Œuvres de Saint-Amant/Avertissement au lecteur

ADVERTISSEMENT AU LECTEUR.



Le juste despit que j’ay de voir quantité de petits poëtes se parer impudemment des larcins qu’ils ont faits dans les ouvrages qu’on a des-ja veus de moy, et la crainte que j’ay eue que quelque mauvais libraire de province n’eust l’effronterie de les faire imprimer sans mon consentement, comme j’en estois menacé, m’ont fait à la fin resoudre à les prevenir, plustost qu’aucun desir d’acquerir par là de la gloire : encore que, si j’en puis pretendre par mes vers, je ne suis pas si severe à ma reputation que je ne la veuille faire vivre qu’après ma mort. C’est une philosophie un peu trop scrupuleuse, et que pas un de tous ceux qui nous la preschent ne voudroit observer, s’il avoit fait quelque chose qui meritast de voir le jour. La louange qu’on nous donne quand nous ne sommes plus au monde nous est fort inutile, puis que nous ne nous en soucions plus ; au contraire, quand nous y sommes, le blasme nous peut servir à l’amendement : de sorte que, si l’on fait bien, il est très-raisonnable qu’on en reçoive le salaire durant la vie, et si l’on fait mal, on est encore en estat de s’en corriger. Quelques uns, poussez d’une humeur si jalouse du contentement d’autrui qu’ils voudroient que le soleil n’esclairat que pour eux, ont tasché de me dissuader de ce dessein, m’alleguant que les choses, pour excellentes qu’elles puissent estre, deviennent presque mesprisables depuis qu’on les rend communes ; mais quand ils me monstreront qu’on estime moins Ovide ou Horace (sans me comparer à eux) depuis qu’ils ont été imprimez qu’on ne faisoit lors qu’ils n’estoient écrits qu’à la main, je seray de leur avis. Après avoir assemblé toutes les pièces que j’avois composées, j’y ay remarqué une diversité qui, peut-estre, ne sera pas treuvée desagreable ; et particulierement j’ay pris quelque plaisir à de certains petits essais de poëmes heroïques, dont parmy les modernes le Cavalier Marin[1] nous a donné les premiers exemples dans son livre intitulé La Sampogna. Ce sont des descriptions de quelques aventures celebres dans la Fable ancienne, qui s’appellent en grec Idilios, à ce que j’ay ouy dire : car, Dieu mercy, ny mon grec ny mon latin ne me feront jamais passer pour pedant ; que si vous en voyez deux ou trois mots en quelques endroits de ce livre, je vous puis bien asseurer que ce n’est pas de celuy de l’Université. Mais une personne n’en est pas moins estimable pour cela, et tous ceux qui sçauront que Homère, sans entendre d’autre langue que celle que sa nourrice luy avoit enseignée, n’a pas laissé d’emporter le prix sur tous les poëtes qui sont venus après luy, ne jugeront pas qu’un bon esprit ne puisse rien faire d’admirable sans l’ayde des langues estrangeres. Il est vray que la conversation familiere des honnestes gens, et la diversité des choses merveilleuses que j’ay veues dans mes voyages, tant en l’Europe qu’en l’Afrique et en l’Amérique, jointes à la puissante inclination que j’ay eue dès ma jeunesse à la poésie, m’ont bien valu un estude. Au reste, une langue n’est pas une science ; les parties dont l’ame est composée se trouvent aussi bien aux François qu’aux Romains. L’imagination, l’entendement et la mémoire n’ont point de nation affectée, et pourveu qu’on les vueille cultiver avec quelque soin, elles portent du fruict indifferemment en toutes sortes de climats. J’avoue qu’il faut qu’un advocat sçache le latin pour alleguer les lois de Justinian, qu’un grammairien soit consommé dans les langues pour enseigner l’etymologie des mots, et qu’un docteur de Sorbonne ait appris le grec et l’hébreu, pour puiser dans leur propre source les textes formels de l’Ecriture saincte. Mais pour ce qui est d’un poëte, d’un philosophe moral ou d’un historien, je ne crois pas qu’il soit absolument necessaire. Je dy cecy pour certaines gens à la vieille mode, qui lors que la verité les constraint d’approuver ce que je fay, n’ont rien à dire sinon : C’est dommage qu’il n’ait point estudié ! Je le dy encore pour ceux qui, au lieu d’essayer à faire quelque chose d’eux-mesmes, s’amusent non seulement à imiter, mais à prendre laschement tout ce que l’on voit dans les autres autheurs. Encore leur pardonneroy je en quelque façon, s’ils faisoient avecques dexterité ; mais ils le font si grossierement, et le sçavent si mal deguiser, que, comme l’on dit, on leur reconnoist aussi tost le manteau sur les espaules. Ces Messieurs-là eussent esté bien souvent punis en la Republique de Lacedemone : car on les eust bien souvent pris sur le faict. Pour moy, si j’estois subject à ce vice, je ne m’arresterois point à desrober des pensées ; je voudrais faire quelque bon larcin qui me peust enrichir pour toute ma vie ; mais je l’abhorre tellement, que, mesme si je ly parfois les œuvres d’un autre, ce n’est que pour m’empescher de me rencontrer avec luy en ses conceptions, et y suis si religieux, que, quand j’en pourrois faire couler quelques-unes parmy les miennes, sans qu’on s’en peust appercevoir, il m’est advis que ma conscience, me le reprochant secrettement, me feroit rougir lors que je viendrois à les reciter, ou que les louanges qu’on donneroit me seroient autant d’accusations de mon crime. Outre tout cela, je ne sçay quel honneur on espere recevoir de ces serviles imitations : car, comme entre les peintres le moindre original d’un Freminet[2] est beaucoup plus prisé que n’est la meilleure coppie d’un Michel Ange[3], tout de mesme entre les bons esprits l’invention, estant accompagnée de toutes les choses requises à la vraye poésie, est tousjours preferée à toutes les autres parties d’un ouvrage. Il me semble desjà que je vous oy dire que je ne laisse pas pourtant d’imiter, et qu’Ovide a traitté devant moy des fables que j’ay escrites après luy. Je le confesse ; mais je n’ay pris de luy que le suject tout simple, lequel j’ay conduit et manié selon ma fantaisie ; que s’il s’y rencontre en quelque endroit des choses qu’il ait dites, c’est que je les y ai trouvées si convenables et si necessaires, que la matière me les eust fournies d’elle-mesme, quand il ne m’en auroit pas ouvert le chemin, et que je ne les en pouvois oster sans faire une faute. J’ay commencé un grand poëme heroïque à l’honneur de nostre Grand Roy[4], que Dieu semble avoir suscité pour abysmer en la gloire de ses hautes entreprises celle de tous les monarques du monde. Ce sera là que je tascheray de comparer les exploits de ce prince incomparable aux travaux de Sanson[5], et où j’employeray autant de force d’esprit qu’il eut de vigueur en ses bras, pourveu que le bon accueil que j’espère que vous ferez à ce livre m’oblige d’achever de hardy project, et que vous confessiez que, pour un homme de ma profession et de la vie que je meine, ce n’est pas tant mal s’escrimer de la plume.


