Shakespeare - Œuvres complètes, Hugo, tome 14 - Introduction

François-Victor Hugo
Introduction
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Tome XIV : Les farces
Paris, Pagnerre, 1873
p. 7-66
Dédicace Les Joyeuses Épouses de Windsor


INTRODUCTION.


Les trois pièces que réunit ce volume et qui complètent le théâtre authentique de Shakespeare, démontrent la surprenante variété de cet immense esprit. Après les épopées qui résument les sanglants débats de l’histoire, après les tragédies qui entre-choquent dans de meurtriers conflits les passions humaines, après les drames qui mettent à nu toutes les affections de l’âme et y découvrent autant de plaies mortelles, voici trois lumineuses compositions, pleines de joie, d’entrain, d’allégresse, de gaîté folle. Aux catastrophes eschyliennes succède la fantaisie aristophanesque ; aux sanglots dantesques, l’éclat de rire rabelaisien.

Jusqu’ici, sur la scène de Shakespeare, l’élément comique ne nous est guère apparu que mêlé à l’élément tragique. Dans les sujets même qui lui semblaient réservés et dont elle devait régler le dénoûment, nous avons vu la comédie souvent voilée par de sombres épisodes. Mesure pour mesure, les Deux Gentilshommes de Vérone, Tout est bien qui finit bien, Beaucoup de bruit pour rien, le Songe d’une nuit d’été, la Tempête, abondent en incidents pathétiques. La mélancolie remplit Comme il vous plaira ; la terreur envahit le Marchand de Venise. Dans les trois pièces que nous allons lire, la comédie est souveraine ; elle anime tous les personnages, détermine toutes les actions, décide toutes les conclusions. Ici, l’hilarité est sans réserve, la liesse est sans bornes. Fi de la tristesse ! la gravité même est honnie. Le sombre monde shakespearien est en carnaval. Plus d’anxiété ni de souci. Arrière les passions vertigineuses qui précipitent aux abîmes ! L’amour, cet inexorable sentiment qui, jadis, condamnait au suicide Antoine et Cléopâtre, Roméo et Juliette, ne doit plus être qu’un complaisant caprice. La force des choses, cette puissance néfaste qui, autrefois, faisait succomber Brutus et Hamlet, doit désormais se prêter à la plaisanterie en multipliant les péripéties réjouissantes. Ordre à la fatalité d’être de bonne humeur. Si des erreurs sont commises, loin d’être funestes, comme elles l’ont été à Roméo et à Othello, elles doivent être inoffensives et amusantes. Il faut que les conspirations, jusqu’ici tragiques, ne soient plus que de burlesques machinations. Il est permis de comploter, mais non, comme Richard III et comme Macbeth, pour usurper une couronne ; non, comme Iago, pour tramer un guet-apens, mais seulement, comme les joyeuses bourgeoises de Windsor, pour enfermer dans le panier au linge sale un galant grotesque ou, comme la soubrette Maria, pour affubler de bas jaunes un cuistre ridicule. Les mêmes éléments qui, ailleurs, sont agents de malheur, sont ici agents de plaisir. Le moi et le non-moi, le libre arbitre et la chance, les volontés et les événements se combinent pour varier incessamment la fête. La fantaisie, ce caprice de l’homme, rivalise d’entrain avec le hasard, ce caprice du destin. L’un et l’autre se permettent toutes les exagérations, pourvu qu’elles soient drôles. La fantaisie va jusqu’à l’extravagance et y trouve le grotesque ; le hasard va jusqu’à l’invraisemblance et en extrait la farce.

Dans cette trilogie comique, tous les incidents naissent de quiproquo voulus ou involontaires. On dirait une vaste mascarade où tous les personnages se travestissent et s’intriguent successivement, où chacun joue son voisin pour être à son tour joué par lui, et où la destinée elle-même se déguise pour mystifier l’homme.

Les Joyeuses Épouses de Windsor, la Comédie des erreurs, Ce que vous voudrez, nous offrent une série non interrompue de mystifications qui, dans chacune de ces pièces, résultent d’une combinaison différente. Dans les Joyeuses Épouses de Windsor, la volonté humaine fait tout ; pas un incident qui n’émane d’une initiative individuelle ; pas un épisode qui ne soit prémédité. Les quatre intrigues qui s’entre-croisent sont toutes préparées et menées par les personnages : l’hôte de la Jarretière mystifie le docteur Caïus et le curé Evans ; en revanche le docteur et le curé mystifient l’aubergiste ; Falstaff et Gué (Ford) sont mystifiés par mistress Gué et par mistress Page ; par contre mistress Page, Page, Slender, Caïus, Evans, Shallow, sont mystifiés par les deux amoureux, Anne Page et Fenton, qui s’épousent à la stupéfaction générale. Autant de mystifications, autant de complots.

La Comédie des erreurs nous présente le spectacle exactement contraire. Ici rien n’est voulu, rien n’est préparé, rien n’est réfléchi. Tous les personnages sans exception sont mystifiés, par qui ? Par deux agents extérieurs à l’homme, la nature et le hasard. La nature a créé deux paires de frères jumeaux et parfaitement semblables ; le hasard divise et dépareille ces couples, puis, après un long intervalle, les rapproche inopinément dans la même ville. De ce rapprochement fortuit, qui fait alternativement confondre par chacun les deux Antipholus et les deux Dromions, naissent les malentendus les plus divertissants. Autant de mystifications, autant de méprises.

Ce que vous voudrez est comme la conclusion des deux pièces précédentes. Cette œuvre type est due à la collaboration des causes essentielles qui, jusqu’ici, ont agi séparément, le libre arbitre et la force des choses. Ici une moitié de l’action est voulue, l’autre ne l’est pas. Le tour joué à Malvolio est le résultat d’un concert entre les personnages, juste comme, dans les Joyeuses Épouses de Windsor, le tour joué à Falstaff. En revanche, l’illusion dont tous sont dupes finalement est produite par un hasard qui réunit à l’improviste sur le même point deux jumeaux complètement pareils. La rencontre surprenante de Sébastien et de Viola dans Ce que vous voudrez a le même effet comique qu’a eu dans la Comédie des erreurs le rapprochement d’Antipholus d’Éphèse et d’Antipholus de Syracuse : la mystification générale. Ce que vous voudrez est la combinaison suprême de ces deux bouffonneries primordiales, la farce de l’homme et la farce de la nature.

I

Une controverse littéraire fort intéressante a été soulevée dès le siècle dernier à propos des Joyeuses Épouses de Windsor. Dans cette discussion, qui dure encore, les principaux commentateurs de Shakespeare ont successivement dit leur mot, et l’anarchie des opinions semble aujourd’hui plus marquée que jamais. Si le lecteur veut me le permettre, je vais à mon tour intervenir dans le débat, et, après l’avoir résumé, hasarder humblement mon hypothèse, — hypothèse qui n’a d’autre prétention que d’être la conclusion logique des plus consciencieuses recherches.

Commençons par exposer les faits.

Le 18 janvier 1602, la première édition des Joyeuses Épouses de Windsor était ainsi enregistrée dans les cahiers officiels du Stationers Hall :

John Busby. Une comédie excellente et plaisamment conçue de sire John Faulstoff et des Joyeuses épouses de Windsor.

Arthur Johnson. Par assignation de John Busby, un livre intitulé Comédie excellente et plaisamment conçue de sir John Faulstaf et des Joyeuses épouses de Windsor.

Dans le cours de la même année, le libraire Arthur Johnson, à qui John Busby avait transmis son droit de publication, publiait, en effet, l’esquisse originale des Joyeuses Épouses de Windsor sous ce titre :

Une
Comédie fort plaisante et excellemment
conçue de sir John
Falstaffe et des Joyeuses
Épouses de Windsor.
Où sont entremêlés les divers humours variables
et plaisants désir Hugh le chevalier Welche,
du juge Shallow et de son sage
Cousin M. Slender.
Avec la veine fanfaronne de l’Enseigne
Pistolet et du caporal Nym.
Par William Shakespeare.
Comme elle a été diverses fois jouée par les serviteurs
Du très-Honorable Lord Chambellan. Et devant Sa
Majesté, à ailleurs.
Londres.
Imprimé par T. C. pour Arthur Johnson et en vente à
sa boutique au cimetière de Saint-Paul, à l’enseigne de la
Fleur de Lys et de la Couronne.
1602.

Cette édition, qui, je le répète, ne donnait que l’imparfaite ébauche de la comédie, était réimprimée telle quelle en 1619. En 1623, les libraires Blount et Jaggard publiaient, dans la grande édition in-folio du théâtre complet de Shakespeare, l’œuvre définitivement retouchée par le maître, la comédie à jamais achevée qui, aujourd’hui, égaie le monde entier.

