Œuvres de Sully Prudhomme/Poésies 1879-1888/Texte entier

Œuvres de Sully Prudhomme/Poésies 1879-1888
Œuvres de Sully Prudhomme, Poésies 1879-1888Alphonse Lemerre, éditeurPoésies 1879-1888 (p. np).


ŒUVRES

DE

SULLY PRUDHOMME












ŒUVRES
DE
SULLY PRUDHOMME




POÉSIES


1879 — 1888


Le Prisme. — Le Bonheur.



PARIS
ALPHONSE LEMERRE, ÉDITEUR
23-31, PASSAGE CHOISEUL, 23-31


LE PRISME















A ALFRED RUFFIN



À toi, mon cher ami, que la Muse m’a donné pour premier émule au lycée, où déjà nous la courtisions jusque dans nos devoirs, sous la discipline libérale de M. Deltour ; à toi, poète excellent, si ambitieux pour notre art que tes vers ne te semblent jamais assez dignes du jour, je dédie, non sans timidité, ce livre comme au plus incorruptible des juges.

J’y ai rapproché des poésies qui diffèrent de date et d’accent. Les unes, fort anciennes (les sujets traités en font foi), sont demeurées longtemps à l’état d’ébauches, mais je m’étais toujours promis de les achever ; les antres, plus récentes, ne sont pas toutes inédites. Ces diverses poésies réunies forment un recueil où tu reconnaitras l’empreinte des sentiments et des pensées que la vie a fait naitre en moi depuis ma jeunesse jusqu’à présent.

Accepte, je te prie, cet hommage à ton talent et ce témoignage de ma solide affection.


Sully Prudhomme.


Comme un rayon solaire, au sortir de sa source
Droit et blanc, s’il rencontre un prisme dans sa course,
Au choc s’y décompose et d’un spectre irisé
Va colorer l’écran qui le reçoit brisé,
L’âme perd sa candeur en traversant la vie.
Le dur milieu terrestre où son essor dévie
Par le heurt la divise et lui fait découvrir
Tous ses pouvoirs latents d’aimer et de souffrir.
Or ce livre, où des ans la diverse influence
Varie une chanson que le soupir nuance,
Est l’écran diapré par le reflet vivant
D’une âme qu’analyse un monde en l’éprouvant.



PRÉLUDE




L’INSPIRATION


À Mademoiselle Ernestine Bertrand.


Nos vers prennent souvent naissance
D’une impression qui, soudain,
Provoque une réminiscence
Par quelque appel proche ou lointain.

De nos songes le sort dispose,
Le poème est à sa merci :
Que je voie éclore une rose,
Je revois un sourire aussi ;

Que son parfum m’effleure l’âme,
Ce tendre éveil met en émoi
Quelque ancien amour qui réclame
Une larme, un soupir de moi.

Qu’une eau vive à mes pieds promène
Le cristal vibrant de ses flots,
Sa musique me semble humaine
Et me rappelle des sanglots.


Que l’air chasse une feuille morte,
Je songe à son vague chemin,
Au même vent qui nous emporte,
À notre inconnu lendemain.

Qu’une vapeur dans l’azur passe,
Il me faut sonder l’infini,
Je vole d’espace en espace
Où fuit le rêve au rêve uni.

Ainsi ma Muse emprunte au monde
Et ne reçoit que du hasard
Son inspiration féconde
Que n’égale jamais son art.


LA RÊVERIE


À Madame Amélie Ernst.


La rêverie est de courte durée :
Frêle plaisir que la raison défend,
Elle est pareille à la bulle azurée
Qu’enfle une paille aux lèvres d’un enfant.

La bulle éclôt ; de plus en plus ténue
Elle se gonfle, oscille au moindre vent,
Puis, détachée, elle aspire à la nue,
Part et s’envole, et flotte en s’élevant.

Elle voyage (ainsi fait un beau rêve),
Sans autre but que de s’enfuir du sol ;
Une vapeur, un parfum la soulève,
Un rien l’entraîne ou ralentit son vol.

Dans un nuage autrefois suspendue
Elle voguait par l’éther, en plein jour !
Du ciel tombée elle est au ciel rendue,
Elle remonte à son premier séjour.


Et c’est pour elle un souverain délice,
Fille de l’air, moins pesante que lui,
De l’explorer, et qu’elle plane ou glisse,
De se fier à son subtil appui.

Miroir limpide et mouvant, toutes choses
Y font tableaux passagers et tremblants ;
Les monts lointains et les prochaines roses
Et l’infini se mirent dans ses flancs.

Sous le soleil dont tous les feux ensemble
En s’y doublant s’y croisent ardemment,
Elle s’irise et rayonne, et ressemble
À quelque énorme et léger diamant.

Mais il suffit que près d’elle se joue
Une humble mouche, un flocon dans les airs,
Et soudain crève, et tombe, et devient boue,
La vagabonde où brillait l’univers !
 
La rêverie est de courte durée :
Frêle plaisir que la raison défend,
Elle est pareille à la bulle azurée
Qu’enfle une paille aux lèvres d’un enfant.


DANS LES PYRÉNÉES


sonnet


À Madame Marie Javal.


La cascade émeut l’air d’un obsédant murmure,
Elle croule en flocons ou jaillit en faisceaux,
S’évapore en poussière ou s’épanche en arceaux,
Et miroite au soleil comme un acier d’armure.

Torrent pyrénéen, né d’une source pure
Loin des champs asservis où rampent les ruisseaux,
Quel charme ont pour les yeux et les lèvres tes eaux
Où nul contact humain n’a laissé de souillure !

Des sapins et du ciel reflétant les couleurs,
Tu retrempes la vie en un flot d’espérance ;
Ta fougue et ton tumulte enchantent les douleurs.

Perdu dans ta fraîcheur et dans ta transparence,
J’oublie, un jour, le deuil des naïades de France
Qui roulent vers la mer tant de sang et de pleurs !


L’ÉVENTAIL


À Madame Hermine Lecomte du Noüy.


C’est moi qui soumets le zéphire
À mes battements gracieux ;
Ô Femmes, tantôt je l’attire
Plus vif et plus frais sur vos yeux ;

Tantôt je le prends au passage
Et j’en fais le tendre captif
Qui vous caresse le visage
D’un souffle lent, tiède et plaintif.

C’est moi qui porte à votre oreille
Dans un frisson de vos cheveux
Le soupir qui la rend vermeille,
Le soupir brûlant des aveux ;

C’est moi qui pour vous le provoque
Et vous aide à dissimuler
Ou votre rire qui s’en moque
Ou vos larmes qu’il fait couler.


À MON BEAU-FRÈRE


francisque gerbault


Heureux frère, lorsqu’en famille,
Après le diner tous les soirs,
Tu vas pencher tes arrosoirs
Cent fois de charmille en charmille,

Moi, par la Chimère hanté,
Suivant une rime à la piste,
Je jalouse, ô champêtre artiste !
Ton œuvre utile à ta santé.

Jardinier naïf et modeste,
Riant sous ton double fardeau,
Tu portes aux fleurs un peu d’eau,
Et la Nature fait le reste ;
 
Des chaudes sueurs de mon front
Moi j’arrose un vers qui végète,
Et dans mon labeur de poète
Jamais les dieux ne m’aideront.


Toi, récompensé par la terre,
Au point du jour, le lendemain,
Tu t’en vas à ton ministère,
Une fleur éclose à la main ;

Moi, frère, après des nuits moroses
Je trouve tous mes vers mauvais,
Et dans les chemins où je vais
Je ne suis pas connu des roses.


À Enghien.


SUR UNE OREILLE


SONNET


Ce lourd bandeau pour mon chagrin
Dérobe une mignonne oreille ;
Elle fuit les regards, pareille
Au camée en son noir écrin.

Pour y suspendre un bijou fin
Les Grâces l’ont faite à merveille ;
Heureuse la boucle vermeille
Qui la mord d’un baiser sans fin !

Sourde aux médisances traîtresses,
Elle est attentive aux caresses
De Lamartine et de Mozart.

Qui la courtise l’effarouche :
Un soupir timide et sans art
Est le seul aveu qui la touche.


SONGE D’ENFANT


À Madame Gabrielle Géruzez.


Je me souviens qu’après l’école, un jour d’été,
Dans les champs je m’assis, par un saule abrité,
Et là, sous la feuillée au soleil transparente,
Trouvant sur le foin tiède une couche odorante,
Je m’assoupis. Bientôt je sentis, en rêvant,
Comme un baiser du ciel à mon âme d’enfant.
Les insectes des prés et les blondes abeilles
Vinrent sans doute alors bruire à mes oreilles ;
Les libellules d’or dont l’aile est un éclair,
Les frêles papillons qui sont les fleurs de l’air,
Vinrent d’un lac peut-être ou d’un buisson de roses
Voltiger sur ma bouche et mes paupières closes ;
Sans doute quelque oiseau pour bercer mon sommeil
Chanta la liberté, l’espace et le soleil,
Et des bois d’alentour une odeur d’églantines
Vint, errante et légère, effleurer mes narines ;
Dans mes cheveux peut-être un souffle ami passa.
Ma mère me sourit ou ma sœur m’embrassa.
Je ne sais, mais jamais le pinceau du mensonge
N’assembla les couleurs d’un plus aimable songe.

Je me voyais heureux : les arides leçons
Sur les lèvres du maître expiraient en chansons ;
La classe étroite et sombre en jardin transformée
N’avait plus sa banquette et n’était plus fermée ;
J’y respirais sans crainte et je m’y promenais
Poussant un cerceau d’or qui ne tombait jamais.
Qu’il est loin ce jouet docile, et loin ce rêve !
Comme le lourd rocher qui soulevé sans trêve
Retombe obstinément sur Sisyphe en sueur,
Je pousse ma pensée en haut vers la lueur
Qui me promet, pour prix de ma tâche, une aurore.
Mais le sentier qui monte est ténébreux encore.
Et je risque en roulant ma charge, à chaque tour,
D’être écrasé par elle avant d’atteindre au jour.


A UNE FIANCÉE


Je vous dirai de vous, tout bas, ô jeune fille,
Le bien que ne dit pas d’une enfant sa famille :
Vous avez été bonne en vous laissant chérir,
En laissant vos regards, sans réserve et sans feinte,
Causer innocemment par leur naïve atteinte
Les peines qu’ils devaient innocemment guérir.

Les graves jeunes gens sont prompts à la tendresse ;
Ils prennent le soupir que l’éventail adresse
Pour un appel d’amour sincère et généreux.
Un brin d’espoir offert sur l’aile du caprice
Leur suffit pour bénir comme une bienfaitrice
La vierge dont le rêve a voltigé sur eux.

Mais, dans vos abandons aux grâces fraternelles,
Vous sentiez que ce sont les plus douces prunelles
Qui doivent à ceux-là le plus de vérité,
Qu’il est des jeux d’enfants où le bonheur s’engage,
Et vous avez parlé le cher et doux langage
Sans avare prudence et sans témérité.

 
Nous allons donc, ô rare et consolante fête !
Voir entrer dans la vie un songe de poète,
Voir un cœur noble et pur s’unir à son pareil,
Voir la candeur aimer et s’épancher joyeuse,
Comme la neige, à l’aube, en fondant radieuse,
Réfléchit le baiser triomphant du soleil !


LE NID BRISÉ


A Giacomelli, sur une gouache qu’il m’a donnée.


Sous leur nid tombé, pêle-mêle,
Gisent leurs pauvres petits corps,
La patte inerte, inerte l’aile,
Les uns mourants, les autres morts.

Suspendus au lien fragile
Qu’un coup de vent rompt aujourd’hui,
Que d’amours dans ce pot d’argile,
Que d’espoirs brisés avec lui !

La mère n’en sait rien encore :
Dans les champs, dès le point du jour.
Pour sa famille elle picore,
Elle reviendra… Quel retour !

Déserteurs du ciel solitaire
Dont les hôtes sont mal nourris,
Bien des moineaux plus près de terre
Acceptent de nous leurs abris !


Oiseaux ! n’acceptez rien des hommes,
Nichez loin de nous dans l’azur,
Tout asile est traître où nous sommes,
Le nid pesant, le clou peu sûr.


SONNET


a mademoiselle renée labélonye.


Quand il est si facile, à dix-sept ans, de plaire,
D’être heureuse, ô Renée ! en se laissant chérir,
Sans nul autre labeur que celui de fleurir,
Avec un doux baiser maternel pour salaire ;

Quand ton front par l’esprit ingénu qui l’éclaire
Même sans rien savoir pouvait nous conquérir.
Tu l’as, dans son Avril, voulu déjà mûrir,
Et je salue en toi ce courage exemplaire !

Ah ! qu’imitant ton zèle ardemment studieux,
Toutes tes sœurs de France aux futurs hyménées
Puissent offrir ainsi des âmes bien ornées !

Que plus profondément elles séduisent mieux.
Deux fois dignes d’amour, pour compagnes données
Au cœur par la pensée autant que par les yeux !


IDYLLE MUETTE


A Madame Isabelle Lafenestre.


Naïs, vierge blonde à l’œil noir,
Au bord du fleuve agenouillée,
Y mire sa bouche mouillée
Par le mobile et frais miroir.

Hylas la voit, cueille une rose,
La baise, la porte à son cœur,
La pénètre de sa langueur
Et sur l’eau qui s’enfuit la pose.

De tous les écueils triomphant
La fleur va rapide et légère,
Puis, odorante messagère,
S’arrête aux lèvres de l’enfant.

Ah ! souris ou du moins pardonne.
Vierge, à ce timide baiser,
Tu ne peux pas le refuser :
C’est une fleur qui te le donne.


LA BONNE NOURRICE


A Madame Marie Colin.


 
Aux côtés de l’Amour les Destins ici-bas
Ont placé prudemment une nourrice ancienne
Dont ils ont enchaîné l’existence à la sienne,
Mais que l’enfant oublie et ne reconnaît pas.

Suivant de près son vol d’un pied prompt, jamais las,
Avec lui s’arrêtant, sa jalouse gardienne
Accompagne et conduit la chasse quotidienne
Qu’il fait aux jeunes cœurs sous les nouveaux lilas.

Elle guide ses traits, le surveille et l’empêche
D’être, en ses jeux, tué lui-même par sa flèche,
Le choye et l’entretient beau, rusé, leste et fort.

— « Étrangère, dit-il, d’où me vient ta tendresse ? »
— « Enfant, je te dois tout ! » répond l’antique Mort
En lui baisant sa bouche adorable et traîtresse.


LA CHARPIE


A Madame Louise Sédille.


Le ciel est noir : pas une étoile ;
Les regards fixement baissés,
Jeanne effile un lambeau de toile
          Pour les blessés.

Son ami se bat. Pauvre fille !
Elle a vu partir aujourd’hui
Tous les hommes de sa famille,
          Tous avec lui !

Elle entend gronder plus voisine
La voix lugubre du canon
Sommant, jour et nuit, la lamine
          Qui répond : « Non ! »

L’heure est lente, le fil s’amasse.
Après un labeur sans répit
Jeanne sent sa main qui se lasse,
          Et s’assoupit…


Comme elle achève de la sorte
Son œuvre sainte en s’endormant,
Elle entend remuer la porte
          Tout doucement.
 
Une visiteuse inconnue
Apparaît droite sur le seuil,
Blonde à la prunelle ingénue,
          Pâle, en grand deuil.

— « Ne crains rien, Jeanne, lui dit-elle,
Je porte la croix rouge au bras.
D’où je viens, comment je m’appelle,
          Tu le sauras.

« C’est Marguerite qu’on me nomme,
Et j’arrive des bords du Rhin.
J’aime un cruel et fier jeune homme,
          J’ai ton chagrin.

« Ah ! par notre commune peine.
Par nos rêves, par nos vingt ans,
Nous sommes sœurs ! Laissons la haine
          Aux combattants.

« Faisons de la charpie ensemble,
Car le sang n’a pas deux couleurs,
Et quand on aime on se ressemble.
          Mêlons nos pleurs. »


Ainsi parle la jeune femme,
Et déjà ses doigts empressés
Séparent les fils de la trame
          Pour les blessés.


DEVANT LA VÉNUS DE MILO


A Théodore de Banville.



I

Ton marbre en même temps nous dompte et nous rassure,
Statue impérieuse et sereine à la fois ;
On peut te regarder et t’aimer sans blessure,
Et noble est la leçon de tes lèvres sans voix.

Eros, le dieu léger des amours vagabondes,
Ne peut être, ô Vénus de Milo ! ton enfant :
Tu n’es pas la déesse où l’écume des ondes
Fit naitre un cœur impur, mobile et décevant ;

Non, ta forme nous parle un grave et fier langage
Qui vibre au fond de nous bien au delà des sens.
Et le philtre sacré que ton beau corps dégage
Ne trouble que notre âme et s’y change en encens.

Dans les lignes du marbre où plus rien ne subsiste
De l’éphémère éclat des modèles de chair,
Le ciseau du sculpteur, incorruptible artiste,
En isolant le Beau, nous le rend chaste et clair.


Si tendre à voir que soit la couleur d’un sein rose,
C’est dans le contour seul, presque immatériel,
Que le souffle divin se révèle et dépose
La grâce qui l’exprime et ravit l’âme au ciel.

Quel visiteur profane, hôte d’un statuaire,
Devant la forme calme et l’artiste anxieux
N’a senti l’atelier devenir sanctuaire
Au colloque muet du modèle et des yeux ?

La chair se sanctifie au cœur qui la contemple ;
Assise sur l’autel dans le temple du Beau,
Nul rêve inférieur ne l’outrage en ce temple
Où le désir se tait comme dans un tombeau.

Où n’ose tressaillir nulle autre convoitise
Que celle qui livra Prométhée au vautour,
Où la Beauté, miroir de l’idéal, attise
Une soif de créer plus haute que l’amour,
 
Où l’artiste, imposant lui-même à la Nature
Un type qu’il choisit et n’a pas hérité,
Plus que père, se donne un survivant qui dure
Aussi longtemps tout seul qu’une postérité.

La figure, à l’appel de l’ébauchoir agile,
Se laissant deviner lentement, puis saisir,
Au soleil par degrés sort de l’obscure argile
Et s’offre toute nue aux yeux purs de désir ;


Car l’anoblissement du regard que tu charmes,
O sculpture sévère, est ton plus grand bienfait ;
Ton chef-d’œuvre en éteint les ardeurs sous les larmes
Qu’arrache l’Infini caché dans le Parfait.

II

Ceux de nous que la chair a séduits par la ligne
Pleurent d’être nés tard sous nos rudes climats,
Enviant aux anciens cette fortune insigne
D’avoir connu le Beau qui ne se voilait pas.

La vue au peuple grec n’en fut pas interdite :
Sur le corps se moulait le lin souple et léger.
Heureux les Praxitèle ! ils voyaient Aphrodite
Au grand jour, en plein air, de la vague émerger.

Et, déesse mêlée aux mortelles d’Athènes,
Dans un groupe accompli, sereine, resplendir.
Et, la main sur la hanche, au retour des fontaines.
Élever vers l’amphore un bras et l’arrondir.

Drapée, et cependant fidèle à la lumière
Sous des plis peu jaloux de la dissimuler.
Sa forme souveraine, à leurs yeux coutumière,
Leur exaltait le cœur au lieu de le brûler.


Ils voyaient s’animer et s’alanguir les danses
Sans que l’allure humaine eût aucun rythme bas,
La grâce y dédaigner d’hypocrites prudences
Sans avilir jamais les gestes et les pas.

Ils y pouvaient surprendre une attitude heureuse,
Une élégance innée éclose sans efforts ;
L’âme enfin d’une race aimable et généreuse
Librement devant eux souriait dans les corps.

Mais plaignons nos sculpteurs, nés loin de la contrée
Où florissait la forme en liberté jadis ;
Jamais dans sa candeur ils ne l’ont rencontrée
Sous l’avare soleil de nos pâles midis.

Nous foulons un sol froid qu’à peine un rayon touche,
Où marchent tous les corps cruellement vêtus,
Où la chaste Beauté, menacée et farouche.
Met la peur du regard au nombre des vertus.

Enfants perdus de l’art sur ce sol impropice,
En un siècle rebelle au pur amour du Beau,
Les sculpteurs n’ont point fait le lâche sacrifice
De l’austère Idéal aux mœurs du temps nouveau.

Nous leur devons la saine et consolante joie
De voir le marbre encore offrir des traits humains.
Des contours que la force ou la grâce déploie.
Où l’homme s’est lui-même achevé de ses mains.

 

III

Quel serait notre ennui, s’il nous fallait sans cesse
Vivre sevrés du ciel obstinément voilé,
Sachant bien qu’au-dessus de la nuée épaisse
Rayonnent des splendeurs dans l’éther étoile !

Oh ! combien pèserait sur nos âmes malades
Ce lourd voile offusquant l’azur et l’horizon !
Combien se meurtriraient en vaines escalades
Nos vœux impatients au toit de leur prison !

Mais Dieu ne nous a point infligé ce supplice :
Si des astres l’hiver nous ravit la clarté,
Le brouillard se dissipe et le nuage glisse,
Et tout le firmament brille pour nous l’été !
 
Les étoiles sont loin, mais nous sommes sûrs d’elles ;
La nue en les couvrant n’est qu’un fuyant linceul ;
La nue est passagère, elles sont immortelles,
Elles luisent pour tous et jamais pour un seul.

Nulle n’est fiancée aux regards d’un seul homme.
Nulle ne peut garder sa lumière pour soi ;
Astre et belle aujourd’hui d’un éclat qu’on renomme,
Vénus se montre encore au berger comme au roi.


De la Beauté terrestre, étoile plus prochaine,
Pour les plus chastes cœurs il n’en est point ainsi !
Elle traîne, pudique, une invisible chaîne.
Voilée, hélas ! toujours comme un astre obscurci ;

Ou bien la jalousie, en éveil à toute heure,
Au regard enchanté vient barrer le chemin.
Car il faut en amour que le grand nombre pleure,
Que le bonheur d’un seul frustre le genre humain.

C’est pourquoi bénissons un art qui nous enseigne,
Par le marbre où le souffle est venu s’apaiser,
Un amour dont le cœur ne frémit ni ne saigne,
Affranchi de l’espoir et des deuils du baiser.

N’adorant que la forme où transparait l’idée,
La Beauté dont le vrai rehausse la splendeur,
Le sculpteur nous la donne auguste, possédée
Par l’admiration, gage de la pudeur.

On rougit de montrer le corps seul avant l’âme :
Cette rougeur en lui révèle un saint flambeau ;
Le sculpteur peut montrer la nudité sans blâme,
N’offrant que le Divin dans les lignes du Beau.

Saluons donc cet art qui, trop haut pour la foule.
Abandonne des corps les éléments charnels.
Et, pur, du genre humain ne garde que le moule,
N’en daigne consacrer que les traits éternels !


Car aujourd’hui, malgré les désastres sans nombre
Entassés par la flamme et le fer ennemi,
O Venus de Mile ! tu sors jeune de l’ombre
Où deux mille ans ta forme et ta pierre ont dormi.

Tu viens régénérer l’aspiration lasse.
Guérir des vils soupirs les cœurs que tu soumets ;
Tu viens, de tes bras seuls ayant perdu la grâce,
Figurer l’Idéal qui n’embrasse jamais.


SONNET


a pasteur


Au temps d’Hercule, au temps des robustes héros,
La Nature indomptée attaquait l’homme en face ;
L’homme, à son tour, puisant dans sa vigueur l’audace,
Étreignait, front à front, le lion le plus gros.

Il conquit sur la brute, au dehors, le repos,
Mais dans son propre corps un fléau plus tenace
A, depuis, pénétré sans bruyante menace
Pour lui livrer combat cette fois en champ clos.

La maladie, obscure et traîtresse ennemie,
Étend et fait sévir sa puissance affermie
Par l’âpre et long travail de son venin vivant.

Mais tu la prends au piège où ton flambeau l’accule ;
Ton souple et fort génie, ô bienfaiteur savant,
De cette hydre invisible est le nouvel Hercule !



FLEURS D’HERBIER




LES SOUVENIRS


SONNET


A Madame Marthe Guéroult.


De nos émois d’enfantt le lointain souvenir
Nous est fidèle encore, en dépit des années ;
Les fleurs de notre avril en vain se sont fanées,
Leurs images en nous ne se peuvent ternir.

Mais au contraire, hélas ! voulons-nous retenir
De nos impressions les plus récemment nées,
Elles s’effacent vite et meurent, condamnées,
Moins anciennes dans l’âme, à plus tôt y finir.

Comme un prompt échanson qui, sans reprendre haleine,
Passe devant la coupe et la tient toujours pleine,
Le temps passe et remplit la mémoire à plein bord.
 
Le souvenir nouveau, c’est la dernière goutte
Qui sous le moindre heurt s’en échappe d’abord,
Tandis que la première au fond demeure toute.


LE SOIR


A l’aube, la main dans la main,
Nous suivions une allée étroite ;
A midi, sur le grand chemin,
Je marche à gauche, vous à droite.

Nous n’avons plus un ciel pareil,
Le votre est brillant, le mien sombre ;
Vous avez choisi le soleil,
J’ai gardé le côté de l’ombre.

Le jour vous rit, et sur vos pas
Le sable fin se diamante ;
Le jour pour moi n’enrichit pas
Le sol gris que mon pied tourmente.

Les chants d’oiseaux et les aveux
Vous charment le cœur et l’oreille,
La brise flatte vos cheveux,
Et vos lèvres tentent l’abeille ;


Et moi par de vaines chansons
J’attise dans mon cœur ma plaie,
Le cri des nids dans les buissons
M’attriste plus qu’il ne m’égaie.

Mais, ô mon amie, un ciel clair
Est de trop d’ivresse prodigue ;
La caresse éparse de l’air,
L’encens même des fleurs fatigue ;
 
On sent dans l’âme un cher repos
Descendre avec le jour qui baisse,
On cherche un appui, l’œil mi-clos,
La voile des désirs s’affaisse.

Ne viendrez-vous pas vous asseoir
Sur le bord obscur de la route,
Où je vous attendrai le soir.
Quand l’ombre la couvrira toute ?


UN MOT D’ENFANT


A Madame Julie de Launay.


 
J’adore les enfants, tout haut, devant eux-mêmes,
Et voyez si j’ai tort ; un marmot m’entendit
Et, de son air câlin : « Monsieur, puisque tu m’aimes,
Je te promets, dit-il, de te donner un nid. »

Un nid ! sentez-vous bien quelle divine chose ?
Cet ingénu trésor, l’appréciez-vous bien ?
Un enfant, dont le cœur pas plus gros qu’une rose
Peut tenir dans un nid, fait ce présent au mien !
 
A quelque ambitieux que hante la chimère
De graver à jamais son nom dans le granit,
Un oiseau, tiède encor des ailes de sa mère,
Offre tout simplement pour don suprême un nid !

Un nid ! c’est la chaleur intime et le murmure,
La tendresse et l’espoir dans l’ombre palpitant,
C’est le libre bonheur bercé par la ramure,
Bonheur bien enfoui, voisin du ciel pourtant.


Un nid ! mon cher enfant, il me vient une larme,
Tant ce petit mot-là m’est allé droit au cœur ;
Comme un chatouillement dont on souffre avec charme,
De mes vœux fatigués il émeut la langueur.

Ce mot a rencontré dans l’infini de l’âme
Une oasis profonde, et soudain découvert
La source qui répand la fraîcheur sur la flamme
Et fait pour un moment oublier le désert.

Enfant, prends-moi la main, je me sens seul au monde,
J’approuve, les yeux clos, ton choix que Dieu bénit ;
Des vierges sur les prés dansent là-bas la ronde,
Choisis-moi la colombe et j’accepte le nid.


SOUVENIR D’UNE SOIRÉE

DE MUSIQUE


A Madame Marie Gaston Paris.


Non, je ne suis pas fait pour ces molles soirées.
J’en sors plein de senteurs, plein de vapeurs dorées,
Et triste à fuir le monde au plus noir des forêts.

Hier elle était là, souriante, et si près !
Et je ne savais rien, je n’osais rien lui dire.
Un orchestre où vibrait l’écho de mon martyre,
Tumulte harmonieux des archets et des doigts,
Accompagnait l’essor d’une touchante voix,
Comme autour d’une fleur qui s’ouvre et s’abandonne
Un essaim de frelons capricieux bourdonne,
La presse de baisers doucement importuns
Et mêle, frémissant, le murmure aux parfums.

Elle écoutait chanter, mains jointes, comme on prie.
Moi, jaloux des accents qui l’avaient attendrie,
Inquiet et souffrant du bonheur de la voir.
J’éprouvais mon néant. Ma jeunesse, en un soir.
Comme sous le ciel terne et mouillé de l’automne

De lui-même et sans bruit l’arbre se découroune,
Dispersait dans la mort avec un froid plaisir
Toute sa frondaison d’espoir et de désir.
Vous m’êtes familiers, ô vol pesant des heures,
Soupirs que nul n’entend, larmes intérieures
Qui baignez mon orgueil généreux abaissé
Comme la pluie inonde un temple renversé ;
Mais cette angoisse-là, je l’ignorais encore.

Je partis. J’errais, l’âme embaumée et sonore,
Et, dans ma rêverie aux vagues profondeurs,
J’écoutais, en marchant, d’un monde de chanteurs
Se répondre et mourir toutes les voix mêlées,
Comme un peuple d’échos perdus dans les vallées.
O musique, torrent d’ivresse et de langueur,
Vague pour la raison, mais si précise au cœur,
Qui, surprenant dans l’air des plaintes naturelles,
Fais parler l’espérance et la douleur entre elles,
Langage universel comme l’est le baiser,
Ton sanglot doux au cœur y tinte à le briser !

Au retour, je trouvai tous mes livres d’étude
Épars dans ce désordre où se plaît l’habitude,
Et ces frères disaient : « Nous t’avons attendu ;
Quelle pâleur ! quel trouble ! imprudent, d’où viens-tu ? »
Rompant leur digue enfin, mes larmes enhardies
Coulaient, et maudissaient toutes ces mélodies,
Fleurs couvertes d’un voile, exhalant ici-bas
L’encens d’un paradis que je ne voyais pas.


« C’est fini, m’écriai-je, il faut n’aimer personne.
En moi tout ce qui brûle et tout ce qui frissonne,
Je le veux refroidir et je le veux figer !
Je serai comme un spectre à la terre étranger
Avec Dante à ma gauche et Pascal à ma droite ;
Je ferai de ma vie une cellule étroite
S’ouvrant d’un seul côté sur mon propre tombeau ;
Je n’aurai pour amis qu’un livre et qu’un flambeau ;
À l’arbre de science avare de sa sève
Opiniâtrement je grefferai mon rêve,
Et je l’y planterai jusques au suc amer
Comme un coin dans un buis sous un maillet de fer ! »
Et j’insultais l’amour comme un dieu parasite,
Épris d’austérité, plus fort qu’un néophyte
Q.ui voit en souriant tomber ses cheveux blonds.
Puis enfin (car, la nuit, les sabliers sont longs),
Roulant autour de moi son étreinte paisible,
Le sommeil, doux serpent, de son œil invisible
M’enchanta. Sur mon front les songes ont volé,
Et les ombres au jour m’ont rendu consolé.
À vingt ans pour renaître il nous faut peu de chose ;
Au salut du matin la vitre toute rose,
Un regard du soleil, tendre caresse aux yeux,
Un coin de marbre blanc dans l’or lointain des cieux,
Un lilas, un nuage, une onde, un bruit d’abeille,
Et nous voilà guéris des chagrins de la veille.
La jeunesse est si forte et si riche en amours
Que, si profonds qu’ils soient, ses désespoirs sont courts.


HASARDS


Que d’étranges hasards, de chances obstinées
_____N’a-t-il pas fallu pour qu’un jour
Dans la trame sans fin des brèves destinées
Nos deux âmes ensemble ici-bas fussent nées !
_____Et tu ne sais pas mon amour.

Sous le même soleil et sur la même terre
_____Se croiseront en vain nos pas ;
Le blé qui nous nourrit, l’eau qui nous désaltère
Sont les mêmes ; pourtant je vivrai solitaire
_____Comme si tu n’existais pas.

Et je pleure, et, jouet des forces inconnues,
_____Mes larmes tombent sur le sol ;
Elles sèchent bientôt, et vapeur devenues
Peut-être tu les vois errer avec les nues
_____Où l’oiseau se mouille en son vol ;


Et peut-être l’oiseau s’abat sur ta fenêtre,
_____Docile à quelque aveugle loi,
Et tu lui fais accueil, et tu baises peut-être
Comme un envoi du ciel, mais sans les reconnaître.
_____Ces pleurs que j’ai versés pour toi.


SONNET


Mon cœur veut s’étourdir, mais nul aveu n’en sort
Q.ui ne retourne à vous, hélas ! ou qui ne mente.
Heureux le conquérant dont vous êtes l’amante !
J’envie inconsolé la paix de son beau sort :

Il approche sans trouble et quitte sans effort
La plus charmante, et dit : « La mienne est plus charmante. »
Il aime, il est aimé, nul dieu ne le tourmente.
Il marche le front haut, le cœur tranquille et fort.

Moi que vous n’aimez pas, je palpite et je tremble
Dès qu’un jeune regard me rappelle vos yeux ;
Je le cherche et le crains sous un charme anxieux.

Et j’attendris en vain celle qui vous ressemble
Sans la bien posséder ni vous posséder mieux.
Car je suis infidèle à toutes deux ensemble.


AMIS D’ENFANCE


A Madame Marguerite Mayeur.


Il me semblait un grand garçon,
J’étais une petite fille ;
Grave il m’apprenait ma leçon
Et, tendre, il me disait gentille.

Cet enfant, quel âge avait-il ?
En vérité mon cœur l’ignore :
Toute l’enfance est un Avril,
Nous étions en Avril encore.

Comment son regard me parla ?
Je ne saurais pas bien le dire :
J’espérais quand il était là,
Depuis qu’il est loin je soupire.

N’ai-je rien oublié de lui ?
Se souvient-il de moi ? J’en doute ;
Mais sa voix, encore aujourd’hui,
Chez d’autres enfants je l’écoute.


S’il reviendra, si je l’attends,
Je ne saurais pas vous l’apprendre ;
Mais ses adieux, malgré le temps,
J’en suis encore à les lui rendre ;

Je n’ai pas compris son départ.
Ses adieux seuls m’en ont instruite ;
Ah ! quand même il reviendrait tard,
Je l’épouserais tout de suite.


L’AMOUR ASSASSINÉ


sonnet


 
Comme un pauvre honteux frappe son nouveau-né
Parce qu’il ne peut pas le nourrir sur la terre,
Et, fou de désespoir, dans un coin solitaire
L’enfouit tiède encore et mal assassiné,

J’ai frappé mon amour en naissant condamné ;
Je l’ai mis dans la fosse et j’ai clos sa paupière,
Puis j’ai roulé sur lui la plus pesante pierre,
Et je suis parti seul, de ma force étonné.

Je le croyais bien mort. Étrange découverte !
Je le revois debout sur sa tombe entr’ouverte,
Au milieu des lilas qu’avril y fait fleurir.

— « Ah ! dit-il, le front pâle et ceint d’une immortelle,
Tu ne m’as qu’étourdi, je retourne auprès d’elle ;
Ce n’est pas de ta main que je pourrai mourir ! »


A MARIE MAGDELEINE


 
Sacrifiant au repentir
Les amours que ton Maître blâme,
Après avoir sauvé ton âme,
Tu veux aussi nous convertir.

Hélas ! quand pour nous tu t’appliques
A prier Dieu de tout ton cœur,
Nous idolâtrons la langueur
De tes paupières angéliques,

L’écharpe de tes cils pieux
Dont les ombres, d’azur mêlées.
Baignent les deux molles vallées
Où luit le bluet de tes yeux ;

Tes tempes que la foi colore.
Tes mains joignant leurs doigts polis
Comme les pétales d’un lis
Qui n’a pas achevé d’éclore ;


Ta voix pure à l’accent profond,
Dont la douceur est meurtrière,
La musique de ta prière
Au bord des lèvres qui la font ;

Tes cheveux perlés de tes larmes
Et plus riches du peigne ôté,
Ta jeune et profane beauté,
Œuvre du Dieu que tu désarmes.

Hélas ! tu peux faire un martyr
De l’abandonné qui t’adore,
Mais, en priant plus belle encore,
Tu ne le feras point partir.

Il te faudrait devenir laide
Pour éteindre l’amour en nous :
Tu nous blesses, même à genoux,
Et ta blessure est sans remède.


TRADUIT D’HORACE

(liv. i, ode v)


A M. Gabriel Dehayuin.


 
Quel est, Pyrrha, le svelte et novice amoureux
Qui, baigné de parfums, sur un amas de roses,
Te presse, à la faveur de cet asile ombreux ?
Pour qui ce négligé qu’avec art tu composes ?
Ces blonds cheveux noués ? Ah ! que de fois ses pleurs
Accuseront les dieux de tes serments trompeurs !
Combien les âpres flots qu’un sombre autan soulève
Surprendront cet enfant qui n’y pense jamais !
L’or de ta voix l’abuse, il en jouit en paix.
Favorable toujours, toujours sienne il te rêve ;
Ignorant que la brise a de traîtres retours,
Il espère ! Malheur à ceux dont les amours
S’embarquent sur la foi de tes grâces candides !
Pour moi, sur le tableau votif il est gravé
Qu’au temple du puissant dieu de la mer, sauvé,
____J’ai suspendu mes vêtements humides.



MAJORA CANAMUS




LA PHILOSOPHIE


sonnet
sur une statuette de simart


A Madame Aimée Millard.


 
Cette femme qui, triste, en soi-même descend.
Debout, le front penché, c’est la Philosophie.
Solitaire, dans l’ombre elle entre, et se confie,
La main sur la poitrine, à l’appui qu’elle y sent.

La terre, les saisons, l’azur resplendissant,
Toutes les voluptés trompeuses de la vie,
Les choses qu’on peut voir, ne lui font point envie,
Elle réclame et cherche un éternel absent.

Vierge auguste, je t’aime et je connais ta peine.
En approchant de toi, je retiens mon haleine,
Pour que nul souffle humain ne trouble ton labeur,
 
Car j’attends de ta bouche à se taire obstinée,
Le mot que je désire et dont pourtant j’ai peur,
Le mot de ma naissance et de ma destinée.


MÉTAPHYSIQUE


A Madame Ackerman.


Quand l’homme, jusqu’alors ouvrier sans repos,
De la terre eut conquis la face et les entrailles.
Autour de lui rangé les pierres en murailles,
__________Les bétes en troupeaux,
Il usa noblement de son loisir de maître.
______Hanté par un plus haut souci,
____A la Nature il s’était fait connaître,
__________Il voulut la connaître aussi.

Mêlant un clair sourire au sourire de l’onde,
La radieuse Aurore, ainsi qu’un don d’amour,
Semblait dans une rose immense offrir au monde
__________La candide primeur du jour.
Et, tressaillant, pareille à la baigneuse blonde
Qui rougit et frissonne au sortir de la mer,
A l’orient teignait de pourpre et d’or l’éther.
L’homme sous le baiser des rayons aux prunelles
S’attendrit et posa la main sur son côté :
Les formes lui rendant son cœur visible en elles,
__________Il nomma la Beauté !