  1. Né à Naples en 1569, Marini, plus connu sous le nom de Cavalier Marin, cultiva de bonne heure la poésie, et fut de bonne heure, pour ce fait, chassé par son père. À Rome, il trouva l’appui du cardinal Pier Aldobrandini ; à Turin, il eut à soutenir d’ardentes discussions littéraires au sujet de la fâcheuse confusion qu’il avoit osé commettre de l’Hydre de Lerne et du Lion tué par Hercule. Dans sa haine jalouse, Murtola attaqua ses œuvres et même sa personne. Marini, sauvé par miracle, raconte ainsi dans l’Adone son aventure :

    Girò l’infausta chiave, e le sue strane
    Volgendo intorno e apaventose rote
    Abbassar fe la testa al fero cane
    Che in bocca tien la formidabil cote,
    Sicchè toccò le macchine inumane
    Onde avvampa il balen che altrui percote,
    E con fragore orribile e rimbombo
    Avventò contro me globi di piombo.

    Ma fosse pur del ciel grazia seconda
    Che innoncenza e bontà sovente aita ,
    Fui riserbato à più tranquilla vita.

    Marini obtint la grâce du coupable, lequel ne lui pardonna pas de l’avoir forcé à la reconnoissance, et l’accusa d’avoir composé contre le duc de Turin un poème, la Cuccagna, publié à Naples avant que l’auteur connût ce prince. Emprisonné et bientôt élargi, Marini vint à Paris, où l’appeloit la reine Marguerite, première femme de Henri IV.

    Quindi l’Alpi varcando, il bel paese
    Giunsi a veder dello contrado Franca
    Dove i gran gigli d’oro ombra cortese
    Prestaro un tempo alla mia vita stanca.
    Le virtù vidi e la beltà francese.
    Vi abbonda onor, nè cortesia vi manca…

    Il obtint une pension de 1500 écus, qui fut bientôt portée à deux mille, et composa alors son fameux poème de l’Adone, qui parut en 1623, précédé d’une « lettre ou discours de M. Chapelain, portant son opinion sur le poème d’Adonis du chevalier Marino. » — Le cavalier Marin mourut deux ans après, 1625. Malgré son enflure et ses obscénités, on ne peut lui refuser une riche et brillante imagination.

  2. Né à Paris en 1567, étoit peintre ordinaire du roi Henri IV ; on lui doit les peintures de la chapelle de Fontainebleau. Louis XIII lui donna l’ordre de Saint-Michel. Son fils, Martin Freminet, fut aussi un peintre habile. — Régnier a dédié à Freminet le père sa 12e satire, la 10e et dernière de l’édit. de 1608.
  3. Que dire de lui qui ne soit connu ? Rappelons seulement que Voiture, écrivant « à Mme de Rambouillet sous le nom de Callot, excellent graveur », lui dit :« Il est arrivé beaucoup de fois qu’en vous jouant vous avez fait des desseins que Michel-Ange ne desavouerait pas. » (Lettres de M. de Voiture, l. V, p.14, édit. de 1681).
  4. Louis XIII.
  5. Ce poème a été perdu. (Voir la notice sur Saint-Amant.)