Maintenant, franchissons un intervalle de quatre-vingts ans. — En 1702, un dramaturge en vogue, un certain John Dennis, ayant altéré pour la scène de Drury-Lane la comédie de Shakespeare, publie son rifacimento sous ce titre : le Galant comique, avec une préface au lecteur contenant ces lignes : « Que cette comédie (les Joyeuses Épouses de Windsor) n’était point à mépriser, je le conjecturais pour plusieurs raisons. D’abord, je savais fort bien (I knew very well) qu’elle avait plu à une des plus grandes reines qui aient jamais existé, grande non-seulement par sa sagesse dans l’art du gouvernement, mais par sa connaissance des belles lettres et par son goût délicat pour le drame, goût qui nous est démontré par l’admiration qu’elle avait des anciens. Cette comédie fut écrite par son commandement et par ses directions ; et elle était si impatiente de la voir jouée, qu’elle commanda que la pièce fût achevée en quinze jours ; et elle fut ensuite, comme nous le dit la tradition, fort satisfaite de la représentation… »

Ainsi, d’après la tradition rapportée pour la première fois par John Dennis, la comédie les Joyeuses Épouses de Windsor aurait été composée par le commandement exprès de la reine Élisabeth, écrite selon ses directions, et achevée en deux semaines. — En 1709, le chroniqueur Rowe, faisant la biographie de Shakespeare, ajoute au rapport de Dennis les détails nouveaux que voici : « La reine fut si charmée de l’admirable rôle de Falstaff dans les deux parties de Henry IV, qu’elle commanda au poëte de le continuer dans une pièce nouvelle en montrant le personnage amoureux : ce fut à cette occasion, dit-on, que cette comédie fut écrite. » Enfin, en 1710, Gildon, dans ses Remarques sur tes pièces de Shakespeare, répète, avec le ton de la certitude, que la reine obligea Shakespeare à mettre en scène Falstaff amoureux : « J’ai la parfaite assurance, ajoute-t-il, qu’il acheva l’œuvre en quinze jours. Chose prodigieuse, quand on considère que tout est si bien imaginé et mené sans la moindre confusion ! »

La tradition, ainsi consacrée par trois témoignages successifs, acquiert et garde pendant tout le dix-huitième siècle la consistance d’un fait historique. Les commentateurs la corroborent de leur adhésion unanime. Pope et Théobald l’enregistrent, en déclarant toutefois que l’ouvrage écrit par Shakespeare à la requête royale est l’ouvrage embryonnaire imprimé en 1602, et non l’ouvrage définitif publié en 1623. Johnson la mentionne et s’en sert pour critiquer les Joyeuses Épouses de Windsor, faisant remarquer que « nul labeur n’est plus ardu que d’écrire d’après les idées d’autrui. » Enfin l’oracle Malone la proclame et l’explique solennellement. Malone pense qu’elle a été transmise à Dennis et à Gildon par Dryden et à Dryden par Davenant, et affirme, avec Pope et Théobald, qu’elle s’applique à l’œuvre ébauchée ; il ajoute que la comédie, probablement esquissée en 1601 et retouchée en 1603, doit être logiquement placée avant Henry V, bien qu’elle ait été chronologiquement conçue après ce drame-chronique, joué en 1600. « Le fait est, dit-il, que, bien qu’elle doive être lue, comme l’a déclaré le docteur Johnson, entre la seconde partie de Henry IV et Henry V, elle fut écrite après Henry V et quand déjà Shakespeare avait tué Falstaff. Shakespeare, ayant ressuscité sir John par déférence pour le commandement royal, jugea nécessaire en même temps de ressusciter tous les personnages avec qui on était habitué à le voir. » Cette théorie de Malone, confirmant et élucidant la tradition, est acceptée sans réserve par les critiques les plus compétents du commencement de ce siècle, — en Angleterre, par Coleridge, Hazlitt et Scotowe, — en Allemagne, par Tieck et Schlegel. Déjà cependant la dissidence éclate. George Chalmers, dans son « Apologie supplémentaire, » attaque à fond le verdict de Malone, traite la tradition de fable, déclare qu’en l’année 1601, l’année de l’exécution d’Essex, la reine Élisabeth n’était pas en humeur de s’occuper de pareilles plaisanteries, et, se fondant sur certains rapprochements de détails, émet cette hypothèse toute nouvelle que la comédie de Shakespeare, écrite dès 1596, doit être placée logiquement et chronologiquement, avant la première partie de Henry IV. En vain Nathan Drake crie au paradoxe et défend chaleureusement la théorie de Malone. M. Knight revient à la charge contre cette théorie, met en question la tradition, puis, croyant voir dans un passage de la pièce une allusion à une visite faite à la cour d’Angleterre par un certain comte de Montbéliard, en 1592, prétend que la comédie a dû être écrite à cette occasion, et conclut avec Chalmers que, composée avant la première partie de Henry IV, elle fait prologue à cette première partie. Sur quoi M. Halliwell tente une transaction entre Malone et M. Knight, — inclinant à croire avec M. Knight que la comédie a dû être conçue dans sonétat primitif en 1592, mais reconnaissant avec Malone qu’elle fait suite dramatiquement à la seconde partie de Henry IV. Enfin (1860), M. Staunton, dans cette belle édition qu’a illustrée l’élégant crayon de John Gilbert, rejette la conjecture de M. Knight, repousse l’opinion mixte de M. Halliwell, affirme de nouveau la tradition léguée par le dix-huitième siècle, et se rallie définitivement à la théorie de Malone.

Maintenant où est la vérité entre tant d’hypothèses différentes ? Dégageons les diverses questions impliquées dans ce débat séculaire.

Première question : Quelle date faut-il assigner à la comédie de Shakespeare ? Est-ce l’année 1601, indiquée par Malone ? ou l’année 1596, fixée par Chalmers ? ou l’année 1592, préférée par MM. Knight et Halliwell ?

Deuxième question : La tradition rapportée par John Dennis, et léguée par le dix-huitième siècle au dix-neuvième, doit-elle être rejetée complètement, comme elle l’est par Chalmers, repoussée partiellement, comme elle l’est par MM. Knight et Halliwell, ou affirmée absolument, comme elle l’est par Malone et par l’immense majorité des commentateurs.

Troisième question : La comédie de Shakespeare doit-elle être regardée comme une introduction à la première partie de Henry IV, conformément à l’opinion de Chalmers et de M. Knight, ou comme faisant suite à la seconde partie, selon l’avis de Johnson ?

Je vais essayer de résoudre le triple problème.

Tout d’abord une présomption grave s’élève contre la théorie de Chalmers et de M. Knight. En 1598, Meres, critique enthousiaste de Shakespeare, donne le catalogue des comédies jusque-là publiées par le poëte : il cite les Deux Gentilshommes de Vérone, la Comédie des erreurs, Peines d’amour perdues, Peines d’amour gagnées (titre primitif de Tout est bien qui finit bien), le Songe d’une nuit d’été, le Marchand de Venise, mais ne nomme pas les Joyeuses Épouses de Windsor. Or, si cette dernière œuvre était composée dès 1592 ou 1596, si elle était au répertoire depuis plusieurs années, comment se fait-il que l’auteur de Palladis Tamia ne l’ait pas mentionnée ? Manque de mémoire, dira-t-on. Mais Meres a-t-il pu oublier cette inoubliable comédie, vouée dès son apparition à un succès populaire, la plus anglaise peut-être des compositions du maître ; une comédie dont le sujet, pris dans les mœurs intimes des classes moyennes, devait intéresser profondément la nation ; une comédie faite pour passionner et la cour et la ville, et qui d’ailleurs, comme l’annonce le titre de l’édition de 1602, avait été plusieurs fois représentée devant Sa Majesté la reine Élisabeth ? Le critique, qui se souvenait si bien de Henry IV, pouvait-il ne pas se rappeler une œuvre qui en est le complément scénique et qui a pour protagoniste le héros comique de ce drame illustre ? Le silence de Meres n’a, selon moi, qu’une explication raisonnable : si Meres n’a pas mentionné les Joyeuses Épouses de Windsor en 1598, c’est qu’en 1598 les Joyeuses Épouses de Windsor n’existaient pas encore.

Je rejette donc à priori la date 1592, proposée par MM. Knight et Halliwell, et la date 1596, adoptée par Chalmers ; mais je n’accepte pas davantage la date 1601, fixée par Malone et par Drake. L’année 1601 est l’époque la plus sombre peut-être de la vie et du règne d’Élisabeth ; c’est l’année de la révolte et du supplice d’Essex ; et je conviens avec Chalmers qu’alors la reine Élisabeth, veuve de son favori, ne devait guère être en humeur de s’amuser d’une comédie, encore moins d’en commander une. Selon moi, c’est donc dans l’intervalle entre l’année 1598 et l’année 1601 exclusivement qu’a dû être conçue, composée, montée et jouée devant la reine la comédie imprimée en 1602 par l’éditeur Johnson. En effet l’histoire fournit à l’appui de ma conjecture un document remarquable qui, chose étrange, a jusqu’ici échappé à l’attention des commentateurs.

L’hiver de 1599-1600 fut singulièrement gai à la cour d’Angleterre. Élisabeth, qui venait de mettre Essex aux arrêts, affecta une joie cruelle tant que dura cette rigoureuse captivité. Elle eut, notamment aux fêtes de Noël, comme une frénésie de plaisir. Le courtisan Rowland Whyte, sorte de Dangeo anglais à l’affût de tous les faits et gestes de la reine, raconte, dans une de ses lettres à sir Robert Sydney, que Sa Majesté s’amusait alors fréquemment à faire danser ses femmes au son du tambourin. Elle riait, elle jouait, elle chantait, elle coquetait avec ses gentilshommes ; elle se mêlait elle-même aux rondes joyeuses, et agitait en cadence ses vieilles jambes de soixante-huit ans. Tout lui était prétexte à divertissements. L’envoyé de l’archiduc Albert, le Flamand Vereiken, étant venu pour négocier la paix entre l’Angleterre et la maison d’Autriche, la reine le reçut en grand gala, le 23 février 1600, et, au moment où l’ambassadeur lui remit ses lettres de créance, elle lui dit en souriant : « J’ai ouï dire que vous étiez personnellement désireux de me voir ; vous n’en êtes que mieux venu. » Gracieuseté royale à laquelle le Flamand répondit par cette fadaise diplomatique : « Il est vrai que je brûlais d’entreprendre ce voyage pour voir Votre Majesté qui, pour la beauté et la sagesse, surpasse tous les princes du monde, et je me considère comme infiniment obligé à ceux qui, en m’envoyant ici, m’ont procuré le bonheur dont je jouis. » Tout cela, du reste, était dit du bout des lèvres Si coquette qu’elle fût avec le plénipotentiaire catholique, la reine protestante n’avait au fond nulle envie de traiter avec lui ; car en ce moment-là même elle méditait le renouvellement de son pacte d’alliance avec les révoltés de Hollande. Bien éloignée de répondre sérieusement à l’envoyé flamand, elle ne s’occupa que de le distraire. Sir Walter Raleigh, chargé de faire à Vereiken les honneurs de Londres, lui montra l’abbaye de Westminster, les tombeaux et autres singularités du lieu. Rowland White écrivait a son ami sir Robert Sydney, à la date du samedi 8 mars 1600 : « Toute cette semaine, les lords ont été à Londres et ont passé le temps en fêtes et en spectacles ; car Vereiken a dîné mercredi avec milord trésorier qui lui a donné un dîner royal ; jeudi, milord chambellan l’a festoyé et lui a donné un très-grand et très-délicat dîner ; et là, dans l’après-midi, ses comédiens ont joué devant Vereiken Sir John Oldcastle, à son grand contentement : and there in the afternoon his Plaiers acted before Vereiken Sir John Oldcastell to his great contemment. » — Sydney Papers, éd. 1746, tome II, page 175.

