Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Réflexions mêlées

Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 49-53).

RÉFLEXIONS MÊLÉES

J’ai observé une chose grave, qui est que tous les grands hommes qui nous ont entretenus des grandes gestes qu’ils accomplirent finissaient tous par nous renvoyer au bon sens.

Je ne suis pas à mon aise quand on me parle du bon sens. Je crois en avoir, car qui consentirait qu’il n’en a pas ? Qui pourrait vivre un moment de plus, s’en étant trouvé dépourvu ? Si donc on me l’oppose, je me trouble, je me tourne vers celui qui est en moi, et qui en manque, et qui s’en moque, et qui prétend que le bon sens est la faculté que nous eûmes jadis de nier et de réfuter brillamment l’existence prétendue des antipodes ; ce qu’il fait encore aujourd’hui, quand il cherche et qu’il trouve dans l’histoire d’hier les moyens de ne rien comprendre à ce qui se passera demain.

Il ajoute que ce bon sens est une intuition toute locale qui dérive d’expériences non précises ni soignées, qui se mélange d’une logique et d’analogies assez impures pour être universelles. La religion ne l’admet pas dans ses dogmes. Les sciences chaque jour l’ahurissent, le bouleversent, le mystifient.

Ce critique du bon sens ajoute qu’il n’y a pas de quoi se vanter d’être la chose du monde la plus répandue.

Mais je lui réponds que rien toutefois ne peut retirer au bon sens cette grande utilité qu’il a dans les disputes sur les choses vagues, où il n’est pas d’argument plus puissant sur le public que de l’invoquer pour soi, de proclamer que les autres déraisonnent, et que ce bien si précieux pour être commun réside tout en celui qui parle.

C’est ainsi que l’on met avec soi tous ceux qui méritent d’y être, et qui sont ceux qui croient ce qu’ils lisent.

Napoléon disait qu’à la guerre, presque tout est de bon sens, ce qui est une parole généreuse dans la bouche d’un homme de génie.

Cette parole est remarquable. L’empereur, parmi ses grands dons, avait celui de discerner merveilleusement laquelle de ses facultés il fallait exciter, laquelle il fallait amortir selon l’occasion ; même le sommeil était à ses ordres.

Quand il dit ce que j’ai rapporté sur le bon sens, il sépare, (comme il se doit), le travail du loisir et de la méditation, de ce travail instantané qui s’opère au milieu des événements, sous la pression du temps, et sous le bombardement des nouvelles. Alors point de délais, point de reprises, l’expédient est la règle, et le bon sens est, par hypothèse, le sens de bien choisir parmi les expédients.

Je consens donc sans difficulté que ceux qui agissent en politique, c’est-à-dire qui se dépensent à acquérir ou à conserver quelque parcelle de pouvoir, ne se perdent pas à peser les notions dont ils se servent et dont leurs esprits furent munis une fois pour toutes ; je sais bien qu’ils doivent, par nécessité de leur état, travailler sur une image du monde assez grossière, puisqu’elle est et doit être du même ordre de précision, de la même étendue, de la même simplicité de connexion dont la moyenne des esprits se satisfait, cette moyenne étant le principal suppôt de toute politique. Pas plus que l’homme d’action, l’opinion n’a le temps ni les moyens d’approfondir.

Cette image du monde, qui est assez grossière pour être utile, flotte dans l’air, dans nos esprits, dans les cafés, dans les Parlements et les chancelleries, dans les journaux, c’est-à-dire partout, et se dégage des études et des livres. Mais si générale et si présente qu’elle soit, il est remarquable qu’elle se raccorde fort mal avec la petite portion du monde réel où vit chacun de nous. Je veux dire que par notre expérience personnelle et immédiate, nous ne pourrions en général reconstituer le système de ce vaste monde politique dont les mouvements, toutefois, les perturbations, les pressions et tensions viennent modifier plus ou moins profondément, directement, soudainement le petit espace qui nous contient, et les formes de vie que nous y vivons et y voyons vivre. Or, le monde réel des humains est fait de pareils éléments variables à chaque instant, dont il n’est que la somme.

Il faut donc reconnaître l’existence d’un monde politique, qui est un autre monde, qui, agissant en tout lieu, n’est observable nulle part, et qui occupe une quantité d’esprits de toute grandeur, est, par conséquence, réductible à un ensemble de conventions entre tous ces esprits.

La politique se résout ainsi en des combinaisons d’entités conventionnelles qui, s’étant formées on ne sait comment, s’échangent entre les hommes, et produisent des effets dont l’étendue et les retentissements sont incalculables.

Tout développement de la vie en société est un développement de la vie de relation, qui est cette vie combinée des organes des sens et des organes du mouvement, par quoi s’institue le système de signaux et de relais que les tâtonnements, l’expérience et l’imitation précisent et fixent.

Une convention n’est autre chose qu’une application de cette propriété si remarquable. Le langage est une convention, comme toute correspondance entre des actes et des perceptions qui pourrait être substituée par une autre est une convention par rapport à l’ensemble de toutes ces possibilités.

Mais toutes les conventions ne sont pas également heureuses, ni également simples, ni également aisées à instituer. Ce qui importe le plus, c’est qu’une convention soit uniforme, c’est-à-dire non équivoque. Cette condition est assez facile à satisfaire quand l’objet de la convention est sensible, quand on attache un signe à un corps, ou à une qualité d’un corps, ou à un acte. Mais en ce qui concerne les états intérieurs et les produits des conventions simples composées entre elles, l’uniformité des conventions est presque toujours impossible à concevoir et, dans le reste des cas, elle est laborieuse et délicate à instituer. Il y faut d’extrêmes précautions et parfois une subtilité incroyable.

Ces égards particuliers ne se trouvent pas et ne peuvent se trouver dans la pratique, comme je l’ai dit plus haut. La pratique accepte et manœuvre ce qui est.

Une pratique cependant, si ancienne et si profondément accoutumée soit-elle dans les esprits que la plupart ne puissent la considérer différente, n’a d’autre justification à nous offrir que ses résultats. Elle peut s’excuser sur l’excellence de ses résultats, s’il arrive qu’elle déçoit l’examen que l’intellect lui fait subir. Si tout va bien, la logique importe peu, la raison et même la probabilité peuvent être négligées. L’arbre se connaît à ses fruits.

Mais si les fruits sont amers, si une pratique immémoriale n’a cessé d’être malheureuse ; si les prévisions qu’elle fait sont toujours déçues, si on la voit recommencer avec une obstination animale les mêmes entreprises que l’événement a cent fois condamnées, alors il est permis d’examiner le système conventionnel qui est nécessairement le lien et l’excitateur de ses actes.