
        Comme le ver leur corps,
L’oubli ronge leur nom avec sa lune sourde ;
Ils ont pour draps de lit six pieds de terre lourde.
        Ils sont morts ! et bien morts !


Et peut-être une larme à votre âme échappée
Sur leur cendre, de pluie et de neige trempée,
        Filtre insensiblement.
Qui les va réjouir dans leur triste demeure ;
Et leur cœur desséché, comprenant qu’on les pleure,
        Retrouve un battement.

Mais personne ne dit, voyant un mort de l’âme :
Paix et repos sur toi ! L’on refuse à la lame
        Ce qu’on donne au fourreau ;
L’on pleure le cadavre et l’on panse la plaie,
L’âme se brise et meurt sans que nul s’en effraie
        Et lui dresse un tombeau.

Et cependant il est d’horribles agonies
Qu’on ne saura jamais ; des douleurs infinies
        Que l’on n’aperçoit pas.
Il est plus d’une croix au calvaire de l’âme
Sans l’auréole d’or, et sans la blanche femme
        Échevelée au bas.

Toute âme est un sépulcre où gisent mille choses ;
Des cadavres hideux dans des figures roses
        Dorment ensevelis.
On retrouve toujours les larmes sous le rire,
Les morts sous les vivants, et l’homme est à vrai dire
        Une Nécropolis.

Les tombeaux déterrés des vieilles cités mortes,
Les chambres et les puits de la Thèbe aux cent portes
        Ne sont pas si peuplés,
On n’y rencontre pas de plus affreux squelettes,
Un plus vaste fouillis d’ossements et de têtes
        Aux ruines mêlés.


L’on en voit qui n’ont pas d’épitaphe à leurs tombes,
Et de leurs trépassés font comme aux catacombes
        Un grand entassement ;
Dont le cœur est un champ uni, sans croix ni pierres,
Et que l’aveugle Mort de diverses poussières
        Remplit confusément.

D’autres, moins oublieux, ont des caves funèbres
Où sont rangés leurs morts, comme celles des Guèbres
        Ou des Égyptiens ;
Tout autour de leur cœur sont debout les momies,
Et l’on y reconnaît les figures blêmies
        De leurs amours anciens.

Dans un pur souvenir chastement embaumée
Ils gardent au fond d’eux l’âme qu’ils ont aimée ;
        Triste et charmant trésor !
La mort habite en eux au milieu de la vie ;
Ils s’en vont poursuivant la chère ombre ravie
        Qui leur sourit encor.

Où ne trouve-t-on pas, en fouillant, un squelette ?
Quel foyer réunit la famille complète
        En cercle chaque soir ?
Et quel seuil, si riant et si beau qu’il puisse être,
Pour ne pas revenir n’a vu sortir le maître
        Avec un manteau noir ?

Cette petite fleur, qui, toute réjouie,
Fait baiser au soleil sa bouche épanouie,
        Est fille de la mort.
En plongeant sous le sol, peut-être sa racine,
Dans quelque cendre chère a pris l’odeur divine
        Qui vous charme si fort.


O fiancés d’hier, encore amants, l’alcôve
Où nichent vos amours, à quelque vieillard chauve
        A servi comme à vous ;
Avant vos doux soupirs elle a redit son râle,
Et son souvenir mêle une odeur sépulcrale
        A vos parfums d’époux !

Où donc poser le pied qu’on ne foule une tombe ?
Ah ! lorsque l’on prendrait son aile à la colombe,
        Ses pieds au daim léger ;
Qu’on irait demander au poisson sa nageoire,
On trouvera partout l’hôtesse blanche et noire
        Prête à vous héberger.

Cessez donc, cessez donc, ô vous, les jeunes mères
Berçant vos fils aux bras des riantes chimères,
        De leur rêver un sort ;
Filez-leur un suaire avec le lin des langes.
Vos fils, fussent-ils purs et beaux comme les anges,
        Sont condamnés à mort !


