Œuvres de Henri Heine (Bibliopolis)/Poèmes et chants/Notice biographique


HENRI HEINE



NOTICE BIOGRAPHIQUE

Harry Heine — car il ne s’appelait ni Heinrich, ni Henri, mais Harry — naquit à Dusseldorf, sur la rive droite du Rhin, le 13 décembre 1799, — date qui fait de lui, notons-le, non pas « un des premiers hommes du XIXe siècle », comme il se plaisait à le dire, mais au contraire le Benjamin du XVIIIe, du propre siècle de Sterne, de Swift et de Voltaire. Dusseldorf, quand il y naquit, était la plus paisible des petites villes rhénanes : les Français l’occupaient depuis quatre années pleines, et elle allait même, de 1806 à 1814, au titre de capitale du grand-duché de Berg, passer sous la domination d’un souverain français. Ces détails ne sont point indifférents : que, d’une part, Heine soit né au confluent de deux siècles aussi contradictoires que celui de l’Encyclopédie et celui du Romantisme ; qu’il ait, d’autre part, vécu son enfance dans une ville allemande momentanément inféodée à la France. Si cela ne nous l’explique pas tout entier, cela peut aider, du moins, à nous faire comprendre les savoureux contrastes de sa nature et de son esprit : Heine fut un Allemand francisé, voire parisianisé, et il fut, parmi les romantiques, révolutionnaire et voltairien.

De plus, il naquit Juif, autrement dit cosmopolite et négateur. Sa conversion au luthérianisme ne saurait apparaître comme un acte de foi ; ce ne fut qu’une banale « formalité administrative », remplie, en toute indifférence d’esprit, par un parfait incrédule. L’individualisme, un individualisme de poète, fantasque et bondissant, fut à toute époque la marque distinctive de Heine : il est à la base de son génie poétique, aussi bien que de ses défaillances morales.

Le père du poète, Samson Heine, était un négociant en velours, aimable, spirituel et, dit-on, frivole, qui vécut à mi-chemin de l’aisance et de la fortune. Sa mère, « femme distinguée » et qui lisait Rousseau, se nommait Elisabeth van Geldern. Il fut l’aîné d’une sœur et de deux frères et grandit, avec eux, dans l’orthodoxie juive.

Après avoir appris à lire, à écrire et à « se tenir assis en silence » dans le couvent des Franciscains de Dusseldorf, où était installée une école, le jeune Henri Heine fut mis au gymnase local, qui venait justement de recevoir le nom tout neuf de lycée. Il y passa par toutes les classes où l’on enseignait les humanités, se distinguant surtout dans la classe supérieure où un prêtre catholique le recteur Schallmayer, lui enseigna la philosophie et un autre prêtre, l’abbé D’Aulnoie, la rhétorique et la littérature française. Il conserva toujours à ses maîtres un reconnaissant souvenir, mais c’est, si nous l’en devons croire, un humble soldat français qu’hébergea longtemps son père, c’est le tambour Legrand qui fit de lui, bien plus que ses professeurs du lycée, un homme passionnément moderne. Ce vieux de la vieille lui apprit la Marseillaise et, grâce à lui, l’épopée républicaine et l’épopée impériale se logèrent, toutes ronflantes, dans sa petite cervelle enthousiaste et frémissante. Les leçons héroïques du tambour Legrand, Heine ne les oubliera pas. Elles lui inspireront le lied fameux des Deux Grenadiers, ce chef-d’œuvre de la « littérature napoléonienne » ; mais il se peut encore qu’il leur ait dû de s’affranchir, littérairement et politiquement, des points de vue étroits du romantisme allemand.

À quinze ans, ses classes terminées, Heine est destiné au commerce. On lui trouve une place dans un comptoir de Francfort. Selon ses dires, il ne l’aurait gardée que quatorze jours et, après deux mois consacrés à l’exploration des curiosités de la vieille ville, aurait tranquillement regagné Dusseldorf. Mais une version assez bien fondée veut qu’il n’ait quitté son patron qu’au bout de deux années, après s’être brouillé avec lui.