Or, quelle est cette pièce intitulée : Sir John Oldcastle, qui fut représentée officiellement, le jeudi 6 mars, par les comédiens du lord chambellan devant l’ambassadeur de l’archiduc et qui contenta si fort celui-ci ? Au premier abord, on est tenté de croire qu’il s’agit d’un drame en deux parties, ayant pour titre : la Vie de sir John Oldcastle, lord Cobham, pour la composition duquel quatre auteurs, Monday, Drayton, Wilson et Hathaway reçurent du chef de troupe Henslowe la somme de dix livres, à la date du 16 octobre 1599, et qui fut publié en 1600 par le libraire Thomas Pavier. Mais cette supposition ne résiste pas à l’examen. Le drame acheté par Henslowe fut monté et représenté, non par la troupe de lord chambellan, mais par la troupe dont Henslowe lui-même était le chef, et dont le lord amiral était le patron ; la preuve de ce fait est en tête de l’édition de 1600 qui publie le drame en question, « tel qu’il a été joué récemment par les serviteurs du très-honorable comte de Nottingham, lord grand amiral d’Angleterre. » D’ailleurs, il suffit de jeter un coup d’œil sur le drame publié en 1600 pour reconnaître qu’il n’a pu être représenté devant Vereiken au grand contentement de celui-ci. Une pièce ayant pour idée fondamentale la réhabilitation du martyr Oldcastle, qui fut brûlé vif en 1418, comme partisan des doctrines hétérodoxes de Wiclef, ne pouvait certes pas être agréable à un catholique représentant de la très-catholique maison d’Autriche. Vereiken, loin de s’en déclarer content, se fût certainement tenu pour offensé d’un spectacle qui outrageait ses convictions religieuses, en présentant les prêtres papistes comme des brigands et des assassins. Évidemment donc la pièce qui charma si fort Vereiken dans l’après-midi du jeudi 6 mars, n’était pas et ne pouvait pas être l’ouvrage acheté et monté par Henslowe dès 1599. Qu’était-ce donc que cette pièce ? Eh bien, selon mon hypothèse, c’était la comédie même de Shakespeare, la comédie publiée en 1602 par le libraire Johnson sous ce titre : « Une comédie fort plaisante de Sir John Falstaffe et des joyeuses épouses de Windsor, comme elle a été diverses fois jouée par les serviteurs du très-honorable lord chambellan. » Au lieu de ce mot : Falstaffe, mettez ce mot : Oldcastle, et tout devient clair ; le problème qui depuis cent cinquante ans intrigue toute la critique est résolu.

Or, rappelons-nous ce fait incontestable et incontesté que le personnage bouffon, aujourd’hui si fameux sous le nom de Falstaff, porta dans l’origine le nom de tragédie d’Oldcastle. Le nom d’Oldcastle est encore lisible dans le texte de l’édition originale de Henry IV (sc. II, part. II) en tête d’une des répliques de Falstaff au grand juge. « À la première représentation de Henry V, écrivait du temps de notre poëte le docteur Richard James, le personnage à qui était confié le rôle du bouffon était non Falstaff, mais sir John Oldcastle : des descendants de ce personnage, qui portaient son titre, s’étant justement offensés d’une telle exhibition, le poëte fut forcé de recourir au maladroit expédient d’outrager sir John Fastolphe, un homme d’une vertu non moindre[1]… » Ainsi, — l’assertion du docteur James le prouve, — le héros comique du poëte resta populairement connu sous l’appellation d’Oldcastle jusqu’à la fin du seizième siècle, en dépit même, semble-t-il, du changement de nom opéré déjà par Shakespeare lors de la publication de la première édition de Henry IV, en 1597. Il est donc tout naturel que Rowland Whyte, habitué à cette appellation familière, ait, dans sa lettre à sir Robert Sydney, désigné par le titre Sir John Oldcastle la comédie de Shakespeare, qui fut pubblée en 1602 par Johnson, et qui, retouchée ultérieurement par l’auteur, fut jouée en 1613 devant l’Électeur Palatin sous ce titre : Sir John Falstaff[2].

Je dis que la pièce jouée en 1600 devant Vereiken, était l’œuvre embryonnaire, imprimée en 1602, et non l’œuvre définitive, imprimée en 1623 ; et voici un détail curieux qui vient à l’appui de mon opinion. L’ambassadeur de l’archiduc Albert, Vereiken, était Flamand, rappelons-nous-le. Or, dans la comédie revisée et publiée en 1623, il y a deux gros sarcasmes à l’adresse des Flamands. À la fin de la scène V, le mari jaloux Gué (Fort) se dit qu’il aimerait mieux « confier son beurre à un Flamand, sa bouteille d’eau-de-vie à un Irlandais, sa haquenée à un voleur en promenade que sa femme à elle-même. » Ailleurs, au commencement de la scène IV, mistress Page, lisant la déclaration d’amour de Falstaff, s’écrie avec indignation : « Quelle légèreté cet ivrogne flamand a-t-il donc découverte dans ma conduite pour oser m’assaillir de cette manière ? » Cette qualification d’ivrogne adressée au Flamand par une bouche anglaise était d’autant plus offensante, remarquons-le, qu’elle exprimait un grief national. Les contemporains de Shakespeare accusaient fort sérieusement le peuple des Pays-Bas de les avoir initiés à l’ivrognerie. Sir John Smythe raconte avec amerture, dans ses Causeries (1590), que la nation anglaise, jadis une des plus sobres de la chrétienté, contracta ce détestable vice à la suite des campagnes de Flandre. Or, est-il probable qu’une pièce contenant des paroles si injurieuses pour les mœurs flamandes ait été représentée devant un ambassadeur flamand, à la grande satisfaction de cet ambassadeur ? Non, certes. Eh bien, chose digne de remarque, ces deux passages, si malsonnants aux oreilles flamandes, que contient la comédie revisée, ne sont pas dans la comédie ébauchée. Dans la pièce publiée en 1602, il n’est pas question d’ivrogne flamand, et le membre de phrase donner son beurre à un Flamand manque justement à la phrase dite par Gué. Je conclus de là que c’est l’œuvre primitive qui fut jouée devant l’envoyé de l’archiduc. Le sarcasme, interdit à Shakespeare lors de la conception de la comédie, lui fut amplement permis lors de la révision. Quand le plénipotentiaire de la maison d’Autriche fut parti, quand les négociations furent rompues entre Bruxelles et Londres, quand les rives opposées de la Flandre catholique et de l’Angleterre protestante furent redevenues ennemies, le poëte alors reprit sa liberté, et fut parfaitement à l’aise pour ouvrir contre les papistes flamands le feu de ses épigrarames.

Ceci admis que la pièce représentée devant Vereiken en 1600 est la comédie de Shakespeare, telle qu’elle fut imprimée en 1602, l’ensemble des circonstances historiques rattachées aux Joyeuses Épouses de Windsor se développe logiquement. L’allusion à certain duc de Germanie visitant la cour d’Angleterre, — allusion que MM. Knight et Halliwell rattachent à un comte de Montbéliart venu à Londres en 1592, — peut aussi bien s’appliquer à l’archiduc Albert, représenté par son ambassadeur. La tradition mentionnée par Dennis acquiert une grande vraisemblance : il est tout simple que la reine Élisabeth, recevant solennellement l’envoyé de la maison d’Autriche, ait elle-même inclus dans le programme officiel des fêtes données en cette circonstance la représentation d’une pièce nouvelle par la troupe que patronnait son chambellan. Ce divertissement entrait en quelque sorte dans sa politique. Elle jugeait nécessaire d’amuser le diplomate catholique et certes elle ne pouvait mieux l’amuser qu’en faisant ressusciter par Shakespeare le personnage éminemment bouffon qui l’avait tant fait rire elle-même à la représentation de Henry IV. D’après la tradition, la comédie, commandée par la reine, aurait dû être composée en moins de quinze jours. La brièveté du délai ainsi accordé à l’auteur s’explique ici tout naturellement, la représentation devant avoir lieu en présence d’un ambassadeur dont la mission extraordinaire devait être de courte durée ; et en effet Vereiken, débarqué à l’escalier de la Tour de Londres le 18 février, était parti pour Bruxelles le 11 mars 1600. — Ainsi pressé par le temps, le poëte dut se dépêcher d’accomplir le miracle qui lui était commandé. Sans avoir le temps de la méditation, il dut faire revivre Falstaff et ses compagnons, et ranimer pour une intrigue nouvelle ces personnages si populaires tout fraîchement enterrés dans Henry V.

