Œuvres de Saint-Amant/La Gazette du Pont-Neuf

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LA GAZETTE DU PONT-NEUF[1]

À Monsieur de Bois-Robert[2].



Mon cher Bois-Robert, que je prise
Plus que ma houppelande grise,
Quand l’hyver avec ses glaçons
Sans fievre donne des frissons,
Je viens d’arriver tout à l’heure
De la ville où Phillis demeure.
D’où j’apporte en mon souvenir
Bien dequoy nous entretenir.
La soutane d’un pauvre prestre[3],
Un barbet qui cherche son maistre,

Et cinquante courriers du roy,
Ne sont pas si crottez que moy.
J’ay veu nostre fou de poëte
Avec ses yeux de chouette.
Sa barbe en feuille d’artichaut,
Et son nez eu pied de réchaut ;
Il est d’une humeur plus fantasque
Que le son d’un tambour de basque.
Vous le voyez sur le Pont-Neuf,
Tout barbouillé d’un jaune d’œuf,
Depuis sept heures jusqu’à onze
Faire la cour au roy de bronze[4].
Tous ceux qui le rencontrent là
Demandent : Qu’est-ce que cela ?
Et s’arrestent à voir sa trongne
Comme à voir celle d’un yvrongne
Qui, plus rond que n’est un bacque,
À chaque pas darde un hocquet
Et semble vous faire la moue,
Traisnant son manteau dans la boue.
L’un croit que c’est un loup-garou,
L’autre un vieux singe du Pérou ;
Cestuy-là que c’est une austruche,
Cestuy-cy que c’est une cruche ;
Et, dans ces jugements divers,
L’un dit que monsieur de Nevers
A des chameaux en son bagage
De sa taille et de son langage.
Ses pauvres vers estropiez
Ont des ampoulles sous les piez
À force de courir les rues ;
Chez lui les Muses, toutes nues,

Se repaissant le plus souvent,
Comme il fait, d’espoir et de vent.
Il vous traisne une longue latte
Dedans un vieux fourreau de natte,
Pendue au bout d’un marroquin,
Qui vous sangle son casaquin ;
Tantost il vous porte une broche,
Qui fait garde devant sa poche,
De peur qu’en y jettant la main
On ne prist son quignon de pain.
À le voir eu cet équipage,
On diroit qu’il a du courage
Et qu’il est plus fier qu’un Hector ;
Tous ceux qui, domptans leur paresse
S’en vont de bonne heure à la messe,
Le rencontrans tous les matins
Sous le portail des Augustins[5],
Et voyans sur son estamine
Grouiller les monceaux de vermine
Luy jettent l’aumosne en passant,
Qu’il ramasse en les maudissant.
L’autre soir que, pour triste augure,
Il me présenta sa figure,
En la frayeur qui me surprit,
Je creu que c’estoit un esprit,
Fis deux ou trois pas en arrière,
Et me mis soudain en prière ;
Mais je connus, dès qu’il parla,
Qu’il n’estoit rien moins que cela.
Toutesfois, il le peut bien estre,
Et son estat fait bien parestre

Que mes sens d’horreur occupez
Ne s’estoient pas beaucoup trompez :
Car, puis que c’est un pauvre diable,
Devoit-il pas estre croyable
Que ce fust un esprit aussi ?
Quant à moy, je le juge ainsi.
Ses discours, pleins d’une élégance
Qui fait rage en l’extravagance
D’un galimathias de mots
Où Mercure en a dans le dos,
Nous preschent avec des miracles
Que ses vers sont autant d’oracles ;
Aussi le sont-ils en ce point :
C’est que l’on ne les entend point.
Mais c’est trop parler d’une chose,
J’ai trouvé Dieu-te-gard’ la-Rose[6]
Chez la Picarde au bavolet,
Qui dançoit avec son valet,
Sur le chant de « Miséricorde,
L’on se pend bien souvent sans corde »,
Une sarabande qu’amour
A mise en crédit à la cour.
Ce grand benest, de haute game,
Fasché du mespris de la dame,
Et souspirant à l’environ
Comme un soufflet de forgeron.
S’est venu plaindre à mon oreille
Qu’on ne vit jamais sa pareille ;
Que la cervelle de Guerin[7],

Que le chapeau de Tabarin[8]
Et la flame d’une chandelle,
Ont bien plus de constance qu’elle.
Bref, il m’en a tant discouru,
Que j’en ay l’esprit tout bourru.
Item, j’ay veu chez la contesse
La beauté qui me traisne en lesse,
Bien que ses appas fassent flus
Et qu’elle ait cinquante ans et plus.
Ouy-dà, je l’ay veue et baisée[9],
Cette vieille, cette rusée,
Qui semble encore, en se mourant,
Crier à ce beau demeurant.

