Œuvres de Paul Valéry/Regards sur le monde actuel/Note sur la grandeur et la décadence de l’Europe

Éditions de la N. R. F. (Œuvres de Paul Valéry, t. Jp. 35-43).

NOTE
SUR LA GRANDEUR ET LA DÉCADENCE
DE L’EUROPE[1]

Dans les temps modernes, pas une puissance, pas un empire en Europe n’a pu demeurer au plus haut, commander au large autour de soi, ni même garder ses conquêtes pendant plus de cinquante ans. Les plus grands hommes y ont échoué ; même les plus heureux ont conduit leurs nations à la ruine. Charles-Quint, Louis XIV, Napoléon, Metternich, Bismarck, durée moyenne : quarante ans. Point d’exception.

L’Europe avait en soi de quoi se soumettre, et régir, et ordonner à des fins européennes le reste du monde. Elle avait des moyens invincibles et les hommes qui les avaient créés. Fort au-dessous de ceux-ci étaient ceux qui disposaient d’elle. Ils étaient nourris du passé : ils n’ont su faire que du passé. L’occasion aussi est passée. Son histoire et ses traditions politiques ; ses querelles de villages, de clochers et de boutiques ; ses jalousies et rancunes de voisins ; et en somme le manque de vues, le petit esprit hérité de l’époque où elle était aussi ignorante et non plus puissante que les autres régions du globe, ont fait perdre à l’Europe cette immense occasion dont elle ne s’est même pas doutée en temps utile qu’elle existât. Napoléon semble être le seul qui ait pressenti ce qui devait se produire et ce qui pourrait s’entreprendre. Il a pensé à l’échelle du monde actuel, n’a pas été compris, et l’a dit. Mais il venait trop tôt ; les temps n’étaient pas mûrs ; ses moyens étaient loin des nôtres. On s’est remis après lui à considérer les hectares du voisin et à raisonner sur l’instant.

Les misérables Européens ont mieux aimé jouer aux Armagnacs et aux Bourguignons, que de prendre sur toute la terre le grand rôle que les Romains surent prendre et tenir pendant des siècles dans le monde de leur temps. Leur nombre et leurs moyens n’étaient rien auprès des nôtres ; mais ils trouvaient dans les entrailles de leurs poulets plus d’idées justes et conséquentes que toutes nos sciences politiques n’en contiennent.

L’Europe sera punie de sa politique ; elle sera privée de vins et de bière et de liqueurs. Et d’autres choses…

L’Europe aspire visiblement à être gouvernée par une commission américaine. Toute sa politique s’y dirige.

Ne sachant nous défaire de notre histoire, nous en serons déchargés par des peuples heureux qui n’en ont point ou presque point. Ce sont des peuples heureux qui nous imposeront leur bonheur.

L’Europe s’était distinguée nettement de toutes les parties du monde. Non point par sa politique, mais malgré cette politique, et plutôt contre elle, elle avait développé à l’extrême la liberté de son esprit, combiné sa passion de comprendre à sa volonté de rigueur, inventé une curiosité précise et active, créé, par la recherche obstinée de résultats qui se pussent comparer exactement et ajouter les uns aux autres[2], un capital de lois et de procédés très puissants. Sa politique, cependant, demeura telle quelle ; n’empruntant des richesses et des ressources singulières dont je viens de parler, que ce qu’il fallait pour fortifier cette politique primitive et lui donner des armes plus redoutables et plus barbares.

Il apparut donc un contraste, une différence, une étonnante discordance entre l’état du même esprit selon qu’il se livrait à son travail désintéressé, à sa conscience rigoureuse et critique, à sa profondeur savamment explorée, et son état quand il s’appliquait aux intérêts politiques. Il semblait réserver à sa politique ses productions les plus négligées, les plus négligeables et les plus viles : des instincts, des idoles, des souvenirs, des regrets, des convoitises, des sons sans signification et des significations vertigineuses… tout ce dont la science, ni les arts, ne voulaient pas, et même qu’ils ne pouvaient plus souffrir.

Toute politique implique, (et généralement ignore qu’elle implique), une certaine idée de l’homme, et même une opinion sur le destin de l’espèce, toute une métaphysique qui va du sensualisme le plus brut jusqu’à la mystique la plus osée.

Supposez quelquefois que l’on vous remette le pouvoir sans réserves. Vous êtes honnête homme, et votre ferme propos est de faire de votre mieux. Votre tête est solide ; votre esprit peut contempler distinctement les choses, se les représenter dans leurs rapports ; et enfin, vous êtes détaché de vous-même, vous êtes placé dans une situation si élevée et si puissamment intéressante que les propres intérêts de votre personne en sont nuls ou insipides au prix de ce qui est devant vous et du possible qui est à vous. Même, vous n’êtes pas troublé par ce qui troublerait tout autre, par l’idée de l’attente qui est dans tous, et vous n’êtes intimidé ni accablé par l’espoir que l’on met en vous.

Eh bien ! qu’allez-vous faire ? Qu’allez-vous faire aujourd’hui ?

Il y a des victoires per se et des victoires per accidens.

La paix est une victoire virtuelle, muette, continue, des forces possibles contre les convoitises probables.

Il n’y aurait de paix véritable que si tout le monde était satisfait. C’est dire qu’il n’y a pas souvent de paix véritable. Il n’y a que des paix réelles, qui ne sont comme les guerres que des expédients.

Les seuls traités qui compteraient sont ceux qui concluraient entre les arrière-pensées.

Tout ce qui est avouable est comme destitué de tout avenir.

On se flatte d’imposer sa volonté à l’adversaire. Il arrive qu’on y parvienne. Mais ce peut être une néfaste volonté. Rien ne me paraît plus difficile que de déterminer les vrais intérêts d’une nation, qu’il ne faut pas confondre avec ses vœux. L’accomplissement de nos désirs ne nous éloigne pas toujours de notre perte.