On voit d’ici l’immense difficulté de cette tâche. Il fallait que la pièce écrite en hâte restât constamment en harmonie intime avec les drames historiques dont elle devait former le complément. Il fallait que l’action de cette pièce pût prendre logiquement sa place dans le courant des événements qui font le sujet de la trilogie lancastrienne. Il fallait enfin que ces individualités si originales, Falstaff, Bardolphe, Pistolet, Nym, Shallow, mistress Quickly, figurassent dans la fable improvisée sans contredire ni leur caractère ni leur existence antérieurement connue. Que de minutieux problèmes à résoudre ! Grande fut la perplexité de l’auteur quand il s’agit de déterminer l’époque à laquelle devait avoir lieu la comédie nouvelle. La farce jouée à Falstaff par les joyeuses bourgeoises de Windsor, devait-elle prendre date avant ou après sa disgrâce, sous le règne de Henry IV ou sous le règne de Henry V ? Shakespeare, en improvisant la comédie, se prononça d’abord pour la première solution, et plaça l’aventure de Windsor avant la mort de Henry IV par cette exclamation mise dans la bouche de Falstaff à la fin de l’œuvre ébauchée : « Sur ma vie, je gage que ce fou de prince de Galles est en train de tuer les daims de son père, I’ll lay my life the mad prince of Wales is stealing his father’s deer. » Mais Shakespeare dut reconnaître, après réflexion, les nombreux inconvénients qu’il y avait à placer la comédie avant l’avènement de Henry V. Si, au moment de l’algarade de Windsor, Henry est encore prince de Galles, son association avec sir John n’est pas dissoute, dame Quickly tient encore la taverne d’Eastcheap, d’où, rappelons-nous-le, elle n’a été enlevée avec Dorothée qu’immédiatement avant le couronnement de Henry, et ne peut pas conséquemment être à Windsor la femme de ménage du docteur Caïus ; le juge Shalow en est encore au temps où il se rappelle complaisamment son camarade de collége Falstaff, et où, fort honoré de la visite de ce bon chevalier, il va lui prêter mille livres sur parole ; si bien disposé pour Falstaff, il ne peut certainement pas avoir déjà contre lui ce gros grief du daim tué pour lequel il veut porter plainte devant la chambre étoilée. En méditant sur son œuvre, Shakespeare vit les contradictions choquantes que lui imposait la date originairement fixée par lui ; dès lors il se ravisa, et résolut de placer définitivement l’aventure de Windsor, non plus avant, mais après le couronnement de Henry V.

Nul doute que le poëte, en revisant sa comédie, n’ait tenu à marquer ce changement d’époque. Nous ne retrouvons plus dans l’ouvrage remanié, tel qu’il fut imprimé en 1623, l’exclamation de Falstaff croyant entendre le cor du prince de Galles chassant sur les terres de son père. Non content de cette rature, l’auteur indique par des détails nouveaux que la comédie prend décidément place entre la seconde partie de Henry IV et Henry V, dans la période indéterminée qui commence à la disgrâce de Falstaff et finit à sa mort. Ainsi, l’amoureux d’Anne Page, Fenton, présenté comme un ancien compagnon du prince de Galles et de Poins, parle comme d’un souvenir déjà lointain de ses extravagances passées, my riots past : ce qui nous donne à entendre que la folle bande patronnée par Hall est déjà licenciée. Les personnages que nous avons vus dans Henry IV ont évidemment vieilli quand ils reparaissent à Windsor. Falstaff, qui n’avait guère plus de soixante ans dans Henry IV, et que le prince de Galles appelait son été de la Saint-Martin, est dénoncé par mistress Page comme un vieillard glacé et flétri, old, cold, withered, comme un homme presque mis en pièces par l’âge, one that is very nigh worn to pieces by age. Le juge Shallow, qui, dans Henry IV, se rappelle avoir été étudiant cinquante-cinq ans auparavant, se dit ici plus qu’octogénaire : « J’ai vécu, dit-il, quatre-vingts ans et au delà. » Tous ces détails ont été ajoutés par la retouche au texte primitif publié en 1602. Un dernier raccord significatif met hors de doute l’intention du correcteur. On se rappelle que, dans la seconde partie de Henry IV, dame Quickly se donne « comme une pauvre veuve d’Eastcheap, » et que dans Henry V elle reparaît brusquement mariée à Pistolet. Eh bien, ce mariage entre l’entremetteuse et l’enseigne, que rien ne faisait prévoir dans Henry IV, est l’accomplissement de ce vœu fantasque que la pièce revisée fait prononcer par Pistolet, quand celui-ci voit sortir dame Quickly de chez Falstaff à la scène V : « Forçons de voile, donnons-lui la chasse, hissons les bastingages. Feu ! elle est ma prise, she is my prize, ou je veux que l’Océan nous engloutisse tous. »

Ainsi l’époque est bien fixée, les mésaventures de Falstaff à Windsor sont postérieures au couronnement de Henri V et à la rupture publique de sir John avec son royal ami. Le poëte a ainsi marqué puissamment l’écart final entre ces deux existences autrefois mêlées par la camaraderie. Tandis que Hal va se développer dans la gloire, Falstaff va progresser dans la honte. Pendant que le prince régénéré, épuré, transfiguré, marche de triomphe en triomphe, et devient à Azincourt la plus lumineuse incarnation de la patrie anglaise, Falstaff, disgracié, ne sachant même pas se contenter de la pension qu’il doit à une aumône princière, endetté incessamment par ses appétits croissants, empêtré de plus en plus dans la crapule, dégénérant indéfiniment dans la matière, désespérément envahi par la décrépitude, n’est plus qu’un fantoche grotesque bon à amuser des enfants, et qu’un Cassandre ridicule berné par des provinciales !

Grâce à l’heureuse modification ainsi apportée par le poëte à son œuvre, les Joyeuses Épouses de Windsor, précédant immédiatement Henry V, donnent un relief extraordinaire à ce drame héroïque. La dégradation du chevalier abruti devient la contre-partie de l’apothéose du prince idéalisé. La farce fait repoussoir à l’épopée.

La comédie, hâtivement improvisée par Shakespeare en 1600, n’a acquis sa valeur véritable que par la retouche. Cette retouche magistrale lui a donné ce qui lui manquait, le fini du détail, la précision et la saillie des figures, la mise en perspective de l’ensemble. Le défaut choquant de la comédie ébauchée est la trop brusque accumulation des incidents. Les trois mystifications dont Falstaff est la victime, se succèdent presque sans préparation, presque sans explication. Sir John n’a pas le temps de respirer entre toutes ses infortunes : à peine s’est-il dépêtré du panier au linge sale et de la bourbe de la rivière, qu’il se laisse travestir en vieille femme pour être bâtonné ; et il n’a pas plutôt reçu sa volée de bois vert, qu’il se laisse emmener dans le parc pour y être tarabusté de plus belle. Cette précipitation ôte toute vraisemblance à l’intrigue. Il est impossible que Falstaff, si aveuglé qu’on le suppose, donne si vite dans tant de panneaux.

Aussi la révision, en doublant matériellement l’étendue de l’œuvre, a-t-elle largement espacé toutes ces péripéties. — Dans la comédie esquissée, il n’y a que deux petites scènes entre la farce de l’immersion et la farce de la bastonnade ; là, aussitôt que Falstaff, inondé de fange, est rentré à son auberge, dame Quickly et Gué accourent, et le décident à tenter une seconde épreuve ; puis intervient un court dialogue dans lequel les deux rivaux Fenton et Slender sont mis en présence de leur chère Anne Page ; après quoi Falstaff reparaît, et le second tour est joué. Dans la comédie revisée, l’action suit une tout autre marche ; l’ordre des scènes est interverti ; immédiatement après l’incident du panier à lessive, se place le tableau où figurent Anne Page et ses deux galants ; puis a lieu la conférence de l’auberge entre Falstaff, dame Quickly et Gué ; et alors, pour empêcher le rapprochement trop brusque entre cette conférence et la mystification qui doit s’ensuivre, arrive un épisode, ajouté tout exprès au scénario primitif, ce charmant épisode qui nous montre mistress Page menant « son petit homme à l’école » et faisant interroger l’enfant par sir Hugh Evans. Ainsi l’intervalle entre la farce du panier à linge et la farce de la bastonnade, qui n’était primitivement que de deux scènes, est ici de trois scènes. — Le poëte a pris plus de précaution encore pour amener la farce décisive du parc de Windsor. Dans l’œuvre esquissée, cette farce n’est séparée de la précédente que par quatre scènes ; elle en est séparée par sept scènes dans l’œuvre revisée. Non content de la diversion déjà créée par la réconciliation de Gué avec sa femme, par la visite burlesque que fait Simple à l’auberge de la Jarretière, par le bon tour que le curé et le docteur jouent à l’aubergiste, par l’entretien du susdit aubergiste avec Fenton, Shakespeare a ajouté à l’œuvre originale trois scènes destinées spécialement à préparer la mystification finale : la scène où Falstaff reçoit la troisième visite du mari jaloux, et les deux scènes qui nous montrent les différents groupes de conjurés cheminant tout en causant vers le lieu du rendez-vous. Ainsi ménagé, expliqué, comploté, éclate avec toute la solennité nécessaire le féerique coup de théâtre du déuoûment.

Cette scène suprême a été elle-même profondément modifiée par la retouche. Dans l’ouvrage ébauché, les vers chantés par les prétendus lutins autour du chêne de Herne sont exclusivement satiriques. Les lutins s’excitent à des espiègleries bouffonnes : ils s’exhortent à pincer les servantes qui se sont couchées sans avoir lavé la vaisselle ni balayé l’âtre, et à troubler sans merci le sommeil des procureurs et des records « aux yeux de renard. » L’auteur a raturé cette épigramme un peu banale contre les gens de loi, et l’a remplacée par cette ode fameuse que lui inspire la grandeur immémoriale du château de Windsor. Dans un magnifique mouvement lyrique, il somme les rois de respecter à jamais cette majesté de pierre dont ils sont les hôtes, et souhaite fièrement que le « châtelain soit toujours digne du château. » Puis, s’adressant à l’aristocratie, dont les panoplies armoriées sont rangées à l’ombre du monument dans la chapelle Saint-Georges, il émet le vœu que ces splendides insignes de la grandeur mondaine soient aussi les symboles de la grandeur morale. De l’avis des commentateurs, ces vers admirables auraient été composés à propos d’un événement qui dut intéresser intimement Shakespeare. En juillet 1603, le noble privilégié à qui sont dédiés les sonnets de Will, le comte de Southampton, tout récemment délivré de captivité par la mort de la reine Élisabeth, fut installé chevalier de la Jarretière. La comédie les Joyeuses Épouses de Windsor fut représentée de nouveau à la cour en 1604 ; et il est infiniment probable que, revisant son œuvre à cette occasion, le poëte a en effet voulu adresser ici un délicat souvenir au « Lord de son amour. »