Un chat enragé que l’on berne,
Un jeune valet de taverne,
Les dents d’un page en appetit,
Le jarret d’un gaigne-petit,
Marais dançant la bergamasque[10],
Le vray Harlequin[11] sous le masque,
Des anguilles dans un panier,
Des chenilles sur un prunier,
N’entendent rien à la souplesse,
Au prix des ressorts de sa fesse,
Qui trouve en l’amoureux duel
Le mouvement perpetuel.
J’ay bien d’autres choses à dire
Qui nous fourniront dequoy rire
Pour plus de six mois et demy.
Quand j’auray l’honneur, cher amy,
De voir si tu bois point à gauche
Et si tu fais bien la debauche :
Car c’est l’unique passe-temps
Où tous mes desirs sont contens.
Cependant, ma plume énervée,
Pour mettre fin à sa corvée
Et n’ennuyer pas le lecteur,
Après avoir dit : Serviteur,

Te supplie en rodomontade
De prendre en gré cette boutade ;
Sinon, ton cu n’est pas trop loin :
Le papier vaut mieux que du foin.


  1. À Venise, on appeloit gazette une femme chargée de colporter les nouvelles (Voy. Furetière). — Richelet dit : « Renaudot commença à donner la gazette en 1631… On lit les gazettes chez Ribou, Loison et autres regrattiers du Pont-Neuf. »
  2. Nous avons donné une biographie de cet écrivain ; M. Hippeau, de la faculté de Caen et M. Ch. Labitte, ont aussi écrit sa vie.
  3. On disoit prov. crotté in archidiacre. V. Furetière à ce mot.
  4. La statue d’Henri IV, sur le Pont-Neuf, étoit en bronze comme celle qui l’a remplacée.
  5. Au faubourg Saint-Germain, où la reine (26 septembre 1609) avoit permis a ces religieux de bâtir un couvent qui de- vroit se nommer le couvent de Jacob. — D’où le nom de deux rues : rue Jacob, rue des Grands-Augustins.
  6. Nom de guerre.
  7. Peut-être s’agit-il ici du fameux Robert Guérin, si connu
    sous le nom de La Fleur, et surtout de Gros-Guillaume. « Après
    avoir été long-temps boulanger, dit Sauval, il devint farceur à l’hôtel de Bourgogne, et prit le nom de La Fleur à cause de son premier métier. Ce fut toujours Un gros ivrogne ; avec les honnêtes gens, une ame basse et rampante. Pour être de belle humeur, il falloit qu’il grenouillât ou qu’il bût chopine avec son compère le savetier dans quelque cabaret borgne. Il n’aima jamais qu’en bas lieu, et se maria en vieux pécheur, à une fille assés belle et déjà âgée. — Voila ses vices.

    « Venons à ses belles qualités. Il était si gros, si gras et si ventru… »

  8. Valet du charlatan Mondor, et bouffon. Sa fille épousa Gautier Garguille (Hugues Gueru, dit Flesselles), et à sa mort un gentilhomme normand. Ses œuvres ont été imprimées : c’est un recueil de facéties plus ou moins grossières, parfois assez piquantes.
  9. « C’est une desplaisants coustume, dit Montaigne, et injurieuse aux dames, d’avoir a prester leurs lèvres à quiconque a trois vallets a sa suite, pour mal plaisant qu’il soit ; et nous-mesmes n’y gaignons guères, car, comme le monde se voit party, pour trois belles il nous en fait baiser cinquante laides. »

    « En France, dit H. Estienne (Apol. pour Hérodote), le baiser entre gentilshommes et genti-femmes et ceui et celles qui en portent le nom est permis et trouvé honneste, soyt qu’il y ayt parenté, soyt qu’il n’y en ayt point. »

    « Si mademoiselle est en l’église et arrive quelque gentil- lastre, il faut (pour entretenir les coustumes de noblesse), encore que ce soit à l’heure qu’on est en la plus grande dévotion, qu’elle se lève parmi tout le peuple et qu’elle le baise bec a bec. À tous les diables telle façon de faire ! Ad omnes diabolos talis modus faciendi ! » (Le prédic. Ménot, trad. par H. Estienne.)

  10. Marais ou Marets étoit un danseur ri foi de Belleville et
    de Jacques Cordier, dit Bocan. (Sauval, 1, 329.)
  11. Les trois plus célèbres arlequins ou héros de Bergame,
    comme on les appeloit, ont été Thomassin, Dominique et
    Carlin.