Puis le soleil chassa les vapeurs de rosée,
Et l’horizon sans fond parut à découvert ;
La frêle borne au loin par le matin posée
Tomba, montrant à nu l’horreur du bleu désert.
L’homme conçut alors que l’esprit porte une aile
______Qui devance toujours les yeux
Mais devrait épuiser la durée éternelle
____Pour épuiser la profondeur des cieux.
Sondant l’abîme où court la terre, humble suivante,
Et songeant que lui-même est à la terre uni.
Saisi d’une sublime et pieuse épouvante,
__________Il nomma l’Infini !

Puis le soir, quand il vit, dans l’ombre et le silence,
Les globes monstrueux, jaloux de s’épouser
Mais contraints à se fuir par le bras qui les lance.
Essayer sans relâche un aveugle baiser,
Sentant que l’harmonie, œuvre d’une prudence.
______Est l’œuvre d’une liberté.
______Il reconnut l’indépendance
Au bras qui précipite et n’est pas emporté,
Au moteur primitif, aîné de toutes choses.
Dont l’acte est sans caprice et sans chaînes voulu.
Et, saluant la première des causes.
__________Il nomma l’Absolu !
 
Enfin, comme il voyait, malgré la longue épreuve
D’un incessant travail, la matière durer,

Et des mondes anciens sous une forme neuve
__________Le poids persévérer,
Au flot des changements comme au courant d’un fleuve
Sentant qu’il faut un lit, immuable support,
Une source où la vie incessamment s’abreuve,
Il nomma la Substance où se heurte la Mort !

Heureux d’un ferme appui, fort d’une foi sensée.
De ses grossiers autels il négligea le feu,
Et, fier de n’obéir qu’aux lois de la pensée.
______Il sut alors qui nommer Dieu !


LE TOURMENT DIVIN


A Madame Louise Labélonye.


I


Dur caillou de la route, aveugle et sourde pierre
Où la lime du temps semble avoir ébauché
Un œil qui dort voilé d’une morne paupière,
En te foulant je sais que je n’ai pas marché
Sur une forme née avec la vie en elle,
Et que si mon talon t’arrache une étincelle,
C’est un feu sans regard à la nuit arraché.

Mais le peu que tu vaux importe à la Nature :
Elle a fait un dépôt de ses forces en toi ;
Pour composer un sol à quelque fleur future,
De tous tes éléments elle a marqué l’emploi.
Tu dors à ta manière, et peut-être ton somme
Est-il frère lointain des noirs sommeils de l’homme,
Où la vie accomplit aveuglément sa loi.

O lis pur, languissant et pâle, où s’est posée
Cette goutte qui tremble et roule comme un pleur,
Je sais bien que cette eau n’est qu’un peu de rosée

Et que nul vrai chagrin n’a causé ta pâleur ;
Mais cependant tu vis ! et si tu n’as point d’âme,
Quelque ombre d’âme en toi déjà rêve et se pâme,
Avec une ombre aussi de joie ou de douleur ;

Il ne fait pas sans doute une nuit si complète
Dans ton être vêtu de la candeur du jour,
Que nul rayon n’y filtre et que rien n’y répète
La vague obsession des zéphyrs d’alentour.
Non, certes, pas un être en la Nature entière,
Dès qu’il tend vers l’azur, n’est tout à fait matière ;
En toi vibre un écho, faible et lointain, d’amour !

Frais papillon, dont l’aile en oscillant voltige
Autour de ce beau lis, et qui, blanc comme lui.
Sembles vaguer dans l’air comme une fleur sans tige,
Tu vis plus que la fleur ; sans connaître l’ennui
D’une immobilité qu’un soufiîe ébranle à peine,
Toi tu vas, à ton gré, du lis à la verveine,
Et peux sucer demain d’autre miel qu’aujourd’hui.

Nourri de sucs plus fins qu’un sens devine et goûte,
Tu jouis davantage et tu discernes mieux ;
Ta face offre au soleil des miroirs, et, sans doute,
Ce que tu vois du monde apparaît à tes yeux
Comme une mosaïque aux teintes délicates.
Un chaos nuancé d’opales et d’agates,
Confus mélange en toi de la terre et des cieux.


Et toi, joyeux enfant, qui dans l’herbe te plonges,
A peine plus haut qu’elle, et poursuis des deux mains
Ce papillon fragile, errant comme tes songes,
Leurre capricieux de tes pas incertains,
Tu vis plus que l’insecte, et la petite flamme
Q.ui sous ton front s’éveille et vacille, c’est l’âme !
C’est l’étoile qui pense au fond des yeux humains ;

Comme un cristal ajoute une ampleur mensongère
Au moindre objet cerné dans ses confins étroits,
La jeune illusion de tes yeux t’exagère
Le jardin paternel moins grand que tu ne crois ;
Pour toi finit le monde où ton horizon cesse ;
Pour toi tout le bonheur tient dans une caresse,
Toute la vérité dans un signe de croix.

Enfin, moi qui suis homme et juge davantage,
Dont le cerveau s’éclaire au foyer lumineux
Que des penseurs sans nombre ont accru d’âge en âge,
Je n’en sais guère plus : dans l’ombre où je me meus
Ces clartés ne me font qu’un douteux crépuscule
Et l’horizon du monde en vain pour moi recule ;
Frère aîné des enfants, j’interroge comme eux.

Comme eux, j’attends ce soir l’aurore en confiance.
Je sais qu’elle est fidèle et j’ignore pourquoi,
Mais seulement plus vain j’ose nommer science
L’ordre et non la raison de mes actes de foi ;
Dupe comme eux, je prends pour les choses réelles

Les spectres de mes sens hallucinés par elles,
Le mirage imposteur de la Nature en moi.

Donc en tous les vivants, de la plante à la béte
Et de la bête à l’homme, un coin de l’Infini,
Qui va s’élargissant, par degrés se reflète ;
C’est un réveil en eux qui s’opère à demi
Au milieu d’une nuit de moins en moins profonde ;
C’est le réveil multiple et graduel du monde
Au branle de ses lois qui n’ont jamais dormi.

II


Comme on voit, à Noël, toute une cathédrale
Surgir illuminée en pleine nuit d’hiver :
La crj’pte, secouant sa torpeur sépulcrale,
Réveiller les rougeurs de ses lampes de fer ;

Puis, plus haut, dans la nef où déjà l’encens fume,
Les ténèbres autour des piliers tressaillir,
Et les feux qu’un tison de lustre en lustre allume
Au bout des cierges poindre et tour à tour jaillir ;

Puis, par degrés montant et croissant, la lumière
Gravir le maître-autel sur les grands chandeliers
Oui, de plus en plus beaux d’ouvrage et de matière
Vers la coupole d’or s’étagent par milliers ;


Ainsi tout l’univers, temple aux arches énormes,
Par degrés s’illumine en son antique nuit.
Et ses porte-flambeaux sont les vivantes formes
Où la Pensée attend, couve, palpite et luit.

Aube intime du monde, âme de toute chose,
Sans cesse la Pensée en quête d’horizon
Monte de forme en forme, avec la vie éclose,
Tour à tour songe obscur, pâle image, et raison !

Sa lueur, que propage à travers l’ombre épaisse
L’aile en feu de l’amour, d’âge en âge grandit,
Et de la plus intime à la plus noble espèce
Aux fronts toujours plus droits rayonne et resplendit.

Poursuivant un miroir où sa loi se révèle
Toujours plus lumineuse à chaque être nouveau,
Dans l’argile plus fine où plus de jour se mêle
Le monde entier travaille au suprême cerveau.

Mais l’œuvre à l’infini lentement se prolonge ;
La poussière des jours tombe du sablier,
Et l’éternelle ébauche en est encore au songe,
Ne faisant qu’entrevoir, hélas ! et qu’oublier.
 
Quand donc sur la dernière assise enfin gravie.
Après avoir monté tous les degrés du ciel,
Trônera la Pensée au faîte de la Vie,
Conscience du monde et phare universel !


Tant de rêveurs sont nés dont ne reste plus trace !
Quand donc aura trouvé sa figure et son lieu
Le prince et le dernier de la plus haute race.
Le vivant idéal qu’on doive nommer Dieu !

III


De la pierre à la fleur, de la fleur à la bête,
Jusqu’à l’homme, en chaque être ici-bas quelque instinct
L’incite à regarder au-dessus de sa tête
Vers l’être plus vivant que jamais il n’atteint.

Quelque lambeau du ciel en tous les yeux miroite ;
Chaque être en voit sa part, mais sent le reste ailleurs,
Et ceux qui n’ont d’en bas qu’une éclaircie étroite
Admirent l’ample azur des yeux supérieurs :

Le caillou, plus aveugle encore que la plante,
Voudrait autour du lis ramper, s’il remuait,
Chercher son ombre au bord de la route brûlante
Et l’appeler son Dieu, s’il n’était pas muet ;

Et peut-être, à son tour, la fleur adore, émue,
Les yeux du papillon, sans se dire : « Je sens. »
Peut-être, quand il passe, elle aspire et salue
Et de tout son parfum lui fait presque un encens ;


Et quand un enfant rôde au milieu des pervenches,
Les papillons jamais n’osent baiser ses yeux,
Et même quand il dort, sous ses paupières blanches
Ils semblent respecter un ciel mystérieux ;

C’est le respect sacré qu’inspire aux bétes l’homme.
Les bétes ont un Dieu qui ne se cache pas ;
Aussi, de quelque nom que notre orgueil le nomme,
Leur culte est le plus vieux des cultes d’ici-bas.

IV


Voir un être où palpite une plus haute vie,
D’un plus lucide esprit, d’un corps plus achevé,
Voir plus qu’on n’imagine ! Ah ! combien l’homme envie
Cet idéal, réel au lieu d’être rêvé !

Sur la terre, où le chien peut caresser son maître,
L’honneur du premier rang nous condamne à chercher
Dans le ciel notre Dieu, sans le jamais connaître.
Et nous n’avons pas même une main à lécher.

L’humanité demande à qui passer la flamme,
Après l’avoir portée aussi haut qu’elle a pu,
En quel être plus beau va s’épurer son âme,
Et sent au-dessus d’elle un échelon rompu ;


En vain cette princesse au vasselage aspire,
Rougissant d’imposer à des brutes sa loi,
Comme un tyran, honteux d’un trop abject empire,
Veut relever sa gloire en servant un grand roi ;

Elle imagine en vain la race olympienne ;
Elle a beau, lui prêtant ses instincts de bourreau.
Mêler, pour l’émouvoir, si peu qu’elle en obtienne,
Le sang d’Iphigénie à du sang de taureau ;

Elle a beau confîer aux mains des Praxitèle
Un marbre pur docile au pur ciseau païen ;
Le génie inventeur et la pierre éternelle
N’ont pas produit ensemble un front égal au sien !

N’ayant pu faire entrer son Dieu dans nulle idole,
Elle a beau l’incarner dans son propre limon.
Vouloir que ce soit lui désormais qui s’immole,
Et que, saignant pour elle, il mérite en son nom ;

Elle a beau, soupçonnant que tout dogme l’abuse,
Mais trop seule pour vivre en se passant de foi,
Du monde entier se faire une idole confuse,
Ou même insolemment s’écrier : « Dieu, c’est moi ! »

Elle se connaît trop pour s’adorer soi-même,
Et le Tout n’est personne et ne peut être aimé ;
Son Dieu fuit son amour dans quelque astre suprême,
Dans un vague empyrée à ses regards fermé.


V



O vous, sereines créatures
Dont l’humble rang borne les maux,
Rochers, fieurs, forêts, animaux,
Exempts des sublimes tortures.
N’enviez pas sa primauté
A votre noble et tristre maître ;
Si grand qu’il vous puisse paraître
Il porte une plaie au côté.

De tous les vivants de la terre
Le plus partait, le dernier né,
L’homme se sent abandonné ;
Son culte lui reste un mystère.
Tandis que la faux et le frein
Vous font haïr sa tyrannie,
Il épuise, lui, son génie
A découvrir son souverain.

Après qu’il a de mille images
Peuplé d’innombrables autels,
A d’éphémères Immortels
Rendu d’infructueux hommages,

Après qu’il a tout adoré,

Jusqu’à la brute sa servante,
Sa solitude l’épouvante,
Son Dieu lui demeure ignoré.

Et sous l’Infini qui l’accable.
Prosterné désespérément,
Il songe au silence alarmant
De l’Univers inexplicable ;
Le front lourd, le cœur dépouillé,
Plus troublé d’un savoir plus ample,
Dans la cendre du dernier temple
Il pleure encore agenouillé.


LES CHERCHEURS


A la comtesse Diane


Jadis l’unique objet des plus hardis voyages,
C’étaient d’illustres rapts ou d’opulents pillages,
Des monstres à détruire ou des viols à venger ;
Les conquérants, jaloux d’éblouir leur patrie,
Suspendant le trophée à la poupe fleurie,
Revenaient la main pleine et le cerveau léger.

Plus tard des curieux, pour devenir des sages,
Allant de ville en ville éprouver les usages,
D’une police heureuse ont fait leur toison d’or ;
Puis ce fut l’ère enfin des hautes disciplines,
Dont le culte a poussé sous les volcans les Plines,
Et la vérité pure eut l’appât d’un trésor.

Colomb n’eut de butin que la vérité pure ;
De la terre il surprit seulement la ceinture,
Laissant les rois jouir de sa fécondité ;
Le premier qui du pôle affronta les banquises
Ne courait point chercher dans les glaces conquises
Un climat moins cruel que le climat quitté.


Le premier qui brava l’aridité des sables,
Sans espoir d’y marquer des pas ineffaçables,
Seulement pour chercher où commence le Nil,
N’eût point pour un Pactole abandonné ses courses,
Mais la soif de savoir, qui pousse l’âme aux sources,
Lui fît, mieux qu’un mirage, oublier le péril.

Et quand, pour y crier l’eurêka d’Archimède,
Montgolfier fend les airs, quel démon le possède
Sinon l’amour du vrai qu’Archimède a senti ?
Goûtant, plus que l’orgueil de se donner des ailes,
Le triomphe annoncé des lois universelles,
La fierté du penseur de n’avoir pas menti.

Tous, obscurs ou fameux, cherchent avec vaillance.
Le plus humble tribut qu’on verse à la science
Souvent pour l’enrichir fait plus qu’il ne parait.
Seul l’avenir en sait le prix et le mérite ;
Aussi, devant l’énigme au front du monde écrite,
Chacun brûle de lire un mot du grand secret.

Comme un python géant caché sous les broussailles,
Quand reluit au soleil une de ses écailles,
Par ce furtif éclair est trahi tout entier,
Le Vrai n’offre de soi nul indice inutile :
Une écaille qui brille au dos de ce reptile
Le livre à ses chasseurs dans son plus noir sentier ;


Car, soudés bout à bout, ses anneaux innombrables
Dans tous les nœuds qu’ils font restent inséparables.
Et tous au choc d’un seul vibrent en même temps ;
Mais nul ne voit d’abord, du seuil de la tanière,
La première vertèbre ébranler la dernière,
Dans ce monstre enroulé, la queue entre les dents !

Platon crut cependant rencontrer ses prunelles.
Et contempler au fond les formes éternelles.
Dont le moule s’impose aux accidents divers ;
Hier même, semblable ati damné que vit Dante
S’assimiler le corps du serpent qui le hante,
Hégel sentait en lui s’engendrer l’Univers.

Mais si haut qu’atteignit l’effort de son génie,
Ce téméraire élan fut l’extrême agonie
De la Chimère antique, échouée à jamais,
Fossile gigantesque et pareil à l’épave
D’un dragon naufragé, mais dont l’essor se grave
En des rocs enfouis qui furent des sommets !

Aveuglés par la brume ou la splendeur des cimes.
Ils ont pu s’égarer, ces chercheurs magnanimes !
Pour tout voir au grand jour ils ont du moins tenté
Du suprême plateau la route âpre et sans roses.
Leurs aspirations vers la cause des causes
Ont de l’homme avec Dieu prouvé la parenté.


SONNET

sur le tremblement de terre
de casimicciola


A Madame Emma Albaret.


Quelle estime fois-tu de ton chef-d’œuvre, ô Terre
L’homme est ton dernier né ; dans les fleurs tu lui ris,
De tes sucs les meilleurs longtemps tu le nourris,
Et tu filtres tes eaux pour qu’il s’y désaltère ;

Puis, pendant qu’il se fie à ton sein tutélaire,
L’écrasant tout à coup, brute sourde à ses cris,
Tu changes pour ton fils en tombeau ses abris,
Ta douceur prévoyante en aveugle colère.

Quand tu jettes ce traître et cruel désarroi
Dans les travaux savants de sa main créatrice,
Sans craindre que l’artiste avec l’œuvre périsse.

Lui veux-tu rappeler par un subit effroi
Qu’il tette par faveur une fière nourrice
Dont, malgré son génie, il n’est jamais le roi ?


DANS UNE ÉGLISE

devant un vieux tableau


A Madame Betzy Derosne.


 
Le Christ a prié seul, il vient de la montagne ;
La lumière en tremblant le vêt et l’accompagne,
________Il marche sur la mer,
Car tous les éléments à l’envi le saluent :
Ils savent quel il est, et ses yeux les remuent
________Du ciel jusqu’à l’enfer.

Ses disciples ont peur, et Pierre lui dit : « Maitre,
Si je marchais sur l’eau j’irais vous reconnaître. »
________Il répond : « Viens à moi ! »
Pierre va. Tout à coup s’élève une tempête.
Il chancelle, Jésus dans sa chute l’arrête :
________« Homme de peu de foi ! »

— « Vous êtes fils de Dieu, » lui dirent les apôtres.
Ils ne doutèrent plus. Ils l’ont vu ! mais nous autres,
________Ne douterons-nous pas ?
Nous ne demandons point de marcher sur les ondes,
Mais seulement, ô Dieu ! qu’une fois tu répondes
________Quand nous crions d’en bas.


Bien souvent, accablés, nous implorons des ailes
Sans entendre jamais des hauteurs éternelles
________Tomber ce mot : « Venez ! »
Devant l’Infini sourd au vœu, sourd à la plainte,
Humbles comme tes fils devant la table sainte.
________Nous songeons, prosternés.

Ah ! s’il faut, pour te voir, que notre orgueil pâtisse,
Que nous nous confessions dénués de justice,
________Pauvres de vérité,
Que, las d’interroger, nous te rendions les armes.
Que nos déceptions aient épuisé nos larmes,
________Nous t’avons mérité !


SONNET


A Madame Amélie Hayem


Pascal, qui, tourmentant ton grand cœur attristé,
Eu sublimes efforts épuises ton génie
Pour terrasser le doute et mettre en harmonie
La misère de l’homme avec sa majesté,

Tu sens par la raison le Credo contesté,
Et, lutteur isolé dans l’arène infinie,
Tu combats, une main de ton compas munie,
L’autre cachant ta plaie où le dogme est resté.

Que n’es-tu né plus tôt concitoyen d’Euclide !
Ou plus tard, dans notre âge où tout le ciel se vide
De ses Dieux obscurcis pour s’emplir de soleils !

Nous te verrions, exempt d’une foi qui torture.
Fier penseur, présider sans trouble à nos réveils,
Et, l’âme libre et saine, affronter la Nature.


LA MARÉE


A Madame Émilie Chambre.


Sur les vivants, bêtes et plantes,
Qu’ont lassés les feux du soleil,
De ses urnes sombres et lentes
Le soir épanche le sommeil.

Le vent tombe, mourante haleine
Où semble expirer un secret ;
Tout dort sur le mont, dans la plaine,
Et sous l’immobile forêt.

Le Ciel et la Mer se regardent.
Seuls vibrent à travers la nuit
Les traits d’or que les astres dardent,
Seules les vagues font leur bruit ;

Au roc poli comme une armure
Par leur âpre et fougueux assaut
Elles se heurtent. Leur murmure
Trouble le silence d’en haut.


— « Toutes les lèvres sont fermées,
Dit la Mer, tous les yeux sont clos ;
Aux douleurs par l’oubli charmées,
Grand Ciel, tu verses ton repos.

« Mais moi, je veille et me lamente.
Moi seule tu ne m’endors pas ;
Un fouet invisible tourmente
Mes flots éternellement las ;

« Et quand, secouant leur martyre,
Ils se soulèvent courroucés,
Ils sentent leur poids qui les tire,
Dans leur lit jaloux repoussés.

« Étoiles, que je vous envie !
Le Zodiaque tourne en paix
Sur la courbe déjà suivie
Dont il ne s’écarte jamais ;

« Mes eaux s’entrechoquent sans trêve
Dans leur combat toujours nouveau ;
Leur foule en vain de grève en grève
Court après son fuyant niveau,

« Jouet d’une chaîne ennemie
Et d’un implacable aiguillon,
Elle a, pour un jour d’accalmie,
Des siècles d’agitation.


« Parmi les peines innombrables
Qui font de ce monde un enfer,
En vois-tu qui soient comparables
Au tourment qu’endure la Mer ? »

Des tempêtes et des désastres,
De tous les maux d’en bas témoin,
Le Ciel, sublime océan d’astres.
Entendant cet appel au loin,

Répond : « Ton sort n’est point le pire !
Plains la race au rêve anxieux
Dont le front à m’atteindre aspire
Et qui rampe en levant les yeux ;

« Plains, ô Mer, plains la race humaine
Au bras si frêle et si petit !
Ta masse en se ridant à peine
Brise son œuvre et l’engloutit.

« Ah ! si grand qu’il soit, son génie
Ne fait qu’à tâtons explorer
Avec une sonde finie
L’Infini qu’il doit ignorer.

« Moins vains sont tes bruyants tumultes
Que ses guerres et ses discours
Pour des frontières et des cultes
Qu’elle change et défend toujours.


« Elle aussi, que tant de querelles.
Hélas ! n’équilibrent pas mieux,
Porte envie aux lois éternelles
De mon grand peuple harmonieux.

« Vous êtes captives ensemble ;
Son malaise est pareil au tien,
Et son élan vers moi ressemble
A ton élan quotidien ;

« Comme la marée obstinée
Pour te relâcher te reprend,
Son histoire à sa destinée
Tour à tour l’arrache et la rend ;

« Comme vers Phœbé tu t’efforces
Sans fin par un attrait fatal,
Elle lutte sous les amorces
De l’inaccessible Idéal ! »


LA CORDE RAIDE


A Madame Aimée Godard.


Prudente équilibriste à l’œil fixe, au pas lent,
Ma raison se confie au doute vigilant
Et résiste à deux voix qui dans le cirque intime,
L’obsédant tour à tour, l’inclinent vers l’abîme.
L’une lui souffle : « L’homme, en naissant faible et nu,
Se prétend créé prince et n’est qu’un parvenu.
La terre, sa première et dernière patrie,
Ne fut pas pour lui plaire et le servir pétrie :
Il n’y défend ses jours que par d’affreux combats.
Elle voit sa misère et ne s’en émeut pas ;
Le sang que font couler l’injustice et la force
Inonde impunément son insensible écorce.
Aveugle, avant qu’il fût elle tournait sans lui
Et sans lui tournerait demain comme aujourd’hui.
Le doigt sûr qui traça son immuable orbite
N’en prit pas la mesure à ce nain qui l’habite,
Et n’eut point, en réglant sa carrière et son pas,
Ô mortels, le souci d’illustrer vos compas.
Son moteur éternel confond votre génie,
Et vos pleurs de sa loi troublent peu l’harmonie.

Vos cités, vos chemins, vos moissons, vos troupeaux,
Vos codes, vos outils, vos armes, vos drapeaux,
Qu’importe à l’Infini ? La terre en paix chemine
Et laisse fourmiller sur son dos sa vermine. »

— « Ô majesté du front ! chante alors l’autre voix,
Triomphe du vouloir sur l’instinct par le choix !
Puissance de la main ! don sacré du langage !
Hyménée où l’amour à se poser s’engage !
De l’homme sur la brute auguste primauté
Ô justice ! Ô tendresse ! Ô science ! Ô beauté
Ce que vous animez de terrestre matière
N’est, il est vrai, qu’un point dans la Nature entière,
Mais plus vaste qu’un ciel et libre comme Dieu
L’âme est une étrangère en ce grossier milieu ;
Son espace est ailleurs, elle n’est pas mortelle,
Tout le poids des soleils ne pourrait rien sur elle !
Oui, l’homme est bien un roi : nul ne connaît l’ennui,
Et nul ne peut sourire, en l’univers, que lui ! »

Pour moi qui n’ose point sous mon front éphémère
De l’immortalité caresser la chimère.
Et ne me reconnais ni vermisseau ni roi ;
Qui, des pensers d’un peuple héritier malgré moi,
Écho de ses leçons dans mes propres études,
Penserais autrement sous d’autres latitudes,
Dont l’amour par les sens captif impur du sol
Ne peut pourtant rêver sans jalousie au vol,
Et dont l’intelligence, éclair furtif, en elle

Mire, avec l’infini, la durée éternelle,
Je ne saurais sans peur et sans témérité
Élire la doctrine où gît la vérité.
Non ! ma raison, debout sur une corde étroite,
Avec un balancier qui penche à gauche, à droite,
Maintient son équilibre au prix de son repos
Jusqu’au bord de la tombe, où, sombrant, les yeux clos,
Elle s’endormira sans regard en arrière
Ni blasphème enfantin ni suspecte prière,
Refusant tout du cœur, même le désespoir,
Fidèle sans salaire à son cruel devoir.


SONNET


A Madame Alice Renard.


 
L’instinct le plus puissant et le plus noble vœu
Sont tous deux dans le cœur satisfaits sur la terre
Par l’accord simple et doux, que nul conflit n’altère,
De l’amour maternel avec l’amour de Dieu ;

L’un, né fidèle, exempt de serment et d’aveu,
Est de la race en fleur le pur dépositaire ;
L’autre verse avec foi sur l’éternel mystère,
A défaut du grand jour, la lueur de son feu.

Ô mères ! le Calvaire à bon droit vous attire,
Car votre chair aussi pour nous souffre un martyre.
Et Bethléem a fait un autel d’un berceau.

Moi, qu’attriste et confond la Nature insensée,
Créatrice à la fois du tigre et de l’oiseau,
Que ne puis-je endormir par mon cœur ma pensée !



POUR LES ARTS


SONNETS




LA GOUTTE DE NECTAR

sonnet


a madame a.-m. blanchecotte


 
Par-dessus l’Océan, les monts et les déserts.
Portant à boire aux dieux sous la sublime voûte,
Ganymède épandit du nectar sur sa route,
De son flacon d’onyx orné de jaspes verts.

La liqueur, en tombant dans la coupe des mers,
Devait bientôt s’y perdre et la parfumer toute,
Quand le Zéphyr passant recueillit cette goutte,
Et, fier de son fardeau, le berça dans les airs ;

Puis aux lèvres de l’homme, humble encore et sauvage.
Il alla déposer le dangereux breuvage
Comme un baiser du ciel, mêlé d’ambre et de feu.

L’homme a connu ce vin dont la saveur altère,
Et n’en voulant plus d’autre il a maudit la terre
Trop pauvre pour suffire aux grandes soifs d’un dieu.


SONNET

a frédéric mistral


 
Dans ta Provence, où l’air est moins troublé qu’ici,
En paix, au grand soleil, Mistral, tu peux encore
Chanter les cœurs qu’allume et les fronts que décore
Un ciel chaud dont l’azur n’est jamais obscurci.

A nos subtils pensers dont tu n’as point souci,
A nos vagues tourments que ta verdeur ignore
Tu n’as jamais prêté ton langage sonore,
Trop ingénu pour eux, trop éclatant aussi.

Nous, nous voulons toucher tout ce qui nous dépasse,
Nous posons, curieux, dans l’âme et dans l’espace,
Sur tous les infinis la loupe et le compas ;

Toi, dont la Muse, au lieu d’explorer, se rappelle,
Fidèle en haut à Dieu, fidèle au peuple en bas,
Tu puises les beaux vers à leur source éternelle.


SONNET

a paul sédille


Le visage d’un temple est immatériel.
L’Architecture a mis au cœur glacé des pierres
Et sous le voile épais de leurs pales paupières
Un grand rêve, et leur peuple est monté vers le ciel.

Servante auguste, elle a pour œuvre essentiel
D’opposer une armure aux saisons meurtrières,
Mais elle est votre sœur, divines ouvrières !
Abeilles, qui puisez le ciment dans le miel ;

Car, butinant la grâce, elle extrait des acanthes,
Des roses et des lis, leurs lignes élégantes,
Miel des yeux et pour l’âme ingénieux appâts ;

La frise imite un lierre et la colonne un arbre ;
Mais l’édifice entier sans modèle ici-bas
Prend l’essor idéal d’une musique en marbre !


DEVANT L’APOLLON DU BELVÉDÈRE

sonnet


a charles degeorge


L’horizon verse en nous l’allégresse ou l’ennui,
Le monde intérieur se teint du jour solaire :
Le climat laisse empreint son vivant similaire
Dans l’âme et le roseau qu’elle a pour frêle étui,

Et la beauté du corps n’est que l’hymen en lui
De sa terre natale et du ciel qui l’éclairé ;
Elle est de leur baiser l’ouvrage séculaire,
Ébauche heureuse, encore à parfaire aujourd’hui.

O Sculpteur ! plus puissant que la Nature même,
Tu coules en airain son modèle suprême
Dans le moule idéal qu’elle n’a pas rempli ;

Ton regard dans la forme humble encore devine
Le pur contour élu par son type accompli :
On te la livre humaine, et tu la rends divine !


SONNET


a louis leloir


Pendant que ton laurier, dépassant les cyprès,
Reverdit sous les pleurs, glorieuse rosée.
Je cherche et ressaisis ton âme, déposée
Dans l’image où ta main l’a mêlée à mes traits ;

J’évoque en ce chef-d’œuvre admiré de plus prés
Ton intime personne à ma forme infusée,
Toute la part de l’homme au tombeau refusée !
Et tes coups de crayon s’y montrent deux fois vrais.

Deux fois révélateurs ! car ils y font revivre
Ta propre vision jalouse de poursuivre
Au fond de mon regard ma pensée et mon cœur.

Ta main, sur le papier, de son plus noble geste
A repoussé la Mort et frustré sa rigueur :
Ta vie inaltérable avec la mienne y reste !


SONNET


a tony robert fleury


Oui, le suprême arbitre en peinture, c’est l’œil :
Nulle inspiration, si l’artiste le blesse,
Ne saurait du pinceau racheter la faiblesse ;
L’œil réclame un plaisir même aux couleurs du deuil.

Mais, tu le sais aussi, l’âme humaine est l’orgueil
Et l’honneur de la terre, et le peintre qui laisse
Une œuvre où l’âme imprime à la chair sa noblesse,
Des plus nobles regards s’est assuré l’accueil.

Cher Tony, tant qu’au ciel Varsovie et Corinthe
Montreront dans les cœurs et les marbres empreinte
La souillure des viols par la force commis,

Que le Juste et le Beau se vengeront des armes
Par les pleurs indignés de leurs derniers amis.
Tu charmeras les yeux en arrachant des larmes.


SONNET


a henner


La terre avec lenteur, dans les âges anciens,
Apprêtait sa palette en composant sa flore.
Fleur suprême, la chair attendit pour éclore
L’essai soigneux des tons dignes d’être les siens.

Lors parut la Beauté, qui par de forts liens
Traîne à ses pieds l’Amour dont le soupir l’implore.
Forme qu’un sang vivace et printanier colore.
Le plus suave, hélas ! le plus frêle des biens !

Mais les peintres, rivaux heureux de la Nature,
Prêtent à cette forme une splendeur qui dure
Et nous ravit les yeux sans nous coûter un pleur.

Grâce à toi, sans souffrir, nous l’aimons sur la toile
Comme dans l’ombre un lis dont l’exquise pâleur
Blondirait au baiser vif et doux d’une étoile.


SONNET


a carolus duran


Combien de fronts jadis le soleil éclairait
Dont pas un jusqu’à nous n’a traversé les âges !
La Nature produit d’innombrables visages
Dont il ne reste plus dans la tombe un seul trait.

C’est pourquoi sans l’artiste à jamais périrait
La forme des héros, des rêveurs et des sages ;
Tous les corps ici-bas font de si courts passages.
Heureux celui que sauve un immortel portrait !

Le portrait fait durer l’âme dans la matière :
Mon âme par la toile est reflétée entière,
Ô Carolus, j’y sens respirer mes douleurs.

Ton pinceau dans mes yeux a surpris ma pensée ;
Elle vivra par toi mêlée à tes couleurs
Longtemps après les vers qui l’auront cadencée.


VAN DYCK

sonnet


a madame jeanne guiffrey


 
Rubens est bien ton maître, ô Van Dyck ! c’est bien lui
Dont l’influence altière en ton œuvre s’accuse ;
Ta palette lui doit le prisme dont elle use
Et la fécondité qu’on t’envie aujourd’hui.

Mais tu n’empruntes pas à la leçon d’autrui
La suprême élégance en tes portraits infuse :
Ce don que la Nature à de plus grands refuse
De ta gloire est le propre et le solide appui.

L’enfance admire en toi son naïf interprète ;
Ton pinceau n’apprit pas la noblesse qu’il prête
A ses modèles, tous ou princiers ou divins ;

Non, cette grâce tendre à ce goût fier unie,
Pour l’inspirer, l’exemple et le conseil sont vains :
C’est ta mère, après Dieu, qui t’a fait ton génie.


SONNET

a emmanuel lansyer


 
La face de la terre a l’attrait d’un visage,
Et l’horizon changeant selon l’heure est pareil,
Tour à tour assombri, blêmissant ou vermeil,
Au front où les pensers impriment leur passage.

Toi qui fais de la brosse et de la lyre usage
Pour célébrer les champs, la mer et le soleil,
Éclaire mon regard de ton savant conseil,
Inspire-moi l’amour calmant du paysage !

Peintre, donne à mon cœur des leçons par les j’eux ;
Poète, dicte-moi les mots harmonieux
Dont la sonorité rend la couleur des choses !

Car je veux oublier, ivre d’air et d’azur.
Pour les sites charmants, sereins, ou grandioses.
Un monde où rien n’est vrai, ni sublime, ni pur.


SONNET

a madame la vicomtesse de grandval


 
Les rumeurs de la mer et les soupirs des bois
Expriment la douleur ou farouche ou touchante,
Mais l’on sent, plus troublé, quand c’est l’homme qui chante,
Le cœur et l’air vibrer ensemble dans la voix ;

Que des sons fraternels sous l’archet et les doigts
Servent la plainte humaine, elle est plus arrachante,
Elle déchire l’âme et cependant l’enchante
Par un céleste écho des terrestres émois.

Et souvent la Musique est plus puissante encore :
Son charme ouvre à l’extase un paradis sonore.
De sublimes séjours à la terre inconnus ;

C’est le monde où le rêve est rejoint par la vie,
Si beau qu’hélas ! nos morts n’en sont plus revenus.
Vous y planez d’avance, ah ! que je vous envie !


SONNET

a mounet sully


 
Mon cœur brûle tout seul dans un exil profond,
Palpitant et voilé comme un feu sous la cendre ;
J’y sens vibrer mes vers, mais nul n’y peut descendre
Pour ouïr la musique intime qu’ils y font.

Comment donc sans l’ouvrir en peux-tu voir le fond ?
Ami, comment peux-tu, mieux que moi, faire entendre
Dans ta voix, tour à tour si terrible et si tendre.
Le vrai soupir où l’âme au souffle se confond ?

Quelle est donc ta magie, ô toi qui me révèles
Dans mes propres bonheurs des délices nouvelles,
De nouveaux aiguillons dans mes propres tourments ?

Ah ! vous autres, pour nous vous êtes des orfèvres
Qui savez enchâsser dans l’or les diamants,
Car la beauté des vers s’accomplit sur vos lèvres !


SONNET

a constant coquelin


 
L’œuvre du comédien reste toute avec lui.
Il voit rire ou pleurer le peuple qu’elle enivre ;
De ses créations rien ne doit lui survivre
Que la gloire ! Du moins il en aura joui.

Le poète sent fuir son rêve évanoui
Loin de son âme, épars dans les feuillets du livre ;
Aux mains de ceux qu’il charme il ne peut pas le suivre,
Et n’en peut savourer le triomphe aujourd’hui.

Ah ! quand même ton art, sauveur de mon poème,
L’associe aux faveurs de la foule qui t’aime,
Sur tes lèvres en vain mes vers sont applaudis,

Mon orgueil n’ose pas en tirer avantage,
Car si je les ai faits, c’est toi qui les as dits,
Et tu m’ôtes l’honneur d’un laurier sans partage.


SONNET


a coquelin cadet


Pour son retour à la Comédie Française


 
Bientot las de sa fuite un rebelle étalon
Dans les bois échappé, s’égratignant aux branches,
Se prend à regretter les marguerites blanches
Et l’herbage soyeux du maternel vallon ;

Tu veux donc, repentant, d’un leste et lier talon,
Comme autrefois, Cadet, heurter les bonnes planches,
Le béret sur la nuque et les poings sur les hanches,
Souple et fringant valet applaudi d’un salon !

Traître à Molière, en vain ton masque dissimule
Tous tes pleurs généreux et de frère et d’émulé :
Ton sang te revendique, obéis à sa voix !

Quel bonheur ! n’est-ce pas ? de réveiller encore,
En l’honneur des aïeux, dans le rire gaulois
La gaité du bon sens qu’un beau verbe décore !


SONNET

a léontine beaugrand
Sur sa retraite


Qui nous consolera de ton brusque départ.
De ton injuste exil, savante enchanteresse
Dont le pas élégant à sa chaste caresse,
Sans corrompre le cœur, enchaînait le regard ?

Tu forçais les penseurs à respecter ton art,
Car c’est par toi qu’émus d’une noble allégresse
Ils comprenaient pourquoi les sages de la Grèce
Au culte de la danse avaient marqué sa part.

C’est par toi, par ton vol aux courbes expressives,
Que des ailes de l’âme et des lignes du corps
Nous sentions les profonds et merveilleux accords.

Si tes grâces, Beaugrand, doivent rester oisives,
Qui nous rendra l’extase où tu nous ravissais
Par ton charme si fin, si pur, et si français ?