Quoi qu’il en soit, nous ne retrouvons Heine qu’à la fin de 1816, à Hambourg, où son oncle Salomon Heine, le richissime financier qui devait mourir trente ou quarante fois millionnaire, l’a mis à la tête d’une maison de commission dont la raison sociale est Harry Heine et Cie. Mais la maison liquide au début de 1819 et Heine doit de nouveau regagner Dusseldorf. Mais déjà, il a écrit ses premiers poèmes et éprouvé les souffrances de cœur d’où jailliront bientôt les stances harmonieuses de l’Intermezzo et du Retour.

Son inaptitude aux fonctions commerciales éclatait cette fois à tous les yeux des siens. Il fut donc, en l’automne de cette même année 1819, envoyé à l’Université de Bonn, de fondation toute récente, afin d’y commencer, aux frais de l’oncle Salomon, ses études juridiques. Il ne sentit pour celles-ci qu’un enthousiasme médiocre, mais suivit avec passion, à la faculté des lettres, les cours d’ancienne littérature allemande de W. Schlegel et de Simrock. L’an d’après, il passe à l’Université de Gœttingue ; mais là encore il déserte le droit pour un cours d’ancienne poésie germanique dont il est un des neuf auditeurs. Il ne reste à Gœttingue qu’un trimestre à peine, ayant été, en janvier 1821, exclu de l’Université pour six mois à la suite d’un duel. Heine se décide alors à quitter tout à fait la morose petite ville et aller planter sa tente à Berlin. Il y arrive en mars-avril 1821, ayant en poche le manuscrit terminé de sa tragédie d’Almansor, et aussitôt il pénètre dans les cercles littéraires de la cité prussienne. Il a la bonne fortune de faire la connaissance d’une femme merveilleusement intelligente et qui exerçait sur ses amis une fascination puissante : Mme  Varnhagen d’Ense, née Rahel Levin. Admis dans le salon de Rahel, qu’il nommera plus tard sa patronne et à laquelle il dédiera son Retour, le jeune Heine y affine fort vite son esprit et sa langue, au contact des hommes les plus illustres de cette époque féconde en illustrations : Hegel, Humboldt, Schleiermacher, Grabbe, Chamisso. À l’Université, il va entendre Hegel, Bopp et Wolf, et continue, au vif mécontentement de son oncle, à négliger le droit.

C’est durant ce séjour à Berlin qu’encouragé par Varnhagen et Rahel, il se décide à publier ses premières œuvres : en 1822, un recueil de poésies, en 1823 ses tragédies d’Almansor et de William Ratcliff, qu’accompagne l’Intermezzo lyrique. Mais il a beau dédier à son oncle ce dernier recueil, le financier ne se laisse pas apaiser et finit par rappeler le neveu prodigue. Celui-ci obéit et s’en va rejoindre sa famille (mai 1823) d’abord à Lunebourg où son père a pris sa retraite, puis à Hambourg et enfin à Cuxhaven où il prend les bains de mer : c’est à ce dernier séjour que nous devons la Mer du Nord, de même que c’est au voyage à Hambourg que nous devons le Retour.

En janvier 1824, Heine se rend de nouveau à Gœttingue, bien résolu à n’en plus bouger que ses études ne soient achevées. « Je ne veux plus vivre des miettes de la table de mon oncle, » écrit-il bravement à son ami Moser. Il travaille donc à force et, le 20 juillet 1828, obtient enfin ce grade de docteur en droit, objet des convoitises familiales, « après un examen privé et une thèse publique où le célèbre Hugo, alors doyen de la Faculté de jurisprudence, ne me fit pas grâce de la formalité scolastique. » Trois semaines plus tôt, dans la petite église d’Heiligenstadt, près Gœttingue, il avait abjuré la religion de sa race, mais comme le dit M. Bossert, « son incrédulité native était sortie indemne de l’eau du baptême. » Cette conversion avait vraisemblablement pour but de permettre à l’auteur de l’Intermezzo l’accès du service de l’État, peut-être même de la diplomatie. Mais un événement capital allait, dès l’année d’après, déranger ces brillants desseins : cet événement, c’est la publication, à Hambourg, du premier volume des Reisebilder.