V

 
A travers les soupirs les plaintes et le râle
Poursuivons jusqu’au bout la funèbre spirale
        De ses détours maudits.
Notre guide n’est pas Virgile le poëte,
La Béatrix vers nous ne penche pas la tête
        Du fond du paradis.


Pour guide nous avons une vierge au teint pâle
Qui jamais ne reçut le baiser d’or du hâle
        Des lèvres du soleil.
Sa joue est sans couleur et sa bouche bleuâtre,
Le bouton de sa gorge est blanc comme l’albâtre
        Au lieu d’être vermeil.

Un souffle fait plier sa taille délicate,
Ses bras, plus transparents que le jaspe ou l’agate,
        Pendent languissamment ;
Sa main laisse échapper une fleur qui se fane,
Et, ployée à son dos, son aile diaphane
        Reste sans mouvement.

Plus sombres que la nuit, plus fixes que la pierre,
Sous leur sourcil d’ébène et leur longue paupière
        Luisent ses deux grands yeux,
Comme l’eau du Léthé qui va muette et noire,
Ses cheveux débordés baignent sa chair d’ivoire
        A flots silencieux.

Des feuilles de ciguë avec des violettes
Se mêlent sur son front aux blanches bandelettes,
        Chaste et simple ornement ;
Quant au reste, elle est nue, et l’on rit et l’on tremble
En la voyant venir ; car elle a tout ensemble
        L’air sinistre et charmant.

Quoiqu’elle ait mis le pied dans tous les lits du monde
Sous sa blanche couronne elle reste inféconde
        Depuis l’éternité.
L’ardent baiser s’éteint sur la lèvre fatale
Et personne n’a pu cueillir la rose pâle
        De sa virginité.


C’est par elle qu’on pleure et qu’on se désespère :
C’est elle qui ravit au giron de la mère
        Son doux et cher souci ;
C’est elle qui s’en va se coucher, la jalouse,
Entre les deux amants, et qui veut qu’on l’épouse
        A son tour elle aussi.

Elle est amère et douce, elle est méchante et bonne ;
Sur chaque front illustre elle met la couronne
        Sans peur ni passion.
Amère aux gens heureux et douce aux misérables,
C’est la seule qui donne aux grands inconsolables
        Leur consolation.

Elle prête des lits à ceux qui, sur le monde,
Comme le Juif errant, font nuit et jour leur ronde
        Et n’ont jamais dormi.
A tous les parias elle ouvre son auberge,
Et reçoit aussi bien la Phryné que la vierge,
        L’ennemi que l’ami.

Sur les pas de ce guide au visage impassible,
Nous marchons en suivant la spirale terrible
        Vers le but inconnu,
Par un enfer vivant sans caverne ni gouffre,
Sans bitume enflammé, sans mers aux flots de soufre,
        Sans Belzébuth cornu.

Voici contre un carreau comme un reflet de lampe
Avec l’ombre d’un homme. Allons, montons la rampe,
        Approchons et voyons.
Ah ! c’est toi, docteur Faust ! Dans la même posture
Du sorcier de Rembrandt sur la noire peinture
        Aux flamboyants rayons.


Quoi ! tu n’as pas brisé tes fioles d’alchimiste,
Et tu penches toujours ton grand front chauve et triste
        Sur quelque manuscrit !
Dans ton livre, aux lueurs de ce soleil mystique,
Quoi ! tu cherches encor le mot cabalistique
        Qui fait venir l’Esprit.

Eh bien ! Scientia, ta maîtresse adorée
A tes chastes désirs s’est-elle enfin livrée ?
        Ou, comme au premier jour,
N’en es-tu qu’à baiser sa robe ou sa pantoufle,
Ta poitrine asthmatique a-t-elle encor du souffle
        Pour un soupir d’amour ?