POUR MON LYCÉE




VERS

lus à un banquet du lycée condorcet


Mes chers camarades,


Mon office important de président m’impose
Devant vous le devoir de ne parler qu’en prose,
Et… Mais je crois, bon Dieu ! que je viens de rimer !
Je voulais en langage austère m’exprimer,
Et voilà de retour la rime en vain bannie !
On ne peut à son gré dompter cette manie
D’assortir les beaux sons, d’en chercher les échos.
Et de les ordonner par nombres musicaux.
C’est surtout au réveil d’une image touchante,
C’est quand la voix du cœur tressaille en nous et chante,
qu’à notre insu tout bas nous en rythmons l’essor
Et cédons au plaisir d’en faire tinter l’or.
Et comment refréner tout élan poétique
Dans ce riant banquet, vierge de politique ?
Par la fraternité, par ses faciles nœuds,
Exempts de nous heurter au problème épineux
D’être en paix sans s’aimer, d’être unis sans se plaire,
Nous célébrons gaiment l’égalité scolaire,

Où les rangs sont donnes par de loyaux combats,
Sous de justes tyrans qu’ont choisis des papas.
C’est le lieu formé sous leur règne équitable
Qui nous ramène tous à cette large table.
Ce lien si solide est pourtant bien subtil,
Et peut sembler d’abord aussi ténu qu’un fil :
Nous sommes, en effet, tous de différents âges,
Occupés dans ce monde à différents ouvrages,
Car l’un fait des budgets et l’autre fait des vers.
Nos bandes, au hasard par des maîtres divers
Sur des bancs inégaux tour à tour élevées,
Toutes au même instant ne s’y sont pas trouvées ;
Nos foyers différaient, et dans nos pensions
Nous n’avons pas fleuri sous les mêmes pions ;
Le lycée a changé : vers la place du Havre
Sa façade plus neuve et plus belle me navre,
Et combien d’entre nous ne voient pas sans souci
Leurs chers contemporains transfigurés aussi !
Des choses ni des gens rien n’est resté le même ;
Nous reconnaissons-nous ?… Et pourtant je vous aime.
Oui, je vous aime tous, vous mes derniers cadets,
Vous mes aînés qu’hier d’en bas je regardais.
Nous avons, je le sens, eu la même nourrice !
Souffrez que mon sourire un moment s’attendrisse
Pour l’Université dont nous bûmes le lait
Si pur, quoique si vieux, au même gobelet.
A sa faveur, le pacte ancien qui nous rassemble,
Pour gracieux qu’il soit, est plus fort qu’il ne semble.
Je l’éprouve ce soir, et certes il m’est doux

De me voir accueilli fidèlement par vous
Comme un marin naguère embarqué petit mousse :
Il est parti, des mers affrontant la secousse
Et les longs calmes plats non moins à redouter,
Pour chercher s’il n’est pas quelque fruit à goûter
Et quelque ciel à voir, plus suaves encore
Que ceux dont le hameau paternel se décore ;
Il revient, il accourt au toit qu’il a laissé,
Fier d’étaler aux yeux le singe bien dressé
Et la noix de coco bien lisse qu’il rapporte.
Sa famille l’attend et, du seuil de la porte,
Pour voir tant de richesse entrer dans la maison,
Le guette… Il la retrouve en pleine floraison :
Les anciens, vénérés gardiens des chers usages,
Et les derniers venus dont les jeunes visages,
Exprimant la même âme avec plus de vigueur.
Sont nouveaux pour ses jeux sans l’être pour son cœur.
Ainsi je me réveille, au retour, sur la grève
D’où je fis voile, enfant, pour l’infini du rêve,
Et sauvé, mais tremblant de ma témérité,
J’en cueille le bienfait, désormais abrité,
Et j’en goûte, oubliant les flots et leur tourmente,
La récompense, auguste hier, ce soir charmante.
Mais, si calme que soit le refuge du port,
Si bon que le sommeil nous semble après l’effort,
N’ayez peur que la paix de l’Institut m’endorme.
On dit que la coupole a quelque peu la forme,
Sous la neige, en hiver, d’un bonnet de coton
Gigantesque et pompeux tiré jusqu’au menton.

Mais c’est un méchant mot dont il ne faut rien croire ;
On court, à s’y fier, le risque d’un déboire.
Car j’ai dû, pour ma part, dévorer trente fois
Trois cents vers manuscrits depuis moins de deux mois,
Et combien de romans, par surcroît, ai-je à lire !
Pour un labeur si propre à causer le délire.
Ne vous semble-t-il pas que le prix de vertu
Serait plutôt à ceux qui le donnent bien dû ?
Non, je ne m’endors pas au sein d’une Capoue ;
Un scrupuleux souci me hante et me secoue :
Comme un pauvre qui songe à tous ses créanciers,
Je me sens débiteur de tous mes devanciers
A qui mon art novice emprunta ses modèles ; —
De mes amis d’enfance aux censures fidèles,
Qui, soigneux de mon vers comme de leur trésor,
Y savent dégager de la gangue un brin d’or ; —
De ceux qui, plus nouveaux, pour affronter la lice,
A leur noble folie ont besoin d’un complice,
Et, suivant son exemple, ont droit à son appui ; —
De mon pays enfin qui, trop mûr aujourd’hui
Pour se complaire aux jeux d’une muse légère
Et d’une rêverie aimable et mensongère,
Réclame, pour armer son cœur dans ses périls.
Des poètes, hélas ! moins tendres que virils !
Pourtant rassurez-moi, dites-moi que la grâce,
L’amour, l’aveu tremblant qui s’échappe à voix basse,
Ou les hardis coups d’aile et les soifs d’infinis,
Ne sont pas pour toujours de nos chansons bannis ;
Que la fleur dont le sol où nous vivons s’honore,

La fleur de l’élégance est bien française encore ;
Qu’au règne du scalpel inexorable et sûr
Notre âme peut encore échapper dans l’azur !
L’azur ! en vérité, mes amis, je m’égare :
A table vous parler d’azur sans crier gare,
Quel guet-apens ! Je n’ai, je crois, qu’à me rasseoir.
Redescendons sur terre, il y fait bon ce soir.
A défaut de nectar buvons le jus de vigne
A notre cher lycée, à sa règle bénigne,
Au généreux savoir de ses maîtres aimés,
A la longue union des cœurs qu’ils ont formés !
De nos cœurs, assurés, dès le seuil de la vie.
Dans la route montante avec effort gravie,
D’un mutuel soutien qui perpétue entre eux
Tout ce que la jeunesse a de plus généreux.


L’UNIVERSITÉ


A M. Deltour,
mon ancien professeur au Lycée Bonaparte.


Je ne suis pas ingrat, je t’aime et je t’honore
Pour tes saines leçons, noble Université !
Car il m’est salutaire, à l’âge d’homme encore,
Le puissant cordial dont tu m’as allaité ;

Et tes bras généreux sont ceux de la Patrie
Qui, fière de ses fils, les unit sur son cœur ;
Leur âme, par tes soins éclairée et fleurie.
Te doit son ornement, sa règle et sa vigueur.

Fidèle à la Nature et sévère comme elle,
Tu laisses au combat à discerner les forts,
Tu ne regardes pas qui suce ta mamelle :
Seul, chez toi, le mérite est l’artisan des sorts ;

Disputant aux foyers qu’un vol précoce effraie
D’heureux dons enfouis qui les illustreront,
Ton accueil enhardit la vocation vraie
Qui soupire hésitante et frémit sous le front.


Partout pour l’avenir épiant les couvées,
Tu sauves à tout prix, dès leur premier éveil,
Les voix de rossignols qu’on aurait étouffées,
Les prunelles d’aiglons qu’on fermait au soleil.

Si la gaîté du ciel rarement illumine
Tes austères préaux qui n’ont pas d’horizons,
Un peu du grand zéphyr qui souffle à Salamine
Mêle un salubre arôme à l’air de tes prisons.

Dans le sol sans gazon de tes cours sans platanes
Cependant une fleur attique germe et croît,
Et tes enseignements, si purs quoique profanes,
Font en nous l’esprit ferme et libre et le cœur droit.
 
Pour moi, je te rapporte en nourrisson fidèle
Le meilleur des pensers que je rime aujourd’hui ;
Si j’ai fait un bon vers, il te doit son coup d’aile.
Sa trempe et son éclat, car ton sang coule en lui.


STANCES

A PIERRE CORNEILLE


Deux siècles ont passé, deux siècles, ô Corneille !
Depuis que ton génie altier s’est endormi
En recevant trop tard pour sa dernière veille
L’aumône de ton roi par la main d’un ami.

Comme un chêne géant découronné par l’âge,
Déserté des oiseaux qu’il attirait hier
Et qu’éloigne le deuil de son bois sans feuillage,
Tu finis seul, debout dans un silence fier.

Ta renommée avait par son aube éclatante
Alarmé le Mécène ombrageux de ton art :
Un monarque a laissé, par sa grâce inconstante,
Le laurier du poète inutile au vieillard.

Mais, après deux cents ans, voici que ta patrie,
Qui dispense elle-même aujourd’hui sa faveur,
Dans son grand fils, plus cher à sa gloire meurtrie,
De l’Idéal invoque et fête le sauveur !



Car si déjà tes vers par leur saine puissance
Rendirent la noblesse aux lèvres comme au cœur.
Aux rires de Thalie enseignant la décence,
Aux cris de Melpomène une austère vigueur.

Leur mâle accent encore aujourd’hui nous révèle
Ce qui dort d’énergie en notre volonté,
Et sait y faire encor palpiter la grande aile
De l’héroïsme ancien, vaincu mais indompté !

De Chimène et du Cid la tragique aventure
Nous exhausse le cœur pour nous mieux émouvoir.
En nous montrant l’amour qu’un jeûne ardent torture
Et qui lutte enchaîné par le sang au devoir.

Quand, fouillant le passé, ton génie en ramène
Des traits d’honneur fameux que tes beaux vers font tiens
Tu sais communiquer ta vieille âme romaine
Par la voix d’un Horace à tes concitoyens !

Tu nous rends généreux par l’exemple d’Auguste,
Quand du ressentiment le sublime abandon
Ose trahir en lui la sévérité juste
Pour nous faire admirer la beauté du pardon !

Polyeucte en un chant magnifique et suave
Nous promet un royaume où la paix peut fleurir,
Et témoigne en tombant, devant les dieux qu’il brave,
Que le Dieu qu’il révère enseigne à bien mourir !


O tragédie ! appel profond de l’âme à l’âme
Par les plus grands soupirs arrachés aux héros,
Qui rend des passions la louange et le blâme
Vivants au fond de nous par de poignants échos,

Art sobre de parure, à la fois économe
Du lieu, du temps où gronde et frémit l’action.
Plus jaloux d’évoquer l’éternel fond de l’homme
due de flatter des yeux la frêle illusion !

Corneille, dans tes vers résonne impérieuse
La formidable voix que cet art prête aux morts,
Et la frivolité d’une race rieuse
Y sent comme un reproche éveillant un remords.

Ses jeux lui semblent vains sous ta parole grave,
Ses querelles, hélas ! méprisables aussi ;
A ses communs élans que la discorde entrave
Tu rouvres l’Idéal comme un ciel éclairci !

Quand de tes vers vibrants la salle entière tremble,
Les hommes ennemis pareillement émus,
Frères par le frisson du beau qui les rassemble,
Pleurant les mêmes pleurs, ne se haïssent plus !

Non ! car l’enthousiasme a le saint privilège
De rendre au vol des cœurs sa pure liberté,
Comme l’essor croissant des nacelles s’allège
De tout le sable vil qu’elles ont emporté,


Et, sous un même vent d’espérance et d’audace,
Ils sont tous entraînés vers les mêmes hauteurs.
D’où l’immense horizon, que l’œil sans voile embrasse,
Nivelle et noie en bas l’arène et les lutteurs.

C’est ainsi qu’au-dessus des passions vulgaires,
Aux vertus qui s’en vont nous forçant d’applaudir,
Tu nous fais oublier nos misérables guerres
Dans un monde où tout l’homme aspire à se grandir

Ah ! du moins, pour un jour, au pied de ta statue,
Imposant l’accalmie au forum agité,
La France, de sa gloire ancienne revêtue,
Peut jouir, grâce à toi, de l’unanimité !

Et devant toi l’espoir ose en elle renaître.
Car, après deux cents ans, ses maux n’ont point tari
Le sang vivace et pur qui t’avait donné l’être,
Et n’ont pas épuisé le sol qui t’a nourri.

Au nid d’où sortit l’aigle un aiglon peut éclore
Dont l’œil porte à son tour des défis au soleil,
Et dont l’aile, après lui, tente le ciel encore
D’un vol imitateur mû par un sang pareil !

Chez tes fils d’aujourd’hui retrempés par l’épreuve
Que ton œuvre virile engendre des rivaux !
Que ton solide verbe offre a leur âme neuve
Un moule rajeuni pour des pensera nouveaux !


L’air que tu respirais gonfle aussi leurs poitrines,
L’accent qui l’animait passera dans leurs voix,
Ta langue peut s’user, mais ses nobles ruines
Légueront à leurs vers le souffle d’autrefois !

Salut, Maître, salut ! Si la mort n’est qu’un somme,
Réveille-toi, respire, entends, vainqueur serein,
Le retentissement sur la terre et dans l’homme
Des poèmes sortis de ta bouche d’airain !

Vois la pompe qu’un peuple en ton honneur étale
Pour rendre, à son appel, ton réveil triomphant !
Ressuscite et reçois, dans ta ville natale,
L’hommage de la France à son sublime enfant !


JEAN-JACQUES ROUSSEAU



I


La Nature soutient depuis des jours sans nombre
L’assaut du genre humain, sans trêve ni merci ;
L’homme par son génie impatient de l’ombre
L’oblige à lui livrer son mystère éclairci.

Il l’oblige à servir un maitre qui la viole,
A lui livrer tout nus son âme et ses attraits ;
En pillant ses beautés l’art fait d’elle une idole,
La science une esclave en pillant ses secrets.

Comme une vierge austère à la pudeur farouche,
Sous le feu menaçant des avides baisers,
Tient closes à la fois sa paupière et sa bouche
Et défend sa poitrine avec ses bras croisés,

Et fuit le collier d’or qu’offrent des mains impures
A sa naïve grâce afin de l’embellir,
Parce que sa fierté redoute en ces parures
Des chaînes qui pourraient en l’ornant l’avilir,


Ainsi, sans l’homme heureuse et plus belle inutile,
La Nature le craint ; elle semble abhorrer
Les affronts du scalpel savant qui la mutile,
Les hommages de l’art qui croit la décorer.

Elle refuse au traître ennemi qui la guette,
Avec un fier mépris ses lèvres et ses jeux.
Elle voudrait pour l’homme être aveugle et muette
Et sous ses voiles fuir son joug impérieux.

Mais il sait la forcer par ruse ou par contrainte
A lever la paupière, à desserrer les dents ;
Elle résiste, cède, échappe à son étreinte…
Et la lutte est ancienne et durera longtemps.

II


O Rousseau ! champion de cette vierge auguste,
Tu pris parti pour elle en ce rude combat,
Et tu t’émus, sentant que sa cause était juste,
Tremblant pour l’homme aussi qu’elle n’y succombât,

Car tu craignais qu’enfin la vaincue asservie
Ne fît pas plus heureux ni plus grand le vainqueur.
Et que ce conquérant, corrupteur de sa vie.
N’employât sa pensée à dépraver son cœur.


Tu craignais que déjà la Nature outragée
Par l’homme monstrueux dans ses plus saintes lois
Ne fût par l’esclavage et le vice vengée
Sur son propre bourreau qui bâillonnait sa voix.

Tu l’entendais pousser des soupirs de détresse,
Tu t’es entre elle et l’homme avec amour jeté.
O Jean-Jacques, ton siècle en a fait sa maîtresse,
Mais le premier ton cœur épousa sa beauté !

Tu la fis admirer dans les pleurs de Julie,
Respecter par Émile et cultiver en lui,
Et ton rêve l’offrit aux peuples accomplie
Dans la justice ayant la raison pour appui.

Hélas ! tu fis le plan d’un temple à la Justice,
Mais tu n’étais plus là pour guider les maçons !
Ils ont d’abord gâché dans le sang leur bâtisse,
Ivres du vin trop chaud de tes fières leçons.

III


Ah ! quel penseur prévoit le destin de son rêve !
Il en jette la graine au vent et disparaît,
Et ce qui sortira des sources de la sève,
C’est peut-être une fleur, peut-être une forêt.


L’une et l’autre ont surgi de tes vives semences :
La forêt populaire aux ténébreux élans
Qui du fond de l’Érèbe aspire aux cieux immenses
Et la fleur poétique aux pétales tremblants.

Dans ton âme sauvage à la fois et souffrante
Cette fleur a germé quand, le bâton en main,
La besace à l’épaule, à ta jeunesse errante
Tu cherchais un asile au hasard du chemin.

Tu voyais blêmir l’aube à l’horizon des plaines
Et midi cribler d’or l’ombre des bois épais,
Et le soir empourprer les montagnes lointaines,
Et la nuit abîmer les mondes dans la paix.

Ces spectacles perdus pour les hôtes des villes
Font regretter l’Éden aux songeurs vagabonds ;
Pour toi, contre les murs et les cités serviles
Ils furent dès l’enfance en révoltes féconds.

Et tu frémis, penseur qu’un joug pesant terrasse,
De voir à quels emplois ton sang te ravalait,
De sentir ton génie abaissé par ta race.
Prêtre de la Nature et, pour manger, valet !


IV


Hé bien ! c’est pour ton culte à la grande déesse
De tout poète aimée, et qui prête en retour
Aux plus beaux vers leurs cris, leur souffle et leur richesse,
Que la Muse aujourd’hui te salue à son tour !

Elle salue en toi le premier qui sut rendre
Aux yeux pour la campagne un regard attendri,
Au cœur l’intime accent que tout cœur peut comprendre,
La chair et la couleur au langage amaigri.

Elle salue en toi son frère et son complice
Dans ses sombres douleurs et ses rébellions,
Car elle aussi connaît l’obscur et lent supplice
De traîner des désirs hautains sous des haillons.

Ton malaise au milieu de l’humaine mêlée
Où la liberté lutte avec son anneau vil,
La Muse aussi l’éprouve ; elle succombe ailée
Sous la chaîne et l’ennui de son terrestre exil.

L’un et l’autre égarés par la même fortune
Dans un monde où vos vœux grondent inassouvis,
Vous y souffrez tous deux d’une offense commune :
Son souvenir t’est dû comme à ses propres fils !


Car si tu n’as pas eu les divines ressources
Du murmure des vers pour endormir tes maux,
Des poètes futurs tu fécondas les sources
Par de nouveaux tourments et des soupirs nouveaux.

Sois donc honoré d’elle, et que tous les poètes,
A l’heure où tu reçois, publiquement offert.
Le bandeau d’or qui ceint les plus puissantes têtes,
Y mêlent des rameaux cueillis au laurier vert !



LE BONHEUR





A MON AMI GASTON PARIS


en témoignage d’affection profonde
et de vive reconnaissance je dédie ce poème
qui doit tant à la sollicitude
et à la clairvoyance de sa critique.


S. P.


AU LECTEUR


Le silence de ces espaces infinis m’effraie. » Cette terreur de Pascal est bien exceptionnelle. L’homme est trop occupé par sa vie militante, trop distrait par le spectacle si varié du monde pour songer habituellement au mystère et au péril de sa condition ; ou plutôt l’insouciance à cet égard ne serait-elle pas en lui une grâce de la Nature, comme l’impuissance à considérer longtemps la mort ? Toutefois la prodigieuse fortune et la persistance des religions supérieures demeureraient inexplicables si l’homme, sur son origine et sa destinée, ne couvait une inquiétude latente, susceptible d’être éveillée sinon tenue sans cesse en éveil. D’autre part, l’histoire de la philosophie témoigne que cette inquiétude devient de plus en plus consciente chez une élite à mesure que la civilisation exerce et libère davantage la pensée.

Le doute sur l’avenir d’outre-tombe, sur une compensation future des douleurs présentes, sur un règlement final de comptes à rendre, sur la sollicitude enfin, et l'existence même d’un Créateur, ce doute, pour ceux qui ont le privilège peu enviable de le concevoir et de s’y arrêter, devient à la longue très importun. Plus d’une âme qui en souffre accueillerait peut-être pour une heure, comme une diversion bienfaisante, quelque idéale satisfaction offerte à son besoin de justice et de félicité. Ce poème ne promet pas davantage au lecteur. On serait déçu si l’on y cherchait une solution rigoureuse des grands problèmes qui s’y posent : l’auteur y caresse seulement un rêve, un souhait que son imagination ne pouvait exaucer avec le plein consentement de sa raison. Il lui fallait fermer les yeux sur beaucoup d’invraisemblances inhérentes au sujet, et sur de cruelles incertitudes. Il lui fallait, en dépit de la scandaleuse et horrible mêlée des forces, admettre une divinité paternelle, et concilier le bonheur avec la peine pour n’en point bannir la dignité. Certes, si ce rêve confinait à la réalité, les cœurs droits et hauts n’auraient pas à s’en plaindre, mais c’est au hasard surtout qu’ils en pourraient faire honneur. La vérité est la récompense d’une étude opiniâtre et exclusive ; la poésie, naturellement contemplative ou passionnée, ne saurait sans outrecuidance viser à supplanter la philosophie et la science. Quand parfois elle se permet d’y puiser son inspiration, sa seule excuse est d’avoir cru voir tout au fond luire les vérités dont la révélation importe le plus au genre humain. Malheureusement, ce qui importe le plus n’est pas toujours ce qui séduit davantage, et ses jaloux amis attendent d’elle tout autre chose ; le moindre grain de mil au soleil ferait bien mieux leur affaire. L’auteur ne se le dissimule pas. Il sait du reste que si la curiosité, à titre de passion, relève de la poésie, la recherche ne peut avancer sûrement sans ramper, ni aucune notion s’éclaircir sans se décolorer ; mais les grandes découvertes lui semblent si émouvantes qu’il ne se résout pas à les exclure du domaine poétique pour peu que les formules en puissent être transposées dans la langue littéraire ; il y a là une difficulté d’art qui l’attire. Une grande part, peut-être excessive, de cet ouvrage en fait foi. Qu’on lui pardonne d’avoir reculé devant une amputation douloureuse et discutée, et qu’on lui permette de défendre la légitimité seulement de sa tentative.

Dans le conte, la fable, la comédie, le poète rencontre une difficulté analogue, car il doit souvent plier le vers à l’expression de choses d’ordre tout positif. Sa tâche est même plus ardue encore, puisqu’il n’est pas soutenu par la majesté du sujet. Personne cependant ne lui conteste son droit. C’est que l’artiste se manifeste en lui avec d’autant plus d’autorité qu’il fait un plus habile usage de ses ressources ; on lui sait gré d’avoir consacré une maxime ou décoré un simple fait de la vie ordinaire par la forme la plus mnémonique ou la plus élégante. Une seule condition, en effet, s’impose essentiellement au vers, c’est de ne jamais être plat. Le vers est tenu de différer de la prose par une cadence qui n’est pas toute dans l’hémistiche et le nombre des pieds ; un vers plat n’est pas vraiment un vers, parce que l’harmonie la plus expressive, cette harmonie ailée qui ne se définit ni ne s’enseigne, en est absente. Le devoir du poète est de communiquer à son vers une beauté de forme appropriée à sa conception, mais, s’il y parvient, ce n’est plus au nom de l’art qu’on peut lui contester cette conception ; il suffit qu’elle ne déshonore pas la Muse. S’il n’intéresse que lui-même, à coup sûr il se trompe ; mais s’il n’intéresse pas tout le monde, le tort n’est pas nécessairement de son côté.

Hâtons-nous d’ajouter que les vers philosophiques sont fort loin de prédominer dans ce poème ; l’auteur y a rencontré, non cherché, l’occasion de les y introduire. Encore une fois, il ne s’est proposé que de caresser les plus nobles aspirations par une rêverie bienfaisante qui pût faire un moment oublier le mutisme et l’immoralité de la Nature.


PREMIÈRE PARTIE


LES IVRESSES





I


RÉSURRECTION




I

RÉSURRECTION


Faustus tressaille, il ouvre avec lenteur les yeux,
Et, plein d’étonnement, reste silencieux.
Où donc est-il ? Quel rêve en le charmant l’abuse ?
Il sourit vaguement... Sa mémoire confuse
Ne trouble le présent d’aucun soin du passé ;
Le souvenir d’hier est encore effacé...
 
Il se trouve étendu sur un tapis de mousse,
L’air qu’il respire est tiède et l’odeur en est douce.
Et des arbres géants au feuillage inconnu
Versent leur ombre molle à son corps demi-nu
Qu’il sent robuste, souple, et que pare et protège
Un caressant tissu d’une blancheur de neige.
Il se lève ; un ruisseau l’attire, clair miroir
Qui s’étale à ses pieds et l’invite à s’y voir.
Cette image, o surprise ! est-elle bien la sienne ?

Il reconnaît si peu de sa figure ancienne
Dans ce visage pur, divin, dont chaque trait
Forme un signe expressif où l’àme transparait !
Rien n’y demeure plus de la chair enlaidie
Par le souci rongeur et par la maladie :
Il jouit de sa force, et, fier de sa beauté.
Il se penche sur l’onde et s’admire, enchanté.
Cependant, jusqu’alors assoupie, indécise,
Sa mémoire soudain s’éveille et se précise
Au sentiment très vif du bien-être présent.

N’était-ce pas hier que, sans forces, gisant.
Il expirait, la nuit, sur son lit d’agonie,
Tandis que sa famille alentour réunie
Murmurait à genoux les prières des morts ?
De longs cierges brûlaient, et le vent du dehors
Faisait lugubrement tinter la vitre noire.
Puis tout s’est abimé… Mais que doit-il en croire ?
Le voici plus vivant, ressuscité plus beau.
Par quel prodige ?
______________Horreur ! S’il était au tombeau ?
Si, de la fièvre seule imaginaire ouvrage.
Ce ciel, ce bois, cette eau n’étaient qu’un vain mirage ?
S’il allait tout à coup renaître enseveli
Dans le sépulcre obscur et scellé par l’oubli ?
Oh ! revivre allongé sous les planches funèbres,
Hurlant de désespoir dans les sourdes ténèbres !…
Ce rapide soupçon le glace de terreur.
Il semble redouter que sa fragile erreur,

Pareille aux bulles d’eau dont l’azur tremble et crève,
Ne le trahisse… Il n’ose examiner s’il rêve.

Or, pendant qu’il subit cet étrange tourment,
Le plus proche buisson frissonne doucement ;
Une forme s’y montre en s’y frayant passage :
C’est une jeune femme au souriant visage.

Faustus l’a reconnue. Il pousse un cri : « Stella ! »
C’est elle ! Devant lui sa bien-aimée est là.
Quand la plus délicate et la plus noble force,
La vie, eut de la terre enfin percé l’écorce,
L’Amour aveuglément ne pourvut qu’à peupler :
Moins soigneux d’assortir que pressé d’accoupler.
Lançant par tous les yeux ses chaînes et ses flammes,
Il remit au hasard la rencontre des âmes.
Quel homme n’a parfois dans un vague regret
Senti comme un appel lointain qui l’attirait,
L’appel d’une inconnue, au fond la seule aimée,
Qui dort dans un tombeau séculaire enfermée,
Ou ne devra fleurir que longtemps après lui,
Ou respire, présente en vain, dès aujourd’hui ?
Tous deux, sans aborder sur le même rivage.
Auront passé, traînant leur double et long veuvage ;
Et si, par la Nature époux prédestinés.
Deux êtres par miracle en même temps sont nés
Au même lieu, bercés par la même nourrice,

Le sort n’a pas pour eux désarmé son caprice :
C’est quelque préjugé, c’est un obstacle humain
Qui leur défend alors de se donner la main.
Enfin, douleur suprême encore plus cruelle !
Quand il ne reste plus à leur foi mutuelle
Que l’échange muet des regards pour serment,
La tombe peut s’ouvrir sous l’un d’eux brusquement.
Et l’autre, penché seul au bord du précipice,
En tâte l’ombre épaisse aux malheureux propice.
Mortel entraînement, par Faustus éprouvé !
Cet idéal de grâce et de vertu rêvé,
Celle qu’avait daigné lui choisir la Nature,
De toute éternité, pour compagne future,
Pour fiancée unique, en la formant exprès,
Il avait pu la voir et l’adorer de près.
Ils s’étaient dès l’enfance, avant l’âge où l’on aime.
Rencontrés, reconnus, promis, à l’instant même.
Oh ! ne sourions pas de leur précoce émoi :
La graine sent frémir toute la plante en soi ;
Il n’en pointe qu’un brin sur sa tunique rase.
Mais qui la foule aux pieds ne sait ce qu’il écrase :
Dans ce germe est écrite et vit déjà la fleur.
Et ce que l’aube y verse est déjà la chaleur.
L’idylle avait pris fin dès leur adolescence.
Ils apprirent un jour, hélas ! que la naissance
Dressait un mur entre eux, plus terrible à percer
qu’aux élus de l’amour ne l’est à traverser
La double immensité du temps et de l’espace
Pour se joindre tel jour sur tel astre qui passe.

Leur terrestre aventure est oiseuse à narrer :
Tant de cœurs nés jumeaux se sont vu séparer !

Vers l’apparition Faustus joyeux s’élance,
Puis tout à coup s’arrête anxieux, et balance.
N’osant plus approcher, comme s’il avait peur
De dissiper d’un souffle une vaine vapeur.

stella

Reviens de la surprise où mon retour te plonge :
Je vis ! Faustus, je vis ! tu ne fais pas un songe.
Ta chair comme la mienne a traversé la mort,
La tempête est passée, et je t’accueille au port !

Pourquoi dans l’infini plein d’innombrables flammes,
Parmi tant de globes mouvants,
N’en serait-il qu’un seul visité par des âmes
Et peuplé par des corps vivants ?

Pourquoi seule la terre, obscure et si petite,
______Aurait-elle entre tous l’honneur
De porter une argile où la pensée habite.
______Où veille un souffle apte au bonheur ?

La tombe ferme un ciel pour en ouvrir un autre
______Sur un astre meilleur ! Ici
Nul être dans la fange et le sang ne se vautre :
______La vie humaine a réussi !

Je conservais la trace encore douloureuse
______De mon long et mortel tourment ;
Comment aurais-je été loin de toi tout heureuse ?
______Mais je vais l’être entièrement. —

Elle lui tend la main ; il sent, à ces paroles,
Soudain s’évanouir ses épouvantes folles :
L’intolérable poids dont il est oppressé
Glisse de sa poitrine, et le doute a cessé.
11 laisse son angoisse en tièdes pleurs se fondre,
Et regarde longtemps, sans pouvoir lui répondre.
Celle qu’il vit mourir sur la terre autrefois,
Sa Stella bien aimée. Il écoute sa voix.
Dont le timbre et l’accent comme d’un ciel sonore.
Après qu’elle a parlé, le remplissent encore.
Et contemple ses traits tels qu’il les a chéris ;
Car l’œuvre de la Mort ne les a pas flétris.
 

faustus

Stella, je ne dors pas. La secousse est trop forte
Pour que sans s’éveiller mon âme la supporte !
Non, je ne rêve pas. Mon trouble est trop profond :
Quelque étrange que soit ma veille, il m’en répond.
Je te vois : tu sauras m’expliquer ce mystère,
Toi qui m’as devancé sur la nouvelle terre,
Mais d’abord, par pitié, puisque tu m’apparais.
Laisse-moi savourer mon ivresse à longs traits ;

Que je puisse assouvir, ô douce bien-aimée,
La soif immense en moi par le deuil allumée ;
Laisse-moi te serrer vivante dans mes bras,
Puis après, si tu veux, tu m’anéantiras !
Regarde ! me voilà beau comme un dieu, plus digne,
Stella, de ton amour sous cette forme insigne
Dont je ne sais quel philtre à puissante vertu,
Pour m’égaler à toi, m’a soudain revêtu.

stella

Moi-même, cher Faustus, j’ai, de la même sorte.
Accompli ma figure après que je fus morte,
Et je suis belle aussi. J’ai pourtant aimé mieux
Sous ma forme terrestre apparaître à tes yeux
Pour m’en faire sans peine aussitôt reconnaître.
Si tu veux maintenant voir ma beauté renaître
Dans sa perfection, sans aucun des défauts
Qui du visage au cœur faisaient un masque faux
Dans notre ancienne vie, abîme de misères,
Parle, et, te révélant mes traits purs et sincères.
Je vais me rajeunir et me transfigurer
Pour t’offrir un printemps qui doit toujours durer. —

Faustus tombe à genoux ; il la contemple et n’ose,
Tant il l’aime, affronter cette métamorphose ;
La revoir, retrouver Stella telle aujourd’hui
Qu’il l’adorait naguère est l’idéal pour lui.
Sur terre son amie était déjà si belle !

Sa fine chevelure au servage rebelle
Laissait, au gré du vent, sur son front voltiger
Des mèches d’un or clair comme un sable léger.
Et le luxe sans art d’une tresse abondante
Lui faisait, au soleil, une couronne ardente.
Dans ses yeux, avivés ou voilés par son cœur.
Se colorait d’azur l’extase ou la langueur ;
Et ce qu’elle disait, son délicat sourire
Semblait en même temps sur une fleur l’écrire,
Et tous les mots chantaient caressés par sa voix.
Quand, d’un geste élégant, ses longs et frêles doigts
Ramenaient sur sa tempe une boucle égarée,
On devinait sa race à leur pâleur nacrée.
Son pied semblait baiser le sol en le touchant :
L’oiseau qui ta partir déjà vole en marchant.
 

faustus

Pas encore, ô Stella, pas encore ! Il me semble
Que chacun de tes traits m’en rend plus cher l’ensemble
Il n’en est pas un seul que je veuille oublier,
Je les sens tous entre eux dans mon cœur se lier ;
Leurs défauts, si légers ! me sont doux, je les aime ;
Du sort terrestre ils sont le précieux emblème,
Comme aux pieds des captifs la marque de leurs fers
Reste un témoin sacré des maux qu’ils ont soufferts.
Quand j’aurai de ta grâce, en vain tant poursuivie,
Les yeux entièrement repus, l’âme assouvie,
Oui, quand j’aurai, plus tard, par la possession.

Si j’en suis jamais las, tué ma passion,
Peut-être souffrirai-je alors qu’il se mélange
A ta figure un trait plus divin qui la change ;
Mais épargne à mon cœur, car ce moment est loin,
Un idéal trop haut dont il n’a pas besoin. —

Stella sourit d’orgueil et conserve, attendrie.
Sa beauté moins parfaite et pourtant plus chérie.

stella

Hé bien ! je resterai telle que tu me vois,
Et, tant qu’il te plaira, la Stella d’autrefois.
 
Tandis que ma douleur sombrait, ensommeillée.
______Dans le calme éternel.
J’ai tenu seulement ma tendresse éveillée
______Pour ton suprême appel.

Les choses de là-bas, au fond de ma pensée,
______Ne se dessinent plus ;
J’y vois, comme une brume au soleil dispersée.
______Fuir mes ans révolus.

Seuls, ton premier visage et les traits de ma mère
______N’y sont pas obscurcis.
Et du front paternel, hélas ! le pli sévère
______Y demeure précis.


Mon père, il m’en souvient, a raillé ton audace
______D’avoir offert ton nom
A sa fille ! à Stella, d’une superbe race
______Unique rejeton !

Terrestre orgueil ! bien vain, car la chaîne est bien forte
______D’un cœur qui s’est donné !
Ah ! ce père obéi, l’amour dont je suis morte.
______Me l’a-t-il pardonné ?

Mais il pleure, et son deuil désarme ma censure.
______Puisque je t’appartiens,
S’il m’a meurtri le cœur, je bénis la blessure
______Qui m’a mise où tu viens !

faustus

Au monde où tu renais quel bienfaiteur m’envoie,
Et, soudain, dans le vide obscur du désespoir
Verse comme un soleil l’infini de la joie,
Tout ce que l’âme en peut tenir et concevoir ?

Me sentir délivré, comme par un coup d’aile,
Des chaînes et des murs que les hommes se font.
Descendre dans la nuit qui les prend pêle-mêle
Et retrouver l’amour et la lumière au fond !


Savourer de ta main la libre et douce étreinte,
Sur tes lèvres le miel de tes libres aveux,
T’admirer librement, longtemps, toujours, sans crainte,
Sans barrière aux regards et sans barrière aux vœux !
 
N’avoir plus à cacher, comme on cache une faute,
Ton amour par l’épreuve et la foi mérité,
T’adorer et pouvoir te le dire à voix haute
Devant l’azur, témoin de ma sincérité !

Ah ! quel prodige ! et quelle inexprimable ivresse !
Il est donc vrai ? la vie odieuse a pris fin,
Celle où mon âme entière a connu la détresse,
Où tous mes grands amours sans espoir ont eu faim ;

Où ma soif de connaître à son tour fut leurrée
Par le fleuve fugace et vain des accidents,
Dont l’apparence amère est seule demeurée
Quand j’en ai voulu boire et goûter le dedans.

Elle a pris fin, la vie où j’ai pleuré dans l’ombre,
Quêteur du Vrai qui fuit et mendiant du Beau ;
Dans la paix la voilà tout entière qui sombre.
Pour refleurir au ciel par delà le tombeau !


stella

Allons ! Faustus, allons ! De l’astre où tu t’éveilles
Viens sur l’heure avec moi visiter les merveilles :
Le spectacle en est vaste, et, sans plus de retard,
Je veux l’offrir moi-même à ton nouveau regard.



II


SAVEURS ET PARFUMS




II

SAVEURS ET PARFUMS


 

faustus

Que cette herbe fleurie en tapis étalée
Fait à notre monture une moelleuse allée !
Que ce ciel caressant, cher au cœur comme aux yeux,
Ouvre à son léger vol un champ délicieux !
Sur le dos souple et fort de cette noble bête
Qu’à travers monts et vaux nul obstacle n’arrête,
Car elle porte au pied une aile, une aile au flanc,
Couché, flattant des doigts son poil fin, lisse et blanc.
Je me laisse au hasard emporter sans secousse
Comme sur un nuage errant que le vent pousse ;
Et le sol se déroule avec rapidité
Comme un fleuve à la fois calme et précipité !
 
______Galope, vole, glisse, et rase
______Les plaines, les sommets, les eaux !
______Fuis, crins au vent, flamme aux naseaux,
______Coursier hardi comme un Pégase !


______A tes bercements, à tes bonds
______Livré, sans crainte je chevauche…
______Ah ! quelle enivrante débauche
______D’essors et d’élans vagabonds !

______En avant ! presse ton allure !
______De ma bien-aimée au front clair
______Se déroule en ruisseau dans l’air
______L’étincelante chevelure ;

______L’air en chasse les flots mêlés,
______Dont je sens le baume et la soie :
______Son corps abandonné se ploie
______Au rythme de tes pas ailés,

______Et dans ses grands yeux pers se mire
______Des pays que nous traversons
______Et de leurs fraîches floraisons
______L’éternel et changeant sourire !

______En avant ! cours ! ce monde est grand.
______Fends la mer subtile où je nage,
______Dussé-je, épuisé du voyage,
______Ne l’achever qu’en expirant ! —

Le docile animal, lancé sans frein ni rêne,
Joyeux sous le beau couple, éperdument l’entraîne,
Effleurant les cours d’eau, les forêts et les monts.
Les plateaux et les pics, et les vallons profonds.

L’esprit halluciné de ravissants vertiges,
Les sens émerveillés des gracieux prodiges
Qu’un paradis sans fin renouvelle autour d’eux.
Ils vont. Leur mouvement rapide et sinueux
Aux ondulations d’un reptile ressemble ;
Il en a l’élégance et la mollesse ensemble.

stella

Faisons halte un moment, veux-tu, mon bien-aimé !
Près d’ici je connais un asile embaumé.
Où tu pourras goûter, sur le bord d’une source,
La fraîche volupté du calme après la course ;
C’est là que, bien souvent, sous le nouveau soleil
J’attendis ta venue en un demi-sommeil.
Descendons. On y va par ce sentier de mousse ;
Un souvenir d’ivresse indicible m’y pousse...

faustus

O Stella, je te suis, je te suivrai partout ;
J’ai pour loi ton désir, et j’ai fait mien ton goût.
Mais que j’embrasse encore une fois, ô mon guide,
D’un suprême regard cet horizon splendide !
 