En quelques semaines, Henri Heine fut célèbre. Les Reisebilder étaient un livre tel qu’aucun littérateur allemand n’en avait encore écrit : un livre étrange et pourtant simple et humain, décousu et pourtant harmonieux, fait de souvenirs, de confidences, de rêveries, de paysages et de boutades, où l’imagination pittoresque de Heine, sa sensibilité profonde, son ironie mélancolique se donnent toute carrière ; un livre qui le mettait à l’avant-garde, non seulement de la jeune littérature allemande, mais de la Jeune Allemagne elle-même parce que chacune de ses pages était un défi à la tyrannie et un appel à l’émancipation.

La destinée de Heine était tracée : il était, et il restera homme de lettres. Après le premier volume des Reisebilder, il donna successivement, dans un délai de quatre années, un recueil de ses poésies complètes, sous ce titre : le Livre des Chants, et trois nouveaux volumes de Reisebilder. Ce mot signifie Tableaux de voyage, et en effet, Heine à cette époque, véritable Juif errant, courait incessamment le monde. Il se rend d’abord en Angleterre où l’ennui le saisit, aiguisé encore par ses préventions françaises. On le trouve ensuite à Munich où il rédige le Morgenblatt, (décembre 1827-septembre 1828) ; puis il part pour l’Italie, visite Gênes, Florence, Bologne et Venise, et, après un passage à Berlin, arrive à Hambourg (novembre 1829) où il se trouve encore quand éclate à Paris la révolution de juillet.

Il y avait longtemps que l’idée d’aller vivre dans la grande cité révolutionnaire hantait le cerveau de Heine. Déjà en 1823, il avait écrit à Immermann : « Je serai cet automne à Paris ; je compte y rester plusieurs années, travailler, comme un ermite, à la bibliothèque royale et contribuer activement à faire connaître la littérature allemande, qui commence à prendre pied en France. »

Ce ne fut qu’en 1831 que la faculté de réaliser son projet se présenta à Heine. L’éditeur Cotta lui proposa de rendre compte dans l’Allgemeine Zeitung d’Augsbourg, des événements politiques et littéraires de France. Il accepta cette offre avec d’autant plus d’enthousiasme que son action politique commençait à lui rendre fort brûlant le sol de l’Allemagne. Le 3 mai 1831, il arrivait à Paris.

Il s’y fit rapidement un nom dans les lettres. Tandis qu’il tenait l’Allemagne au courant des choses françaises, il s’efforçait de renseigner le public français sur le mouvement philosophique et littéraire d’Outre-Rhin. Buloz lui ouvrit la Revue des Deux-Mondes et l’éditeur des romantiques, Renduel, publia coup sur coup De la France (1833), traduction de certaines de ses correspondances de l’Allgemeine Zeitung, une adaptation des Reisebilder (1834) et le livre De l’Allemagne (1835), dont plusieurs chapitres parurent en français avant même d’être donnés en allemand. En même temps, ses éditeurs hambourgeois, Hoffmann et Campe, donnèrent de lui en allemand : Contribution à l’histoire des belles-lettres modernes en Allemagne (1833), ouvrage qui devint en 1836 l’École romantique ; État des choses en France, recueil des articles de Heine dans l’Allgemeine Zeitung (1833) ; le Salon, quatre volumes d’essais, de fantaisies et de nouvelles dont la plupart se retrouvent dans De l’Allemagne.