Ce qui me frappe dans cette refonte des Joyeuses Épouses de Windsor, ce n’est pas seulement le perfectionnement de l’ensemble, l’éclaircissement de l’intrigue, c’est principalement l’achèvement du détail. Partout, sous la retouche, naissent les traits lumineux qui font ressortir les personnages et saillir les figures. Ici, une exclamation caractéristique nous peint sous un jour tout nouveau la mélancolique Anne Page, la beauté aux cheveux noirs et à la menue voix : « Épouser le docteur Caïus ! s’écrie-t-elle, j’aimerais mieux être enterrée vive et lapidée avec des navets ! » Là une phrase ravissante nous explique et la préférence d’Anne pour Fenton et le triomphe futur de celui-ci : « Fenton voltige, il danse, il a les yeux de la jeunesse, il écrit des vers, il parle en style de gala ; il a un parfum d’avril et de mai. Il l’emportera, les fleurs le lui annoncent ; il l’emportera. » Maintenant voulez-vous voir le rival de Fenton, Slender ? C’est encore une retouche qui va vous le révéler : « Maître Slender a une toute petite figure avec une petite barbe jaune comme la barbe de Caïn ; il est d’humeur douce, mais il a la main aussi leste que peut l’avoir un homme à tête vive ; il porte la tête haute et se pavane en cheminant. » La plus grande gloire de Slender, encore mise en lumière par la retouche, c’est d’avoir tenu en laisse le terrible ours Sackerson, le plus féroce de la ménagerie du Bankside. Dans la comédie esquissée, Slender, tout gauche qu’il est, a encore une certaine initiative morale : il conçoit de lui-même l’idée d’épouser Anne Page, et il a assez d’intelligence pour le lui dire dans un tête-à-tête que lui-même a su ménager. Dans l’œuvre revisée, Slender est bien autrement grotesque : son mariage avec Anne Page est une idée du curé Evans, adoptée par Shallow et approuvée par Page, et les trois graves personnages ont beau lui seriner son rôle, il ne vient jamais à bout de faire sa déclaration à la jeune fille. Cette figure de provincial outrecuidant et stupide, qui pour Hazlitt est la plus originale de l’œuvre, n’est pas même entrevue dans l’ébauche ; elle est tout entière une évocation de la retouche. La retouche illumine aussi les autres figures. Si Gué est aussi jaloux de sa femme, c’est que « sa femme jase et a l’œillade agaçante. » Si Page est aussi peu inquiet de la sienue, c’est que mistress Page « est aussi loin de lui donner un motif de jalousie que le monde où nous sommes est loin des antipodes. » Et puis c’est que mistress Page domine absolument son mari et règne souverainement dans son ménage : « Elle fait ce qu’elle veut, dit ce qu’elle veut, reçoit tout, paie tout, va au lit quand il lui plaît, se lève quand il lui plaît ; tout va comme elle l’entend ; et vraiment elle le mérite ; car, s’il y a une femme aimable dans Windsor, c’est celle-là. » Mistress Page est honnête, mais point prude ; c’est une de ces femmes aimables qui ont la vertu enjouée, et sa loyauté même ressort de ce trait rabelaisien qui manque à l’esquisse : « Être mise sous presse par ce Falstaff ! j’aimerais mieux être une géante couchée sous le mont Pélion ! »

Les Joyeuses Épouses de Windsor sont une œuvre exceptionnelle dans l’immense théâtre de Shakespeare. Cette comédie est la seule composition du maître qu’on pourrait qualifier aujourd’hui de réaliste. Sauf un dénoûment, où la fantaisie lyrique reparaît souveraine, les tableaux qui ici s’offrent à nous semblent tous faits d’après nature. Ici tout vit, tout marche, tout s’agite dans l’air même que respirait Shakespeare. Ce bourg de Windsor condense, dans un microcosme complet, la société anglaise telle que l’a faite le moyen âge. La critique n’a pas encore remarqué que toutes les fonctions essentielles à la vie civile du seizième siècle sont groupées là avec un art admirable. — Celui-ci, l’hôte de la Jarretière, gai compère, gouailleur, narquois, plein de son importance, ayant le sourire fixe de l’hospitalité cosmopolite, c’est le trait d’union primitif de tous les rangs et de toutes les classes, le familier du passant, l’ami intéressé de quiconque arrive, le compatriote banal de tous les étrangers, l’aubergiste. — Cet autre, Caïus, au grasseyement exotique, à l’air charlatan, pédant prétentieux, tout bouffi des hautes relations qu’il doit à un savoir problématique, c’est le confident indispensable des ménages, le visiteur de la cour et de la ville, le possesseur des recettes mystérieuses d’Hipporrate et de Paracelse, le médecin. — Ce troisième, Evans, au regard limpide, à la mine ouverte, Gallois à face gauloise, clerc mondain qui entremêle les chansons d’amour et les psaumes, qui manigance les mariages en attendant qu’il les consacre, et qui, au besoin, croiserait l’épée comme un homme d’armes, c’est l’indispensable représentant du spirituel dans le temporel, l’immémorial directeur des âmes, le rival instinctif du médecin, le curé. — Ce quatrième, Shallow, vaniteux, bavard, important, tout fier d’avoir douze brochets dans ses armoiries, robin décrépit qui rend des arrêts en latin barbare, c’est l’organe de la loi, le pourvoyeur de la vindicte publique, l’arbitre de la chicane, le défenseur de l’ordre, le juge. — Ces deux autres, Page et Gué, personnages sans façon, aux mains rudes, aux allures indépendantes et cordiales, vivant grassement sur leurs terres qu’ils exploitent, fermiers-propriétaires, citadins demi-campagnards, ce sont les représentants de l’antique servage émancipé, les hommes de la classe moyenne, les francs-tenanciers, les bourgeois. — Cet autre, Slender, à la silhouette béatement idiote, ce gobe-mouche allié aux hobereaux du Glocestershire et neveu d’un Custalorum, ce godelureau qui se plaint modestement de n’avoir à son service que trois valets et un page, ce merveilleux de province singeant les incroyables de la capitale, fou des courses de chiens, passionné pour les combats d’ours, ayant pour l’escrime un goût malheureux, ce galant qui ne peut faire sa cour s’il n’a pas sur lui son manuel de chansons et de sonnets, c’est le personnage intermédiaire entre l’homme de qualité et le bourgeois, le représentant de cette catégorie de plus en plus nombreuse qui, en Angleterre, prend place entre la qualité et la roture, l’esquire. — Cet autre enfin Falstaff, capitaine encanaillé, banneret délabré, gentilhomme gueux, homme d’épée à la retraite, frère d’armes dégénéré des preux et des paladins, c’est le type moderne de l’antique race conquérante, la dernière incarnation de l’aristocratie primordiale, le chevalier.

Tous ces personnages si bien dessinés, dont chacun représente une classe : — l’hôtelier, le médecin, le curé, le juge, le bourgeois, l’esquire, le chevalier, — se meuvent, s’agitent, se coudoient, s’irritent, se provoquent, se dupent et se bafouent dans une mêlée bouffonne, qu’une étincelante gaîté illumine d’un bout à l’autre. L’action, que doit terminer une mascarade, commence par un gala. Un dîner, dont la pièce de résistance est un pâté de venaison envoyé par Shallow, réunit chez Page presque tout le personnel de la comédie. C’est dans cette réunion joyeuse que se nouent les deux intrigues principales, l’une qui doit aboutir à la déconvenue de Slender, l’autre qui doit se terminer par l’humiliation de Falstaff. Tandis que, d’un côté, un groupe composé du juge Shallow, du curé Evans et de maître Page complote le mariage de la jolie Anne avec cet esquire imbécile, de l’autre le chevalier besoigneux rumine le projet de se faire entretenir par mistress Page et mistress Gué, qu’il honorera en même temps de ses faveurs gentilhommières. Les deux bourgeoises, qui reçoivent du chevalier le même billet doux, sont scandalisées de tant d’impertinence, et résolvent de châtier le gros paillard en lui donnant un rendez-vous où il sera berné d’importance. Mais cette amusante contre-intrigue, ourdie par les deux matrones pour déjouer l’intrigue de leur aspirant séducteur, n’a pas suffi au génie bouffon de Shakespeare. Le poëte a doublé la puissance de l’imbroglio, en provoquant contre Falstaff la jalousie d’un des deux maris, Gué, qui prend au tragique les avances ironiques de sa femme, et qui, pour faire avorter les projets amoureux de sir John, s’insinue, sous un déguisement, dans la confidence du chevalier.

Cette situation éminemment comique du galant ayant pour confident le jaloux, Shakespeare l’a empruntée, en la renouvelant, au roman italien. Dès le quatorzième siècle. Ser Giovanni Fiorentino avait raconté, dans Il Pecorone (giornata 1, novella 2), l’aventure d’un étudiant de Bologne qui, s’étant amouraché d’une femme qu’il ne sait pas être la propre femme de son professeur, confie à celui-ci ses projets de séduction et le prévient des rendez-vous que lui accorde la belle. Le mari, ainsi averti d’avance, arrive constamment au milieu des tête-à-tête ; mais constamment l’étudiant échappe à ses perquisitions, une fois en se cachant sous un monceau de linge fraîchement revenu de la lessive, une autre fois en s’esquivant dans l’obscurité au moment où la femme ouvre la porte au jaloux. Le mari, frustré dans ses recherches, devient furieux ; les parents de la femme accourus le traitent de fou, le garrottent, l’étendent sur un matelas devant un feu ardent ; et l’étudiant, venu alors pour voir son maître, reconnaît celui qu’il a trompé et, impuni jusqu’au bout, se réfugie à Rome. — La même histoire se retrouve dans un recueil de nouvelles publié à Venise en 1569, Le Tredeci piacevoli notti del S. Gio. Straparola[3] ; seulement les stratagèmes d’évasion y sont légèrement modifiés, et la conclusion en est plus tragique. Le trompeur échappe à l’époux trompé, d’abord en se fourrant dans le lit conjugal sur lequel les rideaux ont été tirés, puis en se cachant dans une malle recouverte de linge, enfin en se faufilant dans une caisse remplie de papiers de famille précieux que la femme fait emporter de la maison incendiée par le mari. Sur quoi les deux adultères s’enfuient en Portugal et le mari meurt de désespoir. En 1590, le conte italien est popularisé en Angleterre par la publication des Nouvelles du Purgatoire de Tarleton, le narrateur anglais paraphrase le récit de Straparole[4], et le reproduit presque servilement, en essayant toutefois, — précaution qui lui fait honneur, — de pallier la faute de l’épouse, qu’il représente comme mariée toute jeune et contre son gré à un docteur de quatre-vingts ans. C’est probablement par cette version d’un compatriote que Shakespeare a connu le récit italien. Mais le grand poëte n’a accepté ce récit que pour le transfigurer. S’il a adopté l’intrigue, ce n’a été qu’à la condition d’en éliminer la circonstance immorale, l’adultère de la femme, et la circonstance odieuse, la mort du mari.