A la cime des monts vaporeux et dormants,
Dans ces prés où leur pente en collines expire.
Je sens mon allégresse ou planer ou sourire ;
La mer, là-bas, m’allume au cœur des diamants !


Mon âme se dilate et nage, au ciel ravie,
Et voit de sa misère ancienne les haillons
Dispersés se résoudre en glorieux rayons !
Ce grand bain de lumière allège en moi la vie.

Mes yeux que nul éclair ne saurait plus léser
Savourent le plein jour dont ils bravent l’atteinte ;
Tout l’azur m’envahit, ma pensée en est teinte,
Elle en savoure aussi l’immense et pur baiser.

Je bois ton harmonie, adorable lumière,
Sublime harpe où vibre un hosanna sans fin
Sous les doigts éthérés de quelque séraphin
Qui fait son paradis de la nature entière !

stella

Viens, tu n’y perdras pas ; ce n’est pas un adieu
Que tu fais à l’extase en visitant ce lieu. —

Elle lui prend la main. Ils s’enfoncent dans l’ombre
D’une antique forêt aux colonnes sans nombre,
Dont les fûts couronnés de feuillages épais
En portent noblement l’impénétrable dais,
Si haut, si droit au ciel, que l’œil qui les contemple
Croit mesurer l’essor d’un gigantesque temple ;
Et ce peuple debout en s’élevant vieilli
Impose à leur jeunesse un respect recueilli.

Quand l’àme de Faustus, par degrés apaisée,
Offre au plus fin délice une avenue aisée,
La vierge le conduit, par un chemin secret.
Vers l’oasis cachée au sein de la forêt.
lis l’atteignent bientôt ; à l’air des bois mêlée
Une vague senteur l’a déjà révélée,
Éparse exhalaison de serre et de jardin ;
Au détour d’une roche elle apparaît soudain.

En cirque devant eux s’élève une colline
Qui jusques à leurs pieds languissamment décline ;
Une flore inconnue y forme des berceaux
Et des lits ombragés de verdoyants arceaux.
Faustus, les yeux surpris par cette flore étrange.
Des plus rares couleurs harmonieux mélange,
S’arrête et croit d’abord, doucement ébloui,
Admirer l’arc-en-ciel à terre épanoui.
L’arc-en-ciel dont l’image en mille éclairs brisée
Colore d’un torrent la poussière irisée.
Il aspire, muet, un effluve embaumant.
Sa compagne sourit à son étonnement.

Regarde ! as-tu bien fait, cher Faustus, de me suivre
T’ai-je trompé ? Tes yeux, dis-moi, sont-ils déçus ?
Ne crois-tu pas qu’une heure il sera bon de vivre
Sur ces tapis pour nous d’herbe et de fleurs tissus ?

Hé bien ! sur leur velours étincelant et tendre
Pour en jouir en paix daigne un moment t’étendre.

______Pendant que tu vas reposer
Je cueillerai ces fleurs aux humides corolles ;
______De leurs lèvres tièdes et molles
Je te ferai sentir le capiteux baiser.
 
______Il faut goûter une par une
Leurs diverses odeurs que le zéphyr confond
______Pour subir leur charme profond
Qu’altère, en les mêlant, son haleine importune.

______Souvent, dans le terrestre exil
Où le deuil et l’espoir nous possédaient encore,
______Des fleurs dont avril se décore
J’ai respiré l’encens moins pur et moins subtil ;

______Et déjà j’y trouvais un baume
A ma peine, à ma joie un signal de réveil ;
______Déjà je trouvais son pareil
A chaque sentiment dans quelque intime arome :

______La violette sous mes pas
Exhalait une exquise et discrète tendresse,
______La rose une jeune allégresse ;
Une chère espérance émanait du lilas.


faustus

______Pour ta grâce, qui s’y devine,
______Je me souviens que je cueillais
______De préférence les œillets,
______Dont l’âme est si fraîche et si fine.

______Quand ton cher cœur s’est envolé.
______Cette fleur a semblé comprendre
______Et me parfumer pour te rendre
______A mon amour inconsolé ;

______Car son essence est ton essence.
______Et, dès que je la respirais.
______Je sentais dormir mes regrets
______Et m’environner ta présence.

______Ah ! j’ai vite oublié le nom
______De plus d’une fleur de la terre :
______Nulle, quand j’étais solitaire.
______N’eut pour moi de parfum si bon.

stella

Apprends que ce parfum si doux qui te rappelle
Ma première nature, imparfaite là-bas,
Ne saurait l’exprimer accomplie et nouvelle.
Devenue immuable au delà du trépas ;


Mais, dans toutes ces fleurs qu’en tes mains je rassemble,
Sans doute il en est une où le sol a formé
De ses sucs précieux l’odeur qui me ressemble,
Qui partage avec moi le caractère aimé :

Faustus, que sa vertu lentement te pénètre,
Par tes nerfs caressés envahisse ton cœur !
Et tu t’enivreras du plus pur de mon être,
Gagné par une molle et sereine langueur :

Car la félicité que la senteur éveille
Est une pure extase, exempte de frissons.
Moins vive que l’émoi des plaisirs de l’oreille
Où l’âme et l’air troublés vibrent dans mille sons ;

L’odeur suave emplit jusqu’au bord toute l’âme,
Philtre plus vague et plus obsédant que la voix,
C’est une autre musique immobile où se pâme
Une note éthérée, une seule à la fois. —

Faustus, nonchalamment accoudé sur sa couche,
Écoute les leçons de cette jeune bouche
Où la gravité chaste unie à la douceur
Lui promet dans l’amante une divine sœur.
Tandis que tour à tour chaque fleur différente
Lui souffle en le baisant son haleine odorante.


faustus

______Quelle nette apparition
______Au fond de mon cœur qu’il visite
______Chacun de ces parfums suscite,
______Indolent ou vif aiguillon !

______Discret comme, sous la paupière
______Longue et soyeuse, la pudeur,
______Ou pénétrant comme l’ardeur
______D’une prunelle meurtrière ;

______Léger comme l’espoir naissant
______Qu’une amitié de vierge inspire.
______Intense et fort comme l’empire
______D’un amour fatal et puissant ;

______Chaud comme en ses brûlantes fièvres
______Une bouche aux soupirs de feu,
______Ou frais comme en leur simple aveu
______De pures et timides lèvres ;

______Délicat comme la bonté
______Des mélancoliques amantes,
______Provocant comme des bacchantes
______Le fougueux désir indompté ;


______Piquant comme les gais caprices
______Des moqueuses au jeu cruel.
______Insinuant comme le miel
______Des câlines adulatrices !

______Je les aspire, curieux.
______Pour interroger le beau songe
______Où leur suavité me plonge...
______Nul ne parle bien de tes yeux,

______Et nul, non plus, ne sait bien dire,
______Si fin qu’il soit ou si puissant.
______Tout ce qu’on voit, tout ce qu’on sent.
______Dans ton candide et clair sourire. —

Il persévère. En vain chaque parfum nouveau
Évoque un idéal en son jeune cerveau :
Le plus exquis n’a point exprimé tout encore
Du charme exquis de l’âme et des traits qu’il adore ;
Mais, parmi la jonchée éparse sous ses doigts,
Voici qu’une humble fleur sollicite son choix :
Elle est d’un bleu si tendre, elle est si satinée
Qu’elle rappelle aux yeux un ciel de matinée.
Il la prend. Aussitôt, comme un homme altéré
Accueille avec transport le breuvage espéré,
Il flaire avidement la tremblante corolle,
Et reste fasciné, l’œil fixe, sans parole,
Sous le frêle encensoir dont le pistil fumant
Lui verse le suprême et juste enchantement ;

Et l’aspiration qui gonfle sa narine
Tient longtemps arrêté son souffle eu sa poitrine.
Enfin, pale, au plaisir profond dont il jouit
Il succombe épuisé, pleure et s’évanouit…

Il a penché sa face, où la mort semble empreinte,
Sur le cœur de Stella qui voit sans nulle crainte,
Tel qu’un adorateur s’inclinant sur l’autel,
Défaillir son ami qu’elle sait immortel.
Dans un ruisseau qu’embaume une herbe délicate
Elle puise à deux mains un salubre aromate
Et l’en arrose. Il donne aux choses d’alentour
Un regard vague et lent, qu’il pose avec amour
Sur celle dont les soins et le serein visage
Lui rendent de ses yeux le plus céleste usage.
Dans la main qu’il attire et baise avec ferveur
Du cordial puissant il goûte la saveur.

stella

______Viens maintenant boire à sa source
______Cette précieuse liqueur,
Qui t’offre une innocente et facile ressource
______Pour renouveler ta vigueur.

______Jadis le carnage des bêtes
______Pour te nourrir t’était vendu :
Jamais pareil festin ne souillera nos fêtes ;
______Ici, plus de sang répandu !


______Nul être ici ne sacrifie
______Les corps pour respirer construits ;
La dent n’attaque ici nulle sensible vie
______Et ne mord que la chair des fruits ;

______Et, récoltés sans rudes peines
______Sur un sol aux rêveurs clément,
Ces fruits d’un pur fluide enrichissent les veines,
______Délectable et noble aliment.

______Tes forces s’y pourront refaire
______Sans meurtre, à l’abri du remords ;
Sur le sein généreux de cette noble sphère
______Tu ne vivras plus par les morts.

Non, c’est une planète où la vie est éclose
Sous des lois qu’un sort juste à ses hôtes impose ;
Nul être n’y subsiste au détriment d’autrui,
Et n’y doit forcément pour jouir avoir nui.
Tous les maux sont finis qui t’affligeaient naguère :
Les espèces ici ne se font plus la guerre ;
Aussitôt satisfait sans qu’il en coûte un pleur.
Le besoin maintenant n’est plus une douleur ;
Aiguillon toujours vif que ne craint plus personne,
L’appétit rend meilleur les mets qu’il assaisonne ;
Et la faim, qui sur terre à son gré fait mouvoir
Les vivants qu’elle obsède, ici perd son pouvoir.
Regarde autour de toi ces merveilleuses plantes :
Les sucs en sont puissants et les senteurs troublantes ;

Ces arbres somptueux t’offrent des fruits nouveaux
Dont tu te peux nourrir sans pénibles travaux.

faustus

Qu’il fait bon devant soi marcher à l’aventure,
______Affranchi de tous soins,
Par la terre qu’on foule assuré, sans culture,
______Contre tous les besoins !

Qu’il fait bon ne plus voir pendre à la boucherie
______Des cadavres ouverts.
Pour que l’humaine chair par d’autres chairs nourrie
______Nourrisse un jour les vers !

Qu’il fait bon dans les champs que le ciel seul féconde
______Jouir de la saveur,
Sans qu’une aveugle faim sur un étal immonde
______Paye cette faveur !

Pourtant ces fruits parfaits que nous tend chaque branche,
______La parfaite liqueur
Que pour nous ce rocher dans les herbes épanche
______Parlent moins à mon cœur ;

Ils lui rappellent moins ses émotions chères
______Par leur suave goût
Que ne le font ces fleurs par leurs senteurs légères,
______La dernière surtout !


stella

Ah ! le subtil encens qui des fleurs se dégage
S’élève droit à l’âme, où son secret langage,
Dont rien ne la distrait, est facile à saisir,
Tandis que les saveurs, avant d’atteindre l’âme,
Rencontrent l’appétit qui pour soi les réclame
Et, brutal, en dispute au rêve le plaisir.

A l’exploration de nouvelles contrées
Dispose maintenant tes forces recouvrées,
Ce qu’il nous reste à voir, c’est l’idéal vivant.
Dans ce vallon fleuri les couleurs et les lignes
D’un amoureux regard déjà t’ont paru dignes ;
Mais le beau qui respire est le plus émouvant.



VOIX DE LA TERRE




VOIX DE LA TERRE


Cependant, loin, très loin, tout là-bas dans l’espace,
Une rumeur immense et confuse s’amasse,
Pareille au sombre chœur des lamentables voix
Que l’orage imminent soulève dans les bois,
Ou bien au chœur lugubre et plus sinistre encore
Des vagues et des vents dans leur combat sonore.
C’est la plainte grossie où se sont rassemblés
Les blasphèmes sans nombre aux prières mêlés,
Qu’adresse, jour et nuit, du dos de sa planète
L’humanité souffrante à sa Cause muette.

Le prêtre qui fait dire à l’enfant son credo
Et du jour offre à Dieu le renaissant fardeau ;
Le savant qui n’a foi qu’aux jeux de la matière
Et, du ciel affrontant la profondeur altière,
La somme de répondre et n’y sent rien parler ;
Le malade innocent que fait geindre ou hurler
Contre son créateur sa brutale torture ;
Le pauvre qui réclame à l’avare Nature,
Puisqu’il faut vivre, au moins de quoi ne pas mourir ;
Le riche qui, lassé de son âme à nourrir,

Implore un nouveau leurre à l’ennui qui le ronge ;
Le marchand qui poursuit un gain, l’artiste un songe,
Le laboureur la pluie et le marin le vent,
Le guerrier la victoire aveugle trop souvent.
Le fort l’autorité, le faible la justice,
Tous, que l’un le conjure ou l’autre le maudisse,
Nomment un maître hostile ou propice à leurs vœux.
Dont ils cherchent très haut le trône au-dessus d’eux.
Et, misérables tous, lancent, farouche ou tendre,
Leur appel dans l’abime à qui pourra l’entendre !

Cet appel marche, il monte, il a dépassé l’air,
Il ébranle déjà l’incorruptible éther.
Il progresse, il atteint les sphères lumineuses.
Pas une étoile encore, entre les plus fameuses
Que sa grande onde effleure ou traverse en chemin,
Ne reconnaît en lui la voix du genre humain.

Mais la Divinité, ni proche ni lointaine,
Règne immanente au monde, et, sans faveur ni haine,
Des destins mérités mûrit le juste choix.
Elle laisse vaguer tout ce vain bruit de voix
Dans l’espace peuplé des séjours transitoires
Qu’aux émigrants mortels assignent les victoires
Ou les relâchements de leur libre vertu.
Par delà leurs tombeaux, où rien n’en est perdu.



III


FORMES ET COULEURS




III

FORMES ET COULEURS



faustus

Stella, restons encore à la place où nous sommes,
Dans l’immobilité. La malice des hommes,
Leur misère, leur guerre inextinguible entre eux,
Leur vie ardente en proie aux besoins douloureux,
Tout le passé m’a tant fatigué que cette heure
M’est dans la paix oisive à savourer meilleure ;
Ne nous arrachons point à ce loisir calmant :
Je le goûte à tes pieds voluptueusement.

stella

Ainsi, quand j’eus moi-même, après beaucoup d’épreuves,
Atteint ce monde où l’âme et la chair se font neuves,
Où la sérénité céleste nous remplit,
Comme un voyageur las se jette sur le lit,
Laissant pendre ses pieds ensanglantés qu’on lave,
J’ai, comme toi, connu cet abandon suave

Où toute volonté se fond et se dissout.
Où dormir seulement est préférable à tout.
 

faustus

______Non, le bien-être qui m’inonde,
______Cette quiétude profonde.
______N’est pas le sommeil oublieux !
______Ah ! si j’oubliais la souffrance,
______Sentirais-je ma délivrance
______Et l’aménité de ces lieux ?
 
______Plus j’éprouve combien la sphère
______Où je renais heureux diffère
______Du sombre globe où je naquis,
______Plus la haute béatitude
______Qui suit ma vie infime et rude
______Me rend cher cet Éden conquis.

______Que je mesure avec délice
______L’immensité libératrice
______Qui me sépare de mes maux !
______Que je me sens l’âme allégée
______Quand des chaînes qui l’ont chargée
______Je pèse d’ici les anneaux !

______L’oiseau pris auquel on fait grâce
______Un moment plane dans l’espace,

______Comme étonné du ciel rendu :
______Tel mon cœur, assurant son aile.
______Devant sa carrière éternelle
______Demeure un moment suspendu.

______De cette plage enchanteresse
______Où j’aborde sauvé, j’adresse
______Un dernier regard à la mer ;
______Le souvenir de la tourmente
______Rend la sécurité charmante
______D’autant plus qu’il est plus amer !

______Adieu ! monde impur, traître monde,
______Où la fleur cache un ver immonde,
______Où point l’orage à l’horizon
______Dès qu’en haut l’azur se déploie.
______Où l’espoir dans les pleurs se noie,
______Où nul plaisir n’est sans poison !

______Adieu ! roule dans ton orbite.
______Avec l’engeance qui t’habite
______Roule tes vices, tes forfaits,
______Tes misères et tes supplices !
______Moi, j’ai vidé tous tes calices.
______Maintenant tranquille à jamais !

stella

Vois-tu poindre là-bas cette tache mouvante
Qui semble une nuée à l’horizon vivante ?…


faustus

Dans la pâleur de l’aube elle tressaille et croit.

stella

C’est qu’elle vient à nous de l’orient tout droit.
J’y reconnais un gros de cavaliers nomades
Qui, poussant au hasard leurs libres promenades,
A travers la campagne, ivres d’espace et d’air,
Volent, capricieux et prompts comme l’éclair !
Ils seront là bientôt.

faustus

_______________Déjà la terre tremble
Au rythme des sabots qui la frappent ensemble.

stella

Ils accourent penchés sur des coursiers sans freins,
Et le vent qui les suit mêle aux cheveux les crins.

faustus

On croit voir galoper un troupeau de centaures.
Ils approchent. J’entends leurs battements sonores.
Les voilà ! Comme ils sont gracieux et hardis !


stella

Leurs couples par la race et l’amour assortis
Heurtent d’un pas égal l’étincelante arène ;
La même fougue errante en avant les entraîne
Dans la même aventure éperdument lancés.
Ils aiment la vitesse et les bonds cadencés
Des chevaux généreux qu’anime un sang vivace,
Et, comme eux, fous et pleins de vigueur et d’audace,
Par-dessus les buissons, les rochers, les ruisseaux,
Du geste et de la voix précipitent leurs sauts.
Ils aiment, tout le jour, à voir sur leur passage
Apparaître, onduler et fuir le paysage,
A troubler des forêts le ténébreux sommeil
Pour replonger soudain de l’ombre en plein soleil,
A changer d’air, de sol et de ciel, à chaque heure,
Où les surprend la nuit élisant leur demeure.
Leurs courses me les ont déjà fait rencontrer :
Ils sont grands et bien faits ; je te les veux montrer. —

Elle lève le bras et l’agite ; à ce signe
Les premiers, devant elle arrêtés tous en ligne.
Se dressent pour la voir, poussent un joyeux cri.
Et Stella reconnue a doucement souri.

______ « Béni soit le hasard, dit-elle,
______Qui vous a dirigés vers nous !
______Vous savez mon nom d’immortelle,

 
______Voici, vêtu de chair nouvelle,
______Faustus, mon immortel époux.

______« Il salue en vous les esclaves
______Mis par la tombe en liberté,
______Tremblants jadis, aujourd’hui braves,
______Qui, soulagés de leurs entraves,
______Promènent ici leur fierté.

______« Vous tous que ce paradis venge.
______Vous, nés en servitude au bord
______Du Nil, de l’Euphrate et du Gange,
______Pour qui le joug pesant se change
______En aile ouverte après la mort !

______« Fils de l’Afrique et de l’Asie,
______Que des rois au cœur dur et vain
______Enchaînaient à leur fantaisie
______Et que maintenant rassasie
______D’indépendance un vol sans fin !

______« Vous aussi, chasseurs pacifiques.
______Vous que l’Espagnol autrefois
______Brûla vifs avec vos caciques,
______Peuple heureux de plus sûrs Mexiques,
______Courant la savane et les bois !

______« Et vous, dont mon cœur à ma bouche
______Ne saurait dicter tous les noms,

______Qui, troupeau souffrant et farouche,
______Du genre humain fûtes la souche,
______Voyez vos derniers rejetons !

______« Souffrez que notre couple embrasse
______En vous les plus anciens aïeux,
______Dont le sang a laissé sa trace
______Dans la beauté de chaque race,
______Dans son cri d’appel à ses dieux ! »

A peine elle a parlé qu’on l’acclame et qu’en foule,
Comme au pied d’un rocher la mer s’élève et croule,
Les coureurs autour d’elle à sa voix suspendus,
De leurs chevaux, d’un bond, sont déjà descendus ;
Et Faustus, avec elle environné, contemple
L’appariment parfait, sur terre sans exemple,
Des puissances de l’âme et des forces du corps,
L’expressive beauté qui naît de leurs accords,
Et de ces affranchis les sereins hyménées,
Où par un libre nœud l’une à l’autre enchaînées
Dans deux êtres divers joints éternellement
Se complètent la force et la grâce en s’aimant.
Il admire ces chairs fines ou vigoureuses
Qu’animent des sangs purs, des volontés heureuses.
Ces chairs que de vils coups l’ancien bâton rouait,
Que meurtrissait le sceptre ou déchirait le fouet.
A la contorsion qu’infligeait le martyre
Le geste aisé succède et le noble sourire :
Les larmes qui brûlaient, en jaillissant, les yeux

Font place à d’autres pleurs lents et délicieux,
Aux pleurs qu’à l’œil ravi les horizons arrachent
Et que ni la terreur ni la haine ne cachent.

Stella dit à Faustus : « Vois, admire à ton gré
Leur bonheur libre et pur de la terre ignoré.
Les corps peuvent ici, dans leur pleine croissance,
Ne sentant pas la mort liée à la naissance,
Jouir d’une jeunesse aux jours illimités,
Exempts de toute usure et des infirmités
Qui, par une imparfaite et dure économie,
Font de la volupté, là-bas, une ennemie.
Cet astre généreux donne à ses habitants
Une tranquille foi dans ses bienfaits constants ;
Il leur prodigue à tous ses trésors sans mesure
Et rend ainsi la paix facile entre eux et sûre.
Un infaillible chois y rend perpétuel
Dans les cœurs des amants leur attrait mutuel.
Des visages, des goûts, l’accord et le contraste,
Enfin persévérants ! fixent leur amour chaste ;
La main qui les forma les a sacrés époux :
Fidèles par nature, ils ne sont point jaloux. »

faustus

Il peut donc exister une humanité bonne,
Paisible, et qui sans honte à l’instinct s’abandonne,
Pouvant vivre sans meurtre, exempte de la faim,

Sans lutte avec le sol et l’air, heureuse enfin !
Quoi ! ce n’est plus ici la peur de la misère,
L’àpre souci de l’or stérile et nécessaire,
La terreur de mourir, l’effroi du lendemain
Qui font dans tous ses vœux battre le cœur humain !
Ainsi donc, s’enrichir, dominer, ces deux choses,
Qui de toute action sont les fins et les causes,
Perdent pour l’homme ici leur féroce intérêt ?
Maître sans crime, il peut savourer sans regret
La douceur de ses biens, qu’il ne vend ni n’achète.
Quel délice, ô Stella, quelle indicible fête,
De respirer un air pur, absolument pur,
Et d’en voir resplendir l’inaltérable azur,
Sachant que nul sanglot, nul soupir, nul blasphème,
Nul cri n’en peut venir troubler la paix suprême !
A mes frères, là-bas, combien avaient coûté
De sueurs et de pleurs les biens dont j’ai goûté !
Je vais donc aujourd’hui vivre libre, à mon aise,
Savourer le repos, sans qu’un remords me pèse,
Sans que d’autres pour moi se privent de plaisirs
Qu’aient à se reprocher mes injustes loisirs !
Il n’est donc pas besoin de maçons qui bâtissent,
Mal abrités, mon toit, ni d’ouvriers qui tissent,
Courbés sur des métiers dans un obscur taudis,
Mes vêtements du pauvre enviés et maudits !
Qu’un peuple au sol rivé le retourne et le fouille
Pour m’en fournir le blé, les métaux et la houille !
Qu’un innombrable essaim d’obstinés travailleurs
S’épuise à me forger des jours un peu meilleurs !

Ah ! la douleur de tous, ici, comme sur terre,
De ma félicité n’est donc pas tributaire !

stella

Non, mon ami ; chacun, dans ce monde excellent,
Use, avec un fertile et naturel talent,
Pour les œuvres qu’il aime et peut aimer sans blâme,
Des forces de son corps et des dons de son âme ;
Le travail lui paraît plus un jeu qu’une loi,
Des puissances de l’homme utile et doux emploi !
Volontaire, sa tache à sa vaillance agrée ;
Serein quand il travaille, il semble un dieu qui crée ;
Dans l’effort même, auquel on ne le contraint pas,
Il jouit de vouloir et n’en est jamais las ;
Sa victoire n’est pas le prix de la fatigue.
Des fruits de son labeur satisfait et prodigue,
Il aime à les offrir à son propre rival ;
Et tandis que sur terre, où l’échange est vénal,
Tout service, tout bien se mesure et se troque,
L’échange n’est ici qu’un bienfait réciproque.

faustus

Ah ! quel soulagement pour la compassion.
______Pour la justice, ô mes ancêtres,
De vous voir tous debout, hors du sombre sillon
______Où vous courbait le joug des maîtres !


Qu’il m’est doux de venir, après des milliers d’ans,
______Vous rendre un filial hommage,
Vous reconnaître, au nom de tous vos descendants
______Qui se libèrent d’âge en âge.

Et vous dire qu’enfin les derniers nés d’entre eux
______Possèdent la glèbe et les villes
Que fondèrent, au prix d’efforts si douloureux,
______Pour vos tyrans vos mains serviles !

Et pourtant plaignez-les, car, des chaînes sauvés,
______Ils attendent la paix encore,
Se disputant partout les champs et les pavés
______Qu’un sang fraternel déshonore ;

Moins ignorants que vous, moins crédules aussi,
______Las des dieux immortels qui meurent,
Ils ont, veufs d’espérance, uniquement souci
______Des atomes, qui seuls demeurent ;

Sans gagner le bonheur, ils ont conquis le droit.
______Plus tristes, s’ils sont moins barbares,
Et dans leurs champs égaux ils rampent à l’étroit,
______Trop nombreux pour les blés trop rares ! —

Ainsi du monde ingrat d’où l’arracha la mort
Faustus à ses aînés dit l’incurable sort.

Pendant qu’il parle, tous se pressent pour l'ententre
Et cherchent à l’envi ses mains pour les lui prendre.
Il croit voir, ébloui par le mouvant amas
De ces beaux corps trempés aux plus divers climats,
Luire, sous leur peau blanche ou jaune, ou brune ou noire,
Et respirer des dieux d’or, de bronze et d’ivoire.
Ils lui charment les yeux, chacun par sa couleur
Dont l’éclat vif ou sombre ou la tendre pâleur
Enchaînant le regard le flatte ou l’émerveille.
Et quelle joie exquise et plus intime éveille
Dans son âme la forme, où par le seul contour
L’esprit parle à l’esprit et l’amour à l’amour.
Où chaque race écrit qu’elle a reçu son moule
Du sol âpre ou clément, triste ou gai, qu’elle foule,
Et dans sa beauté propre enseigne par ses traits
De la terre et du sang les échanges secrets !

faustus

Tous ces corps, tes chefs-d’œuvre et ton honneur, 6 Terre !
______Comme tes plantes ont germé.
Et de chacun le germe a crû, dépositaire
D’un souffle originel, d’un type héréditaire
______Après mille ébauches formé.

Tes climats sur la vie, éternelle aspirante.
______Ont tous épuisé leur vertu ;
Mais elle, force noble au poids vil inhérente.
Obstinément elle a, quoique frêle et souffrante.
______Contre eux sans cesse combattu.


La torride chaleur et la rude froidure
______Ont sévi, mais sans l’étouffer ;
L’air énervant qui berce une molle verdure
A pu, trop embaumé, l’assoupir : elle dure,
______Elle a su partout triompher !

O Terre ! elle a bravé sur toute ta surface
______Tes délices et tes rigueurs ;
Rebelle à ta caresse et sourde à ta menace,
Elle a rampé, lutté, grandi, souple et tenace,
______Dans les corps humains, tes vainqueurs !

Les voilà ! combattants que la victoire apaise.
______Tels que tes saisons les ont faits,
Mais sous un ciel exempt d’influence mauvaise,
Plus beaux, plus sains, guéris de tous les maux, pleins d’aise,
______Inaltérables et parfaits !

Ceux dont ton avarice avait plié le buste
______Sur le soc, la pioche et la faux.
Enrichis d’un bras fort, d’une épaule robuste,
Conservent, redressés, leur énergie auguste,
______Vrai salaire de leurs travaux.

Ceux qu’avaient alanguis les traits ardents que lance
______Un soleil fauve, et les senteurs
Des lourdes floraisons dormant dans le silence,
Gardent, ressuscites, leur ancienne indolence
______Sous des contours plus enchanteurs.


Ceux qu’animait la faim d’un sanguinaire zèle
______A chasser le cerf et l’oiseau,
Longtemps rivaux adroits du pied leste et de l’aile,
Ont les membres plus fins et le torse plus grêle,
______Ils ont la grâce du roseau.

Sacrés par le triomphe, et par l’épreuve même
______Brutale ou perfide ennoblis,
Tous, hôtes désormais d’un astre qui les aime,
Réalisent ici, dans le bonheur suprême,
______Leurs derniers types accomplis !

stella

Tu vois du genre humain les premières espèces
Que voilait le passé de ses ombres épaisses.
Ces hommes, les premiers au paradis reçus,
Laissèrent de leurs corps les terrestres tissus
Enfouis et bientôt dissous au fond des tombes ;
Mais leurs formes, fuyant comme un vol de colombes
Qui par un sûr instinct retournent à leurs nids,
Vinrent vêtir la chair et l’esprit rajeunis
Sur cet astre où, fixés dans le sang et la sève,
Le printemps persévère et la beauté s’achève !
Regarde-les bien tous, car leurs traits et leurs teints
Avaient péri pour nous, et leurs types éteints
Dans la succession des races mélangées
Avaient suivi les mœurs avec les temps changées.


faustus

Que n’êtes-vous réunis dans ces lieux.
______Grands artistes de tous les âges,
______Vous dont la splendeur des visages
Et leur sourire ont enchaîné les yeux,

Vous que charmaient une fière encolure,
______Par un souple torse assemblés
______Des membres pleins, bien accouplés,
Une héroïque ou langoureuse allure,

La fleur humaine au tendre coloris,
______A la forme pure, élégante,
______Sœur de la rose et de l’acanthe.
Comme elles noble, éphémère et sans prix !

Ah ! vos pinceaux et vos ciseaux fidèles,
______Peintres ardents, sereins sculpteurs,
______Entre vos doigts révélateurs
Frémiraient d’aise imitant ces modèles !

stella

Rassure-toi, Faustus, aucun d’eux n’est privé
De contempler vivant son idéal rêvé :
Des beautés que la terre aux yeux mortels dénie,
Chacun, dans la lumière avant nous arrivé,
Satisfait son regard, son cœur et son génie.


Ils possèdent leur songe incarné sans effort :
C’est aux bras d’Athéné que Phidias s’endort ;
Souriante, Aphrodite enlace Praxitèle ;
Michel-Ange ose enfin du songe qui la tord
Réveiller sa Nuit triste et sinistrement belle ;

Ici le grand Apelle, heureux dès avant nous,
De sa vision même est devenu l’époux ;
L’Aube est d’Angelico la sœur chaste et divine ;
Raphaël est baisé par la Grâce à genoux,
Léonard la contemple et pensif la devine ;

Le Corrège ici nage en un matin nacré,
Rubens en un midi qui flamboie à son gré ;
Ravi, le Titien parle au soleil qui sombre
Dans un lit somptueux d’or brûlant et pourpré,
Que Rembrandt ébloui voit lutter avec l’ombre ;

Le Poussin et Ruisdaël se repaissent les yeux
De nobles frondaisons, de ciels délicieux,
De cascades d’eau vive aux diamants pareilles ;
Et tous goûtent le Beau, seulement soucieux.
Le possédant fixé, d’en sentir les merveilles !

Il leur suffit que l’âme en soit le pur miroir ;
Créateurs au repos, il leur suffit de voir
Leur idéal exempt de sa terrestre gaze.
En bas la renommée a comblé leur espoir.
En haut leur récompense est l’éternelle extase ! —


Cependant à l’appel des horizons nouveaux
Vers leurs maîtres épars hennissent les chevaux.
Bientôt les cavaliers avec des cris de joie
Replongent dans l’espace, et chacun d’eux envoie
A ses hôtes d’une heure, en quittant ce beau lieu,
Un gai salut fuyant qui n’est pas un adieu.



VOIX DE LA TERRE




VOIX DE LA TERRE


Tu montes vainement, ô vivante marée
De tous les cris humains par la terre poussés !
Contre les fiers soleils, vagabonde égarée,
Tes flots aigus se sont vainement émoussés !

Tu n’es par aucun d’eux au passage accueillie ;
Tu peux longtemps encor dans l’infini courir :
Chaque étoile à son tour par ta houle assaillie
La sent glisser à peine et dans la nuit mourir.

Quand pour l’une tu fuis, au loin diminuée.
Pour une autre déjà tu grandis ; mais toujours
Ton douloureux concert de plainte et de huée
Dans son ascension trouve les astres sourds !

Pourtant reste fidèle à ta recherche errante :
Peut-être existe-t-il, plus haut encore aux cieux,
Une sphère moins sourde et moins indifférente
Qui t’est moins étrangère et te comprendra mieux.



IV

HARMONIE ET BEAUTÉ




IV

HARMONIE ET BEAUTÉ



faustus

Que cette matinée en ce beau lieu m’apaise !
Sa fraîcheur, qui m’inonde et me pénètre d’aise,
Dissout le reste amer de mon terrestre ennui.
Jamais je n’ai senti, Stella, comme aujourd’hui,
La parenté secrète et l’harmonie intime
De l’âme et du bonheur que le printemps exprime.
Cette aurore au sourire immense et caressant
Fait songer à l’espoir d’un grand amour naissant ;
Le tendre affaissement de ce vallon qui rêve
Rappelle l’abandon d’un baiser qui s’achève.
Vois là-bas dans la brume onduler ce coteau,
Rose, au bord d’un lac bleu qui miroite et se plisse :
Il semble qu’une Hébé s’éveille avec délice,
Froissant le lit soyeux que lui fait son manteau ;
Cette haleine est vraiment la grâce qui respire :
Ce qu’elle dit aux fleurs l’amour l’aurait pu dire ;

Dans ces lis qu’elle incline on ne discerne plus
Leurs lentes flexions des plus chastes saluts ;
Et pourrait-on jurer qu’il ne tremble personne
Dans le feuillage ému de ce bois qui frissonne ?
Ah ! quelle aménité dans la communion
De l’âme et du zéphyr, du cœur et du rayon !

stella

Nous sommes seuls, la terre est très loin, goûte encore
Des mauvais jours vécus la fuite à l’infini ;
Que l’oubli lentement un par un les dévore,
Et tout entier te rende à ce séjour béni !

faustus

O Stella, mon amie, après tant de vacarmes :
___Blasphèmes, cris, sanglots, soupirs, clameurs,
___Appels aigus et confuses rumeurs,
Voix d’hommes, bruits d’outils, fracas de chars et d’armes,
 
Que ce silence est doux, ineffablement doux !
___Qu’il est suave à l’àme, ce silence
___Où, clair et pur, dans l’air serein s’élance
Le chant de ces oiseaux qui n’ont pas peur de nous !

Vers nous de tous côtés ils arrivent par bandes.
___Regarde-les près de nous voltiger,
___Ou balancer en éventail léger
Leurs ailes, sur nos fronts ouvertes toutes grandes.


Écoutons-les. Jadis l’hymne du rossignol.
___Si renommé sur notre ancienne terre,
___Des nuits d’alors enchantait le mystère
Sans jamais rendre au ciel l’âme enchaînée au sol.

Te souvient-il du parc où nous errions si tristes ?
___Dans un sentier tout jonché de lilas
___La solitude alanguissait nos pas,
Le crépuscule aux fleurs mêlait ses améthystes.

Où sombrait le soleil, dans un lointain pays,
___Nos cœurs rêvaient une patrie absente...
___Quand une note au ciel retentissante
Comme un trait d’or soudain s’éleva du taillis ;

Une autre, puis une autre, en sonores fusées
___Par temps égaux jaillirent de ce bois ;
___Puis, d’un essor qui s’essayait, la voix
Préluda vaguement par roulades brisées.
 
Tu t’arrêtas, le doigt sur la bouche, et me dis :
___« Le rossignol chante ! prêtons l’oreille.»
___Avidement tu l’écoutais, pareille
A quelque ange en exil au seuil du paradis.

La nuit mélancolique achevait de descendre
Et semblait sur le parc avec lenteur tomber.
Comme d’un fin tamis une légère cendre.
En noyant les contours qu’elle allait dérober ;


L’écharpe du zéphyr frissonnait sans murmure,
Et molle s’affaissait sur les prés assoupis ;
Le ciel, obscur enfin, couvrit la terre obscure
Comme un dais somptueux parsemé de rubis.

Et le chant déchira, plus large et plus sonore,
De l’azur assombri les voiles plus épais.
De monde en monde allant plus haut, plus haut encore.
Troubler de l’infini l’inaccessible paix.

L’étoile au cœur de feu qui tressaille et palpite
Paraissait écouter avec étonnement
La lyre si puissante et pourtant si petite
Qui vibrait au gosier de son terrestre amant.

______Ah ! que ces notes sanglotantes.
______Ces beaux cris épars, où souffrait
______L’oiseau blessé d’un mal secret.
______Caressaient nos âmes, flottantes
______Du vœu stérile au vain regret !

______Nous pleurions, nous croyions entendre
______Tour à tour triompher, gémir,
______Douter, croire, espérer, frémir.
______Dans cette voix vaillante et tendre.
______Le genre humain prince et martyr.

______Car un mal aussi le tourmente
______Quand, sous les riches nuits d’été,

______Par l’appel de l’immensité
______A fuir sa planète inclémente
______Il sent qu’il est sollicité,
 
______Mais que, trop fragile et trop brève.
______L’aile d’Icare audacieux
______Jusqu’au seuil effleuré des cieux
______À cette fange ne l’enlève
______Que pour l’y précipiter mieux !

Nous revînmes, gagnés par un trouble indicible,
Nous parlant du bonheur qui ne sera possible
______Qu’ailleurs, plus tard, très loin, très haut...
Dans un astre où l’amour sans mensonge et sans tache.
D’incorruptibles cœurs indissoluble attache.
______Respirera l’air qu’il lui faut !

Puis dans le vieux salon désert, calme retraite
Qu’éclairait mollement une lune discrète,
______Tu t’assis à ton clavecin ;
Une gamme rapide en émut chaque touche.
Et tu laissas éclore et vibrer sur ta bouche
______L’angoisse qui gonflait ton sein.

Tu repris d’une voix pénétrante et fiévreuse,
Pour en approfondir la douceur douloureuse,
______Tous les trilles du rossignol ;
Ton art en lit monter jusqu’à Dieu l’harmonie
Sur les ailes que prête aux sons l’humain génie
______En les accouplant à son vol !


