Œuvres complètes de Theophile (Jannet)/Elégie (Cloris, lorsque je songe, en te voyant si belle)

ELEGIE.

CLORIS, lorsque je songe, en le voyant si belle,
Que la vie est subjette à la loy naturelle,
Et qu’à la fin les traicts d’un visage si beau
Avec tout leur esclat iront dans le tombeau,
Sans espoir que la mort nous laisse en la pensée
Aucun ressentiment de l’amitié passée,
Je suis tout rebuté de l’aise et du soucy
Que nous fait le destin qui nous gouverne icy,
Et, tombant tout à coup dans la melancholie,
Je commence à blasmer un peu nostre folie.
Et fay vœu de bon cœur de m’airacher un jour
La chère rêverie où m’occupe l’amour.
Aussi bien faudra-il qu’une vieillesse infâme
Nous gelé dans le sang les mouvemens de l’ame.
Et que l’aage, en suivant ses révolutions,
Nous oste la lumière avec les passions.
Ainsi je me resous de songer à ma vie
Tandis que la raison m’en fait venir l’envie ;
Je veux prendre un object où mon libre désir
Discerne la douleur d’avecques le plaisir,
Où mes sens tous entiers, sans fraude et sans contrainte.
Ne s’embarrassent plus n’y d’espoir ny de crainte,
Et, de sa vaine erreur mon cœur desabusant.
Je gousteray le bien que je verray présent ;
Je prendray les douceurs à quoy je suis sensible.
Le plus abondamment qu’il me sera possible.
Dieu nous a tant donné de divertissemens.
Nos sens trouvent en eux tant de ravissemens.
Que c’est une fureur de chercher qu’en nous-mesme
Quelqu’un que nous aimions et quelqu’un qui nous aime.
Le cœur le mieux donné tient tousjours à demy,
Chacun s’ayme un peu mieux tousjours que son amy ;

On les suit rarement dedans la sépulture ;
Le droict de 1’amitié cède aux loix de nature.
Pour moy, si je voyois, en l’humeur où je suis,
Ton ame s’envoler aux éternelles nuicts,
Quoy que puisse envers moy l’usage de tes charmes,
Je m’en consolerois avec un peu de larmes.
N’attends pas que l’amour aveugle aille suivant.
Dans l’horreur de la nuict, des ombres et du vent.
Ceux qui jurent d’avoir l’ame encore assez forte
Pour vivre dans les yeux d’une maistresse morte
N’ont pas pris le loisir de voir tous les efforts
Que faict la mort hydeuse à consumer un corps.
Quand les sens pervertis sortent de leur usage,
Qu’une laideur visible efface le visage,
Que l’esprit deffaillant et les membres perclus,
En se disant adieu, ne se cognoissent plus ;
Que, dedans un moment, après la vie esteinte,
La face sur son cuir n’est pas seulement peinte,
Et que l’infirmité de la puante chair
Nous fait ouvrir la terre afin de la cacher.
Il faut estre animé d’une fureur bien vive.
Ayant considéré comme la mort arrive.
Et comme tout l’object de nostre amour périt.
Si par un tel remède une ame ne guérit.
Cloris, tu vois qu’un jour il faudra qu’il advienne
Que le destin ravisse et ta vie et la mienne ;
Mais, sans te voir le corps ny l’esprit depery.
Le Ciel en soit loué ! Cloris, je suis guery.
Mon ame, en me dictant les vers que je t’envoye.
Me vient de plus en plus ressusciter la joye ;
Je sens que mon esprit reprend la liberté.
Que mes yeux desvoilez cognoissent la clarté.
Que l’object d’un beau jour, d’un pré, d’une fontaine.
De voir comme Garonne en l’Océan se traine.
De prendre dans mon isle en ses longs promenoirs,

La paisible fraischeur de ses ombrages noirs
Me plaist mieux aujourd’huy que le charme inutile
Des attraicts dont Amour te fait voir si fertile.
Languir incessamment après une beauté,
Et ne se rebuter d’aucune cruauté ;
Gaigner au prix du sang une foible espérance
D’un plaisir passager, qui n’est qu’en apparence ;
Se rendre l’esprit mol, le courage abatu ;
Ne mettre en aucun prix l’honneur ny la vertu,
Pour conserver son mal mettre tout en usage.
Se peindre incessamment et l’ame et le visage.
Cela tient d’un esprit où le Ciel n’a point mis
Ce que son influence inspire à ses amis.
Pour moy, que la raison esclaire en quelque sorte,
Je ne sçaurois porter une fureur si forte.
Et desjà tu peux voir, au train de cet escrit.
Comme la guarison avance en mon esprit :
Car insensiblement ma muse un peu légère
A passé dessus toy sa plume passagère.
Et, destournant mon cœur de son premier object,
Dès le commencement j’ay changé de suject,
Emporté du plaisir de voir ma veine aisée
Seurement aborder ma flame rappaisée
Et jouer à son gré sur les propos d’aimer.
Sans avoir aujourd’huy pour but que de rimer.
Et sans te demander que ton bel œil esclaire
Ces vers, où je n’ay pris aucun soin de te plaire.