C’est une étude infiniment curieuse d’examiner ce que devient la donnée italienne, traitée par ces deux génies si divers, le génie anglais et le génie français. Molière, dans l’École des femmes, s’empare de la fable même que Shakespeare s’approprie ici. Or Molière est d’accord avec Shakespeare pour dépouiller la fable de sa conclusion tragique ; ainsi que Shakespeare, Molière tient à éliminer la circonstance aggravante de l’adultère, et il y parvient, autrement que Shakespeare, en modifiant radicalement la relation de la trompeuse avec le trompé : Arnophle n’est pas pour Agnès un mari, mais un soupirant ; et cette situation permet à la jeune fille de se donner sans crime à Horace, qu’elle préfère. Mais Molière a eu beau fournir cette excuse à Agnès ; il a eu beau exagérer les travers ridicules d’Arnolphe ; la déconvenue du vieillard profondément amoureux et son désespoir final n’en laissent pas moins une impression pénible sur l’esprit du spectateur. Molière ici n’a pu éviter un effet fâcheux que Shakespeare a supérieurement prévenu. Moins comique dans son essence que l’œuvre de Shakespeare, l’œuvre de Molière est moins comique aussi dans son développement. Ainsi que Gué, sous un faux nom, est le confident de Falstaff, Arnolphe, sous un nom d’emprunt, est le confident d’Horace ; mais les péripéties bouffonnes qui résultent des révélations faites par le galant au jaloux, péripéties que Shakespare a largement mises en scène, sont systématiquement tenues dans l’ombre par Molière et reléguées au récit. C’est par les froides narrations d’Horace que nous sont successivement révélées toutes les épreuves auxquelles le soumet la jalousie de monsieur de la Souche :

Mais à peine tous deux dans la chambre étions-nous.
Qu’elle a sur les degrés entendu son jaloux ;
Et tout ce qu’elle a pu, dans un tel accessoire,
C’est de me renfermer dans une grande armoire.
Il est entré d’abord, je ne le voyais pas ;
Mais je l’oyais marcher, sans rien dire, à grands pas,
Poussant de temps en temps des soupirs pitoyables,
Et donnant quelquefois de grands coups sur les tables,
Frappant un petit chien qui pour lui s’émouvait,
Et jetant brusquement les hardes qu’il trouvait.

Ce que Molière nous cache là, est justement ce que Shakespeare aime à nous montrer. Shakespeare veut que nous soyons témoins de l’amusante scène récitée par Molière ; il veut que nous assistions aux perquisitions si divertissantes du jaloux ; il tient à ce que nous voyions ces hardes jetées si brusquement, et, en dépit du qu’en-dira-t-on, il sème complaisamment sur la scène le linge sale que le jaloux arrache pièce à pièce du panier à lessive. Les péripéties grotesques, qui passent inaperçues dans la pièce française, forment les incidents les plus saillants de la pièce anglaise. Molière évite les développements bouffons du sujet ; Shakespeare les cherche. Molière modère sans cesse la comédie ; Shakespeare l’outre magistralement jusqu’à la farce. Le bâton, qui derrière la coulisse se lève sur Horace, tombe en plein proscénium sur les épaules énormes de Falstaff travesti en vieille femme. Les cornes, qui restent pour Arnolphe un épouvantail insaisissable, deviennent visibles chez Shakespeare, et, au moment décisif, à la clarté de mille flambeaux fantastiques, au fracas des fous rires et des chansons folles, étalent leurs gigantesques ramures sur le front de Falstaff bafoué.

Le dénoûment des Joyeuses Épouses de Windsor, admirable mélange de lyrisme et de bouffonnerie, traduit ainsi par une satire inoubliable la pensée si hautement morale de l’œuvre. Le complot se retourne contre le conspirateur. Le ridicule que, dans un calcul sordide, Falstaff voulait infliger aux deux maris, finit par écraser le chef ébouriffé du galant confondu. Ah ! chevalier, vous prétendiez exploiter ces deux honnêtes femmes ; et vous, l’homme d’esprit par excellence, vous vous croyiez sûr de triompher de leur simplicité roturière ; mais telle est la puissance de la vertu que, guidées par elle, deux provinciales vous ont battu. Vous comptiez les jouer ; elles vous ont berné. Vous espériez faire d’elles vos « Indes occidentales ; » elles ont fait de vous leur mannequin. Vous vouliez qu’elles trahissent leurs maris ; c’est à vous qu’elles en ont fait porter.

Convenons-en, la chevalerie, dont Falstaff est le représentant, fait ici piteuse mine. Jamais elle n’a apparu plus saugrenue, plus désespérément ridicule que dans cette humiliation à elle infligée par deux bourgeoises. Pour qu’ici nous le comprenions bien, le poëte a complété sa démonstration par un corollaire. La conclusion, qui met en lumière l’opprobre de Falsiaff, met en relief l’échec de Slender. Ce sot indigne qui, sous prétexte qu’il a des rentes, croyait acheter en mariage la jolie Anne Page, se la voit enlever finalement par le pauvre Fenton, et, — déboire suprême, — au lieu de la charmante fille, épouse un postillon ! Ainsi la déconvenue burlesque de l’esquire consacre la mortification grotesque du chevalier. En définitive, nous assistons à l’éclatante victoire des humbles sur les arrogants : la simplicité a raison de la ruse, l’affection de la cupidité, le désintéressement du calcul, la droiture de l’intrigue.

Leçon exquise, dont le dernier mot pourrait être cette vérité : Le cœur a plus d’esprit que l’esprit même.

II

La nature a de singuliers caprices. Cette génératrice universelle, qui a pour loi la variété dans l’harmonie, enfreint parfois ce principe suprême par d’étranges anomalies. Elle qui puise à même l’inépuisable, elle qui peut diversifier les types à l’infini, et produire autant de physionomies qu’il y a de visages, elle a par moments cette fantaisie de jeter deux figures dans un moule unique : elle crée des ménechmes. L’analogie physique, qui existe généralement entre les frères venus successivement au monde, devient surprenante chez les frères engendrés à la même heure. L’air de famille arrive alors jusqu’à l’identité. Même figure, même teint, même chevelure, même taille, même regard. Le père et la mère s’y méprennent ; ils ont beau examiner ces marmots, ils ne distinguent pas l’un de l’autre.

Proles
Indiscreta suis gratusque parentibus error.

L’affinité de traits et de goûts crée entre les jumeaux une sympathie en quelque sorte irrésistible, et en fait des inséparables. Ils sont tellement pareils qu’ils souffrent d’être dépareillés. L’éloignement les décomplète ; dès qu’ils se sont perdus, ils se cherchent : si celui-ci s’en va, celui-là le suit, fût-ce dans la tombe. Le dernier soupir de l’un est généralement l’agonie de l’autre ; ils ont peine à se survivre ; nés ensemble, ils veulent instinctivement mourir ensemble. Ils sont ici-bas l’expression suprême de la fraternité. L’atroce raison d’État a pu seule fournir des exceptions à cette règle d’amour. Il a fallu toute la violence du principe monarchique pour diviser les deux jumeaux mis au monde par Anne d’Autriche et pour faire de l’un le geôlier de l’autre. À moins de remonter jusqu’aux temps fabuleux, on ne trouverait pas un autre exemple d’un si monstrueux fratricide. Et encore Romulus assassinant Remus est-il moins horrible que Louis le Grand étouffant lentement l’homme au Masque de fer.