J’écoutais, tour à tour lente ou vive, ta plainte
Descendre, s’élever, puis retomber éteinte.
______Puis ardente se ranimer ;
Écho vivant, mon cœur en sentait chaque phrase
A ton gré, tour à tour, le ravir dans l’extase,
______Dans la détresse l’abîmer...

Ton chant s’évanouit comme un baiser qui tremble.
Et sous tes doigts tendus, arrêtés tous ensemble.
______Expira le dernier accord ;
Et pâle, les yeux clos, la tête renversée,
Stella, tu répondis tout bas à ma pensée :
______« Après la mort, après la mort ! »
 
Maintenant que je touche à la suprême vie,
Aux biens que de si loin la race humaine envie.
Maintenant qu’immortels mon sang, ma chair, mes os,
Goûtent après la tâche un souverain repos,
Que ce monde à mon cœur par tous mes sens envoie
Avec de purs plaisirs une innocente joie.
Qu’enfin je suis heureux sans trouble, entièrement,
Il ne se mêle en moi plus de vague tourment,
D’aspiration vaine a la douceur d’entendre
L’onde fraîche des sons par tes lèvres s’épandre
Des profondeurs de l’âme aux profondeurs du ciel ;
L’amertume terrestre en altérait le miel.
Ah ! je comprends pourquoi j’en redoutais l’ivresse
Comme une jouissance excessive et traîtresse,
Comme un cruel délice ! Aujourd’hui je comprends

Les rêves à la fois suaves et navrants
Qu’inspire la musique aux hommes sur la terre ;
La coupe qu’elle y tend jamais n’y désaltère,
Coupe à la fois offerte et refusée au cœur,
Dont il sent le parfum sans goûter la liqueur.

stella

Ami, de ce nectar, ici, rien ne nous sèvre ;
Nous pouvons y porter sans obstacle la lèvre.
Et, d’un philtre allégeant sans alarme enivrés.
Des chaînes qui liaient nos ailes délivrés,
Aller boire à leur source, en torrents d’harmonie,
La pure extase au pur enthousiasme unie ?

______Je chante avec l’ancienne voix
______Dont le timbre encore te charme ;
______Mais, plus sereine qu’autrefois,
______Il n’y tremble plus une larme ;

______Il n’y languit plus de soupir.
______Comme en ces jours de longue attente
______Que l’idéal faisait subir.
______Là-bas, à notre soif ardente ;

______Il n’y passe plus de frisson,
______Comme au temps de l’amour fragile
______Où sans cesse un doute, un soupçon
______Menaçaient l’idole d’argile ;


______Il n’y tinte plus de sanglot,
______Comme sur la terre où tout passe,
______Où toute beauté meurt si tôt,
______Où si fuyante est toute grâce !

______Ici j’exhale en notes d’or
______Dont la douceur est sans mélange.
______Dont plus rien n’entrave l’essor,
______Un amour qui jamais ne change,
 
______Un bonheur sans borne, éternel !
______Et sous l’irrésistible empire
______Du besoin d’en remplir le ciel
______Je le chante comme on respire.

______Parcourant l’échelle sans fin
______D’une neuve et sublime gamme,
______L’hosanna d’un orgue divin
______Monte en ma poitrine de femme !
 
______Je veux t’emporter aux sommets
______Où mes propres chants m’ont ravie !
______Sois deux fois heureux à jamais :
______La musique double la vie ;

______Car dans leurs mouvements égaux
______L’âme et la voix vibrent ensemble,
______Les notes se font les échos
______Du sentiment qui leur ressemble ;

 
______Et par son incantation
______La mélodie au cœur rappelle
______La tendre ou vive passion
______Dont l’accent se réveille en elle,

______Ou, n’évoquant rien du passé,
______Elle ouvre une immense avenue
______A son grand vol jamais lassé
______Dans le suprême azur sans nue !
 
Mon chant va te bercer, égal et lent d’abord
______Comme un chant de nourrice,
Pour te faire oublier des blessures du sort
______Même la cicatrice,

Pour effacer en toi du récent souvenir
______La tache encore noire,
Pour qu’il ne reste plus même une ombre à bannir
______Du fond de ta mémoire,

Pour qu’un rêve calmant délivre ton cerveau
______De la pensée ancienne,
Et que des vieux soucis rien dans ton cœur nouveau
______Désormais ne revienne.

Dans les profondes eaux d’un murmurant Léthé
______Il faut que tu te plonges,
Comme il faut bien dormir pour être visité
______Par l’essaim des beaux songes ;


Et quand des jours mauvais ne te hantera plus
______L’image évanouie,
Tu goûteras entier le bonheur des élus
______Révélé par l’ouïe !

Alors tu sentiras se lever doucement
L’opaque et lourd rideau qui te voile à toi-même,
Éclore dans ton âme une aube vague et blême,
Puis croître et resplendir l’intime firmament.

Grand comme l’autre ciel, celui-là se déploie
Ensoleillé d’amours et d’espoirs étoile.
Ouvrant de toutes parts, comme l’autre peuplé,
A d’innombrables vœux des abîmes de joie !

Ces amours, ces espoirs dormaient inaccomplis.
Et ma voix de leur tombe en vibrant les exhume :
La musique ressemble au soleil qui rallume
Les spectres des objets dans l’ombre ensevelis.

Ce qu’en l’espace font la lumière et la flamme
Qui donnent à la fois couleur et force au corps.
Pour donner forme et vie aux rêves, les accords.
Émules des rayons, le font aussi dans l’âme !

O musique, soleil du monde intérieur.
Montre à mon bien-aimé tout le fond de mon être ;
Qu’il puisse, au fond du sien me reflétant, connaître
Ce que j’ai de plus beau, ce que j’ai de meilleur !


Fais que, par ta vertu sympathique éveillées,
Les fibres de son cœur répètent mon émoi,
Qii’il sente en lui frémir ce qui frémit en moi,
Que nos ailes enfin battent appareillées !
 
Alors, couple parfait, d’un vol harmonieux
Nous irons explorer l’infini côte à côte,
Du plus profond amour à la paix la plus haute,
L’infini du bonheur, impénétrable aux yeux ! —

Stella se tait. Au loin son regard semble lire.
Caressant d’une main qu’agite son délire
Les cheveux du jeune homme assis sur le gazon,
Et de l’autre attestant le sublime horizon,
Debout, la bienheureuse en extase s’arrête.
Avec un lent sourire elle penche la tête,
Sur sa poitrine croise et presse ses deux mains.
Et pour se préparer aux cantiques prochains
Elle songe, et tout bas recueille sa pensée.
Puis, d’une voix d’abord lentement cadencée,
Elle chante...
_________O merveille ! ô fête ! Hélas ! quels mots
Seront jamais d’un chant les fidèles échos ?
duels vers diraient du sien l’indicible harmonie ?
Toute l’œuvre possible au langage est finie
Quand il a seulement fait signe au souvenir ;
Symbole indifférent, impropre à contenir
Le moule et le miroir des choses qu’il doit rendre,
A qui n’en connaît rien il n’en peut rien apprendre.

Or, dans l’air d’ici-bas que seul nous connaissons,
Jamais pareils transports n’émurent pareils sons.
Ah ! ton art est cruel, misérable poète !
Nul objet n’a vraiment la forme qu’il lui prête ;
Ta muse s’évertue en vain à les saisir :
Les mots n’existent pas que poursuit son désir ;
Si beau que soit un vers par le souffle et le nombre,
La beauté qu’il décrit n’y laisse que son ombre...
 
______On voit les brumes du matin,
______Que disperse la tiède aurore.
______En légers lambeaux de satin
______Sur les prés se traîner encore.

______Errer sous la brise un moment,
______S’allonger, s’éclaircir, s’étendre,
______Puis disparaître entièrement
______Dans l’azur gai, limpide et tendre ;
 
______Faustus voit ainsi le passé.
______Aux douceurs du chant qui commence.
______Se fondre et se perdre, effacé
______Dans la béatitude immense.

______Son regard étonné trahit
______Combien cette paix sans mélange
______Qui le pénètre et l’envahit
______Lui semble doucement étrange.


______Avait-il jamais pu goûter
______Rien de bon, depuis sa naissance,
______Qu’une amertume à redouter
______N’en corrompît pour lui l’essence ?

______Mais à mesure que décroit
______Le nuage ancien qui l’obsède,
______Avec moins de surprise il croit
______Au calme ignoré qu’il possède.

______Il sent enfin s’évanouir
______Du souvenir les derniers restes ;
______Il peut boire aux urnes célestes.
______Certain de n’en rien laisser fuir.

Pendant qu’il s’abandonne au suave bien-être
Qui partout comme un baume apaisant le pénètre,
Et que, dans un linceul de joie enseveli,
La paupière abaissée, il savoure l’oubli,
Le bonheur le plus vif, le plus doux, le plus rare,
Pour lui ravir les sens et le cœur, se prépare,
Stella, qu’il ne voit pas, debout à son côté,
Revêt une nouvelle et suprême beauté.

Elle n’est plus la femme à la grâce fragile.
Fleur pâle, ouvrage obscur de la terrestre argile,
Qui, sous des cieux changeants par la brume couverts,
Disputait sa fraîcheur à l’affront des hivers,
Et, battue âprement par la pluie et la bise,

Penchait sa tige frêle aux tourmentes soumise.
Vulnérable autrefois et mortelle, sa chair,
Offerte maintenant à la tiédeur de l’air.
S’y peut épanouir à l’aise, enfin rendue
A son moule éternel qui l’avait attendue.
Elle l’a tout à coup, du premier jet, rempli :
Un col fier, un front lisse à tout jamais sans pli,
Que ne courbera plus une vie inquiète,
De l’ancienne exilée ont ennobli la tête ;
Et sur sa tempe court, délicat comme un fil,
Le bleuâtre réseau d’un sang vif et subtil.
Le trait de ses sourcils, déjà si pur, décore
La voûte de ses yeux d’un arc plus pur encore ;
L’azur de sa prunelle encor plus ingénu
Qui sur terre déjà montrait son âme à nu,
A travers l’infini reflété, la dévoile
Plus sereine et plus neuve, inextinguible étoile
Que baigne avec douceur, comme un soir qui descend,
De ses longs cils soyeux l’ombrage caressant.
Aux senteurs qu’un Avril durable a composées,
Palpitent de plaisir ses narines rosées ;
Une lueur d’ivoire avive le carmin
De ses lèvres qu’entr’ouvre un souris plus qu’humain.
Sa chevelure, au bord de l’oreille mignonne,
Comme un sable d’or fin qui ruisselle et rayonne.
Ondule étincelante, et jusques à ses pieds
Retombe, somptueuse, à flots multipliés ;
Et sur ce rideau blond qui l’embaume et le flatte
Son corps renouvelé, frais et splendide, éclate !

A sa voix, dont l’appel tinte mélodieux,
Faustus tourne vers elle à demi clos ses yeux.
Tel Adam se réveille étonné devant Eve,
Devant cette beauté que le bonheur achève
Il se dresse ébloui... L’idéal imprévu
Prend, comme son regard, son âme au dépourvu.
Muet, dans sa stupeur peu s’en faut qu’il ne tremble ;
Il blêmit ; sa surprise à la frayeur ressemble.

stella

______Faustus, ne reconnais-tu pas
______Ta véritable bien-aimée ?
______C’est elle, mais par le trépas
______D’éléments divins reformée,
______D’un souffle immortel ranimée,
______Plus tienne encore que là-bas !

faustus

______Je contemple le Beau céleste
______Que l’ombre me dissimula ;
______Le rayon qui le manifeste,
______Oui, c’est bien ta grâce, ô Stella !
______Ce que j’y rêvais, le voilà !
______Tout ce que j’en aimais y reste.

stella

Vois-le réalisé ! Dans notre ancien séjour
Ton songe sans figure attristait ton amour.


faustus

Je sentais se mêler une angoisse inconnue,
______Un vague et téméraire espoir
______Au terrestre émoi de te voir.

stella

Tu rêvais la Stella qui n’était pas venue.
______Tu l’attendais sans le savoir.

faustus

Je sentais ta beauté, dont une humble matière
______Emprisonnait la floraison,
______Chercher la céleste saison.

stella

Vois, le lis est éclos, et sa candeur altière
______A dépouillé toute prison !

faustus

Je sentais vaguement plus haut que ma tendresse,
______Dans les sanctuaires secrets,
______Planer l’idéal de tes traits.

stella

Déjà s’ouvrait ton cœur assez grand pour l’ivresse
______Que si haut je lui préparais !


faustus

Si grand ouvert qu’il soit, ta beauté le dépasse,
______Il ne saurait la posséder.
______Nul transport ne l’y peut aider…

stella

Une aspiration qui jamais ne se lasse,
______Quel idéal peut l’excéder ?

La pudeur sur la terre est le refus que l’âme
Fait aux sens de mêler son amour à leur flamme
Avant d’être conquise et d’assurer ses droits.
Mais affranchie enfin des pudiques effrois,
L’âme, vêtue ici d’une chair éthérée,
Sœur des lèvres, s’y pose, en paix désaltérée,
Et goûte une caresse où, né sans déshonneur.
Le plaisir s’attendrit pour se fondre en bonheur.

faustus

______Quoi ! le bonheur inexprimable
______Qui me semblait en vain promis
Par ta grâce accomplie infiniment aimable,
______Va m’être à tes genoux permis !

______Par une âme, indigne étrangère,
______Plus d’un beau corps fut habité,
Mais la forme chez toi n’était pas mensongère :
______Elle m’a dit la vérité.


______Ah ! que de chères découvertes
______Dans ta pure essence, aujourd’hui.
Par tes contours divins sont à mon cœur offertes,
______Pour te révéler toute à lui !

stella

Nous nous sommes choisis et nous sommes nos maîtres,
Tu m’as rejointe au ciel, la terre est loin de nous.

faustus

Dans un hymen sublime unissons nos deux êtres !

stella

Je m’abandonne entière, épouse, à mon époux.



VOIX DE LA TERRE




VOIX DE LA TERRE


 
______Égaré dans les déserts blêmes
______Où tressaillent des points vermeils
______A d’humbles veilleuses pareils,
______Il marche, le flot des blasphèmes,
______Des vœux et des appels suprêmes,
______Depuis Abel accumulés !
______Il sonde, clameur éperdue.
______Les horizons par l’étendue
______Indéfiniment reculés.

Combien a-t-il déjà franchi de nébuleuses,
Amas d’astres fondus en de laiteux brouillards,
Où, de près, l’œil lassé compte par milliards
Des constellations aux formes anguleuses !

Leurs globes d’or n’ont point frémi plus à ce vent
Qu’aux haleines d’été les fruits dans la ramure.
Courage ! dans l’abîme, ô douloureux murmure,
Pour trouver qui t’écoute enfonce plus avant !


______L’espace est un : tout y respire ;
______Tous les êtres l’ont pour aïeul
______Et communiquent par lui seul ;
______Rien ne se perd dans son empire !
______Quelqu’un t’entendra quelque part :
______Du cri que l’humanité pousse
______L’éther propage la secousse,
______Qui doit aborder tôt ou tard !

Un atome enfoui sous terre est peu de chose ;
Pourtant tout l’univers en sent le poids léger.
Peut-on croire que l’homme, où l’idée est éclose,
Roi du monde, ne soit partout qu’un étranger ?

Le corps, qui pèse et tombe, à toute la matière
Est de loin rattaché par un attrait puissant.
Se peut-il qu’à jamais la terrestre frontière
Sèvre du ciel entier l’âme qui rêve et sent ?


DEUXIÈME PARTIE


LA PENSÉE





V


LA PHILOSOPHIE ANTIQUE




V

LA PHILOSOPHIE ANTIQUE


Comme un fleuve, miroir d’un ciel sans ombre, glisse,
Coulait leur calme vie en un constant délice,
Depuis que leur hymen avait trouvé son nid
Sur cet astre où l’amour donne à ceux qu’il unit.
Avec le seul trésor qui, partagé, se double.
Une félicité renaissante et sans trouble.
Celle qu’avant sa mort Faustus d’en bas rêvait.
Pourtant tout l’homme en lui n’était pas satisfait :
Par moments, une vague et sourde inquiétude,
Le souci de savoir, que nul front fier n’élude,
Le mal de l’inconnu, l’avait déjà hanté ;
Hélas ! il en était maintenant tourmenté.
Pendant que sa compagne à son côté sommeille
Et laisse errer son âme au gré d’un songe, il veille.

Quand la plaine a bruni sous le crêpe du soir.
Que l’ombre y pose enfin son tapis le plus noir.

Qu’en haut, très loin du sol où s’effacent les formes,
D’innombrables points d’or font sentir plus énormes
Les espaces comblés seulement par la nuit,
Quand la vie a cessé son travail et son bruit,
Sous ce grand deuil semé de lointaines lumières,
Perdant le proche appui des choses coutumières.
Seul, devant l’univers qui va s’amplifiant,
L’esprit déconcerté devient moins confiant.
Sans le fard bigarré qui pour l’œil le diapré,
L’Être oppose un refus plus sinistre et plus âpre
A l’interrogatoire anxieux qu’il subit,
Obstinément muet, adjuré sans répit.

Faustus veut, à son tour, au silence du gouffre
Arracher le secret dont, toujours homme, il souffre.

______« Loin du monde cruel et vil
______D’où m’a sauvé la mort, dit-il.
______J’ai passé des heures si douces !
______Les ans, que je ne comptais plus,
______Insensiblement révolus,
______M’emportaient d’un vol sans secousses ;

______« Et sans nulle peine conquis
______Tous les plaisirs les plus exquis
______A mes sens versaient leur ivresse ;
______Les bonheurs les plus délicats
______Offraient, exempts de tous combats,
______A mon cœur aussi leur caresse.


______« Je n’ai fait qu’aimer et sentir.
______Mais sans pouvoir anéantir
______Ma pensée et sa vieille attache ;
______Il couve en ma joie un tourment,
______Car sous l’objet le plus charmant
______Je veux saisir ce qu’il me cache,

______« L’invisible sous les couleurs
______Et l’impalpable sous les fleurs
______Où j’appuie, en songeant, ma tête ;
______Je ne peux plus l’y reposer :
______Si je tends ma bouche au baiser,
______L’inconnu se dresse et m’arrête.

______« Hé bien ! prenons-le corps à corps !
______Que, terrassé par mes efforts.
______Le monstre vaincu me réponde !
______Que, sous le grand masque étoilé,
______Je contemple en Dieu dévoilé
______La cause et la raison du monde ! »

Accoudé sur sa couche et le front dans la main,
Faustus, près de tenter cet assaut surhumain,
Rassemble quelque temps sa force et son courage,
Mais il se sent chétif pour un si haut ouvrage.
Isolé dans le vide, y cherchant des soutiens,
Il réclame leur aide à ses maîtres anciens,
Aux penseurs qui, sur terre, avec la même audace,
Ont regardé le sphinx impénétrable en face,
Et, de l’énigme épris, s’ils n’en ont révélé

Le véritable mot, l’ont du moins épelé !
A travers les splendeurs dont le présent se dore,
Leur gloire obstinément à ses yeux luit encore.
Leurs grands noms sont pareils à des astres lointains
Que le soleil levant n’a pas encore éteints ;
Et, célébrés jadis par des bouches sans nombre,
Bien qu’ils n’aient ébranlé qu’un air épais et sombre,
Ces noms, certes, pourront sur ses lèvres vibrer
Dans l’air d’un paradis sans le déshonorer.
Il tâche d’évoquer, au fond de sa mémoire.
Des systèmes fameux la longue et noble histoire,
Afin d’en recueillir le suc essentiel,
Comme l’abeille emprunte à mille fleurs son miel.
Il voit, sages ou non, sereines ou chagrines.
Dans le passé surgir et tomber ces doctrines
Au souffle de l’esprit qui se porte en avant,
Comme les blés courbés tour à tour par le vent.
Toutes il les recense, épiant l’étincelle,
La lueur ou l’éclair, que chacune recèle ;
Et dans sa veille ardente il prononce à mi-voix
Ces paroles, écho des leçons d’autrefois :
 
« Les penseurs inquiets sont les plus grands des hommes !
Qu’on vante l’or, les blés des cités économes.
Par-dessus tout la Grèce aimait la Vérité !
Milet, Samos, Élée, habitantes des plages,
Vos poètes sont purs comme l’onde, et vos sages
Comme elle sont profonds, et leur témérité
Ouvrit sur l’inconnu de lumineux passages.


« Dans la grande Nature ils entraient éblouis,
Avec ferveur, sans choix, sans art ; leur premier songe
Errait émerveillé, comme la main qui plonge
Dans les trésors confus par l’avare enfouis !
Qu’est-ce que l’Univers ? Il vit : quelle en est l’âme ?
Quel en est l’élément ? L’eau, le souffle, ou la flamme ?
Thalès y perd ses jours, Héraclite en pâlit.
Démocrite en riant a broyé la matière ;
Il livre à deux amours cette immense poussière,
Et le repos y nait d’un incessant conflit.
Phérécyde a crié : « Je ne suis pas une ombre !
« Je sens de l’être en moi pour une éternité. »
Et Pythagore, instruit dans les secrets du nombre.
Recompose le monde en triplant l’unité.
Le Zodiaque énorme à ses oreilles gronde.
Zenon jette l’esprit dans une peur profonde :
Sa raison, malgré lui, le cloue au même point ;
Le cynique en marchant ne le rassure point.
Faisant tomber des sens les mirages multiples,
Parménide, son maître, a déjà pénétré
L’Être unique, le Dieu de ses futurs disciples,
Qu’il a nommé l’esprit ineffable et sacré.
Ces chercheurs étaient grands ; ils se jetaient sans crainte
Au travers de la nuit sans guide ni sentier ;
Ignorant la prière, ils usaient de contrainte.
Et pressant l’Inconnu d’une superbe étreinte,
Pour penser dignement l’embrassaient tout entier.
Ils vouaient leur génie à cette œuvre illusoire ;
Se fiant à lui seul, fiers de se hasarder,

Ils dédaignaient leurs sens, ils ne pouvaient pas croire
Qu’ayant l’intelligence ils dussent regarder.
Mais ils erraient perdus : les essences confuses
Formaient un air subtil où mourait leur flambeau,
Et déjà le sophiste aux misérables ruses
Jouait comme un enfant au bord d’un vieux tombeau.

« Et que faisaient les dieux, pendant que la pensée
Portait sa bouche pâle à sa source épuisée ?
Les dieux régnaient toujours. Indifférents vainqueurs.
Ils s’imposeront même à la fierté romaine,
Car ils n’ont de changeant que leur figure humaine,
Et forts comme la vie ils sont dans tous les cœurs.
C’étaient, comme autrefois, comme au temps d’Hésiode,
Cybèle, le Chaos, le Tartare et l’Amour ;
En dépit des rhéteurs Pégase enlevait l’Ode ;
Pan faisait soupirer sept roseaux tour à tour ;
Et c’était Zeus levant sa droite souveraine,
Foudre au poing, pour servir la justice ou la haine.
Toujours, comme une injure aux martyrs de l’esprit,
Les rayons, les parfums, pour fêter la matière,
Baisaient le torse blanc d’une Aphrodite altière
Dont la divinité s’admire et se sourit.
L’ignorance peuplait tout l’inconnu d’idoles.
Pourtant, comme autrefois, l’esprit voulait savoir,
Et sur le torrent trouble et fuyant des écoles
Flottait comme une épave un immortel espoir.
L’esprit avait gardé l’ambition première
De percer toute l’ombre et d’y tout éclairer.


«  Oh ! que sous un portique inondé de lumière
Aux côtés de Socrate il était bon d’errer !
Il enseignait le beau, sa nature, ses charmes,
Solliciteurs puissants d’inexplicables larmes,
La vertu, la justice, et le bonheur certain.
Car il dépend de l’âme et non pas du Destin.
Ce sage apprend à l’homme à plonger en soi-même ;
Le sophiste le craint, et le disciple l’aime.
Quand son art indulgent par mille adroits circuits
Les avait tour à tour à leur insu conduits
Au piège où sa raison souriante et profonde
Surprenait des rhéteurs la perfide faconde.
Il les interrogeait, et ce qu’il tirait d’eux
Contre l’erreur l’armait de leurs propres aveux.
Le maître en se jouant les éprouvait encore ;
Puis, quand de leur détresse il les vo5’ait rougir,
Il faisait poindre en eux et lentement surgir
Des hautes vérités la merveilleuse aurore.

« Platon va dans la nuit au-devant du matin
Où dans la brume, au ciel, la Vérité se lève.
Et son langage aisé d’un laborieux rêve
En un flot d’ambroisie épanche le butin.
Quand nous déracinons l’odorante verveine,
Que trouvons-nous ? De l’ombre, un terrain brut et noir ;
Telle d’un chaos sombre éclôt, charmante à voir,
Douce à sentir, la fleur de la pensée humaine.
Le réel, humble ébauche, aspire, inachevé :
L’esprit avec Platon vole au temple rêvé,

Vestiaire sacré des formes éternelles.
Où les mondes grossiers ont leurs divins pareils,
Où trône l’Idéal, dont les claires prunelles
Enseignent la splendeur à leurs pâles soleils.
Platon surpris contemple au fond de sa pensée
Le Beau, l’Être sans borne et qui ne peut finir.
Et sent que d’une extase autre part commencée
L’âme apporte à la terre un divin souvenir !

« Pyrrhon passe en doutant, comme une ombre inquiète
Qui se tâte elle-même et ne se trouve pas.

« Aristote au savoir a marqué sa conquête
Et, le premier, l’oblige à monter pas à pas.
Il voit l’univers même, artisan de sa forme,
Sous l’aiguillon du Bien vers le Beau se mouvant,
Sans modèle étranger qui dans l’absolu dorme,
Car son propre idéal tressaille en lui vivant.
Du principe et des fins il règle l’harmonie.
Par un puissant retour de la raison sur soi
Il se rend spectateur de son propre génie,
Il en suspend le vol pour en saisir la loi.
Du vrai monde observant la cause et la structure.
Il laissait aux rêveurs leurs mondes creux et froids ;
Il a surpris la vie au cœur de la Nature,
Il a discipliné les penseurs et les rois !
 
« Ô grand Zénon, patron de ces héros sans nombre
Accoudés sur la Mort comme on s’assied à l’ombre

Et n’offrant qu’au devoir leur pudique amitié,
Tu fus le maître aussi du divin Marc-Aurèle,
Celui dont la douceur triste et surnaturelle
Était faite à la fois de force et de pitié !
Dieu, c’est la Raison même, universelle et stable :
Par la raison tout homme est le parent de Dieu,
Et cette parenté l’égale à son semblable,
Et le respect s’impose entre égaux de haut lieu.
Dans l’acte, c’est vertu que la raison se nomme ;
Le prix de bien agir n’est que d’agir en homme.
La Nature, phénix par soi se consumant,
De son propre bûcher naît éternellement.

« Fidèle à Démocrite, inventeur des atomes,
Épicure des dieux dissipe les fantômes.
Ne pas souffrir, voilà pour lui le vrai bonheur :
L’excès est du plaisir le traître empoisonneur ;
Il préfère le calme à l’ivresse troublante.
Sa tempérance au cœur n’offre que des berceaux.
Il propose la paix de la vie excellente
A ceux dont Aristippe avait fait des pourceaux.
Mais Lucrèce ni lui n’ont compris la merveille
D’un dévoûment qui souffre et se plaît à souffrir.
Épictète est vaincu ; si rien ne la réveille
______La fierté même va périr.

______« Oui, se sont écriés les hommes,
______Le cœur et le cerveau lassés :
______Du jour qui fuit plus économes,

 
______Sachons vivre heureux où nous sommes ;
______On y peut sentir, c’est assez !
 
______« Qu’elle aille n’importe où, la Terre !
______Elle est solide, et l’air est bleu.
______Le plaisir n’est pas un mystère :
______Libre à l’abime de se taire.
______Libre à nous d’ignorer son Dieu !
 
______« Que l’amour voltige et nous baise !
______Poursuivons d’un fouet de raisin
______L’âne du vieux Silène obèse
______Qui, chancelant d’un gai malaise,
______Roule sa tête sur son sein !

______« De la verdure et des sourires !
______Des parfums d’Asie et du vin !
______De beaux esclaves et des lyres !
______Sapho, Sapho, quand tu délires,
______Nous aimons, tout le reste est vain !

______« Que sous mille métamorphoses,
______Changeant de vie et, tour à tour,
______Saveur de miel, odeur de roses,
______Le cœur transporté dans les choses
______Échappe à l’esprit, son vautour !

______« Allons tous, allons nous suspendre
______Aux lèvres de la Volupté,

______Et que la Mort venant nous prendre
______Ne trouve qu’un amas de cendre
______Par son léger souffle emporté ! »

« Et tous s’étaient rués dans les lâches délices.
Ils s’étaient attablés au grand banquet des vices :
Les uns chantaient debout ; les autres hors des lits
Laissaient leurs bras pesants d’un sang épais remplis
Pendre, oubliant le sein des pâles courtisanes.
Les maigres jeunes gens, pris de gaités profanes
Et fous d’ivresse, offraient la fumante boisson
Aux lèvres sans couleur des Marcellus de pierre,
Et sur les piédestaux dansaient, chargeant de lierre
Des fronts qu’avaient ornés le chêne et le gazon.
Soudain, quand la joyeuse et misérable troupe
Ne se soutenait plus pour se passer la coupe.
Une perle y tomba, plus rouge que le vin…
Ils levèrent les yeux : cette sanglante larme
D’un flanc ouvert coulait, et, par un tendre charme,
Allait rouvrir le cœur au sentiment divin.
La coupe de nectar devient l’amer calice,
Le lit voluptueux se transforme en bûcher,
La tunique de fête en un rude cilice ;
Le corps souffre, et l’esprit recommence à chercher. »

Comme à la nuit tombante une ville muette.
Profilant sur le ciel sa noire silhouette,
Ne laisse discerner parmi ses toits fumants
Que les dômes hardis de ses hauts monuments.

Dans l’esprit de Faustus les doctrines insignes
Ont, sauves de l’oubli, dressé leurs grandes lignes
Dominant tout le reste, entassement confus
De rêves où passaient des éclairs entrevus.
Mais il évoque en vain les plus fameux systèmes :
Il n’a pu voir encore, hélas ! dans ceux-là mêmes,
Qu’un stérile chaos de pensers remués,
D’édifices naissants jamais continués.
Il s’arrête au milieu du long pèlerinage
Qu’il fait vers l’inconnu lentement, d’âge en âge,
Et laisse, reconquis par son mol oreiller,
Son front déjà vaincu s’abattre et sommeiller.



VI


LA PHILOSOPHIE MODERNE




VI

LA PHILOSOPHIE MODERNE


L’aurore soit bénie ! Elle rend l’espérance.
Il n’est de plaie au cœur que l’aurore ne panse !
Après les nuits de fièvre et les tardifs sommeils,
Ses sereines clartés ont d’apaisants conseils
Et de frais réconforts pour la plus âpre tâche.

Reposé par un court mais bienfaisant relâche
Et les yeux caressés par le jour souriant
Qui colore d’un rose enchanteur l’Orient,
Faustus ouvre son âme à l’effluve de joie
Que la jeune lumière à la pensée envoie.
Il se penche et longtemps s’enivre d’admirer
Sa compagne qu’à peine il entend respirer.
Il pleure en sa beauté l’idole qu’il néglige
Pour un culte morose et dont l’amour s’afflige.
Il veut hâter la fin de cette trahison.
Éteindre sans délai la soif de sa raison,

Pour n’avoir bientôt plus d’autre sujet d’étude
Que les traits de Stella, d’autre sollicitude
Que le zèle à servir sa douce volonté.
Étreignant de nouveau le mystère affronté,
Il se recueille, assis sur le bord de la couche.
Ce qu’agite son front vient éclore à sa bouche,
Et des flambeaux dressés dans l’ombre anciennement
Il poursuit en ces mots l’ardu recensement :

« Il n’est de sablier dont les grains si minimes
Puissent compter des cœurs les mouvements divers ;
Toutes les passions, basses ou magnanimes,
S’y lèvent tour à tour comme les flots des mers ;
Une seule dans l’homme obstinément demeure :
La soif de l’Inconnu qui nous tente et nous leurre.
Malgré le souvenir de son stérile effort,
La pensée est rebelle au philtre qui l’endort.
C’est en vain que la Foi propose aux fronts dociles
Le paisible oreiller des tendres Évangiles :
Ils n’y peuvent dormir qu’un sommeil agité.
Hélas ! en les lavant de leur impureté,
Le baptême n’a point guéri ces vieux malades,
La fièvre de nouveau les tourmente.

_______________________________« O Plotin,
Crois, et laisse Platon, les stériles triades :
Le Christ a dit d’aimer, et l’amour est certain.
Confesse ton passé vaincu, noble Augustin !
Sur l’hérésie appelle ardemment l’anathème ;

Défends contre les dieux du vrai Dieu la Cite ;
Prouve l’âme immortelle et succombe au problème
D’y marier la grâce avec la liberté !
Anselme, ta foi tremble et ta raison l’assiste.
Toute perfection dans ton Dieu se conçoit :
L’existence en est une, il faut donc qu’il existe ;
Le concevoir parfait, c’est exiger qu’il soit.
 
« Les types éternels des formes éphémères,
Qu’avait dans l’absolu vus resplendir Platon,
Sont-ils réels ? Un genre, est-ce un être, est-ce un nom ?
Les genres ne sont-ils que d’antiques chimères ?
Ou le monde sans eux n’est-il qu’un vain chaos ?
Ces débats ont de longs et sonores échos !

« Dans l’ombre et dans la paix froide des monastères
Abailard anxieux agite tour à tour
Deux torches : la raison rebelle aux saints mystères
Et, plus impie encore, ô saint Bernard, l’amour !

« Le mysticisme rêve en saint Bonaventure.
L’esprit semble un fiévreux qui bataille en dormant ;
A peine un moine anglais ose vers la Nature
Un mâle et fier retour, qu’il tente isolément.
Aristote surpris renaît chrétien dans Rome :
Sa logique offre au dogme un profane secours.
Saint Thomas accomplit sa gigantesque Somme,
Et l’Église après lui pense par lui toujours.
Fort d’un zèle que rien n’étonne et rien ne lasse,

Pour endormir le doute il rêve d’allier
La raison et la foi, la nature et la grâce,
Que nul génie, hélas ! ne peut concilier. »

Ah ! dans cet âge ardent quelle étrange mêlée
D’actes de foi prescrits par la loi révélée
Et d’arguments subtils par l’esprit découverts !
La vérité n’a point des fondements divers,
Et Faustus cherche encor l’unique et ferme assise
Où se puisse assurer sa croyance indécise.

Il néglige ces grands mais stériles essais ;
Deux hommes en feront table rase à jamais :
Bacon, Descartes ! Gloire à leurs deux disciplines !
Par elles Archimède et Socrate auront pu,
Sur la matière, l’âme et les choses divines,
Voir renaître et mûrir leur songe interrompu.

« Sentant que l’Etre échappe aux sciences humaines,
Qu’à leurs prises toujours l’Absolu se soustrait,
Enfin François Bacon se fie aux phénomènes,
Les observe, les classe et suit leur fil secret.
Il enseigne à saisir, sous leur flux qui varie,
Leurs lois, seul objet sûr et fixe du savoir…
L’homme abjure à regret sa noble rêverie,
Les yeux encore épris de l’impossible à voir.

« Descartes, fondateur nouveau de la pensée,
Sur tout ce qu’il a su fait une nuit sensée.

Soudain la conscience, au choc de la raison,
Jette son étincelle, et l’Infini s’éclaire !
Alors, fermant sa porte au brouillard séculaire,
Il rebâtit le monde en sa propre maison.
Où le doute acculé n’a plus trouvé d’asile.

« Enfin, tous las de battre un océan stérile,
Les chercheurs abordaient l’inébranlable sol !
Le prêtre même y dresse en toute confiance
Un contrefort nouveau pour sa vieille croyance,
Et Malebranche y prend son élan pour son vol :
Dieu, c’est l’éternel Vrai sous l’accident qui passe,
C’est de tous les esprits le principe et le lieu,
L’Infini de pensée et l’Infini d’espace ;
Dieu seul fait tout en nous, nous voyons tout en Dieu.

« Bossuet fait crier sous son étreinte forte
Le sphinx mal terrassé ; d’un vin mêlé de miel
Il enivre l’esprit et malgré lui l’emporte
Sur le rayon brûlant qui va du cœur au ciel.

« Fénelon souffle une âme à la dialectique,
Il prête à ce squelette un trépied pour soutien.
Dans ses bras il l’échauffe, avec grâce il applique
A son orbite vide une paupière antique
Où perlent les beaux pleurs du sentiment chrétien.

« La foi n’est dans Pascal qu’une agonie étrange.
On croirait voir lutter Jacob avec son ange :
Il veut passer, quelqu’un lui barre le chemin.

Aux dogmes du chrétien le penseur se résigne ;
Sitôt qu’il y résiste, il a peur, il se signe,
Mais son front mal dompté tressaille sous sa main.
Enfin le géomètre effrayé du problème,
Ne pouvant ni prouver ni renier son Dieu,
Risque la vérité dans un pari suprême
Dont, sur un noir tapis, le bonheur est l’enjeu.

« Un juif cartésien, plus hardi que le maitre,
Arrache, imperturbable, à ses leçons leur fruit
Et le condamne en forme à nommer Dieu tout l’Être,
Dont le temple infini soi-même se construit.
Spinoza dans la Bible est entré sans surprise.
Mais, pendant qu’il y plonge, il se sent la main prise
Dans le poignet de fer de la Nécessité !
Le front calme, à la suivre il n’a pas hésité.
L’Être assiste, éternel, au cours changeant des âges,
Le froid de la raison fait du monde un cristal ;
L’homme en est une face où de pâles images
Répètent l’univers sous un angle fatal.

« Leibniz divise l’Être en milliers de génies.
Qu’il fait miroirs du monde, obscurs, troubles ou clairs.
Monades sans liens et cependant unies ;
Un Dieu, pour en former le meilleur univers,
D’avance en a réglé toutes les harmonies.
Locke n’avait chargé que les sens de pourvoir
Par leur lumière aveugle à l’œuvre du savoir ;
Leibniz, de ces flambeaux dénonçant l’indigence,

Y joint l’éclair sacré né de l’intelligence.
Il voit les faits aux faits continûment s’unir
Et l’existence éclore au sein du devenir. »

Ces penseurs ont, d’un œil ou profond ou sagace,
Cherché l’être du monde à travers ses aspects ;
Ils n’ont, dans leurs efforts pour l’y voir face à face,
Que révélé combien son beau voile est épais.
C’est dans la conscience et c’est dans l’âme humaine
Que Faustus a l’espoir de le saisir sans fard :
Il va consulter ceux dont l’œil baissé promène
Dans le domaine intime un pénétrant regard.

« Berkeley, que l’horreur des sens grossiers inspire,
Fait de leur témoignage un hostile examen :
Du corps, fantôme creux, l’âme usurpe l’empire.
Il ne reste que Dieu devant l’esprit humain !
Hobbes n’avait à l’homme octroyé de connaître
Que la ferme matière, unique fonds de l’Être :
Dieu, l’esprit, que sont-ils ? Rien ! des mots seulement.
— Tout ! répond Berkeley, car la matière ment !