Quel sable, quel corail a ramené ta sonde ?
As-tu touché le fond des sagesses du monde ?
        En puisant à ton puits,
Nous as-tu dans ton seau fait monter toute nue
La blanche Vérité jusqu’ici méconnue ?
        Arbre, où sont donc tes fruits ?

FAUST.

J’ai plongé dans la mer sous le dôme des ondes ;
Les grands poissons jetaient leurs ondes vagabondes
        Jusques au fond des eaux ;
Léviathan fouettait l’abîme de sa queue,
Les Syrènes peignaient leur chevelure bleue
        Sur les bancs de coraux.

La seiche horrible à voir, le polype difforme,
Tendaient leurs mille bras, le caïman énorme
        Roulait ses gros yeux verts ;
Mais je suis remonté, car je manquais d’haleine ;
C’est un manteau bien lourd pour une épaule humaine
        Que le manteau des mers !


Je n’ai pu de mon puits tirer que de l’eau claire ;
Le Sphinx interrogé continue à se taire ;
        Si chauve et si cassé,
Hélas ! j’en suis encore à peut-être, et que sais-je ?
Et les fleurs de mon front ont fait comme une neige
        Aux lieux où j’ai passé.

Malheureux que je suis d’avoir sans défiance
Mordu les pommes d’or de l’arbre de science !
        La science est la mort.
Ni l’upa de Java, ni l’euphorbe d’Afrique,
Ni le mancenilier au sommeil magnétique.
        N’ont un poison plus fort.

Je ne crois plus à rien. J’allais, de lassitude,
Quand vous êtes venus, renoncer à l’étude
        Et briser mes fourneaux.
Je ne sens plus en moi palpiter une fibre,
Et comme un balancier seulement mon cœur vibre
        A mouvements égaux.

Le néant ! Voilà donc ce que l’on trouve au terme !
Comme une tombe, un mort, ma cellule renferme
        Un cadavre vivant.
C’est pour arriver là que j’ai pris tant de peine,
Et que j’ai sans profit, comme on fait d’une graine,
        Semé mon âme au vent.

Un seul baiser, ô douce et blanche Marguerite,
Pris sur ta bouche en fleur, si fraîche et si petite,
        Vaut mieux que tout cela.
Ne cherchez pas un mot qui n’est pas dans le livre ;
Pour savoir comme on vit n’oubliez pas de vivre.
        Aimez, car tout est là !

VI

 
La spirale sans fin dans le vide s’enfonce ;
Tout autour, n’attendant qu’une fausse réponse
        Pour vous pomper le sang,
Sur leurs grands piédestaux semés d’hiéroglyphes,
Des Sphinx aux seins pointus, aux doigts armés de griffes,
        Roulent leur œil luisant.

En passant devant eux, à chaque pas l’on cogne
Des os demi rongés, des restes de charogne,
        Des crânes sonnant creux.
On voit de chaque trou sortir des jambes raides,
Des apparitions monstrueusement laides
        Fendent l’air ténébreux.

C’est ici que l’énigme est encor sans Oedipe,
Et qu’on attend toujours le rayon qui dissipe
        L’antique obscurité.
C’est ici que la mort propose son problème,
Et que le voyageur, devant sa face blême
        Recule épouvanté.

Ah que de nobles cœurs et que d’âmes choisies,
Vainement, à travers toutes les poésies,
        Toutes les passions,
Ont poursuivi le mot de la page fatale
Dont les os gisent là sans pierre sépulcrale
        Et sans inscriptions !

Combien, don Juans obscurs, ont

leurs listes remplies
Et qui cherchent encor ! Que de lèvres pâlies
        Sous les plus doux baisers,
Et qui n’ont jamais pu se joindre à leur chimère !
Que de désirs au ciel sont remontés de terre
        Toujours inapaisés !

Il est des écoliers qui voudraient tout connaître,
Et qui ne trouvent pas pour valet et pour maître
        De Méphistophélès.
Dans les greniers, il est des Faust sans Marguerite
Dont l’enfer ne veut pas et que Dieu déshérite ;
        Tous ceux-là, plaignez-les !

