Œuvres de François Fabié - Tome 3/Dans les Prés

Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 40-43).
DANS LES PRÈS


DANS les grands près, aux alentours de Pentecôte
Quand l’herbe, fraîche et verte encor, mais déjà haute
Ondule mollement sous des souffles furtifs,
Qu’elle jase et bruit de grillons et de sources,
Appelant de très loin les écoliers captifs,
         Enragés de nids et de courses ;

Je voudrais, une fois dernière, aller m’asseoir,
Tout seul et tout un jour, à l’endroit où le soir
Allonge lentement l’ombre des bois de hêtres,

Et là, parmi les fleurs innombrables, mes yeux
Occupés tour à tour des mille petits êtres
          De l’herbe et de l’azur des deux,

L’oreille aux bruits, aux chants, aux infinis murmures
Des haleines errant au front des moissons mûres,
Me bercer doucement et dormir à demi,
Sans remords ni regrets, sans projets ni pensée,
Sous les arbres du bois profond, mon vieil ami,
Où mon enfance est dispersée ;

Voir passer vaguement, comme en songe accourus
Et glissant sur les fleurs, tous les chers disparus
Avec qui je foulais autrefois ces collines,
Et retrouver leurs voix, leurs rires, leurs chansons
Dans les feuilles ou l’herbe, ou les eaux cristallines,
          Ou le cantique des moissons.








Quelqu’un vient par le fond de l’étroite vallée,
Une forme légère et qu’on dirait voilée…
Elle glisse, pieds nus, sur les narcisses blancs.
« Enfance ! douce fée ! » Elle sourit et passe,
Et gravit la montée à pas muets et lents,
          Et dans l’azur laiteux s’efface…

Soudain, des écoliers joueurs sortent du bois,
Leurs mains pleines de nids… Je distingue leurs voix
Et pourrais les nommer de leurs noms au passage.
« Mes amis ! mes amis ! » Ils se sont retournés,
M’ont regardé, n’ont pas reconnu mon visage,
          Et sont partis tout étonnés…

Qui donc chante là-bas, près des aulnes où muse
Le ruisseau nonchalant qui va, revient et ruse
Avec la pente qui l’entraîne au gouffre amer ?

Des faneuses, bras nus au soleil, jambes nues
Dans l’herbe, et le gosier plus joyeux et plus clair
          Que l’alouette dans les nues.

Oh ! je les reconnais toutes. Adolescent,
J'eus souvent sur le mien leur regard caressant,
Et le premier baiser d’amour m’est venu d’elles.
Elles vont m’accueillir dans leur ronde. Je cours…
— Personne ! — Sous un vol de vertes demoiselles
          Le ruisseau fuit comme les jours…

Et le rêve est fini ; la vie est là, si rude,
Qui me reprend avec ses gestes d’habitude,
Si loin de l’ombre et des grands souffles apaisants…
— Oh ! pour un jour, pour un seul jour, ou pour une heure,
Dans les prés tout en fleurs retrouver ses quinze ans !…
          Après, qu’importerait qu’on meure ?