Ces cas royalement hideux sont rares. Livrés à eux-mêmes, abandonnés à leur instinct, les jumeaux s’aiment invinciblement. Cette fraternité profonde, que le mythe grec a déifiée dans l’union sidérale de Castor et de Pollux, fait le sujet d’une des œuvres les plus célèbres de la littérature latine, les Ménechmes. Écoutez la comédie de Plaute :

Un marchand de Syracuse a eu deux enfants jumeaux. Ces enfants, parfaitement semblables de taille, de tournure et de visage, ont été séparés dès l’âge de sept ans. L’un, que son père avait emmené aux jeux de Tarente, a été volé dans la foule et emmené à Épidamnum par un riche citoyen qui, avant de mourir, l’a adopté, l’a institué son héritier et l’a marié richement dans sa ville. L’autre, resté au pays natal avec son grand-père, a reçu de celui-ci le nom de Ménechme que portait l’enfant disparu, et, ayant atteint l’âge d’homme, s’est mis à la recherche de son frère. En vain durant six longues années a-t-il parcouru le monde connu ; en vain a-t-il fouillé l’Espagne, la colonie massilienne, l’Istrie, l’Illyrie, la Grèce exotique, toutes les côtes d’Italie : il n’a pu retrouver son pareil. Enfin un vent propice pousse sa voile vers la ville même où s’est établi ce cher frère. — C’est à ce moment que l’action commence. Nous sommes à Épidamnum, devant la maison de Ménechme le citoyen, et voici le parasite Peniculus qui arrive pour y chercher pitance. À l’instant même où Peniculus va frapper à la porte, Ménechme sort de chez lui, apostrophant et injuriant sa femme, à laquelle il reproche de lui demander compte de toutes ses actions. Ce mari peu courtois rumine une bonne vengeance : il va de ce pas dîner chez la courtisane Erotium, à qui il fera cadeau d’un splendide manteau soustrait par lui à la garde-robe de sa femme. Peniculus, ayant surpris ce secret, offre sournoisement à Ménechme de l’accompagner, et Ménechme, craignant d’être dénoncé, est contraint d’inviter ce confident importun. Tous deux donc se présentent chez Erotium : la courtisane les reçoit fort bien, prend le beau cadeau, et ne demande que le temps de faire préparer un bon dîner. Pendant que le cuisinier Cylindrus fait ses provisions, Ménechme se rend au forum, où l’appelle une affaire importante, toujours accompagné du parasite qui le suit comme son ombre. Mais à peine a-t-il disparu que survient l’autre Ménechme, Ménechme de Syracuse, tout nouvellement débarqué à Épidamnum, en compagnie de son esclave Messenio. Dès lors commence la série des méprises. Erotium, croyant reconnaître son Ménechme, invite le voyageur au festin préparé. Le nouveau venu mange du meilleur appétit le dîner de son frère, et sort de chez Erotium, emportant le manteau volé, sous le fallacieux prétexte d’en faire changer la broderie. Au moment où il quitte la courtisane, il se heurte contre Peniculus qui l’accable d’invectives, et l’accuse de s’être esquivé dans la foule pour s’en aller seul dîner chez Erotium. En vain Ménechme de Syracuse tâche de se justifier en affirmant qu’il ne connaît même pas Peniculus ; le parasite ne voit qu’une offensante ironie dans cette protestation d’innocence, et, furieux, court dénoncer à l’épouse de Ménechme d’Épidamnum le vol du manteau. Celle-ci arrive sur la place que le voyageur n’a eu que le temps de quitter, y rencontre son mari se rendant chez Erotium, lui reproche le vol commis par lui dans la matinée, et lui signifie qu’il ne rentrera pas sous le toit conjugal s’il ne rapporte le manteau. Tout penaud, Ménechme d’Épidamnum se présente chez Erotium et la supplie de lui rendre l’objet volé. Erotium, qui a remis le manteau à l’autre Ménechme, prend cette prière pour une raillerie, et ferme sa porte au mauvais plaisant. — Acte cinquième et dernier : Ménechme de Syracuse passe avec le manteau volé devant la maison de son frère. Sa belle-sœur l’aperçoit, et lui ouvre la porte en lui faisant honte de sa conduite. Aux récriminations de cette inconnue, le voyageur répond par des injures. Elle l’appelle impudent ; il l’appelle chienne. Altercation ; menaces. La femme croit son mari fou, et appelle son père au secours. Vite on envoie chercher un médecin. L’homme de l’art arrive, et, au lieu du faux mari qui vient de s’esquiver, trouve sur la place le véritable époux. Ménechme d’Epidamnum, pressé de questions par le médecin, proteste contre l’interrogatoire auquel on veut le soumettre ; et, comme il s’exaspère, quatre portefaix reçoivent l’ordre de le garrotter. À ce moment, survient Messenio, l’esclave de Ménechme de Syracuse. Messenio croit voir son maître en péril, tombe sur les quatre hommes, les disperse, et délivre Ménechme d’Épidamnum, qu’il comble de stupéfaction en lui demandant la liberté en retour de ce beau service. C’est sur cette scène émouvante que Plaute ferme la série des méprises. Ménechme de Syracuse revient, cherchant Messenio, et se trouve enfin face à face avec Ménechme d’Epidamnum. Les deux jumeaux s’interrogent, s’expliquent, se reconnaissent, s’embrassent. Ménechme de Syracuse est si joyeux qu’il affranchit Messenio. Ménechme d’Épidamnum est si heureux qu’il jure de ne plus quitter son frère ; il veut l’accompagner à Syracuse, et, pour partir plus allègre, il va faire mettre à l’encan tout ce qu’il possède céans, ses esclaves, son mobilier, ses terres, sa maison, et surtout sa femme !

Ainsi la réunion définitive des deux jumeaux est la conclusion suprême de la comédie antique. Leur séparation avait noué l’intrigue, leur confrontation la dénoue. Tout ici est sacrifié au triomphe exclusif d’une passion unique, — l’amour fraternel. Pour aller vivre avec son frère, Ménechme d’Épidamnum abandonne sa patrie adoptive, met aux enchères sa maison et ses serviteurs, vend sa femme, et c’est après ce trait final que Plaute réclame les applaudissements du parterre latin.

Nune, spectatores, valete, et nobis clare applaudite.

Cette immolation cruelle des sentiments les plus sacrés ne troublait pas la rude joie des anciens. Qu’allait devenir cette maisonnée dispersée aux quatre vents ? quelle serait la destinée de ces serviteurs livrés à l’encan ? quel serait le sort de cette malheureuse épouse abandonnée au plus offrant ? De tels soucis n’empêchaient pas les bravos et les rires d’éclater. Ce Ménechme vendant sa femme après l’avoir dépouillée pouvait rester comique, sans risquer d’être odieux, pour des générations endurcies aux spectacles navrants du marché aux esclaves. Le frère avait retrouvé le frère, et cela suffisait : le peuple roi était content.

Entre les Ménechmes et la Comédie des erreurs il y a l’abîme de dix-huit siècles. De l’œuvre de Plaute à l’œuvre de Shakespeare, il y a toute la distance qui sépare le monde païen du monde moderne. Dans les deux comédies nous reconnaissons bien le même plan : la séparation de deux jumeaux, les méprises que cause leur brusque apparition sur un point donné, leur confrontation finale. Dans les deux pièces nous retrouvons ces situations principales : — l’un des deux jumeaux marié, l’autre non marié ; — le marié en querelle avec sa femme et ayant une maîtresse, — le frère du mari pris pour le mari par la femme et par la maîtresse, — le mari mis à la porte de chez lui par sa femme, — le frère du mari recevant un objet précieux destiné au mari, — le mari cru fou par sa femme et traité comme tel, etc. Mais, pour toutes ces analogies extérieures, que de différences intimes et profondes ! Ce qui occupe le moins Plaute est peut-être ce qui préoccupe le plus Shakespeare. Le respect de la femme, la vénération de la famille, le culte de la loi morale, dominent constamment la Comédie des erreurs. Plaute ne tient nullement à ce que nous estimions ses personnages : il nous montre Ménechme d’Epidarnnum insultant sa femme, la pillant, et donnant à une courtisane le vêtement même de l’épouse ; il nous montre Ménechme de Syracuse abusant de l’hospitalité qu’il reçoit chez la maîtresse de son frère et volant à celle-ci ce qu’elle lui confie. Shakespeare, au contraire, fait tout pour que ses héros restent estimables. Il excuse les incartades conjugales d’Antipholus d’Éphèse par les plus graves griefs apparents : c’est seulement après s’être vu refuser l’entrée de sa maison par sa femme que, la croyant enfermée avec un amant, Antipholus se décide par représailles à aller trouver la courtisane ; bien loin d’agir comme son devancier Ménechme d’Epidamnum et de voler sa femme, il avait l’intention de lui donner un beau bijou, et ce bijou, commandé pour elle, il ne l’offre à la courtisane que dans un trop légitime accès de colère. Aussi, quand, à la fin de la pièce, il se réconcilie avec Adriana, n’est-on nullement surpris de cette facile terminaison d’une querelle déménage causée uniquement par un malentendu. La même précaution délicate, qui rend si excusable Antipholus d’Éphèse, fait d’Antipholus de Syracuse une figure hautement sympathique. Antipholus de Syracuse ne ressemble à Ménechme de Syracuse que par sa profonde affection pour son frère et par la noble obstination qu’il met à le chercher ; il est du reste absolument incapable des actes d’improbité commis par son devancier, et il se refuse rigidement à accepter l’hospitalité de la courtisane que Ménechme exploite avec tant d’effronterie. Nature doucement mélancolique, Antipholus n’a que faire de s’aventurer dans une orgie avec une vierge folle. Ce n’est pas chez la maîtresse de son frère qu’il accepte un gîte, c’est chez la femme de son frère, non pour abuser d’une méprise qui aboutirait à un crime, mais pour offrir son cœur à la charmante Luciana, que tout exprès pour lui le poëte anglais a ajoutée au personnel antique. La scène où Antipholus, si inflexible pour sa belle-sœur, est si tendre pour la sœur de sa belle-sœur, est peut-être la plus belle de l’œuvre. Ici la grâce exquise de la forme est égale à l’exquise délicatesse de la pensée.