Une guerre dont l’issue n’a été due qu’à l’inégalité sur le champ de bataille, et ne représente donc pas l’inégalité des puissances totales des adversaires, est une guerre suspendue.

Les actes de quelques hommes ont pour des millions d’hommes des conséquences comparables à celles qui résultent pour tous les vivants des perturbations et des variations de leur milieu. Comme des causes naturelles produisent la grêle, le typhon, l’arc-en-ciel, les épidémies, ainsi des causes intelligentes agissent sur des millions d’hommes dont l’immense majorité les subit comme elle subit les caprices du ciel, de la mer, de l’écorce terrestre. L’intelligence et la volonté affectant les masses en tant que causes physiques et aveugles, — c’est ce qu’on nomme Politique.

DES NATIONS

Ce n’est jamais chose facile que de se représenter nettement ce qu’on nomme une nation. Les traits les plus simples et les plus forts échappent aux gens du pays qui sont insensibles à ce qu’ils ont toujours vu. L’étranger qui les perçoit, les perçoit trop puissamment, et ne ressent pas cette quantité de correspondances intimes et de réciprocités invisibles par quoi s’accomplit le mystère de l’union profonde de millions d’hommes.

Il y a donc deux grandes manières de se tromper au sujet d’une nation donnée.

D’ailleurs l’idée même de nation en général ne se laisse pas capturer aisément. L’esprit s’égare entre les aspects très divers de cette idée ; il hésite entre des modes très différents de définition. À peine a-t-il cru trouver une formule qui le contente, elle-même aussitôt lui suggère quelque cas particulier qu’elle a oublié d’enfermer.

Cette idée nous est aussi familière dans l’usage et présente dans le sentiment qu’elle est complexe ou indéterminée devant la réflexion. Mais il en est ainsi de tous les mots de grande importance. Nous parlons facilement du droit, de la race, de la propriété. Mais qu’est-ce que le droit, que la race, que la propriété ? Nous le savons et ne le savons pas !

Ainsi toutes ces notions puissantes, à la fois abstraites et vitales, et d’une vie parfois si intense et si impérieuse en nous, tous ces termes qui composent dans les esprits des peuples et des hommes d’État, les pensées, les projets, les raisonnements, les décisions auxquels sont suspendus les destins, la prospérité ou la ruine, la vie ou la mort des humains, sont des symboles vagues et impurs à la réflexion… Et les hommes, toutefois, quand ils se servent entre eux de ces indéfinissables, se comprennent l’un l’autre fort bien. Ces notions sont donc nettes et suffisantes de l’un à l’autre ; obscures et comme infiniment divergentes dans chacun pris à part.

Les nations sont étranges les unes aux autres, comme le sont des êtres de caractères, d’âges, de croyances, de mœurs et de besoins différents. Elles se regardent entre elles curieusement et anxieusement ; sourient ; font la moue ; admirent un détail et l’imitent ; méprisent l’ensemble ; sont mordues de jalousie ou dilatées par le dédain. Si sincère que puisse être quelquefois leur désir de s’entretenir et de se comprendre, l’entretien s’obscurcit et cesse toujours à un certain point. Il y a je ne sais quelles limites infranchissables à sa profondeur et à sa durée.

Plus d’une est intimement convaincue qu’elle est en soi et par soi la nation par excellence, l’élue de l’avenir infini, et la seule à pouvoir prétendre, quels que soient son état du moment, sa misère ou sa faiblesse, au développement suprême des virtualités qu’elle s’attribue. Chacune a des arguments dans le passé ou dans le possible ; aucune n’aime à considérer ses malheurs comme ses enfants légitimes.

Suivant qu’elles se comparent aux autres sous les rapports ou de l’étendue ou du nombre, ou du progrès matériel, ou des mœurs, ou des libertés, ou de l’ordre public, ou bien de la culture et des œuvres de l’esprit, ou bien même des souvenirs et des espérances, les nations se trouvent nécessairement des motifs de se préférer. Dans la partie perpétuelle qu’elles jouent, chacune d’elles tient ses cartes. Mais il en est de ces cartes qui sont réelles et d’autres imaginaires. Il est des nations qui n’ont en mains que des atouts du moyen âge, ou de l’antiquité, des valeurs mortes et vénérables ; d’autres comptent leurs beaux-arts, leurs sites, leurs musiques locales, leurs grâces ou leur noble histoire, qu’elles jettent sur le tapis au milieu des vrais trèfles et des vrais piques.

Toutes les nations ont des raisons présentes, ou passées, ou futures de se croire incomparables. Et d’ailleurs, elles le sont. Ce n’est pas une des moindres difficultés de la politique spéculative que cette impossibilité de comparer ces grandes entités qui ne se touchent et ne s’affectent l’une l’autre que par leurs caractères et leurs moyens extérieurs. Mais le fait essentiel qui les constitue, leur principe d’existence, le lien interne qui enchaîne entre eux les individus d’un peuple, et les générations entre elles, n’est pas, dans les diverses nations, de la même nature. Tantôt la race, tantôt la langue, tantôt le territoire, tantôt les souvenirs, tantôt les intérêts, instituent diversement l’unité nationale d’une agglomération humaine organisée. La cause profonde de tel groupement peut être d’espèce toute différente de la cause de tel autre.

Il faut rappeler aux nations croissantes qu’il n’y a point d’arbre dans la nature qui, placé dans les meilleures conditions de lumière, de sol et de terrain, puisse grandir et s’élargir indéfiniment.


  1. 1927.
  2. C’est là le point essentiel et la grande nouveauté.