Car ils souffrent un mal, hélas ! inguérissable ;
Ils mêlent une larme à chaque grain de sable
        Que le temps laisse choir.
Leur cœur, comme un orfraie au fond d’une ruine,
Râle piteusement dans leur maigre poitrine
        L’hymne du désespoir.

Leur vie est comme un bois à la fin de l’automne,
Chaque souffle qui passe arrache à leur couronne
        Quelque reste de vert.
Et leurs rêves en pleurs s’en vont fendant les nues,
Silencieux, pareils à des files de grues
        Quand approche l’hiver.

Leurs tourments ne sont point redits par le poète ;
Martyrs de la pensée, ils n’ont pas sur leur tête
        L’auréole qui luit ;
Par les chemins du monde ils marchent sans cortége,
Et sur le sol glacé tombent comme la neige
        Qui descend dans la nuit.


Comme je m’en allais, ruminant ma pensée,
Triste, sans dire mot, sous la voûte glacée,
        Par le sentier étroit ;
S’arrêtant tout à coup, ma compagne blafarde
Me dit en étendant sa main frêle : Regarde
        Du côté de mon doigt.

C’était un cavalier avec un grand panache,
De longs cheveux bouclés, une noire moustache
        Et des éperons d’or ;
Il avait le manteau, la rapière et la fraise,
Ainsi qu’un raffiné du temps de Louis treize,
        Et semblait jeune encor.

Mais en regardant bien, je vis que sa perruque
Sous ses faux cheveux bruns laissait près de sa nuque
        Passer des cheveux blancs ;
Son front, pareil au front de la mer soucieuse,
Se ridait à longs plis ; sa joue était si creuse
        Que l’on comptait ses dents.

Malgré le fard épais dont elle était plâtrée,
Comme un marbre couvert d’une gaze pourprée
        Sa pâleur transperçait ;
A travers le carmin qui colorait sa lèvre,
Sous son rire d’emprunt on voyait que la fièvre
        Chaque nuit le baisait.

Ses yeux sans mouvement semblaient des yeux de verre
Ils n’avaient rien des yeux d’un enfant de la terre,
        Ni larmes ni regard.
Diamant enchâssé dans sa morne prunelle
Brillait d’un éclat fixe, une froide étincelle.
        C’était bien un vieillard !


Comme l’arche d’un pont son dos faisait la voûte,
Ses pieds endoloris, tout gonflés par la goutte.
        Chancelaient sous son poids.
Ses mains pâles tremblaient ; ainsi tremblent les vagues,
Sous les baisers du Nord, et laissaient fuir leurs bagues
        Trop larges pour ses doigts.

Tout ce luxe, ce fard sur cette face creuse,
Formait une alliance étrange et monstrueuse.
        C’était plus triste à voir
Et plus laid, qu’un cercueil chez des filles de joie,
Qu’un squelette paré d’une robe de soie,
        Qu’une vieille au miroir.

Confiant à la nuit son amoureuse plainte,
Il attendait devant une fenêtre éteinte,
        Sous un balcon désert.
Nul front blanc ne venait s’appuyer au vitrage,
Nul soleil de beauté ne montrait son visage
        Au fond du ciel ouvert.

Dis, que fais-tu donc là, vieillard, dans les ténèbres,
Par une de ces nuits où les essaims funèbres
        S’envolent des tombeaux ?
Que vas-tu donc chercher si loin, si tard, à l’heure
Où l’Ange de minuit au beffroi chante et pleure
        Sans page et sans flambeaux ?

Tu n’as plus l’âge où tout vous rit et vous accueille,
Où la vierge répand à vos pieds, feuille à feuille,
        La fleur de sa beauté.
Et ce n’est plus pour toi que s’ouvrent les fenêtres ;
Tu n’es bon qu’à dormir auprès de tes ancêtres
        Sous un marbre sculpté.