« Hume reprend leur œuvre, il la pousse et l’achève :
Il prouve qu’ils ne font l’un et l’autre qu’un rêve,
Et le balai du doute emporte sans merci
Avec le corps nié l’âme niée aussi.
La cause, nœud des faits, déçoit l’expérience :
Elle n’est qu’habitude, et le savoir croyance.
Tout le miroir du vrai se dérobe obscurci.
A recouvrer sa foi la raison s’évertue.


« Condillac soutient Locke en fidèle héritier.
Pour soumettre au scalpel la pensée, il la tue
Et change le penseur orgueilleux en statue
Où de l’éveil des sens éclôt l’esprit entier.

« Voltaire, dégonflant les outres des systèmes,
Du vent qu’il en exprime aiguise un clair sifflet ;
Modérateur, il s’arme, entre les camps extrêmes,
Du bon sens qui rassure et du rire qui plaît.

« Rousseau pour sûr asile ouvre la conscience,
Temple unique d’un Dieu qui se passe d’encens,
Et Jacobi nous rend la saine confiance
Dans l’Être extérieur qui se mire en nos sens.

« Mais Kant fouille aussi l’âme et, cruel, lui murmure :
« Ah ! tu prétends ouvrir tes sens sur la Nature
« Pour laisser la lumière entrer dans ta prison !
« Je t’en ferai tâter l’invincible cloison.
« Le monde, c’est toi-même, et le temps et l’espace
« Ne sont que ta prunelle où ta vision passe.
« Tu te fais ton soleil, ton sol, ton horizon !
« Qui te renseigne ? Parle, et je te vais confondre :
« Quand tu te crois en paix, la guerre est sous le front.
« Les sens vont témoigner, la raison va répondre ;
« Elle niera toujours ce qu’ils affirmeront :
« L’Univers est borné, mais il ne saurait l’être ;
« Il a dû commencer, mais il n’a pas pu naître ;
« Rien n’est sûr que la voix qui commande ou défend. »

Puis il daigne ajouter dans sa miséricorde :
« Un Dieu te fait plaisir ? Hé bien ! je te l’accorde,
« Comme avec une image on console un enfant. »

« À ces mots, ton génie, ô profonde Allemagne,
S’ébranle avec lenteur, puis il entre en campagne
Comme un lourd bâtiment dont l’hélice de fer
Toujours droit devant soi marche en forant la mer,
Et, prévenant les vents qui se faisaient attendre,
Précipite à son but la force de son pas,
Ouvrière impassible, incapable d’entendre
Et les foudres d’en haut et les rumeurs d’en bas.

« Fichte se lève et dit : « Le Dieu qu’il nous propose
« N’est qu’une aumône au cœur 1 J’y consens, l’âme est close.
« Elle est de l’univers la borne et le milieu :
« S’il n’est rien hors de moi, c’est moi qui ferai Dieu. »
Seul, où la conscience allume sa veilleuse,
Il plonge et dans lui-même il voit surgir divin,
À cette humble clarté qui grandit radieuse.
Le vrai monde qu’aux sens il réclamait en vain.
Schelling approfondit ce rêve et le féconde :
Le cerveau, fleur suprême, en sa trame qui sent
Marie au poids le jour et la pensée au monde ;
Le monde est l’esprit même aux yeux apparaissant.
L’âme de la Nature a la forme pour signe ;
C’est pourquoi l’Art unit aux songes les rayons,
Et, prêtant au modèle une splendeur insigne.
Sent Dieu collaborer à ses créations !


« Hégel vient. Sa pensée aux efforts téméraires
Du devenir sans fin veut gravir les degrés
Où naissent de l’hymen étrange des contraires
Les êtres, du néant jusqu’à l’homme engendrés.
Elle prétend dicter ses propres lois à l’Être.
Vain rêve ! Elle ressemble au lierre, dans la tour,
Qui grimpe obstinément de fenêtre en fenêtre
Pour aspirer la vie et voir un peu de jour.
L’édifice croulant de toutes les doctrines
Dans son âpre montée est son soutien peu sûr ;
On ne sait si ce lierre est l’étai des ruines
Ou, pour ne pas tomber, se cramponne au vieux mur.

« Par le dernier regard que sa philosophie
A plongé dans l’abime où frissonne la vie,
L’homme de son audace est mal récompensé.
On dirait que sur lui le mystère offensé
Se venge en s’éclairant d’un faux jour qui le blesse
Et que, pour châtier sa hautaine faiblesse,
Dans l’œuvre universelle il ne lui laisse voir
Qu’un long enfantement d’infini désespoir.
Héraclite renaît, prouvant que tout conspire
Dans ce monde mauvais à le vouer au pire.
L’art d’un Machiavel en a tramé le sort :
L’Être veut, le vouloir s’efforce, et tout effort
Est douleur. Le progrès, conquête dérisoire.
N’offre au mal, seul réel, qu’un remède illusoire ;
Les sciences, les arts ne font que découvrir
Des raisons et créer des chances de souffrir ;

Chaque instinct n’est qu’un piège et l’amour qu’une embûche
Où le couple attiré par l’espèce trébuche
Et rougit de pourvoir la mort en procréant.
Volonté, ton salut, c’est de tendre au néant !

« Voilà donc où la soif de tout connaître amène ;
Voilà le dernier mot de la pensée humaine ;
Non : ce n’est pas possible ! Ici, mon propre sort
Atteste un renouveau céleste dans la mort ! » —

En achevant ces mots, Faustus tourne la tête
Et voit pleurer Stella dont le regard s’arrête
Avec une douceur souffrante sur le sien.
« Et pourtant, mon ami, je ne te suis plus rien.
Dit-elle ; je me sens dans ton cœur supplantée.
Ah ! si l’œuvre aujourd’hui par ton cerveau tentée
Peut satisfaire en toi le plus noble besoin,
Je veux de ton bonheur lui résigner le soin.
Mais homme ne crains-tu d’essayer l’impossible ?
L’entière vérité nous est-elle accessible ?
Tu perds le sûr amour pour un bien peu certain,
La présente beauté pour un spectre lointain. »
Faustus lui prend les mains et tendrement les baise ;
« Il n’est que ma Stella qui pour toujours me plaise.
L’amour du vrai n’est point pour le nôtre alarmant ;
L’ardeur en est moins vive et la source moins chère,
Et dans mon âpre zèle à m’y livrer j’espère
Moins trouver un plaisir qu’apaiser un tourment.

Courte sera l’épreuve ; accorde à ma pensée
Le loisir d’achever sa tâche commencée.
Elle s’arrache à toi, mais pour te revenir
Et, libre désormais, te mieux appartenir. »



VII


LES SCIENCES




VII

LES SCIENCES


Au labeur du cerveau la nuit seule est propice :
Il faut que tout murmure étranger s’assoupisse
Pour que la vérité, dont le temple est en nous,
Nous laisse déchiffrer ses oracles jaloux.
Autour de la retraite où l’attend sa compagne,
Faustus veille, égarant ses pas dans la campagne.
Il écoute en lui-même une voix qui répond,
Dans sa suprême angoisse, à son appel profond :

« L’essor nous a déçus, sachons ramper sans honte ! « 
Lui souffle alors Bacon par les lèvres de Comte.
« L’infini nous déborde, et ceux-là sont des fous
Qui pensent d’un coupd’aile en toucher les deux bouts
Ou prétendent porter sur leur humaine épaule
De l’univers entier le formidable poids !
A dégager des faits le fil ténu des lois
Nous bornons désormais nos vœux et notre rôle.
Le solide savoir n’est pas un monument

 
Qu’un hasard de génie élèverait d’emblée ;
Non, l’assise à l’assise avec ordre assemblée
Sans l’atteindre jamais monte au couronnement.
L’ouvrier de science est un tailleur de pierres ;
Qu’il prenne ses marteaux, son fil et ses équerres
Et ne suspende pas ses rêves au clocher
Quand il n’en est encor qu’à fendre le rocher !
Il maçonne une tour, non le fronton d’un temple,
Et le ciel où tout pèse est le seul qu’il contemple :
L’horizon grandissant, mais borné, qu’il peut voir
Est le seul qu’il mesure et promette à l’espoir.

______« Nous devons l’unique science
______Que l’homme puisse conquérir
______Aux chercheurs dont la patience
______En a laissé les fruits mûrir.
______Les Euclide et les Pythagore,
______Par un siège lent mais certain,
______De la Nature close encore
______Ont préparé l’assaut lointain.
______Parce qu’ils ont d’abord su faire
______Du chiffre un signe ingénieux,
______Conçu la forme de la sphère
______D’après l’ébauche offerte aux yeux,
______Dessiné du doigt dans le sable
______Sur un triangle trois carrés.
______Parce qu’ils les ont comparés.
______Malgré l’abîme infranchissable.
______Les cieux ne nous sont plus barrés !


« Pascal à tous œuvres habile,
Dont le génie avec rigueur
Réglera la lutte immobile
Entre le vase et la liqueur,
Dans l’espace aux figures mêmes
Demandant son unique appui,
Affronte les plus hauts problèmes.
 
« Combien sont des jeux aujourd’hui !
Grâce à Descartes, dont la ruse
Oblige, en cette étude abstruse,
L’algèbre à raisonner pour lui.

« Leibniz et Newton vont réduire
Les grandeurs, pour les reconstruire,
A l’élément essentiel.
Dont la petitesse infinie
Aux compas de l’astronomie
Livre l’immensité du ciel !

« La Chaldée y plongeait la sonde,
Hipparque y porte le flambeau,
Et Copernic impose au monde
Un ordre déjà sûr et beau.

« Le cours des astres s’illumine.
Galilée est en vain hué,
Il sait que la terre chemine.
Elle a sous son front remué !

______Il le proclame, et sur sa tête
______A sa voix le soleil s’arrête
______Mieux qu’à la voix de Josué !
______Le passé sans jalons recule,
______Il le divise : de l’instant
______Il attache au plomb du pendule
______L’aile qui fuit en palpitant,
______Et l’insaisissable durée
______Est prise au vol et mesurée
______Par un signal simple et constant !

______« Dans sa veille longue et sans trêve,
______Arrachant par un puissant rêve
______Leurs lois aux planètes, Képler
______Lègue sa formule profonde,
______D’où jaillit un immense éclair,
______A Newton grand comme le monde !

______« Newton lie entre eux tous les corps
______Par une chute universelle
______Qui dans tout le ciel se décèle
______En y courbant tous les essors !

______« Il meurt cependant, pour revivre !
______Car tout disciple de son livre
______Est de sa gloire le héraut !
______Car d’Alembert, Euler, Clairaut
______Et Lagrange sont de sa race.

 
______Ils pensent, le front sur sa trace,
______Et leur grand héritier Laplace
______Des sphères, sans lever les yeux,
______Ordonne en groupe harmonieux
______L’essaim familier qu’il embrasse !
______Dans les infinis envolé.
______Dédaignant d’un Dieu l’hypothèse,
______Sans terreur si haut isolé
______Son génie y respire à l’aise ! »
 
Faustus se remémore avec un fier plaisir.
Par la bouche de ceux qu’à leur tour il consulte,
Bien qu’un voile d’oubli déçoive son désir.
Chaque science, objet trop lointain de son culte.
 
______« Archimède, savant rempart
______D’une illustre ville à défendre,
______Pense, et met une flotte en cendre :
______Il concentre et guide avec art
______Les traits du soleil, dont plus tard
______Galilée oblige à descendre
______L’image même, pour la rendre
______Docile et lisible au regard.

______« De l’infini qui le dépasse
______L’œil humain n’avait visité
______Que la céleste immensité :
______Le verre, explorant tout l’espace,

______Le lui livre pour qu’il s’y lasse
______Des grandeurs sans borne aux néants,
______Et l’œil, repu d’astres géants
______Mille et mille fois centenaires,
______Peut voir vibrer des éphémères
______Au sein d’infimes océans !

______« Newton fait dans le prisme éclore
______D’un rayon qui l’a traversé
______Tout un arc-en-ciel nuancé
______Comme un bouquet multicolore
______D’une tige unique élancé !
______Et sur l’écran qui s’en irise
______Le chimiste apprend des soleils,
______Par une sublime analyse,
______Leurs éléments qu’avec surprise
______Il trouve aux corps connus pareils.

______« Docile aux formules fécondes
______Qu’enchaîne élégamment Fresnel
______La lumière enfin sort des ondes,
______Vénus de l’éther éternel !
______Elle est sœur du son qui s’élève
______Des flots entremêlés de l’air
______Et, voilé tantôt, tantôt clair.
______Dans le plaisir éveille un rêve.
______D’un fil visible rattachant
______Les perles que la gamme égrène,

______Latour invente une sirène
______Qui nombre pour les yeux son chant.

______« Franklin provoque avec audace
______Et désarme, savant héros,
______De la foudre qui le menace.
______Dans son piège aigu, les carreaux ;
______Il lui trace en maître sa voie,
______La force à ramper et la noie.
______Sur l’ambre le vol d’un duvet
______Trahit qu’en bas elle couvait :
______Un disque de cire ou de verre
______Ose imiter le bras du Dieu
______En qui l’humanité révère
______L’auteur du tonnerre et du feu !

______« Puis, par une vertu nouvelle,
______Dans l’éveil d’un muscle endormi
______La foudre éparse se révèle,
______Silencieuse, à Galvani.
______Franklin l’annulait, terrassée ;
______Volta la gouverne, amassée ;
______Ampère fait d’elle un aimant
______Et dans sa vitesse fidèle
______Prépare à la pensée une aile
______Qui ceint la terre en un moment !

______« Du vrai grandiose genèse !
______Archimède dans l’onde pèse

______Ce qu’un diadème a d’or pur,
______Pour qu’un jour sa pesée atteste
______Quel bras pousse la nef céleste
______Où Montgolfier conquiert l’azur,
______Après que, sur le Puy-de-Dôme,
______Prouvant à l’air sa pesanteur,
______Pascal de ce subtil royaume
______A déjà toisé la hauteur !

______« Dupe de son attente émue,
______L’alchimiste est las d’essayer
______Si le cuivre en or se transmue
______Dans le creuset par le brasier.
______Sur les essences corporelles
______Quelle nuit féconde en querelles,
______De Paracelse à Lavoisier !
______Celui-ci, nouveau Prométhée,
______Surprend dans l’air l’esprit du feu :
______Une science est enfantée
______Qui fera l’homme demi-dieu !

______« Wenzel, Dalton, en leurs balances,
______Révèlent qu’entre tous les corps
______Par d’exactes équivalences
______Le poids régit tous les accords.
______Ces alliances régulières
______Fournissent au palais des pierres,
______Et de plus fins matériaux
______Aux éphémères édifices

______Des plantes et des animaux.
______Ah ! qu’en leurs multiples offices
______Les principes unis entre eux
______Pour tant d’œuvres sont peu nombreux !
______Les vieux atomes d’Epicure
______Vont ressusciter tous pareils
______Pour composer les clairs soleils
______Aussi bien que la terre obscure,
______Et peut-être que, seuls divers,
______Le poids, le nombre et la figure
______Expliqueront tout l’Univers !

______« Combien sur le vrai fond des Choses
______La forme apparente nous ment !
______Le jeu changeant des mêmes causes
______Émeut les sens différemment :
______Le pinceau des lis et des roses
______N’est formé que de mouvement ;
______Un frisson venu de l’abîme,
______Ardent et splendide à la fois,
______Avant d’y retourner anime
______Les blés, le sang, les fleurs, les bois.
______Ce vibrant messager solaire
______Dans les forêts couve, s’endort
______Et se réveille après leur mort
______Dans leur dépouille séculaire,
______Noir témoin des printemps défunts,
______Qui nous réchauffe, nous éclaire
______Et nous rend l’âme des parfums !

______Dans l’aile du zéphyr qui joue,
______Dans la texture du granit,
______Roi des atomes, il les noue.
______Les dénoue et les réunit.
______La terre mêle à son écorce
______Ce Protée en le transformant
______Tour à tour de chaleur en force,
______En lumière, en foudre, en aimant.

______« Soleil ! Gloire à toi, le vrai père.
______Source de joie et de beauté,
______D’énergie et de nouveauté,
______Par qui tout s’engendre et prospère !
 
______« Ainsi des profonds ateliers
______Dont l’opération savante
______Façonne la forme vivante
______Les moteurs nous sont familiers.
______Nous voyons obéir la vie,
______Souffle encore mystérieux,
______A leur concert impérieux,
______Par ses organes asservie
______Aux mêmes lois que ses milieux.

______« Aux pas lents de la médecine
______Hippocrate ouvre le chemin.
______Galien, le premier, devine
______Quelques secrets du corps humain ;
______Dans sa recherche exacte et fine,
______Vésale ose y porter la main ;

______Harvey découvre et fait la preuve
______Que, par de sûrs canaux conduit,
______Le sang voyage, double fleuve
______Dont le parcours est un circuit.

______« Lavoisier, criblant au passage
______L’air par la poitrine exhalé,
______Du charbon dans le sang brûlé
______Fixe le poids et dit l’usage :
______De ce foyer nait la chaleur
______Par le muscle en jeu dépensée ;
______L’effort même de la pensée
______Y pourrait peser sa valeur.

______« Bichat, précoce déceleur,
______Dans les fonctions qu’il recense
______Met l’ordre ; il a déjà conçu,
______Sans en savoir l’intime essence,
______Un vivant dans chaque tissu :
______Sondant la vie avec puissance
______Jusques au plus profond ressort,
______Il y suit pas à pas la mort.

______« Le corps est un laboratoire
______Où Lavoisier porta le jour ;
______A toi, Claude Bernard, la gloire
______De l’illuminer à ton tour !
______Ton œil en perce les arcanes
______D’un regard subtil, vaste et sûr.
______Du plus rebelle des organes

______Tu surprends enfin l’œuvre obscur.
______Tu rends visible chez la plante
______Par de factices pâmoisons
______La vie en elle somnolente,
______Humaine sous d’humbles cloisons.
______Tes savants et beaux artifices
______Contraignent même les poisons
______A rendre aux mortels des services.
 
______« Mais l’homme est le dernier venu :
______D’autres peuples couvrent la terre.
______L’espèce y restait un mystère,
______Le sol n’en était pas connu.
______La surface en est riche et belle ;
______Aristote y sait déjà voir,
______Et Pline à la dépeindre excelle ;
______Bravant le feu qu’elle recèle
______Il en meurt sans en rien savoir.

______« Habitée après maint désastre,
______La verte écorce du vieil astre
______Dont le centre est encore ardent.
______Par degrés enfin refroidie,
______Y retient captif l’incendie
______Qui parfois la plisse en grondant ;
______Mais sur son prisonnier farouche
______Affermie, elle enfante et rit ;
______Et, sans frayeur, couche par couche,
______Cuvier la sonde et la décrit.

______Il arrache à leur sombre asile
______Les débris de ses premiers nés,
______Sur la foi d’un témoin fossile
______Les restaure aux yeux étonnés,
______Et de leur mère sans mémoire
______Tâtant le passé sans flambeaux,
______Sur son âge et sur son histoire
______Il fait répondre ses tombeaux !

______« Linné révélait de sa flore,
______Buffon de ses hôtes errants
______Les mœurs et les traits différents,
______Mais non pas l’origine encore ;
______Des êtres par leur art classés
______La chaîne attendait sa soudure.
______Elle flottait à l’aventure
______Sans souci des chaînons cassés.
______Avec une audace prudente
______Mariant leurs groupes divers,
______Voici qu’un chercheur nouveau tente
______Les chemins par Lamarck ouverts !
______Il reconnaît comment dévie,
______Se transforme et se ramifie
______La descendance au loin suivie
______De nos ancêtres découverts.
______A la puissance créatrice
______Darwin interdit le caprice :
______Il lui donne pour s’outiller
______Les instincts aux efforts intenses,

______Et pour s’apprendre à travailler
______L’affreux champ clos des existences :
______Dans le combat nécessité
______Par la famine et le partage
______La plus ferme variété
______Fonde et lègue son avantage ;
______L’espèce, en équilibre, sort
______De la victoire qui s’achève,
______Et sa durée est une trêve
______Que menace un lutteur plus fort.

______« La terre est un champ de bataille !
______Mais ni la force ni la taille
______N’y sauraient toujours triompher :
______Le microbe invisible affronte
______Le gigantesque mastodonte
______Dont le poids ne peut l’étouffer.
______La planète change de face,
______Le géant n’y laisse de trace
______Que l’os dans la roche incrusté ;
______L’invisible toujours vivace
______Y brave seul la vétusté.
______En vain contre l’espèce même
______Le temps ou le fléau sévit :
______La cellule que la mort sème,
______Mère des formes, leur survit !
______Génératrice universelle,
______Elle cache une humble parcelle
______Du foyer qui luira demain

______Chez les bêtes vague étincelle,
______Puis flambeau sous le front humain ! »
 
— « Mais d’où vient cette flamme ? Il est un Dieu peut-être.
__________Peut-être une âme aussi :
Pour renoncer sans honte à les jamais connaître,
__________Qu’avez-vous éclairci ?

« Vous avez seulement diminué le nombre
__________Des noms donnés aux faits :
Comme eux, leurs propres lois dont la cause est dans l’ombre
__________Ne sont que des effets ;

« Sans rien avoir trouvé de la raison du monde,
__________L’homme se dit savant
Quand il tâte combien l’ignorance est profonde
__________En sondant plus avant ;

« Mais c’est en vain qu’à fuir ce qui le fuit lui-même
__________Il croit se résigner ;
Il cherche malgré lui cette cause suprême
__________Qu’il ne peut dédaigner !

« C’est elle qui l’attire à travers les fantômes
__________Que ses prunelles font :
Vous-mêmes, en parlant de forces et d’atomes,
__________Vous parlez d’elle au fond.

« Vous assignez un cours au flot des phénomènes.
__________Mais le lit fait défaut ;

Vous épiez leur suite, et c’est perdre vos peines :
__________Les deux bouts sont plus haut.

« De la Vérité l’homme, en la servant, demeure
__________Serviteur à demi,
Si, n’osant l’approcher en époux, il l’effleure
__________Et n’en est que l’ami !

« Elle n’est certes pas d’une facile étreinte,
Et sa morsure au cœur laisse une ardente empreinte :
Souvent insaisissable, elle frustre nos bras
Ou ne donne au baiser que des enfants ingrats ;
Aux vœux impatients, au zèle téméraire
Trop souvent elle oppose une froideur contraire ;
Mais par ses grands refus s’égarer ou souffrir,
Comme à ses trahisons, à ses rigueurs s’offrir,
C’est l’aimer tout entière, et, sans retraite aucune,
Suivre tout son caprice et toute sa fortune !
Sages qui n’en prenez qu’avec mesure et choix,
Vous n’enchaînerez pas notre culte à vos lois ! » —

« Ainsi répondent ceux dont l’amour monte et vole
Droit vers le sein voilé de cette altière idole,
A ceux qui, las d’assauts vainement essayés,
Se résignent dans l’ombre à lui baiser les pieds.

« Hélas ! à qui d’entre eux faut-il que je me fie ?
A ceux qui, terrassant toute sublime envie,
Marquent à la pensée un poste humble mais sûr.
Et l’arment d’un regard d’exacte sentinelle,

Ou bien à ceux qui font de l’espérance une aile
Pour aller toucher Dieu sous son rideau d’azur ? »

N’obtenant du passé nulle ferme réponse,
Faustus au vain secours du souvenir renonce.

Ainsi la lente marche à tâtons de l’esprit
Par l’appel patient à tout ce qu’il apprit
Seul il l’avait refaite en sa longue insomnie,
Étape par étape ; et la route aplanie
Par tous les pèlerins qui l’avaient précédé
N’aboutissait qu’à l’ombre en un temple vidé,
Où désespérément lutte en cherchant sa lampe
Une foi vague avec une raison qui rampe.

Quand un explorateur a seul longtemps marché
Dans le désert aride et mouvant, tout jonché
Des ossements de ceux qui tentèrent la route,
Sans que des eaux du ciel il tombât une goutte
Ni que la moindre source arrosât le sol blanc,
Il se traine, altéré, d’un pas lourd et tremblant,
Vers les palmiers lointains dont l’appel l’encourage.
Mais reconnaît, hélas ! que c’était un mirage
Et se couche, épuisé, sous le vol d’un vautour.
Ainsi Faustus, ayant dépassé tour à tour
Les monuments épars des humaines doctrines
Et vu s’évanouir, au bout de leurs ruines,
Le fantôme du vrai vainement poursuivi,
Laisse enfin retomber son front inassouvi

Que bat l’aile du doute assuré de sa proie.

Mais sous l’ongle pesant qui l’oppresse et le broie
Il se débat encore, et c’est désormais seul
Qu’il ose soulever son ténébreux linceul.



VOIX DE LA TERRE




VOIX DE LA TERRE


 
Vérité, parle-nous du fond de tes abîmes !
Réponds au long appel de tes pâles victimes
______Qui t’implorent obstinément.
Jalouse Vérité, laisse tomber ton voile ;
Dis-nous l’âge et le lieu de la plus vieille étoile
______Qui vit l’essor du mouvement !

Révèle-nous au loin la première pensée,
L’effort originel qui l’ont un jour lancée
______Dans l’infini désert et noir,
La cause unique : amour, nécessité, caprice,
Toute-puissance aveugle, ou raison créatrice,
______Qu’il nous faut nommer sans la voir !
 
Tout semble s’écrouler ; dis-nous ce qui demeure.
La forme est l’apparence, et l’apparence un leurre.
______Le fond tâté s’évanouit.
Et sentant l’être en nous, si nous y cherchons l’âme,
Notre intime regard vainement l’y réclame :
______En nous comme ailleurs il fait nuit !


Donne enfin son salaire à la tâche si dure
Qu’impose le mutisme ingrat de la Nature
______A tes amants laborieux !
Exauce enfin leur noble et fidèle prière ;
Mets à nu ta splendeur, fut-elle meurtrière,
______Dût-elle leur brûler les yeux !



VIII


LA CURIOSITÉ




VIII

LA CURIOSITÉ



faustus

Entends-tu ces enfants jouer dans la vallée ?
Ils ont pris dès l’aurore, en chantant, leur volée.
Écoute dans l’air rose et subtil du matin
Jusqu’à nous vibrer l’or de leur rire lointain.

stella

Sur terre à leur insu pleures, c’est par le rire
Que les enfants ici font tous accueil au jour ;
Chacun d’eux épelant le bonheur à son tour
Sait lire dans les yeux et dans les cœurs écrire,
Sans maîtres, le poème éternel de l’amour !

faustus

Que ce soit leur unique et parfaite science !
Que, d’aimer, d’être aimés seulement curieux,

Ils laissent, dans leur humble et sage insouciance,
L’œuvre des éléments rester mystérieux !
Le monde a, tout entier, pour floraison la vie ;
Vivre, c’est échanger sans cesse avec autrui ;
L’amour est le suprême échange : c’est donc lui
Qui donne un sens au monde et qui le justifie !

stella

A quoi bon, le regard péniblement tendu
Et le front consumé par de stériles fièvres,
Soumettre au froid scalpel le cher tissu des lèvres,
Quand le baiser donné nous est deux fois rendu ?
A quoi bon mesurer par des chiffres moroses
Le temps que met l’étoile à resplendir pour nous,
Quand nous la contemplons, les paupières mi-closes,
La tête pour coussins ayant deux chers genoux ?

faustus

______Il ne reste de la lumière
______Qu’une aveugle vibration.
______Quand on a banni du rayon
______Sa magie aux yeux coutumière ;
______Pourquoi décolorer le ciel ?
______Pourquoi ravir à la matière
______Son mirage immatériel ?

______Encore si l’esprit avide.
______Déchirant le rideau d’azur.

______Trouvait derrière un butin sûr !
______Mais il n’y saisit que le vide,
______Et, dans l’infini décevant,
______De la cause l’appât perfide
______L’égaré toujours plus avant.

______Laissons l’Être voilé se teindre
______Des illusions du regard ;
______Ne touchons pas au léger fard
______Dont nous le parons sans l’atteindre.
______Il nous est donné d’être bons :
______Tout aimer suffit pour éteindre
______La soif de tout savoir : aimons !

stella

Ah ! que cette parole à mon oreille est douce !
______Ton génie avait affronté
Le mystère éternel qui toujours nous repousse,
______Mais il s’est reconnu dompté.

Désormais tu remis à ton cœur ta pensée,
______Et dupe, mais pour mieux sentir,
A l’aube qui sourit, par tes yeux nuancée,
______Tu permis enfin de mentir,

Au parfum des gazons qui nous servent de couche
______De mentir aussi pour ton bien,
Au cristal de ma voix, au velours de ma bouche,
______De ne jamais t’enseigner rien !

 

faustus

Pardonne-moi, Stella ! (j’en ai porté la peine)
Mon oubli passager de la beauté sereine
Et des plaisirs exquis, du bonheur tendre et fin,
Tant rêvés sur la terre, et savourés enfin !
Pardonne cet oubli, nuage sans durée.
Ma joie est maintenant sans mélange, épurée
Des vestiges derniers de mon plus grand souci,
Le seul qui m’ait hanté, vivace encore, ici.
Quand, tiré de la tombe aux affreuses ténèbres,
Je quittai, radieux, mes vêtements funèbres,
Tout à l’enivrement de mes sens enchantés,
J’abandonnai mon âme entière aux voluptés,
A la surprise étrange et vague de renaître,
A la paix, qui d’abord inondèrent mon être.
Et surtout, dans tes bras, au bonheur sans rival
De posséder réel mon plus cher idéal !
La Nature à sentir m’occupait sans partage,
Et je n’exigeais d’elle, alors, pas davantage !
Mais l’homme avait en moi gardé le vieux levain
Du désir de savoir qu’elle amusait en vain :
J’interrogeai bientôt la coupe enchanteresse.
Le breuvage et la source où je puisais l’ivresse.

stella

______Ah ! l’épreuve m’a coûté cher !
______Tu sondais ton fatal problème,

 
______L’œil fixe, errant seul, ayant l’air
______D’un spectre rôdeur au fond blême.
______Mon baiser ne pouvait bannir
______Ta rêverie inquiétante ;
______Et vaine, un soir, fut mon attente :
______Je ne te vis point revenir.

faustus

Jusqu’à l’heure où notre ombre en s’effaçant s’allonge,
Au hasard devant moi j’avais tout droit marché
Du pas distrait d’un homme enfoncé dans le songe,
Sans voir poindre et blanchir le vrai longtemps cherché.

Dans ma mémoire obscure où gisait péle-méle
Des terrestres penseurs le peuple enseveli,
Évoquant les éclairs que leur œuvre recèle,
J’en consultais, de loin, le souvenir pâli.

Mais chacun d’eux dressait, ou superbe ou grossière,
Pour guider ma recherche une nouvelle tour,
Phare tremblant, amas de nue ou de poussière,
Que je voyais s’éteindre et crouler à son tour.

Le vent que fait chaque âge en sa fuite sonore
Dispersait sous mes yeux l’édifice léger ;
Après chaque lueur la nuit plus noire encore
Assombrissait l'abîme où je voulais plonger ;


Par ma sonde, pourtant si courte et si tôt lasse,
Je me flattais d’atteindre assez profondément
Pour toucher, sous les flots dont la figure passe,
L’inébranlable lit témoin de leur tourment.

stella

______Hélas ! hors du monde où la fange
Se fait chair pour souffrir et pour courber le dos,
Ne pouvais-tu goûter le céleste repos.
______Libre, heureux, pur comme un archange ?

faustus

Je suis homme !… Tu sais comment me fut rendu
Ce repos que j’avais, en t’oubliant, perdu.

La brise fraîchissait, je relevai la tète.
L’astre qui règle ici le jour et la saison
Empourprait seulement le fil de l’horizon ;
Hn haut, inaugurant leur solennelle fête,
Les étoiles déjà scintillaient à foison.

J’étais au bord d’un lac dont l’eau plane et limpide
M’offrait dans son miroir ces sublimes foyers
Renversés et dans l’ombre à l’infini noyés,
Et je crus voir, du centre où la cause réside,
L’univers s’arrondir sur mon front, sous mes pieds.


Pendant que mon esprit, de l’un à l’autre pôle,
Pour arracher au ciel un cri révélateur,
Du sphinx éblouissant étreignait la grandeur,
Une main se posa sans bruit sur mon épaule.
La surprise rompit mon héroïque ardeur :

« Tu fais de ta pensée un téméraire usage.
Va ! le combat entre elle et Dieu n’est pas égal. »
Et, dans le mol éclat du jour zodiacal,
Q.Lii baignait de blancheur son buste et son visage,
Je reconnus, debout à mon côté, Pascal !

stella

J’ai mille fois béni, je bénirai sans cesse
L’inespéré sauveur, le divin messager
Qui plaignait ta folie et t’en sut corriger,
Lui qui sait fuir l’orgueil non moins que la bassesse.
Aux secrets éternels sans révolte étranger.

faustus

______« Homme, dit-il, ta vue est brève.
______Garde-toi d’usurper le lieu
______D’où plonge, sans borne ni trêve
______Et partout, le regard de Dieu.
______Reporte le tien sur les roses ;
______Sa lutte avec l’immensité,
______L’origine et la fin des choses
______N’aboutit qu’à la cécité.


« J’appliquais avant toi, jaloux de Dieu moi-même,
Ta misérable toise à tous les infinis,
Mais j’ai dû refermer sur l’Inconnu suprême
Mes yeux hallucinés, par le gouffre punis.

« Moins ténébreux que l’homme et moins contradictoire,
Le mystère chrétien ne m’a pas répugné,
Et dans le cœur saignant du Christ, avec ma gloire,
J’ai, tremblant, enfoui mon front mal résigné.

« Mais lorsque, ayant franchi la mort qui rassérène,
Pénétré de l’azur où je me ranimais,
J’eus très haut recouvré, dans la paix souveraine,
La native candeur de mon âme à jamais,

« Je ne ressentis plus la terrestre indigence
Qui l’affamait naguère et la décourageait ;
Ma calme volonté, ma saine intelligence
Ne poursuivirent plus l’inaccessible objet.

« J’avais compris, Faustus, que toute créature
A son partage utile et clair de vérité,
Mais qu’aux natures sœurs de sa propre nature
Le champ de son savoir est toujours limité.

« Comme la force aveugle ignore ce qui pense,
Comme la masse inerte ignore ce qui meut,
L’homme ignore à son tour la plus sublime essence,
Dieu, plus riche que lui, pouvant ce qu’il ne peut.


« Son cerveau pour domaine a les faits qui l’entourent
Il en devine l’ordre et les fidèles nœuds,
Il décrit les chemins que les astres parcourent,
Étant force lui-même et matière comme eux ;

« Mais ce domaine, l’Être infini le déborde,
Car il embrasse tout d’une étreinte qui fuit.
Sa profondeur échappe à l’ancre dont la corde
S’épuise, et qui sans mordre oscille dans la nuit.

« La Cause où la Nature entière est contenue
Outrepasse la sphère où l’homme est circonscrit ;
Elle est l’inabordable et dernière inconnue
Du problème imposé par le monde à l’esprit.

« L’homme, né pauvre et nu sur une terre avare,
Fut armé d’un génie apte à la féconder.
Mais cet humble génie à scruter Dieu s’égare
Et méconnaît sa tâche en le voulant sonder.

______« Retourne auprès de ton amie,
______Confie au berceau de ses bras
______Ta raison malade endormie,
______Et l’important, tu l’apprendras :
______Le seul bien qui nous intéresse,
______Crois-m’en, car je l’ai médité,
______C’est le trésor de la tendresse,
______Plus humain que la vérité. »


Ainsi parlait le maître, et l’ironie austère
Qiii parfois acérait ses lèvres sur la terre
En avait disparu, n’ayant plus à sévir.
Et mon esprit au sien se laissait asservir.

stella

______Le servage pour ce rebelle
____Était peu dur, car son clément dompteur
Le condamnait à lire un seul mot qui s’épelle
________Dans un livre enchanteur.

______Et m’abandonnant de son rôle
____La douce part que j’exerce aujourd’hui.
Renvoyait simplement ton front à mon épaule
________Comme au plus sur appui.
 

faustus

Certes, disciple ému de sa grande parole,
Je renonçai sur l’heure à l’entreprise folle,
Car cette tâche à l’homme est un trop lourd fardeau
De percer jusqu’à Dieu l’épaisseur du rideau :
Je respectai la cause éternelle et secrète ;
Mais, si chère que fût à mon cœur la retraite
Offerte à ma pensée au fond du tien, Stella,
Ma fîère ambition lentement s’immola.
Je cédai par raison, mais non par défaillance,
Disputant pied à pied mes droits à la science,

Comme un héros blessé s’éloigne à reculons
Pour mourir sans montrer au vainqueur les talons,
Et lui résiste encore et tâche à le pourfendre,
Et défend du terrain ce qu’il en peut défendre.

______« Tes derniers mots m’ont fait sentir
O maitre, répondis-je, une morsure intime.
______Le vif et soudain repentir
D’avoir de mon orgueil rendu l’amour victime.

______« Je suivrai ton prudent conseil.
Mais apprends-moi, car l’âme a soif de sa lumière
______Comme l’œil a soif de soleil.
Ce que tu sais, sinon la vérité première !

______« Je me soumets sans murmurer
A l’ombre inéluctable, à la nuit nécessaire,
______Ne laisse pas pour moi durer
Celle que ton génie écarte et qui m’enserre.

______« Ternissant tout ce que je vois,
L’ignorance me pose une taie aux prunelles ;
______Dévoile à ma raison les lois
Qui sont de l’Univers les beautés éternelles !

______« Afin qu’au plein jour des sommets
Plus clairvoyant, sans brume et de haut, je contemple
______Ma seule idole désormais,
Ma Stella, d’un regard plus profond et plus ample !… »


stella

O sophiste ! A quoi bon, pour lire en l’être aimé,
D’autres rayons que ceux où l’amour vrai s’allume
Et dont le pur éclat dissipe toute brume,
Rayonnement du cœur dans les yeux exprimé ?

faustus

Pascal me répondit : « J’ai fait l’expérience.
Autrefois, de servir l’amour et la science,
Mais j’alternai d’abord ces deux cultes divers :

______« De la beauté, ma séductrice,
______Humble serf, je baisais les fers,
______Et j’oubliais pour son caprice
______Toutes les lois de l’Univers.

______« Je ne consacrais pas ma veille,
______Par un hommage injurieux,
______A raisonner sur la merveille
______De la grâce pour l’aimer mieux.
 
______« Je n’imposais point à l’ovale
______D’un jeune visage adoré
______L’exacte ellipse pour rivale :
______Le contour qui charme est sacré !


______« Puis, quand j’enfonçais ma pensée
______Dans un problème ténébreux,
______La Vérité, ma fiancée,
______M’avait seule pour amoureux,

______« Et, toute à son œuvre jalouse,
______La science chassait l’amour,
______Car c’est l’esprit seul qu’elle épouse.
______J’aimais et pensais tour à tour.

« Mais j’ai bientôt souffert de diviser mon âme.
A la fin j’ai voulu régénérer en moi
Le feu sacré du Beau, du Vrai, dans une flamme
Qui fût ensemble ardente et claire, dans la Foi !

