Œuvres de François Fabié - Tome 3/A mes Écoliers

Œuvres de François Fabié
Alphonse Lemerre, éditeur (Poésies 1905-1918 : Ronces et Lierres. Les Paysans et la Guerrep. 5-8).

À MES ECOLIERS


Avant de le quitter, ce cabinet banal
D’école, où si longtemps, réglé comme l’horloge,
J’ai prodigué conseils, avis, reproche, éloge,
Reçu, lu, rêvassé, — rimé même, et fort mal,
Pour chasser la rancœur des besognes arides, —
J’appuie encor mon front brûlant chargé de rides
À ces carreaux glacés d’où j’ai vu mille fois
Nos six cents écoliers, d’air et de bruit avides,
Mêler leurs pas, leurs mains, leurs rires et leurs voix
Dans la cour froide et sombre ou de soleil emplie ;

Et je regarde, hélas ! avec mélancolie,
Cet essaim turbulent, égoïste et joyeux
Auquel un doux lien mystérieux me lie,
Et qui demain jouera, guetté par d’autres yeux,
Puis s’éparpillera vers les fleurs de la vie…


D’autres ont précédé, que j’ai conduits aussi,
Qui furent de tous points semblables à ceux-ci,
Et qui vont maintenant dispersés sur les routes,
Tristes ou gais, forts de leur foi, ronges de doutes.
Montant d’un pas rapide ou lent au but promis,
Et quelques-uns déjà connaissant les déroutes,
Et d’autres disparus à jamais, endormis
Dans la mort, oubliés même de leurs amis…


Et tous ont joué là les jeux que l’on y joue
À cette heure, entre deux classes et deux efforts,
Et ceux-ci vont bientôt prendre aussi leurs essors,
Même toi, cher petit, qui, la main à la joue,
Là-bas, près d’un pilier, fixes tes beaux grands yeux
Sur ma vitre et sur mon visage soucieux,
Étonné — puisque dès demain je serai libre,
Et que ton cœur, à ce seul mot, tressaille et vibre —
De me voir attristé. — Sans doute, oui, je m’en vais

Vers le repos permis, vers le bois ou la grève,
Reprendre où je l’avais laissé jadis mon rêve ;
Mais une voix me dit : « Ce que tu leur devais,
À ces pauvres enfants, le leur as-tu, sans trêve,
Tous les jours, à toute heure, également donné ?
As-tu sévi quand il fallait, ou pardonné,
Encouragé, guidé, trouvé ce qui relève,
Ce qui guérit, ce qui fait qu’on devient meilleur?
As-tu su t’abstenir toujours du trait railleur
Qui, tel qu’un aiguillon de guêpe venimeuse,
Vit longtemps dans la plaie et l’avive et la creuse?
As-tu sous le savoir livresque, en soi si vain,
Mis, comme sous la pâte on place le levain,
Un ferment d’idéal qui l’échauffe et l’anime? Leur as-tu fait lever leurs regards vers la cime
Où d’imprudents bergers, un jour, se sont vantés
D’avoir, sous leur poing frêle et sous leur souffle infime,
Éteint à tout jamais les anciennes clartés… »


Je ne sais, je ne sais… Et c’est pourquoi, morose,
Au moment de quitter tout ce peuple d’enfants
Qui remplissent l’air froid de leurs cris triomphants,
Je reste là, le front contre la vitre close,
Longuement; je m’attarde à couver leurs ébats;
Je voudrais, dans ces yeux de langueur ou de flamme,
Deviner s’ils sont tous armés pour les combats,
Si dans leurs jeunes corps vibrants vibre aussi l’âme…
Mais la nuit tombe… Il faut partir… Je ne sais pas.