L’attitude politique de Heine ne pouvait manquer d’attirer sur son front les foudres des gouvernements allemands. Le 10 décembre 1835, un décret de la Diète fédérale prohibait ses écrits, avec ceux de la Jeune Allemagne sur tout le territoire de la Confédération germanique. Cette mesure brutale, qui ne fut rapportée qu’au bout de sept ans, compromettait gravement les intérêts de Heine qui se trouva réduit à la pension de 4 800 frs. que lui servait son oncle. Il vivait depuis 1834 avec une jeune fille d’une grande beauté qu’il avait connue dans un magasin où elle était employée et à laquelle il devait s’unir légalement en 1841 : Mathilde Mirat. Fut-ce par amour pour elle que Heine se résolut à accomplir ce que le Meyer’s Konversation Lexicon appelle « la démarche la plus grave de sa vie », et à solliciter du gouvernement de Louis-Philippe la « grande aumône que le peuple français distribuait aux étrangers que leur zèle pour la Révolution avait compromis dans leur patrie » ? — On ne sait : mais Heine toucha régulièrement une pension de 4 000 frs. du ministère depuis 1836 ou 1837 jusqu’à la chute de la monarchie en 1848. Il ne semble pas toutefois que cette « aumône » ait d’une manière quelconque enchaîné la plume de l’écrivain.

On remarquera que dans cette période, Heine ne produit que des œuvres en prose. Ajoutons à la liste donnée tout à l’heure : Les Filles et les Femmes de Shakespeare (1839), et le pamphlet contre le Lamennais allemand, Ludwig Bœrne, qui acheva de le brouiller avec les cercles radicaux allemands.

Heine, en effet, qui avait frôlé de très près le SaintSimonisme, si même il n’y avait pas adhéré, ne pouvait se satisfaire d’un vague radicalisme. C’était un ardent démocrate et parfois un socialiste étrangement hardi et clairvoyant.

Ce fut seulement après les deux voyages qu’il fit dans sa patrie, en 1843 et 1844 qu’il redescendit dans l’arène poétique, avec ses Nouvelles Poésies, son Germania, conte d’hiver (inséré dans la revue allemande que le jeune Karl Marx publiait alors à Paris) et en 1847, Atta Troll. Germania fut interdit en Prusse, et le mandat d’arrêt qui fut à cette occasion lancé contre Heine contribua à le décider à ne plus revoir son pays.

L’oncle Salomon étant mort en 1843, en ne laissant qu’un capital de 10 000 francs, Heine réclama à son cousin Karl la pension annuelle qu’il avait jusque là reçue de son oncle. Entre Karl et lui, les négociations furent longues et parfois peu cordiales. Finalement on tomba d’accord ; le poète obtint la continuation de sa pension, qui fut même élevée à 5 000 frs. et déclarée réversible, après sa mort, sur la tête de Mathilde Mirat.

C’est en janvier 1845 que Heine ressentit les premières atteintes du mal de la moelle épinière qui, de 1848 à sa mort, devait le clouer sur un lit de douleur. Il supporta ses terribles souffrances avec un stoïcisme et une abnégation des plus rares. Son esprit, narguant le mal, demeurait lucide et léger ainsi qu’aux plus beaux jours. Quand il ne put plus écrire, il dicta. C’est ainsi qu’il produisit encore le Romancero et le Livre de Lazare, qui contiennent de parfaits poèmes, un ballet de Faust destiné au théâtre de Vienne, quelques mélanges, et des poésies qui ne furent imprimées qu’après sa mort. En même temps, il préparait une édition française de ses œuvres complètes, mais il n’en put donner lui-même que les premiers volumes. Il mourut le 17 février 1856, dans son domicile de la rue Matignon, et fut inhumé à Paris au cimetière Montmartre.

On lit dans son testament : « La grande affaire de ma vie était de travailler à l’entente cordiale entre l’Allemagne et la France et à déjouer les artifices des ennemis de la démocratie qui exploitent à leur profit les animosités et les préjugés internationaux. Je crois avoir bien mérité autant de mes compatriotes que des Français et les titres que j’ai à leur gratitude sont sans doute le plus précieux legs que j’ai à conférer à ma légataire universelle. »

Certes, Heine a bien mérité de la France comme de l’Allemagne. Il a été le bon précurseur d’une œuvre de concorde que la guerre a pu compromettre pour un temps, mais dont l’avenir n’en semble pas moins garanti.

Mais c’est avant tout du poète que la postérité se souviendra.

Émues et reconnaissantes, les générations nouvelles, comme leurs aînées, s’inclineront devant ce chantre sublime de nos douleurs et de nos joies.


Amédée Dunois.