« Alors, sacrifiant la chair idolâtrée
Au pain de la divine essence revêtu,
La création vaine à l’Éternel qui crée,
Mon génie au Credo, mes sens à la vertu,

« J’ai désespérément précipité mon doute
Dans ce brasier profond, brûlant et radieux,
Comme Empédocle osa, pour abréger la route,
Par un gouffre embrasé fuir au-devant des dieux !

« Mon génie est sorti de sa grande aventure
Renouvelé, serein, mesurant bien ici
Sa force et sa limite, oubliant la torture
De ce doute orageux qui l’avait obscurci.


« Il ne s’arrête plus sur l’essence divine,
Mais par un sage instinct s’y dérobe, pareil
A l’œil baigné de jour qui dans l’éther devine
Et ne regarde pas la face du soleil ;
 
« Averti désormais qu’il ne fait prisonnière
Que la vérité proche, éparse autour de lui,
Il en a recueilli la diffuse lumière
En un seul rayon blanc que je t’offre aujourd’hui.

« Mais ce présent ici n’est plus qu’un don futile
Et pour ton âme avide est d’un menteur attrait.
Ah ! le moindre cristal t’y serait plus utile :
Le jour en l’irisant du moins t’égayerait ;

« Tu pourrais y verser le vin que tu préfères
Et l’en remplir encore après l’avoir tout bu.
La vérité n’a pas l’éclat joyeux des verres,
Et l’esprit qu’elle inonde est à jamais repu.

« Tu verras s’écouler, procession rampante,
Les accidents poussés par le guide éternel,
Comme un fleuve qu’entraîne entre ses bords sa pente
Et dont l’eau vient du ciel, passe, et retourne au ciel,

« Et devant ce spectacle (oiseux et monotone,
Car tu n’as plus besoin, pour vivre, d’inventer
Ni d’apprendre, et plus rien de ce qu’on sait n’étonne)
Tu ne tarderas pas à t’en désenchanter.


« Ton cœur sans nul profit s’avoùra qu’il se prive,
Et ton front languira, désormais sans emploi ;
Tu laisseras ton être aller à la dérive,
Mêlé lui-même aux flots esclaves de leur loi ;
 
« Vers le grand réservoir qui les rend à leur source,
Roulant comme une paille au hasard de leur pli,
Tu laisseras glisser, au milieu de ta course,
Ton savoir dans le rêve et bientôt dans l’oubli. »

stella

Le Maître a pour jamais scellé notre alliance :
______Je lui dois ton entier retour !
Il avait éprouvé ce que vaut la science
________Et ce que vaut l’amour,

Et qu’il n’est point en nous de souvenir qui reste
______S’il ne peut au cœur s’imprimer,
Et que rien n’est dans l’homme entièrement céleste
________Hors le pouvoir d’aimer.

Il voulait, en donnant à ma tendresse immense
______Ton âme profonde à remplir,
L’ouvrir au seul bonheur qui toujours recommence
________Pour toujours s’accomplir.

Il l’a tranquillisée. Ah ! que Dieu le lui rende !
______Qu’en la paix d’un songe adouci
La sienne ait une sœur assez belle, assez grande
________Pour la combler aussi !


faustus

« Si peu qu’à l’avenir la vérité m’importe,
Aujourd’hui de son temple entr’ouvre-moi la porte,
Lui répondis-je, après je la refermerai,
Mais je soupire au seuil de l’inconnu sacré.
Mes sens, mon cœur ont eu leur joie entière et pure ;
A son tour mon esprit réclame sa pâture :
Ouvre de ce beau temple à ses regards ravis.
Sinon le sanctuaire, au moins tout le parvis ! »
— « Par son ordre éternel la Nature est divine,
Reprit-il, c’est pourquoi la science confine
Par ses deux bouts au dogme aveugle, et c’est pourquoi
Euclide, malgré lui, fait des actes de foi.
La science à la nuit arrache par poignées
Des lois, confusément par les faits témoignées,
Puis, livrant leur mêlée au labeur du cerveau,
Par un examen lent, incessamment nouveau,
Les débrouille d’abord, les dégage de l’ombre,
Les éprouve, et réduit patiemment leur nombre.
Il n’en restera qu’une, objet simple et dernier,
Où le front du savant aspire à s’appuyer ;
Mais cet appui suppose une autre assise encore,
Le réel fondement qu’on sent et qu’on ignore,
L’Être qui par soi-même existe et se soutient,
Qui seul dure, à qui seul la puissance appartient.
Le connaître serait saisir la cause même,
Non la loi seulement, mais la raison suprême,

 
Non le plus haut rapport, mais l’Absolu, mais Dieu.
L’dme à travers le corps ne voit du jour qu’un peu,
Et ce peu, l’œil de chair ne le laisse, ici même,
Qu’effleurer le rideau du souverain problème.
Ah ! peut-être plus tard, plus haut encore… Mais
Le savoir accessible au monde où tu renais
T’est seul permis : écoute. » — Et je tendis l’oreille
Avec une ferveur anxieuse, pareille
A celle d’un amant dont l’espoir épirait
Sur des lèvres de vierge un hésitant arrêt.

stella

Il t’a dit cette loi qui règle, universelle,
______Même le vol du papillon,
Qui régit la matière en sa moindre parcelle,
______La force en sa moindre action,
Qui prescrit leur caprice aux souffles de la vie
______Comme aux masses leur choc fatal.
Et qui tient chaque chose, ame ou corps, asservie
______Au ciel par son astre natal.
Il te l’a révélée, et maintenant à peine
______Si tu t’en souviens dans mes bras.
Et comme ce duvet chassé par mon haleine.
______Demain, Faustus, tu l’oubliras.

faustus

Mais je n’oublirai pas mon extase éphémère
Quand j’ai vu d’un seul nœud tous les effets s’unir,

Et, comme un océan que son poids seul tempère,
Sous une même loi tous leurs flots s’aplanir ;

Quand j’ai vu le concert durer dans ce qui change,
L’harmonie imposer un visage au chaos,
Quand la première fois j’ai joui sans mélange
De la beauté du monde absous de ses fléaux ;

Quand il me fut donné d’admirer l’art docile
Des atomes mêlés venant de toutes parts,
Choisis par l’Idéal, composer une argile
Qui devait sous ta forme enchanter mes regards !

Ils ne m’accuseront d’aucune ingratitude,
Mais leur oeuvre les a supplantés dans mon cœur
Heureux, j’en ai percé le secret sans étude,
Sans trouble j’en subis en toi l’attrait vainqueur.

stella

______O mon ami, le frêle charme
______Qui pour te vaincre est ma seule arme
______Et que mon aveugle abandon
______Te laisse goûter sans alarme.
______C’est toi-même qui m’en fais don !

______Ma beauté n’est que l’exemplaire
______Du type, assorti pour te plaire,

______Que ta propre nature élit,
______Et ton propre regard m’éclaire
______Du jour qui pour toi m’embellit ;

______Je ne dois qu’à ton goût mes grâces.
______Le long temps qu’à les voir tu passes
______N’en use-t-il point la valeur ?
______Ne se peut-il que tu t’en lasses,
______Malgré leur immortelle fleur ? —
 
Comme pour écraser le doute à sa naissance
Faustus couvre soudain d’un baiser véhément
Les lèvres de Stella, les presse longuement,
Et l’épouse a pleuré, mais de reconnaissance.
Autour d’eux, tout à coup, de gais éclats de voix,
Des chants mêlés d’appels, s’élèvent à la fois :
Une bande d’enfants par les prés accourue
Pêle-méle à l’assaut de leurs genoux se rue ;
Les plus jeunes en font l’escalade à grands cris,
Pendant que les aînés vers le couple surpris
Tendent leurs bras chargés de lilas dont s’épanche,
En s’écroulant sur lui, l’odorante avalanche.
Il s’incline, accablé, sous le croissant amas,
Il y succombe, et rit, et ne discerne pas,
Tant le joyeux tumulte en agite les couches,
Les caresses des fleurs des caresses des bouches ;
Il se débat et sort de ce siège innocent
Avec un lit nouveau pour le soir qui descend.



O couples épargnés ! qui, sans péril ni honte,
Traversez humblement la terre, où l’on vous compte,
Seuls élus de l’amour, dont les cœurs, tout d’abord
Et pour toujours, ont mis leurs battements d’accord ;
Qui, de la jalousie ignorant les alarmes,
Jamais à vos baisers n’avez mêlé de larmes ;
Qui, loin des sols taris par les foules hantés,
Fuyez le pavé dur et l’or vil des cités
De peur que votre joie aux railleurs ne se montre,
Mais, connus du poète, allez à sa rencontre
Pour écouter sa voix pleine d’échos amis,
Dites-moi qu’aux vivants le bonheur est permis !
J’ai rêvé, grâce à vous, des nœuds inaltérables
Entre deux âmes sœurs, mais en des corps durables,
Sur un globe meilleur, propice à tous leurs vœux,
Qu’un soleil indulgent caresse de ses feux
Et tapisse de fleurs pour les pieds qui le foulent,
Terre où les horizons sans points noirs se déroulent.
Grâce à vous, ces amants se frayent des sentiers
Embaumés du parfum d’éternels églantiers
Dont nulle épine aux doigts n’a vendu les offrandes.
Tantôt, puisant l’ivresse à des sources plus grandes,
Ils montent voir de haut, dans un voyage ailé,
S’élargir la campagne, y luire, démêlé,

Le soyeux écheveau des fleuves, et leurs ondes
Rendre la neige altière au lit des mers profondes ;
Tantôt, abandonnant la conquête des airs
Pour le loisir, plus doux, dans les vallons plus chers,
Ils reviennent aux biens dont l’infini les sèvre,
Aux biens qu’on peut cueillir ou couver : rose ou lèvre ;
Fruit tendu par la branche et donné par la main ;
Flânerie où l’esprit reçoit des yeux son pain
Sans fatiguer sa meule à moudre les images ;
Prière murmurante, assaut de gais ramages ;
Accolade ou salut à d’immortels passants
Qui ne peuvent plus être à tout jamais absents,
Et font de l’amitié le plus noble mélange
Ou bien quelque suave ou radieux échange.
Tantôt, comme, échappé des urnes, le trop-plein
Retourne à la fontaine en ruisseau cristallin,
De leurs cœurs l’allégresse en chants d’amour déborde,
Hymne du bonheur même à celui qui l’accorde !

Attestez-le-moi bien, ô couples enlacés,
Que vos plaisirs sans deuils vous remplissent assez,
Que le fouet du devoir pour toujours vous oublie,
Et que vous vous sentez contents de votre vie…
Attestez-le, j’éprouve au plus secret de moi
Je ne sais quel frisson qui ressemble à l’effroi…



VOIX DE LA TERRE




VOIX DE LA TERRE


Lamentable océan des douleurs, dont la houle
Se soulève eu hurlant, s’affaisse et se déroule
______Et marche en avant sans repos !
N’est-il donc pas encore apparu sur ta route
L’n monde fraternel où quelque ami t’écoute ?
______N’auras-tu nulle part d’échos ?
 
Personne en ces déserts renaissants qui t’engouffrent
N’est-il apte à comprendre un cri d’âmes qui souffrent,
______Un appel d’humain désespoir ?
Le Temps amasse en vain décombres sur décombres :
Il n’a pas épuisé des formes et des nombres
______L’intarissable réservoir.

L’humanité là-bas est peut-être une ébauche
Qu’il s’essaie à pétrir, qu’il éprouve et qu’il fauche
______Pour l’achever durable ailleurs...
Ah ! si tu rencontrais quelque terre accomplie
Où jeune elle apparut émondée, embellie.
______Heureuse par des dons meilleurs ;


Et si là d’autres cœurs aux résonnantes fibres
Battaient à l’unisson des plaintes dont tu vibres,
______Émus d’un amour bienfaisant ;
Si, possesseurs du vrai, de règles enfin sûres,
D’autres esprits pour baume aux terrestres blessures
______T’offraient leur sagesse en présent !

Marche ! Là-bas grandit dans les ombres épaisses
Un globe qui ressemble à celui que tu laisses
______Derrière toi décroître et fuir…
Autour de son soleil qui se rapproche il vole,
Il blanchit, décoré d’une douce auréole,
______Et commence à s’épanouir.


TROISIÈME PARTIE


LE SUPRÊME ESSOR





IX


L’AIGUILLON




IX

L’AIGUILLON




faustus

Que de fois avons-nous, de ce haut promontoire,
Contemplé ce grand fleuve aux berges de gazon
Déroulant sous nos pieds sa claire et souple moire
Qui va là-bas se perdre au bleuâtre horizon !

Ces fleurs couvrant le sol de leurs riantes gerbes
Comme un manteau tigré jeté sur un dormeur,
Et ces vierges forêts aux statures superbes
Dont nous bercent d’en bas la houle et la rumeur !

Que de fois, unis là dans une même extase,
Côte à côte, en silence, et la main dans la main,
Sur ce roc dont les bords nous dérobent la base,
Avons-nous cru planer dans un vol surhumain !


Mais jamais, n’est-ce pas ? la sublime allégresse
Dont ce balcon céleste emplit l’âme et les yeux
N’égala cet émoi sacré qui nous oppresse
Comme si nous allions y devenir des dieux !

Stella ! le pur éther est seul notre patrie !
Que j’y sente ton cœur sur mon cœur se poser,
Et que, rivant ma lèvre à ta lèvre fleurie,
J’y goûte un paradis qu’embaume ton baiser !

stella

______Oui, dans cette clarté sereine,
Sur ce sommet où passe une subtile haleine,
______Ce m’est un délice innommé.
______Une ivresse en effet divine
D’être à toi, de m’abattre en paix sur la poitrine
______Large et tendre du bien-aimé !

______Ah ! que ma bouche offre à la tienne
Un miel dont la saveur à jamais l’y retienne !
______Comme se fondent deux liqueurs
______Dans la coupe qui les mélange.
Ne formons dans l’amour, par leur intime échange,
______Qu’une essence de nos deux cœurs ! —
 
Alors debout devant l’éternelle Nature,
Jeunes hôtes d’un monde où la jeunesse dure.

Dans un embrassement immobile et muet
Ils sentent s’accomplir leur suprême souhait.

Sur leur enchantement le temps plane et s’arrête…

— « Laisse-moi m’arracher pour une heure à tes bras,
Et permets, dit enfin Stella, qu’en bas j’apprête
Notre nid quotidien : tu m’y retrouveras.
Déjà l’ombre envahit la vallée ; il me tarde
De le fleurir : ce soin délicat me regarde. » —

Elle s’est dégagée et part en envoyant
Dans sa fuite à Faustus un baiser souriant.
Il suit, plongeant les yeux sur la vaste pelouse.
Le labeur gracieux de l’angélique épouse.
Et voit s’amonceler sous le mourant soleil
Le frais tapis qui doit parfumer son sommeil.

L’amour fait de sa vie une paisible fête.

Mais voilà qu’il tressaille ; il a dressé la tête
Comme si quelque souffle eût frôlé ses cheveux.
— « Qu’ai-je entendu ?… Sans doute, oui ! sans doute la brise.
La brise qui chuchote et m’effleure en ses jeux.
Une plainte ? Mais non ! Quelle étrange méprise !…
Un bruit d’ailes peut-être ? Oh ! ce n’est cette fois
Ni vol d’oiseau ni vent ! On dirait une voix…
Le frisson gémissant des lointaines ramures
Ressemble, vers le soir, à de vivants murmures…

Non pourtant, la forêt ne peut ainsi gémir...
Ce que j’entends si proche est un humain soupir !
J’en reconnais l’accent. Dieu ! c’est une parole...
Quelle âme ici dans l’air supplie et se désole ?

voix de la terre

______Le dôme où nous avions cloué
______Un Zodiaque dont les signes
______Semblaient des prunelles bénignes,
______Notre essor ne l’a pas troué ;

______Et maintenant que cette voûte
______Fuit l’œil de l’homme à l’infini,
______L’espoir pour notre aile est banni
______D’y percer jusqu’à Dieu sa route !

Nos cris monteront-ils à jamais oubliés,
______Solitaires, de monde en monde.
Errants, et d’âge en âge, hélas ! multipliés,
______Sans que rien là-haut y réponde ?
 

faustus

Elle vibre en mon sein, cette clameur profonde...
 

les voix

______Nos pieds saignants traînent des fers.
______Nos reins sous les fardeaux succombent !

 
______Marchons ! Malheur l’i ceux qui tombent 1
______Le fouet est marqué dans nos chairs.

______— Nous voilà serfs, nouveaux esclaves !
______— Liberté, si lente à venir !
______Qu’es-tu, si tu ne peux bannir
______La misère aux viles entraves ?

— S’il est un juste au ciel, que nous le réveillions !
______Qu’en lui notre appel retentisse !
Dans l’innombrable essaim des constellations
______Quel est l’astre où dort la Justice ?
 

faustus

De quel réveil mon trouble est-il en moi l’indice ?
 

les voix

______Nous malades, nous languissons !
______— Nous, l’âpre effort sans fruit nous tue !
______— Et nous, la faim nous prostitue !
______— Nous, la grêle abat nos moissons !

______Attendrons-nous toujours le baume
______Promis à nos tourments déçus ?
______Pour qui donc a souffert Jésus ?
______Qu’il est loin d’ici, son royaume !

Dans ces globes épars, au nôtre ressemblants,
______Où la pitié se cache-t-elle ?
Que nos plaintes enfin t’arrachent à leurs flancs,
______O sœur de la race mortelle !

faustus

La Pitié ! Quel passé ce mot-là me rappelle ?

les voix

______Hélas ! nous avons tant aimé
______Sans une aumône du sourire !
______Le ciel que les beaux yeux font luire
______Nous sera-t-il toujours fermé ?

______Le débauché hardi s’y vautre
______Pendant que nous joignons les mains ;
______A nous rêveurs les froids dédains !
______O rage ! les baisers à l’autre !

— Ne me jalousez pas : que ne suis-je haï !
______L’homme auguste en moi diminue…
Cvnique, je descends ; tendre, je fus trahi.
______Rends-nous, serpent, l’Ève ingénue !

faustus

Cette obsécration ne m’est pas inconnue…


les voix


Je suis Tubacaïn. Je vois s’entr’égorger
Mes fils avec le fer que j’enseigne à forger.
— Moi, je suis Triptolème, et je vois mes semailles
En fécondant les champs les vouer aux batailles !
— J’attachai, le premier, les chevaux au limon,
La roue au char : ces biens sauveront-ils mon nom ?
— Moi, je suis Prométhée : un vautour me dévore.
— Je suis Harmodius : le crime est couronné
Et je meurs. — Moi, Socrate, en saluant l’aurore
J’accepte la ciguë : ils m’ont empoisonné !
— Je suis le Christ en croix : j’attends mon père encore.
Seigneur ! Seigneur ! pourquoi m’avoir abandonné ?
— Quand devons-nous cueillir pour nos œuvres la palme
Sans pleurs et le laurier sans outrages, promis
Par la vertu sévère à ses fermes amis ?
Quand aurons-nous la gloire inaltérable et calme ?

Créateur ! ton dédain ne peut être le prix
______Des sueurs, du sang et des larmes !
Récompense la lutte et garde ton mépris
______Pour le rêve aux stériles charmes !

faustus

O lointain souvenir des outils et des armes !
La Gloire ! Il m’en souvient comme d’un clair rayon
Et comme d’un agile et brûlant aiguillon :

Là-bas, les serviteurs du droit par la vaillance,
Ceux du beau par les arts, du vrai par la science,
Pouvaient rêver du moins pour leur bras ou leur front
La juste renommée au vol tardif ou prompt !
Héros que j’enviais, ô saints ! votre martyre,
Quel qu’en soit le destin, comme autrefois m’attire !
Votre mérite à Dieu dans l’infini s’offrant
Est plus pur sans salaire et, sans espoir, plus grand !
Du ciel intérieur il vous a faits les hôtes,
Mais vos âmes, en outre et depuis bien longtemps,
D’une aile plus légère, aux sphères les plus hautes,
Ont déjà devancé vos soupirs que j’entends !
Et moi, dont nul bienfait n’a racheté les fautes,
Qui même ai fui les maux au lieu de les guérir,
J’usurpe ici la paix si rude a conquérir !... —
 
Parfois, en plein été, quand le regard se noie
Dans l’azur qui sans tache uniment se déploie,
Quand le songe, planant avec sécurité,
Semble par un saphir immuable abrité,
Et qu’assoupi, de jour, d’air et de parfums ivre,
On n’a plus d’autre soin que de se laisser vivre,
Un point grisâtre, à peine une brume, au midi,
Se révèle, se cuivre et s’avance agrandi.
Du nuage effrayant l’invasion rapide
A bientôt en entier voilé le bleu limpide.
L’air soupire et se tait, immobile, étouffant,
Tout l’horizon tressaille et sourdement murmure.
Soudain, le rideau noir avec fracas se fend,

Et par l’éblouissante et brève déchirure
S’illumine le champ jusque-là ténébreux
Du combat sans merci des éléments entre eux.
Faustus est traversé d’une clarté pareille.
L’orageux souvenir qu’évoque son oreille
Trouble d’un deuil subit son loisir souriant,
Et dans sa conscience un éclair foudroyant
Lui montre tout à coup la lice encore ouverte
Du combat que l’honneur livre au plaisir ; en vain
Les caresses pour lui l’avaient de fleurs couverte.
Du seul miel de l’amour il crut leurrer sa faim :
Rien ne l’assouvira, hors la fierté suprême,
Si cher que la vertu la fasse au cœur payer,
D’effectuer en soi, librement, par soi-même,
Le plein contentement de l’homme tout entier !

— Faustus ! Faustus ! — Ce cri que l’écho lui répète
Comme un cri de colombe en des bruits de tempête,
Cet appel qu’à travers les plaintes il entend.
Clair et long, jusqu’à lui de la plaine montant,
A de son cœur soudain dominé la tourmente ;
Il frissonne, étonné d’entendre son amante.
 
______— Faustus ! Faustus !
________________________« O timbre pur.
______Timbre d’une voix trop connue !
______Ta vibration me remue
______Comme un tendre lambeau d’azur
______Qui rend plus sinistre la nue !

______« Timbre cher ! qu’en mille unissons
______Pleins de secrète poésie
______Depuis si longtemps j’associe
______A tous les musicaux frissons
______De cette atmosphère choisie !

______« Doux timbre ! tu n’es plus d’accord
______Avec les sons qu’elle m’apporte :
______Ils m’émeuvent d’une autre sorte
______Et leur mâle attrait te fait tort :
______L’harmonie entre vous est morte !

______« Car ces voix dont je suis hanté
______Ont l’âpre et noble accent du blâme :
______Leur prière oblige et réclame ;
______Toi, tu berces la volonté
______Et tu verses l’oubli dans l’âme…

______« Mes rêves se sont résolus,
______À ce souffle mâle, en fumée ;
______Ma charité s’est rallumée…
______Hélas ! je ne redescends plus
______Qu’à pas lents vers la bien-aimée. »

Pendant qu’il s’en retourne où le requiert l’amour,
Le silence se fait lentement à l’entour :
La clameur se dissipe en murmure, s’efface,
Puis vaguement expire ; il n’en reste plus trace,

Comme après la tempête au formidable heurt
Un grand bruit de forêt s’alanguit, tombe et meurt.

Tu fuis ; derrière toi s’est fermé ton sillage,
Et sans doute au hasard tu poursuis ton voyage,
Chœur gémissant, formé des désespoirs humains !
Ou, peut-être, assuré qu’aux maux dont tu te plains
Quelque réparateur est né sous ta secousse,
Sens-tu s’évanouir l’aiguillon qui te pousse.
Mais non ! Tu n’es là-haut que le frémissement
Que font les cris lointains du terrestre tourment ;
Tu ne sens rien, tu fuis le monde qui t’engendre
Et, pour le renseigner, tu n’y peux redescendre ;
Et ceux qui t’ont commis leur message plaintif
T’ont devancé d’un vol plus sûr et plus hâtif.
Pendant que tu vas seul sans connaître ta route,
Émigrant d’astre en astre ils ont déjà, sans doute,
Atteint, selon leur lutte et, par degrés, heureux,
Les justes paradis que tu cherches pour eux ?
Mais dans l’immensité ta quête vagabonde
N’aura pas été vaine et pour l’homme inféconde,
Si ton passage éveille et fait sourdre en secret
Dans une conscience un généreux regret,
Si tu peux rappeler à quelque âme endormie
Que sa félicité devient son ennemie,
Qu’elle arrête ses vœux et ses élans trop tôt,
Loin de leur but dernier qui plane encor plus haut !
Oui, pour gagner la sphère où les bons se préparent
Le nimbe glorieux dont leurs œuvres les parent,

Et pour oser répondre à haute voix, debout,
Au nom d’homme devant l’Infini qui sait tout,
Faustus doit acheter la paix suprême, entière,
Et s’il la veut durable il faut qu’il la conquière !
Il le sent, il rougit, et médite en chemin
Quelque grand sacrifice utile au genre humain...
. . . . . . . . . . . . . . . .

stella

Te voilà donc ! Ami, tu te faisais attendre ;
Ne m’oubliais-tu pas ? —
____________________À ce reproche tendre
Se marie un baiser fiévreusement rendu.
« J’ai deux fois appelé : tu n’as pas répondu,
Mais ma voix s’est mêlée au vent du soir sans doute ;
Je l’entendais d’en bas lugubrement gémir,
Ici jamais encore un aussi fort zéphyr
N’a troublé le silence enchanté qu’on y goûte. »
 

faustus

En effet, j’écoutais ce souffle véhément
Qui t’émouvait de loin comme un gémissement :
Ce n’était qu’une folle et joyeuse tempête
Où je prenais plaisir à rafraîchir ma tête.

stella

Ton visage pourtant n’a point l'air égayé...
Mais plutôt...


faustus

________Quoi ? Stella.

stella

____________________Grave, et presque effrayé.

faustus

Si je te semble grave, encore ému, peut-être,
Ne t’en prends qu’à la nuit ; je viens de la voir naître,
Pendant que, toi, des jeux du vent tu t’alarmais,
Plus sublime et plus riche en astres que jamais,

stella

Elle est belle, il est vrai, mais cette vague alarme
M’en a distrait les yeux.

faustus

________________J’en subissais le charme,
L’attrait, l’impérieux, l’irrésistible attrait…
Oui, Stella, je ne sais quel appel m’attirait
Vers la plus claire étoile aux meilleurs proposée
Pour conquête éternelle !

stella

___________________Une chaude rosée
Mouille ma main… Faustus ! Ah ! tu pleures ! Pourquoi ?

Pourquoi ? Parle, réponds, sois sincère avec moi !
Des pleurs ! ici des pleurs ! Ouvre, pour Dieu ! ton âme.

Elle tremble, s’affaisse et de terreur se pâme.

Faustus s’écrie, enlace et reçoit sur son cœur
Ce bel ange abattu, plus beau dans la langueur.

N’eût-il pas dû cacher son trouble à son amie,
Qu’un si cruel réveil trouvait mal affermie ?
Puisque ces tristes voix qui cherchaient des échos
N’avaient fait, en passant, qu’effleurer son repos,
Pourquoi n’avait-il pas, imitant leur clémence,
Préservé son amour de cette angoisse immense ?
Il a pleuré, l’ingrat !

_______________Pris d’un subit remords,
Il baise ces longs yeux éteints qu’on dirait morts,
Ce front où la détresse est dans la grâce empreinte,
Et réchaufte ce sein que n’émeut plus l’étreinte.

Au temps où le bonheur était nouveau pour lui,
Un jour, il s’était là prés d’elle évanoui
Pour avoir longuement humé l’âme odorante
D’une fleur qui semblait du lis aimé parente.
Et c’est elle, à présent, qui défaille à son tour
Dans ses bras, mais blessée en aspirant l’amour !

Elle reprend ses sens et, levant la paupière,
Remplit son lent regard d’une triste prière…

Faustus sur sa poitrine, avec force et douceur,
La presse, la ranime, et lui parle :
 
__________________________« O ma sœur,
O ma compagne, objet et raison de ma vie,
Se peut-il qu’une larme, innocemment ravie
A l’admiration par la splendeur des cieux,
Ait terni ton bonheur d’un nuage anxieux ?
N’avais-tu donc jamais, dans ce beau monde, encore
A mes cils palpitants vu les larmes éclore ?
Pourtant déjà mes yeux en ont été voilés
Devant l’azur des tiens, paradis étoiles !
Et ces larmes, c’était l’extase débordante
Qui m’inondait sans bruit d’une caresse ardente.
Hé bien ! ces mêmes pleurs, Stella, sollicités
Au plus profond de moi par les pures clartés
Qu’en nos épanchements me versent tes prunelles,
Germent devant les nuits aux clartés solennelles.
L’Infini m’avait seul ému quand j’ai pleuré,
Clémence en haut, tendresse en bas, partout sacré ! »
 
Stella lui prend la main, sourit et se rassure ;
Mais il n’a fait, hélas ! que panser sa blessure.



X


LE SACRIFICE




X

LE SACRIFICE


 
Que le bonheur de l’homme est un problème étrange !
Toute bête, pourvu qu’elle s’accouple et mange
Et laisse entrer le jour dans ses yeux grands ouverts,
Est contente. Elle fait aux aliments offerts
Le même accueil joyeux qu’aux pâtures conquises
Et ne tend au bonheur que par des convoitises.
Mais l’homme ne jouit longtemps et sans remords
Que des biens chèrement payés par ses efforts,
Et ses vœux, désertant la terre qu’ils dédaignent,
Aspirent où jamais les appétits n’atteignent,
Où son ame franchit les limites de l’air.
Au ciel inhabitable à ses poumons de chair.
Il n’est vraiment heureux qu’autant qu’il se sent digne,
Et le but que si haut la vertu lui désigne
Le condamne à gravir d’un pied endolori
Les sommets nus, rivaux du sol bas et fleuri.

Jadis en abordant cette plage clémente
D’où son âme à l’abri défiait la tourmente,
Faustus avait d’abord, sans mélange, éprouvé
L’ineffable douceur de se sentir sauvé ;
Il ne s’était, plus tard, souvenu de la terre
Que pour en goûter mieux le lointain salutaire,
Puis tout le monde ancien s’effaça dans l’oubli
Comme un vaisseau coulé sous une mer sans pli.
Or, voilà qu’un sinistre et vagabond message,
Ébranlant tout à coup son cœur d’homme au passage,
Y réveille en sursaut des échos endormis
Comme un poignant appel de naufragés amis.
Cet appel obsédant, qu’il reconnait, l’entraîne
Du port céleste et sûr où la vie est sereine
Là-bas vers le point noir d’où, parmi les brisants,
Fut poussé jusqu’à lui ce cri d’agonisants.
Mais pourra-t-il jamais démarrer de la grève
Le sauveteur captif de l’Amour et du Rêve ?
Pourra-t-il, triomphant de ses ensorceleurs.
En rompre l’anneau d’or et la chaîne de fleurs ?
………………..

stella

Ne songe pas, Faustus ; lève plutôt la tête !
Quelle nuit ! On dirait qu’un triomphe s’apprête,
Que, sous un dais immense et d’un velours nacré,
Pour quelque alléluia s’assemble un chœur sacré.

La nuit qui t’arracha des larmes était-elle
Aussi religieuse, aussi pure, aussi belle ?
Je n’ai jamais senti sous ton baiser d’époux
Tant de sécurité dans un repos si doux…
Mais où va ton regard subitement plus sombre ?
Ami, que cherches-tu parmi ces feux sans nombre ?

faustus

______Stella, je cherche au firmament.
______Mais seulement par la pensée,
______Le monde où tu t’es fiancée
______A moi par ton premier serment ;
______Car cette terre aux yeux perdue,
Dont le soleil là-bas semble pâle et dormant,
Est comme dévorée au loin par l’étendue.
 
______Je me rappelle cet enfer,
______Bloc pétri de flamme et de fange,
______Et les fruits nés de ce mélange :
______Le tigre, le vautour, le ver !
______Et cependant je l’aime encore
Pour ses fragiles fleurs dont l’éclat m’était cher,
Pour tes sœurs dont le front en passant le décore.

stella

Je n’en ai plus qu’un terne et confus souvenir…
De presque tous ces noms prononcés par ta bouche

 
Je ne reconnais plus le son vil ou farouche…
Fleur est le seul d’entre eux que j’ai pu retenir.

faustus

______Le langage des pauvres hommes
______Est riche encore d’autres noms
______Que, même en l’Éden où nous sommes,
______A nos plus chers biens nous donnons.

stella

______Oui, jeunesse, amour, beauté, grâce,
______Ces noms appris ailleurs jadis,
______Nul autre en douceur ne les passe
______Dans la langue des paradis.

faustus

______Aussi beau que ceux-là, mais triste
______Et d’un son pur comme le leur,
______Un mot sacré là-bas existe…
______Reconnais-tu le mot douleur ?

stella

Ah ! dans mon cœur, ce mot, d’heureux jours innombrables
_________L’avaient bien effacé !
Un coutumier bonheur fait d’ivresses durables
_________M’a voilé le passé.

Jusqu’à la nuit sublime où, m’abusant, tes larmes
_________Ont de tes yeux jailli
Si chaudes que, rendue aux anciennes alarmes,
_________J’ai soudain tressailli.
Alors (mais ce fut court comme un vol de nuée
_________Qui menace et s’en va)
Du fond de ma mémoire une ombre remuée
_________Tout à coup s’éleva,
Foule vague et lointaine, à peine murmurante.
_________Qui m’effraya pourtant,
Mais que ton regard calme et ta voix rassurante
_________Chassèrent à l’instant.
Parfois un reste obscur de la crainte éphémère
_________Dont j’ai pour toi frémi,
Effleurant mon bonheur, même en tes bras l’altère ;
_________Je te l’avoue, ami !

faustus

Cette peur que pour moi tu sentis par méprise
A soulevé, dis-tu, la brume informe et grise
Du passé de là-bas longtemps enseveli…
Hélas ! et, par moments, ce souvenir morose
T’importune, lambeau d’orage en un ciel rose…
Si la terre pourtant souffrait de notre oubli ?

Si devant nous, Stella, ses passagers, nos frères,
Sur leur grossier radeau battu des vents contraires,

 
Vers l’infini muet dressaient leurs fronts meurtris
Et joignaient en pleurant leurs mains désespérées
Sans voir poindre aucun port dans les mers éthérées,
Ni luire aucun signal en réponse à leurs cris !

Pourrions-nous, entendant leur appel de détresse,
Lisant dans leurs regards l’effroi qui les oppresse,
Nous sentir dans la joie innocemment heureux,
Et, riches d’un savoir qui leur serait utile,
N’en faire qu’un usage infécond et futile,
Et, vivant pour nous seuls, ne rien tenter pour eux ?

stella

______Non ! Faustus, et notre ignorance
______De leur sort subi sans témoin
______N’absoudrait pas, bien qu’ils soient loin,
______Pour eux en nous l’indifférence.

______Leurs corps pour le martyre élus
______Sont du même sang que les nôtres,
______Et leurs âmes ne sont point autres
______Que nos propres âmes non plus.

______Des fibres vives nous rattachent,
______Hors de l’espace, à nos pareils,
______Et les distances des soleils
______Jamais du cœur ne les arrachent.

______Elles sont oisives si haut,
______Mais, malgré leurs siècles de rouille,
______Il suffit d’un pleur qui les mouille
______Pour les attendrir aussitôt.

______Ah ! s’il est vrai que tu ressentes
______Comme moi l’ancienne pitié.
______Pourquoi t’ouvrirais-je à moitié
______Mes tristesses compatissantes ?

______Pour t’en épargner le souci
______Je te dissimulais mon trouble ;
______Mais l’atteinte en nos cœurs fut double :
______Tu souffrais pour la terre aussi. —
 
Tout étonné, Faustus avec ferveur écoute
Ces paroles qu’ensemble il savoure et redoute :
Pour l’œuvre qu’il médite il en sent tout le prix ;
Mais son projet terrible a-t-il été compris ?
Il se recueille et cherche un prudent artifice
Pour deviner l’accueil promis au sacrifice.

« Mon silence est bien loin d’un lâche désaveu :
______Il m’est, dit-il, si bon de croire
Que j’ai pu pour la terre évoquer un beau vœu
_________Du fond de ta mémoire !
 
« Plus ange par les traits tu devins en retour
______Par tes œuvres ici moins femme,

Depuis qu’ayant guéri mon passé, ton amour
_________Cessa d’être un dictame.
 
« Ah ! je songeais combien nous aurons à souffrir
______De connaître et vainement plaindre
Tant de maux qu’il serait plus noble de guérir
_________Que doux de ne pas craindre.

« Et j’enviais l’honneur, par d’autres mérité,
______D’abolir la misère humaine ;
Je rêvais d’aller rendre à notre charité
_________Son douloureux domaine ;

« Mais, sans avoir perdu, grandi par cet honneur,
______Le nom d’époux dont tu me nommes,
De revenir vers toi mêler à ton bonheur
_________Celui de tous les hommes ! »

Levant son clair regard, Stella profondément
Dans les yeux de Faustus le plonge un long moment ;
Elle y mire son âme avec idolâtrie,
Lui jette au cou ses bras, les y noue, et s’écrie :

« Si tu faisais cela, mon bien-aimé, mon roi !
(Mais c’est chose impossible et folle que tu rêves...)
Si tu désertais l’astre où m’ont rivée à toi
Nos heures de délice innombrables et brèves ;

« Si, héros par l’ivresse encore mal dompté,
Vers la terre osant seul rebrousser les abîmes,

Tu voulais du loisir et de la volupté
Immoler les douceurs à des devoirs sublimes,

« Pourrais-tu, déserteur, de ton cou détacher
Ces deux bras dont l’anneau si fortement l’enlace,
Et, m’emportant ma vie, à mon cœur l’arracher
Avec le lambeau même où saignerait ta place ? »

faustus

______Oh ! je sais quel puissant lien
______Quel nœud cher unit nos deux êtres !
Jamais à la façon des bourreaux et des traîtres.
Je ne séparerais, Stella, mon sort du tien.

stella

______Jamais tu n’aurais à le faire !
______Car je te suivrais n’importe où :
J’irais, me fallût-il briser chaîne et verrou.
Pieds nus, t’accompagner jusqu’au dernier calvaire !

faustus

______Et moi je te conjurerais
______De m’aimer encor davantage,
Assez pour renoncer au périlleux partage
D’un hasard difficile à braver de plus prés…


stella

______Si tu mets mon courage en doute,
______Mets-le donc à l’épreuve aussi !
Va ! rien ne m’effraierait que d’être veuve ici :
Avec tout son appui ma force fuirait toute. —

S’envelopper debout dans son propre linceul
Pour s’offrir, âme et corps, pleinement libre, et seul,
Au salut de l’espèce, et, si l’on y succombe,
Sentir qu’on a fondé sa gloire sur sa tombe
Et donné dans ce lit à son front pour chevet
Ineffablement doux le bonheur qu’on a fait,
Y perdît-on des jours fîlés d’or et de soie,
Ce n’est que transformer, pour l’ennoblir, sa joie !
Mais s’il faut condamner à l’amer abandon
D’un astre où tout est pur, lumineux, noble et bon,
Et vers l’ancienne geôle où l’homme rampe et souffre
Entraîner dans la nuit menaçante du gouffre
Un être cher et frêle, une femme, avec soi,
Le cœur lui-même oppose au dévoûment sa loi !
Faustus en hésitant contemple la victime...
Mais il rougit bientôt qu’en la balance intime
Le soupir d’une femme ait pour lui plus de poids
Que tous les pleurs du monde y tombant à la fois.
 

faustus

______Mes paroles à ton courage,
______Stella, ne faisaient pas outrage !

______C’est à moi-même seulement
______Que s’adressaient dans ma pensée
______Ces mots dont tu fus offensée :
______Douté-je de ton dévoûment !
______Ah ! ta vaillance est sans reproche,
______Et si l’aventure était proche
______Tu renoncerais, n’est-ce pas ?
______À ce jour qui nous environne.

stella

______Qui donc t’offrirait la couronne
______Ou le baume après les combats ?

faustus

Hé bien, qu’attendons-nous ? La lice est préparée,
Et les cris des hérauts ont déjà retenti !
Entre le Mal et moi la lutte est déclarée ;
Le signal de là-bas en est déjà parti :

La grande plainte humaine a rempli mes oreilles
Pendant la nuit divine où mes yeux t’ont fait peur ;
Depuis lors sans relâche elle a hanté mes veilles.
Comme un remords secoue une infâme torpeur !

