Œuvres de François Fabié - Tome 3/Savoir vieillir

Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 9-12).

=== SAVOIR VIEILLIR ===

Savoir vieillir, quel art, mais combien difficile !
Que de ferme vouloir il y faut et quels dons !
Que de victoires sur notre orgueil imbécile !
Que de renoncements cruels et d’abandons !


Vieillir, se l’avouer à soi-même et le dire
Tout haut, non pas pour voir protester les amis,
Mais pour y conformer ses goûts et s’interdire
Ce que la veille encore on se croyait permis ;

Avec sincérité, dès que l’aube se lève,
Se bien persuader qu’on est plus vieux d’un jour ;
À chaque cheveu blanc se séparer d’un rêve
Et lui dire tout bas un adieu sans retour ;


Quand l’amour fuit devant nos hivers et nos rides,
Comme un oiseau frileux, ne pas s’en désoler ;
Et même s’il revient en des retours rapides
Et nous sourit encor, — le laisser s’en aller ;


Si quelque amie, au cœur de sœur plus que d’amante,
Très bonne, offre ses mains à notre front lassé,
Repousser doucement sa tendresse clémente,
Dénouer ce dernier lien d’un cher passé ;


Rétrécir l’horizon des projets et des tâches,
Pour élargir celui de l’au-delà sans fin,
Éviter de son mieux les regrets vains et lâches
Qui des restes d’hier voudraient nourrir demain ;


Aux appétits grossiers infliger d’âpres jeûnes
Et nourrir son esprit d’un savoir simple et sûr,
Devenir doux, devenir bon, aimer les jeunes
Comme on aima les fleurs, l’espérance et l’azur ;


Les voir aller, penser, s’aimer sans jalousie ;
Admettre contre nous qu’ils ont parfois raison,
Et que leurs rêves ont aussi leur poésie,
Et qu’on peut, sans l’abattre, embellir la maison ;


Se résigner à vivre un peu sur le rivage,
Tandis qu’ils vogueront sur les flots hasardeux,
Et devenir discret sans devenir sauvage,
Se laisser oublier d’eux en vivant près d’eux ;


S’estimer bien heureux si, dans les jours de fêtes,
Ils daignent quelquefois se souvenir de nous,
Et si nos petits-fils, blondes ou brunes têtes,
Prennent la place des ingrats sur nos genoux ;


Vaquer sans bruit aux soins que tout départ réclame,
Prier et faire un peu de bien autour de soi ;
Sans négliger son corps, parer surtout son âme,
Chauffant l’un aux tisons, l’autre à l’ancienne foi ;


Puis, un soir, s’en aller sans trop causer d’alarmes,
Discrètement, mourir un peu comme on s’endort,
Pour que les tout petits ne versent pas de larmes
Et qu’ils ne sachent que plus tard ce qu’est la mort : —Voilà l’art merveilleux connu de nos grands-pères
Et qui les faisait bons, tendres et vénérés ;
Ils devenaient très vieux sans être trop austères,
Et partaient souriants, certains d’être pleurés.