Enfin j’ai résolu, possesseur solitaire,
Invulnérable ici, d’un stérile savoir,
D’en porter le secours aux damnés de la terre,
D’en ouvrir la merveille à leur mourant espoir !


Que sont-ils devenus ? Hélas ! mon savoir même
(Savoir humain, borné sous un front par des sens)
Expire, avec ma vue, au seuil de ce problème ;
Leur sort défie au loin mes regards impuissants !

Mais je vais sans nuage et bientôt le connaître,
O ma Stella ! par toi dans l’ombre accompagné.
Viens, les hauteurs du ciel nous verront reparaître
Fiers et sûrs d’un bonheur immuable et gagné ! —

Elle écoutait, l’œil fixe et la bouche entr’ouvertc.
L’imminence imprévue et soudain découverte
D’un retour au passé par quelque étrange mort
La trouve désarmée et l’accable d’abord.
D’une voix basse où tremble une angoisse indicible :
« Quoi ! tu voudrais… O Dieu ! non ! ce n’est pas possible.
Répond-elle en posant, affaissée à demi.
Ses deux mains et son front sur le sein de l’ami.

faustus

Chère Stella ! toi-même à l’instant…

stella

___________________________Oh ! pardonne…
Je ne te trahis pas, mais le coup qui m’étonne
Est brusque… inattendu… terrible…

faustus

___________________________Il t’a fait mal.
Je le voulais rapide, hélas ! mais non brutal.

C’est à moi d’obtenir mon pardon : je l’implore,
Souris-moi, reste là sur ma poitrine encore
Pour sentir de plus près ma tendresse et ma foi.
Oui, relève ton front pâli, rassure-toi,
De ton ébranlement reviens, ma bien-aimée ;
Mon cœur bat sur le tien, Stella…

stella

_______________________Je suis calmée.
Un court saisissement, comme un éclair d’effroi,
M’avait jeté dans l’âme un subit désarroi ;
Mais me voilà rendue à ma volonté vraie !

faustus

Tu me suivras ?

stella

____________Oui ! rien avec toi ne m’effraie.

faustus

Réfléchis...

stella

________Si tu pars, je partirai.

faustus

___________________________Pourtant
Si tu me secondais davantage en restant ?

Si, n’ayant, seul là-bas, à songer qu’à ma tache,
Je m’y consacrais mieux ?

stella

___________________Tais-toi ! je ne suis lâche
Qu’au sacrifice affreux dont tu m’oses parler !
 

faustus, se jetant à ses genoux.

De grâce...

stella

______Emporte-moi si tu veux t’en aller,
Ou bien mets à néant mon amour et ma vie !
 

faustus

Tu veux que je demeure alors ?

stella

_______________________Je t’en défie !
 

faustus

Ah ! que tu lis en moi juste et profondément !
Et que ce cri d’estime allège mon tourment !
Je voulais t’épargner cette mâle aventure,
Mais je n’avais, d’abord, pas osé t’en exclure :
Ton amour indigne l’eût proscrite aussitôt ;
J’espérais amener l’ange à m’attendre en haut

Pour y sauvegarder l’épouse : tu refuses,
Et, deux fois magnanime en déjouant mes ruses,
Tu m’absous immolée, et tu veux de ta main
Tendre ta part de ciel au pauvre genre humain.

stella

J’y suis prête.

faustus

__________La Mort, ô compagne intrépide,
M’a promis son grand philtre et son aile rapide
Pour l’accomplissement de mon grave dessein.
Aux passagers connus elle ouvrira son sein,
Et, nous enveloppant de sa caresse austère.
Ira nous déposer ensemble sur la terre.
Nous nous réveillerons sous notre ancien sokil.

stella

J’aspire en tressaillant à ce lointain réveil ;
Mon oublieux regard m’y semblera novice…
Mais quel prodige a mis la Mort à ton service ?

faustus

L’avis sacré d’un songe.

stella

_________________Eh ! quel songe n’est vain ?


faustus

Celui-là fut vraiment marqué du sceau divin.
J’avais, tout un long jour, fatigué ma pensée
A m’assurer les vents pour cette traversée ;
Enfin, comme un pilote invoquant, au départ,
Devant l’immensité, sa foi plus que son art,
Je m’en étais remis à mon Juge suprême
Pour que, s’il m’approuvait, il me guidât lui-même ;
Confiant dans l’arrêt j’attendais le secours.
Or, à l’heure où le somme étend ses rideaux lourds,
La Mort, l’auguste Mort, l’infaillible Passeuse,
Non celle qu’imagine infecte, blême, osseuse,
Notre invincible horreur pour le cadavre humain,
Mais la Force qui fraye aux âmes leur chemin
Et les entraîne au but que l’Espérance indique,
M’apparut sous les traits d’une vierge pudique.
Elle me révéla sa sainte mission.
Puis marquant dans l’espace avec précision
D’un geste sûr le point où la terre gravite :
« J’y peux voler, dit-elle, et l’atteindre aussi vite
Que j’en marque la place, et, couchés dans mes bras,
Je vous y porterai tous deux, quand tu voudras. »
Je me dressai soudain, les yeux hantés encore
Comme du spectre clair d’un fuyant météore ;
Tu dormais immobile et blanche à mon côté,
Et je crus voir pâlir dans l’ombre ta beauté,
Comme si, dans son vol t’effleurant la paupière,
La Mort t’eût préparée à t’enfuir la première.


stella

J’ai souvenance, ami, qu’une nuit, en effet,
Je me sentis sombrer dans le sommeil parfait
Que j’ai connu jadis en montant vers ce monde :
C’était comme une paix infiniment profonde.
Certes, s’il n’en doit pas coûter plus à nos sens,
S’il nous faut seulement glisser dans l’autre sens,
A quoi bon différer la fatale descente ?
Nos regards sont tournés vers la patrie absente :
Ne les reportons plus au paradis laissé ;
Notre zèle, en tombant, s’y débattrait, blessé
Comme un ramier meurtri par les lacets d’un piège ;
Sauvons-le du regret qui de partout l’assiège.

faustus

Oui, fragile est l’ardeur, le devoir ombrageux :
Craignons de retirer sous le dé nos enjeux
Par la tentation d’un regard en arrière ;
Ne prêtons pas l’oreille à la douce prière
Que nous fait cet Eden au climat suborneur
De ne le pas risquer pour le gain de l’honneur.
Vois, le profil des monts tendrement s’illumine ;
Moins sombre est la forêt qui là-bas s’y termine ;
Autour de nous déjà se redressent les fleurs,
Le crêpe est moins épais qui voilait leurs couleurs,
Leur grâce nous menace, et l’aurore prochaine

Va rendre à ce vallon l’attrait qui nous enchaîne :
C’est au réveil des fleurs que la vertu s’endort…

stella

Prends-moi donc sur ton cœur et fais signe à la Mort !

O bravoure où criait l’ancien sang de sa race !
Avec emportement son bien-aimé l’embrasse…

Époux, l’un contre l’autre appuyez bien vos cœurs :
Vos âmes cette fois sur vos lèvres sont sœurs
Par un lien plus fort que les chaînes charnelles ;
Leur commun dévoûment les a faites jumelles
Par l’héroïque emploi de leur félicité,
Comme jamais encore elles ne l’ont été.
Vous connaissiez l’amour, mais non sa joie entière :
La profonde douceur, la jouissance altière
De rendre sur la lèvre un culte à la vertu.
De pouvoir s’adorer quand le désir s’est tu.

La tombe est toute faite, et pour l’heure fatale
L’aube leur a tissé des suaires d’opale.
Ils regagnent leur couche, et se livrent tous doux,
En silence, à l’asile aujourd’hui hasardeux
Que leur ouvre ce lit, odorante corbeille
Où, depuis si longtemps, leurs bonheurs de la veille
Au fidèle matin renaissaient rafraîchis.
Étendus sans bouger, droits, les bras seuls fléchis

Pour rapprocher leurs mains et les unir, il semble
Que le trépas déjà les ait glacés ensemble.
Ils n’ont pas vu la Mort achever leur repos :
Leurs yeux à leur insu par degrés se sont clos,
Leurs fronts n’ont plus pensé, décolorés à peine,
Et tout bas, ralentie, a cessé leur haleine.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
 
Quand le soleil du monde abandonné par eux
Embrasa tout à coup l’horizon vaporeux,
Une abeille rôdeuse, explorant les prairies,
Sur un amas foulé de mille fleurs meurtries
S’arrêta pour y faire un butin pour son miel.
Comme avec la douleur se fait la joie au ciel.



XI


LE RETOUR




XI

LE RETOUR


Qu’est devenu là-bas le vieux globe vivace
Où luttait par l’esprit et par la volonté
Contre le sol revêche et le fauve indompté
L’homme auguste, qui seul y pût dresser la face ?
Cet astre a bien changé depuis les jours lointains
Où Faustus et Stella par des trépas précoces,
Pour célébrer plus haut leurs éternelles noces,
Furent tous deux ravis vers de nouveaux matins.

L’homme en a disparu. Le céleste silence
Que son verbe sublime y rompait autrefois
N’est maintenant troublé que par d’inertes voix,
Par le bruit sourd du vent dans les bois qu’il balance,
Par la vague rumeur des mers et des torrents,
Par le fracas brutal des aveugles tempêtes.
Par les cris isolés et discordants des bétes
Qui dans les hauts fourrés poussent leurs pieds errants.

Dans la faune et la flore une fixe harmonie
Fait durer chaque espèce autant que son milieu ;
L’homme seul, conquérant devenu demi-dieu,
Finit avant le monde où régna son génie,
Et ses sujets ont tous à leur roi survécu.
La vie a déserté, d’âge en âge plus brève,
Son corps plus affaibli par le luxe et le rêve ;
Par sa victoire même il a péri vaincu.

Ses derniers descendants n’ayant plus la main rude,
Le sceptre y défaillit, tandis que, pas à pas,
La Nature poussait sur le maître enfin las
L’assaut des révoltés luttant sans lassitude,
Jusqu’à l’heure où partout a bondi, libre et seul,
Le peuple, hier captif, des parcs et des étables.
Où l’âpre invasion des plantes innombrables
A couvert les cités d’un souriant linceul.

L’ancien cirque offre au lièvre un vallon de fougères
Et dans un clair bassin l’eau du ciel à l’oiseau ;
Le pont ne prête plus qu’au nid son frais arceau.
Et le lierre y suspend des guirlandes légères ;
Le fort et ses canons dorment ensevelis ;
La tour de l’astronome en tertre s’est muée ;
La plaine est par le temple à peine bossuée,
Les palais et les murs n’y forment que des plis.

Les graines vont germer où le vent les disperse :
Sur les flancs de la terre autrefois bigarrés

La culture parquait, avec soin séparés,
Les divers végétaux de parure diverse ;
Maintenant, confondus par les jeux du hasard,
Dans leur croissance exempts d’hostiles influences,
Ils ne font qu’un tapis où toutes leurs nuances
Donnent partout ensemble une fête au regard.

Ce n’est qu’une forêt désormais sans barrières,
D’un pôle à l’autre offerte au baiser du soleil,
Où les déserts qu’il vêt d’un poudroiement vermeil
Et les chaos rocheux sont les seules clairières.
Le peuple ailé voltige et chante rassuré
Sous le fidèle abri des renaissants feuillages,
Et ne trouve, au retour de ses constants voyages.
Aucun asile vert qui soit dénaturé.

Plus de joug : les taureaux marchent la corne haute,
Les gazelles font fête aux génisses leurs sœurs ;
Plus de lourds cavaliers ni de traîtres chasseurs :
Les chevaux et les cerfs galopent cote à côte ;
Et foulant, rois du sol par un juste retour.
Sur les vieux champs de Mars, les lis dans les luzernes
Et les lilas, suaire embaumé des casernes,
Ils vaguent par troupeaux que fouette seul l’Amour.

Sous le pied fugitif des promptes antilopes
Que les lions debout menacent de leur flair,
Sous l’œil grave et perçant des aigles, rois de l’air,
Il n’est p.avés ni toits sans vertes enveloppes ;

Dans les ports écroulés les luisants goëmons
Ont, par-dessus les quais, rampé de proche en proche ;
Et, les flancs incrustés dans le sable et la roche,
Dorment de gros vaisseaux fixes comme des monts.

Tels des géants couchés dont saillirait l’épaule,
De monstrueux engins, témoins des derniers arts,
Dressent leurs angles nus où rôdent les lézards,
Rien n’ayant pu germer sur le cuivre et la tôle ;
Et le livre, où déjà les avaient préparés,
Même avant Archimède, Euclide et Pythagore,
A, loin du jour qui luit sur le métal encore,
Rejoint les inventeurs, tous dans la nuit rentrés.

Les jardins où Platon butinait ses paroles
Et le fameux portique où méditait Zenon
Ne sont plus : tout le marbre enfoui dort sans nom,
Et l’abeille est partout suspendue aux corolles ;
Les bois en s’inclinant ne font plus de saluts,
La lyre sans Orphée est sur eux impuissante ;
Elle attend vainement l’âme d’Homère absente,
Qui s’en est envolée et n’y passera plus !

L’air est veuf des frissons sacrés de l’éloquence :
Effleurés vainement de souffles sans vertus.
Les rostres par la ronce étouffés se sont tus ;
Les lèvres qui prêtaient aux sons leur élégance
Les en ont dépouillés par leur dernier soupir ;
La terre a vu s’éteindre avec la bouche humaine

La seule bouche où l’âme eut façonné l’haleine
Et su dans le baiser par le serment s’unir.

______Oui, l’homme eut des lèvres divines
______Par la parole et le baiser ;
______Mais combien de dards et d’épines
______La haine y savait aiguiser !
______Combien y firent de blessures
______Les mots à l’âme en frappant l’air,
______Plus pénétrantes et plus sûres
______Que celles des dents à la chair !

______Combien de lâches perfidies
______Y mêlaient le miel au poison !
______Par combien d’insultes hardies
______Le dogme y blessait la raison !
______Et, si les fables des poèmes
______Y berçaient le front déridé,
______Que de mensonges, de blasphèmes
______Y souffletaient la Vérité !

______Si l’avide interrogatoire
______Dont l’homme obsédait l’Univers
______En perça le masque illusoire,
______Si l’homme osa lire au travers,
______Que son audace fut punie !
______Il dut reculer, l’œil hagard,
______Devant la trouée infinie,
______Plus profonde que son regard.


______Il laissa retomber les voiles
______Qu’on ne lève pas sans trembler,
______Mais il y nombra tant d’étoiles
______Qu’il sentit les cieux l’accabler ;
______Il se trouva plus solitaire
______En se découvrant plus petit :
______Alors il embrassa la terre
______Avec un sinistre appétit.

______Quittant sa lutte commencée
______Avec l’impossible à saisir,
______Il n’occupa plus la pensée
______Qu’au raffinement du plaisir.
______Et, las des recherches altières,
______Docile aux instincts seulement,
______Il n’employa plus ses lumières
______Qu’à servir leur aveuglement.
 
______La richesse engendra l’envie.
______Complice des arts énervants,
______La guerre moissonna la vie
______Dans des carnages plus savants.
______Ce fut moins par la noble usure
______Des blanches ailes de l’esprit
______Que par les désirs sans mesure
______Des sens épuisés qu’il périt.
 
Triomphe ! Te voilà soulagée, ô Cybèle,
______Du fardeau de ton dernier né :

Une floraison folle orne ton front rebelle,
L’ancienne floraison, plus simple et non moins belle,
______Qui l’avait d’abord couronné.

Les accrocs insultants dont le soc et la hache
______Enlaidissaient ton beau manteau,
L’immense frondaison des forêts les y cache,
L’herbe y couvre le plâtre et sa cruelle tache,
______Et le plat baiser du rateau.

Depuis que la Nature a de son puissant geste
______Effacé tant d’affronts divers,
C’est ta parure antique et sans fard qui te reste :
L’or de tes sables nus et ta verdure agreste
______Et l’azur glauque de tes mers.

Le hasard, non l’apprêt, mêle en ta chevelure
______A l’églantine le raisin,
Et tes enfants dont l’homme humiliait l’allure
Heurtent d’un franc sabot, sans gêne à l’encolure.
______Ton solide et plantureux sein.

Ils n’ont plus dans leur œil redevenu sauvage
______La nuit des longs maux sans espoirs ;
Aucune maladie aujourd’hui ne ravage
Leurs corps luisants sauvés des travaux du servage :
______Ils broutent sur les abattoirs.

Et si les carnassiers leur font la chasse encore,
______Si le meurtre n’a pas pris fin,

 
Du moins plus de ripaille où le rire sonore
Ose absoudre la dent ; plus rien qui déshonore
______L’œuvre fatale de la faim !
 
O Terre, elle a cessé, l’injure impérieuse
______De la race humaine à tes droits !
Insolente à ton tour, tu fais pousser, joyeuse,
Où flottaient les drapeaux, l’aubépine et l’yeuse,
______Et les chardons autour des croix !

Ton maître est le Soleil. Celui-là t’apprivoise
______Pour ton bien, par l’attrait du jour ;
Tu l’aimes, car c’est lui qui te peuple et te boise ;
Tu hais l’homme, et les fleurs dont l’éclat te pavoise
______Fêtent sa mort, non sans retour.
 
Il revient cependant.
________________Le couple endormi plane
Tout proche, et la senteur qui, chargeant l’air, émane
Des forêts, leur murmure au bruit des mers mêlé
Et la fraîcheur des vents ont déjà révélé
A ses sens qu’un rappel à la vie émerveille
Ton voisinage vague encore... Il se réveille !

Faustus et sa compagne ouvrent en frissonnant
Au soleil de jadis d’autres yeux maintenant :
Il leur semble d’abord que son jour les éclaire,
Voilé d’un crêpe fin. comme un midi polaire.
Car de l’Éden quitté, là-bas évanoui.

Le fond de leur mémoire est encore ébloui.
Mais c’est le jour natal, et leur âme qu’il charme
En goûte la caresse à travers une larme,
De quelque peine ancienne inconscient reflux...
Puis l’attendrissement, croissant de plus en plus
Avec le souvenir de ce malheureux monde,
Rompt la digue des pleurs dont il attirait l’onde.
Combien avait de prise encore et de vigueur
La racine terrestre enfoncée en leur cœur !
Et que ces monts, ces bois, ces champs, ces mers, ces fleuve ;
Rendent d’amis perdus à leurs prunelles veuves !

L’ange p.île a fait halte et demeure en suspens...

« Vole ! exauce l’amour qu’en ces pleurs je répands,
O Mort ! lui dit Stella. Notre œuvre est commencée ;
Pour ne pas s’accomplir elle est trop avancée.
Au départ j’ai frémi, mais je brûle à présent
De rendre à la douleur un culte bienfaisant ;
N’arrête point au seuil l’essor qui nous ramène.
Après un lâche oubli, vers la patrie humaine. »

faustus

Oh ! pourquoi, si près d’eux, au moment d’atterrir,
Faire attendre les maux que nous voulons guérir ?
Divine conductrice, achève donc la route !
Q.ui te peut retenir de la mesurer toute ?
Là, sous tes pieds, peut-être à ton fardeau sauveur

La foule des souffrants attache avec ferveur
Son espérance ardente et tant de fois déçue
D’apprendre si la tombe a vraiment une issue
Ouvrant à la douleur un céleste avenir,
Ou de la voir sur terre et sans délai finir.

la mort

C’est la première fois qu’au lieu de leur naissance,
Après que des Édens ils ont pris connaissance,
Je rends ceux dont mon souffle avait guéri les maux.
J’ai renversé pour vous mes trajets sidéraux,
Et j’hésite, à ma route ordinaire infidèle,
Devant la cruauté de mon dernier coup d’aile.
Il m’avait agréé de vous ravir d’ici
Vers un astre où le sort vous serait adouci,
Où vous auriez le prix de vos peines passées
Par un loisir sans trouble à jamais effacées ;
Mais la compassion pour le malheur lointain,
Comme un flot lent à sourdre et qui jaillit soudain,
Vous a fait tout à coup, saintement téméraires,
Replonger dans la nuit pour rejoindre vos frères.
Je ne suis que l’esclave aveugle des héros :
Leurs propres dévoûments sont leurs premiers bourreaux,
Et l’entier sacrifice a pour loi mon silence ;
Q.ui me suit pour l’honneur dans l’inconnu s’élance ;
Et par ma bouche avare (et savante pourtant !)
Rien ne doit transpirer du destin qui l’attend.
Vous aurez fait, hélas ! l’expérience amère

Du plus noble dessein couvant une chimère,
De l’action sublime et sans utilité. —

Elle se tait, baissant son regard attristé.

faustus

Quoi donc ? Ose tout dire ! Est-ce que, d’aventure,
L’homme fuirait le baume aux tourments qu’il endure,
Et serait-il tombé dans un tel désespoir
Qu’il niât et bannit les sauveurs sans les voir ?

stella

Ou, déjà secouru, n’a-t-il plus besoin d’aide ?
Ou lui-même à ses maux sut-il porter remède ?
Ah ! s’il était heureux, nous le cacherais-tu ?

faustus

Non ! Ta parole est sombre et ton front abattu :
Qu’il fût déjà sauvé par lui-même ou par d’autres,
Tes yeux depuis longtemps l’auraient su dire aux nôtres.

la mort

La Nature a frustré, bien avant aujourd’hui,
L’appel qu’il vous lançait et votre élan vers lui
(Nul décret désormais ne m’oblige à le taire,
Gar où cesse l’épreuve expire mon mystère) ;

Si vous n’entendez pas monter les bruits confus
Des vivantes cités, c’est qu’elles ne sont plus...
 

faustus et stella

Grand Dieu !

la mort

__________Si dans les champs où les murs et les haies
Et les chemins, jadis, ont croisé tant de raies,
Vous ne voyez partout qu’un vaste océan vert
Ondulant aussi loin que le regard se perd,
C’est qu’ils sont reconquis par les bois et l’herbage.
Et que plus rien n’y roule et rien ne les partage...

faustus et stella

L’homme ? L’homme ?

la mort

_________________Il est loin ! Sous ce riant chaos
Dans la nuit du passé gisent épars ses os ;
Et, depuis que mon souffle en a tari la moelle,
Sur l’échelle des cieux, où le fait voyager
Sa propre conscience au poids lourd ou léger.
Ce qu’il a d’immortel fuit d’étoile en étoile.



XII


LE TRIOMPHE




XII

LE TRIOMPHE


A ces mots qu’en tremblant ils avaient pressentis
Les sauveurs spoliés pleurent, anéantis.

faustus

Trop tard ! O châtiment de nos lenteurs cruelles,
Pour nos âmes plus dur que l’abandon par elles
Du stérile bonheur qui les déshonorait !

stella

Châtiment de l’oubli par l’impuissant regret
D’avoir laissé languir, sans les dons secourables
Qu’ils imploraient d’en bas, nos frères misérables !
Ah ! quel isolement terrible fut le leur
Dans le muet désert où criait leur douleur !

faustus

Le remords me déchire, et le fardeau m’oppresse
Des blasphèmes lancés à Dieu par leur détresse.

À ces désespérés combien eût pu servir,
Combien leur eût sauvé d’échelons à gravir
Vers la paix où plus d’un peut-être est loin d’atteindre,
Le Vrai dont nous laissions l’éclair en nous s’éteindre !

stella

Je tremble aussi, Faustus, que nous n’en répondions.

faustus

Stella ! que faire ? Où fuir les imprécations
Et les gémissements qui hantent ma mémoire ?

stella

Effaçons-les plutôt. Qu’il soit expiatoire,
Qu’il soit réparateur, notre tardif retour !
Abordons, et faisons de notre ancien séjour
Le paradis présent d’une race nouvelle
A qui la vérité tout d’abord se révèle,
Engendre tous les arts par nos promptes leçons,
Et donne, telle aussi que nous la connaissons,
La félicité pure offerte toute prête.
Sans les longues sueurs d’une ingrate conquête.
 

faustus

Rendre l’homme à la terre ! Audacieux dessein !
Sais-tu quel avenir germerait dans ton sein,
Femme, si tu cédais au désir qui s’y lève,
Aveugle et périlleux, d’être une seconde Ève ?


stella

Je vois s’épanouir cette autre humanité,
Comme la floraison d’un radieux été.

faustus

Prends garde ! Souviens-toi des serres parfumées
Où bientôt, dans l’oubli d’odeurs accoutumées,
Une torpeur croissante alanguissait les pas :
Tel le bonheur inné ne se sentirait pas.
Souviens-toi qu’en dépit des plus sûrs diadèmes
Les héritiers des rois portaient sur leurs fronts blêmes
D’un vague et sombre ennui le misérable sceau
Pour avoir respiré la grandeur au berceau.

la mort

N’espérez point, la peine étant d’ici proscrite,
Que la volupté même, égale et sans mérite,
Soustraye son délire au niveau de l’ennui :
L’ivresse, allègre hier, meurt dolente aujourd’hui,
A moins d’être le prix, toujours suave à l’âme.
Des victoires qu’en soi la conscience acclame ;
Et le cœur ne jouit que des biens retrouvés
Ou de ceux qu’il achète à des maux éprouvés.
 

stella

N’est-il pas une joie, hélas ! qu’un deuil n’altère,
Qui ne soit d’une peine, en naissant, tributaire ?

Et tout gage d’amour à des vivants donné
Des mains du donateur sort-il empoisonné ?
Non ! non ! Baisse les yeux, regarde ces colombes
Qui volent sous nos pieds sans rien savoir des tombes
Ni de tous les soupirs dans la terre endormis :
Crois-tu que le baiser ne leur soit pas permis
Sans le mélange amer d’une saveur d’absinthe ?
Pourquoi, fruit d’un hymen dont la chaîne est plus sainte.
Des couples de mortels pour sentir mieux doués
Seraient-ils donc les seuls au lent dégoût voués ?

la mort

Multitude des morts, race humaine envolée
De ton rude berceau qui fut ton mausolée,
Dis, maintenant qu’éparse en des astres plus beaux
Tu connais l’échappée immense des tombeaux,
Recommencerais-tu la terrestre aventure
Sans qu’elle eut pour attrait une palme future ?
y voudrais-tu revivre exempte des tourments
Qui plus haut t’ont valu de tels ravissements,
Et honteuse en secret d’une joie avilie
Qui ne serait point due à la tâche accomplie ?
— « Non ! j’y voudrais souffrir de nouveau, crirais-tu,
« Car je sais quel trésor amasse la vertu.
« J’y patienterais : qu’est-ce que la durée
« Par l’espoir de lauriers éternels mesurée ?
« J’attendrais un bonheur mérité, non surpris,
« Qui fût de mes efforts, non des vôtres, le prix,

« Dans un Éden conquis où les luttes passées
« Fissent un repos fier à mes forces lassées ;
« Mais dans votre oasis je n’accepterais pas
« Le legs des combattants sans ma part des combats.
« N’y pouvant assouvir mes besoins sans bassesse,
« J’aurais donné le droit, moi, la race princesse,
« A la bête expirant sous mon couteau brutal,
« De mépriser en l’homme un plus lâche animal. »
Songez-y, cette terre était un lieu d’épreuve
Et le redeviendrait pour l’humanité neuve.

stella

Ou souffrir ou déchoir, quelle sévère loi !

faustus

Je la crains pour ma race en l’acceptant pour moi.
Mais les félicités, Stella, que tu médites
Par nous-mêmes lui sont malgré nous interdites :
Sans doute, à notre insu, dans notre sang si vieux
Sommeillent les fureurs d’innombrables aïeux ;
Ressuscité sans doute, un vice héréditaire,
D’âge en âge transmis jusqu’à nous sur la terre,
Des vieilles passions fatal et sourd ferment,
Revivrait dans nos fils, éclairés vainement.

stella

Mais ils auront reçu, non la vague espérance,
Non la foi seulement, mais la pleine assurance

Que le fruii des vertus est le bien souverain !
Le devoir au désir imposera son frein.

faustus

La volupté plus proche, avant tout poursuivie,
Engendre les rivaux, la colère et l’envie.
duel péril l’amour même au bonheur fait courir !

stella

Je t’aimerais encore au risque d’en souffrir.
Allons ! n’ajournons point par un subtil sophisme
Le généreux rachat d’un aveugle égoïsme,
Et puis n’importe ! épine ou fleur, mousse ou granit,
Où se pressent deux cœurs tout leur devient un nid !

faustus

Ah ! je n’espère plus d’autre douceur au monde
due de sentir la peine en charité féconde.
Et c’est pourquoi j’hésite, en voyant reverdir,
Se repeupler de nids, de fleurs, et resplendir
Au soleil caressant et chaud ce pauvre globe
Que le départ du maître au servage dérobe,
J’hésite à le lui rendre, et doute avec effroi
Si même son malheur ferait heureux son roi !

stella

Se peut-il qu’en ton choix le repos de la brute
A la félicite des âmes le dispute,

Quand ici Dieu prépare et permet à l’esprit
L’holocauste de chair où son feu se nourrit ?
N’absous-tu que le tigre ?

faustus

____________________Es-tu tigresse, ou femme ?

stella

Ah ! reconnais mes cris ! mes cris de sœur qu’affame
Un jeûne plus auguste et plus impératif :
L’avide amour des siens dont le tourment plus vif
Arrache une autre plainte au meilleur de son être.
C’est le cœur repentant qu’il s’agit de repaître !

faustus

Quelle angoisse ! Ou faillir à son sublime appel
Ou risquer, fils d’Adam, de réveiller Abel
Pour quelque horrible embûche au meurtre ancien pareille.

stella

Ce n’est plus le serpent qui me parle à l’oreille :
Si le sourire d’Ève offrait tous les malheurs,
Ce sont tous les bienfaits qui germent dans mes pleurs.
La femme est chaste en moi, la mère y sera forte :
Que mon flanc se déchire, et qu’un Abel en sorte !

faustus

Toi ! l’angélique épouse au bonheur exempté
Des poignantes rançons de la maternité,

Sans partage chérie, invulnérable amante,
duel besoin d’un martyre imprudent te tourmente ?

stella

Assez longtemps l’amour sans fruit nous enivra ;
J’aspire au double honneur, qui seul m’apaisera.
D’offrir à mon époux un fils qui lui ressemble
Et de fonder un ciel ! d’être ange et mère ensemble !
Descendons !
 

faustus

__________Nous jouons un formidable jeu...
 

stella

Nous le jouons ensemble !

faustus

______________________A la grâce de Dieu !

stella

Mort ! tu l’as entendu. —
 
____________________La suprême Berceuse
Sans bouger, sur son aile ouverte et paresseuse
Attend, le regard fixe au fond des cieux rivé,
Un ordre souverain qui n’est pas arrivé,
S’étonnant que l’auteur de cette terre y laisse
Un couple imprudemment disposer d’une espèce.

Dans l’azur, un silence immense et solennel
Semble épier l’arrêt de l’Arbitre éternel
Qui prohibe ou tolère et châtie ou pardonne,
Pendant que rit encore au soleil et bourdonne,
Par sa douce ignorance à la peur étranger,
Ce monde dont la paix court un si grand danger !

L’attente a peu duré : l’aile oisive palpite,
Et, dans une envolée imprévue et subite,
L’ange, tournant le dos au globe inférieur,
Vers le plus glorieux séjour et le meilleur
Ravit éperdument le couple magnanime…

De la carrière astrale il indique la cime :

______« C’est là, c’est là que vous montez !
______Où du repos les forts jouissent,
______Où sans remords s’évanouissent
______En extases les volontés !
______Où, des funèbres bandelettes
______Ayant rompu les derniers plis,
______Les anciens vœux ensevelis
______Savourent des faveurs complètes.

______« Rouvrant vos cœurs plus soucieux
______Du genre humain que de vous-mêmes,
______A l’aube des splendeurs suprêmes
______Je vous ai vus fermer les yeux,


______Et dans l’ombre, unis pour me suivre,
______Vous élancer à son secours !
______Fidèles à tous les amours,
______C’est d’eux seuls que vous allez vivre ! »

Sur leurs têtes ils voient, de vertige étourdis,
Fondre Cassiopée et le Lion grandis ;
Les polygones d’or s’abaissent, les saluent,
Glissent, puis engloutis derrière eux diminuent.
Comme un œil dilaté par une flèche éteint,
Sirius élargi n’est déjà plus distinct.
La Grande Ourse à son tour, subitement énorme,
Tombe et n’est bientôt plus qu’un point blême et sans forme.
Des Pléiades, plus vif et promptement décru,
Le tressaillant fantôme a soudain disparu.
L’immensité fuyante offre, emporte et dévore
Andromède, Orion, d’autres signes encore,
Persée et les Gémeaux, Castor après Algol :
Le Zodiaque épars s’effondre sous leur vol !
Ils montent, étreignant la Mort qui les entraine
Là-haut, là-haut où germe une lueur sereine ;
Et tout le peuple astral que l’homme a dénombré,
Ce qu’il nommait le ciel, sous leurs pieds a sombré.
À cette nébuleuse une autre nébuleuse
Succède, puis une autre, en la mer onduleuse
De l’impalpable éther, océan sans milieu
Dont blanchissent au loin les archipels en feu ;
Et ces brouillards lactés qu’ils atteignent et percent
En poudre éblouissante autour d’eux se dispersent.

Ils franchissent, après ces milliers de soleils,
De plus hauts firmaments de plus en plus vermeils,
Jusqu’au zénith où meurt l’ascension stellaire,
Où l’astre originel et dernier les éclaire
De l’aube enchanteresse, espoir de leur regard.

Ils arrivent, encore étonnés du départ…

Au-dessous d’eux, là-bas, dans le lointain fourmille
Des mondes imparfaits l’innombrable famille…
Ils en sentent leur être à jamais séparé…
Au loin tressaille encor la peine universelle :
Dans leurs yeux clairs où tremble une humide étincelle
C’est la dernière fois que l’amour a pleuré.
L’entier Paradis s’ouvre, et la Mort les dépose
Où la félicité devient l’apothéose !

______Elle s’écrie : « Entrez vainqueurs
______Dans le triomphe et dans la joie !
______Où l’auréole aux fronts flamboie
______Allumée aux rayons des cœurs !
______C’est là que la houle inquiète
______Des accidents vient s’amortir,
______Entrez donc, pour n’en plus sortir,
______Dans le bonheur, votre conquête !

______« Le bonheur n’est dû qu’à l’effort ;
______Et ceux dont vous craignez le blâme,
______S’ils n’ont point affranchi leur âme,
______N’ont maudit que leur propre tort.

______Dieu vous a pardonné la faute
______Dont le regret vous a lavés ;
______Du plus haut soupir recevez
______La récompense la plus haute !

______« Savourez le divin baiser
______Que l’âme pure offre à la bouche,
______Votre vertu même est la couche
______Où vous allez vous reposer !
______La Douleur en bas me rappelle,
______Bienheureux ! adieu sans retour :
______Rappelez-vous à quel amour
______Vous devez la gloire éternelle ! »

La Charité les sacre habitants du vrai Ciel,
Dont ils n’avaient goûté qu’un reflet partiel.
Enfin s’ouvre pour eux cet ineffable empire
De l’Idéal suprême où la Nature aspire !
Vers qui l’homme en criant lève ses bras meurtris,
Où tend l’avide essor des cœurs et des esprits,
Où les âmes qu’en bas la force aveugle enchaîne,
Que dispute à l’azur la fange plus prochaine,
Montent, en secouant comme un bagage vil
Le poids, complice obscur de leur ancien exil.
Vers la lumière ils ont gravi le plus haut stade
Et couronné l’ardue et sublime escalade
De tous les échelons, si longtemps ténébreux,
Dont la terre ne fut qu’un des derniers pour eux.
Et maintenant, après les lentes renaissances,

Sous le climat propice aux plus riches essences,
Leur être, qui dans l’ombre avait germé jadis,
Au ciel s’épanouit tout entier ! comme un lis
En achevant d’éclore accomplit le prodige
Qu’apprêtait la racine et qu’annonçait la tige.
Tout en eux, autour d’eux, est absolument pur.
La pensée en leurs corps ne sent plus aucun mur :
Par d’inquiets élans cette captive altière
Avait usé déjà sa prison de matière
Où le jour autrefois, par d’étroits soupiraux,
N’entrait qu’en se brisant à de jaloux barreaux ;
Maintenant que la chair n’est plus son ennemie,
Son libre vol explore une sphère infinie,
Car, ne se heurtant point à sa fine cloison,
Elle ne sent plus rien lui barrer l’horizon.
Elle ose provoquer les plus lointains problèmes.
Et les regarde en soi se résoudre d’eux-mêmes.
Le Beau, qui prête au Vrai la clarté du rayon,
Un visage adorable à la perfection,
Dans leur œil plus ouvert et plus lucide éveille
La pleine vision de toute sa merveille ;
De ses moules divins sort le contour ailé,
Et le sens leur en est jusqu’au fond révélé.
L’Idéal n’a pour eux plus rien d’imaginaire,
Car leur demeure même en est le sanctuaire ;
L’Ordre, qu’ils ont servi, leur sourit à son tour,
Et l’admiration dilate en eux l’amour !
Mais surtout, oh ! surtout, quels mots sauraient décrire
L’auguste accueil, le doux et superbe sourire

Que leur font la Justice et la Fraternité
Dans le temple où le culte en fut ressuscité,
Dans l’invisible temple où luit leur conscience.
C’est là qu’ils ont scellé leur étroite alliance,
C’est là que leur bonheur, par la vertu trempé,
Triomphe intime et sûr qu’ils n’ont point usurpé,
Se fonde pour fleurir sans mélange et sans terme,
Car l’ère de l’épreuve et du péril se ferme.

Dignes du rang suprême où tend le genre humain,
Les voilà revenus, fiers, la main dans la main,
Hors de la mer cosmique en naufrages féconde,
Au port d’embarquement, à la source du Monde !



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Voix de la Terre 173

Voix de la Terre 197

Voix de la Terre 221



Voix de la Terre 275

Voix de la Terre 303





Paris. — Imp. A. Lemerre, 25, rue des Grands-Augustins.