« Chère dame, pourquoi, en dépit de sa pure loyauté, vous efforcez-vous d’égarer mon âme dans une région inconnue ? Êtes-vous un Dieu ? Voudriez-vous me créer à nouveau ? Alors métamorphosez-moi, et je céderai à votre puissance. Mais, si je suis ce que je suis, je suis bien sûr que votre sœur éplorée n’est pas ma femme, et que je ne dois pas hommage à son lit. Bien plus, bien plus, je me sens entraîné vers vous… Oh ! ne m’attire pas par tes chants, suave sirène, pour me noyer dans le flot des larmes de ta sœur ; chante, sirène, mais pour toi-même, et je raffolerai. Étends sur les vagues d’argent ta chevelure d’or, et j’en ferai mon lit, et je m’y coucherai, et, dans ce glorieux rêve, je regarderai comme un bien de mourir ! »

Autant l’œuvre latine acquiert en valeur lyrique par la retouche du poëte anglais, autant elle gagne en intensité bouffonne. Shakespeare a développé le sujet comique traité par Plaute jusqu’à sa plus haute puissance, en faisant servir ses deux ménechmes par deux valets jumeaux. L’innovation a été critiquée comme ajoutant une invraisemblance à une invraisemblance ; mais, ainsi que l’a fort bien dit Schlegel, « la première improbabilité admise, nous ne devons pas chicaner sur la seconde ; et, si le spectateur doit être diverti par de pures mystifications, elles ne sauraient être trop variées. » Or l’addition des Dromions, en rendant l’imbroglio plus inextricable, le rend certainement plus réjouissant ; elle a d’ailleurs sa raison d’être dans le mystère même de l’harmonie shakespearienne, qui presque toujours résulte de la réflexion de l’action principale dans une action subalterne. La situation des deux maîtres, l’un marié, l’autre non marié, est reflétée burlesquement par la situation des deux valets, l’un marié, l’autre célibataire. Les aventures du second couple reproduisent en crescendo grotesque les aventures du premier. La tendresse erronée dont la femme d’Antipholus d’Épidamnum poursuit Antipholus de Syracuse, est parodiée par la chasse conjugale que l’énorme épouse de Dromion d’Épidaranum donne à Dromion de Syracuse, Chose remarquable ! Shakespeare, refaisant les Ménéchmes d’après Plaute, a eu ici la même inspiration que Molière, remodelant l’Amphytrion d’après Plaute. L’appétit de Douzabel pour Dromion de Syracuse est la charge de la passion d’Adriana pour Antipholus de Syracuse, exactement comme l’ardeur de Cléanthis pour Mercure est la caricature de l’amour de Jupiter pour Alcmène. L’effet comique est le même : et, détail curieux, Molière a obtenu cet effet, ainsi que Shakespeare, par une addition au personnel de la comédie latine : car Cléanthis, comme chacun sait, ne figure pas chez Plaute.

L’introduction des deux Dromions dans la comédie antique est donc conforme à la loi suprême du grand art. La Comédie des erreurs, exagérée dans son principe même, outrée magistralement jusqu’à l’incroyable, prend les proportions d’une farce idéale. Si l’amusante anxiété du spectateur est augmentée par une multiplication de méprises, l’émotion causée par la reconnaissance définitive est également agrandie. L’effet du dénoûment s’accroît en raison même des complications du nœud. Shakespeare a d’ailleurs tout fait pour exalter l’impression finale. Plaute, on le remarquera, exclut de son scenario le père et la mère des Ménéchmes, il les mentionne au prologue, et c’est tout. Le poëte anglais a exhumé ces deux figures vénérables reléguées dans l’ombre par l’auteur latin, et il a voulu que les parents consacrassent de leur présence la scène palpitante où s’embrassent enfin leurs enfants. Au moment même où les frères dépareillés se réunissent, les époux qu’un naufrage avait séparés se rejoignent. Le faisceau de tendresse, désagrégé depuis si longtemps, se reforme dans cette quadruple étreinte, La nature triomphe du hasard par la puissance de l’instinct, en même temps que la vérité triomphe de l’apparence par la force de l’évidence. Cet énergique amour, qui jadis avait enfanté deux êtres semblables dans un seul baiser, rapproche irrésistiblement le couple générateur du couple engendré. L’affection domestique, dont le type unique des jumeaux est comme le symbole visible, revient ici au point de départ mystérieux, qui est en même temps son but suprême : la constitution de la famille.

Idée profonde que Shakespeare a mise en relief par la manière même dont il a refait l’œuvre de Plaute. Plaute avait nié le principe élémentaire et sacré qui est la base de la société moderne : Shakespeare a affirmé et proclamé ce principe. Plaute avait détruit la famille par le rapprochement même des deux jumeaux : c’est par ce rapprochement que Shakespeare l’a reconstruite.

Bien qu’elle ait été imprimée pour la première fois en 1623, après la mort de Shakespeare, la Comédie des erreurs est une des œuvres de sa jeunesse. Aucun document ne fixe la date précise à laquelle elle fut écrite, mais il suffit de la lire pour la classer parmi les plus anciennes compositions du maître. On y reconnaît cette forme archaïque propre au théâtre anglais primitif, le vers sans mesure marqué uniquement par la rime. Cette poésie presque sauvage, dont on ne retrouve d’exemple que dans deux autres comédies de notre auteur, Peines d’amour perdues et la Sauvage apprivoisée, Shakespeare l’avait à jamais condamnée et rejetée, en 1592, lorsqu’il esquissa Roméo et Juliette. Les commentateurs sont donc à peu près d’accord pour fixer avant cette époque la composition de la Comédie des erreurs, et Malone ne se trompe probablement pas de beaucoup quand il assigne cet ouvrage à l’année 1591. Shakespeare alors était un nouveau venu dans la sombre métropole britannique. Il arrivait de Stratford-sur-Avon. À peine échappé du toit conjugal, tout jeune mari et tout jeune père, il avait l’âme pleine d’émotions domestiques. Ses petits jumeaux, Hamlet et Judith, nés le février 1585, n’avaient guère que cinq ou six ans ; ils étaient à cet âge candide où les caractères informes laissaient complètement indistinctes leurs physionomies enfantines. Tout récemment encore, William jouait paternellement avec ses deux ménechmes, les prenant l’un pour l’autre dans de ravissants ébats, les confondant des yeux comme il les confondait du cœur ; et les ineffables méprises du père avaient d’avance familiarisé le poëte avec les Erreurs qui devaient faire l’imbroglio de sa comédie.

III

Shakespeare songeait-il encore à Hamlet et à Judith, lorsqu’il mit en scène Sébastien et Viola ? Toujours est-il que nous allons retrouver dans une comédie du maître, Le soir des Bois ou Ce que vous voudrez, ce cas étrange de deux jumeaux de sexe différent qu’offrait la jeune famille de Shakespeare.

La fable qui fait le canevas de Ce que vous voudrez paraît être de trame italienne. Matteo Bandello raconte dans une de ses nouvelles (Parte seconda, novella 36) une aventure singulière qu’il donne comme historique. — C’était en 1527. Rome venait d’être prise d’assaut et saccagée par une armée toute catholique, composée d’Espagnols et d’Allemands, que commandait le connétable de Bourbon. Pendant le sac, un riche marchand de Chiese, Ambrogio Nani, fut fait prisonnier avec ses deux enfants, un garçon nommé Paolo et une fille appelée Nicuola, deux jumeaux « qui se rapportaient si fidèlement de visage et contenance qu’il était presque impossible de les discerner[5]. » Ambrogio parvint à s’évader. Paolo, capturé par un Allemand, fut emmené à Naples, et l’on n’en eut plus de nouvelles. Nicuola, prise par deux Espagnols, fut rachetée par son père, qui se retira avec elle dans sa ville natale. Là, la jeune fille s’éprit d’un jeune homme, Lattanzio Puccini, qui sembla répondre à sa passion et lui promit secrètement de l’épouser. La correspondance, établie entre les amants par l’entremise d’une nourrice, suivait doucement son cours, quand soudain Ambrogio, appelé à Rome par ses affaires, emmena sa fille. Les absents ont rarement raison. À peine Nicuola avait-elle disparu que Lattanzio se prit de caprice pour une autre donzelle, la coquette Catella Lanzetti. Et, au bout de six mois, quand Nicuola revint, elle reconnut avec désespoir qu’elle était trahie. Rien ne put ramener l’inconstant. En vain Nicuola lui adressa-t-elle les suppliques les plus touchantes ; en vain lui dit-elle dans une pathétique élégie :

Faut-il que de toi me plaigne,
Et que la terre je baigne
Comme un arrosoir de pleurs ?
Et que, cruel, tu te ries
De mes grands mélancolies,
De mes ennuis et douleurs ?

Lattanzio resta inflexible et continua, le cruel, à faire sa cour à Catella. Cependant le bonhomme Ambrogio dut faire un second voyage à Rome ; cette fois, il laissa sa fille à Chiese, et la mit dans un couvent, — un couvent peu rigide où les jeunes laïques étaient admis à visiter les religieuses. Un jour Lattanzio étant venu au cloître voir une cousine de Catella, Nicuola, qui s’était mise aux écoutes, l’entendit se plaindre amèrement d’avoir perdu un sien page auquel il tenait beaucoup. Elle conçut aussitôt l’idée de remplacer ce page auprès de Lattanzio, quitta le couvent, revêtit des habits d’homme, et se présenta chez l’infidèle sous le nom de Romulo. Lattanzio ne la reconnut pas sous ce déguisement, lui trouva fort bonne mine, la prit à son service, et, pour lui témoigner toute sa confiance, la chargea de transmettre un tendre message à sa Catella. Mission douloureuse. Voilà Nicuola réduite à réclamer pour son amant l’amour de sa rivale. Émue, navrée, désespérée, elle va chez Catella, et plaide chaleureusement la cause qu’elle tremble de gagner. Bientôt pourtant elle n’est que trop rassurée. Catella trouve le messager si charmant, si séduisant, si éloquent, qu’elle finit par lui sauter au cou et par lui dire que le mari qu’elle veut, ce n’est plus Lattanzio, c’est Romulo ! Déjà même Catella est toute prête à accorder au page les droits de l’époux ; ses baisers brûlent, et Nicuola n’a qu’à se sauver bien vite si elle ne veut pas faire évanouir sur-le-champ une illusion qu’il est utile de prolonger. Revenue auprès de Lattanzio, Nicuola lui fait part de l’insuccès de sa démarche, sans toutefois lui avouer la cause de l’échec. Lattanzio, mécontent, mais non désespéré, charge son page d’un nouveau message pour Catella. Mais à peine Nicuola s’est-elle remise en route qu’elle aperçoit de loin son père qui revient de voyage et se rend chez lui. Il faut que le bonhomme ne se doute de rien : Nicuola double le pas, court chez sa nourrice, dépouille son déguisement, et reprend ses vêtements de fille. Lattanzio, ne voyant pas revenir son page, s’inquiète, s’informe, apprend qu’on l’a vu entrer chez la nourrice, et court l’y réclamer. La duègne lui ouvre et, au lieu de Romulo, lui présente Nicuola. Scène pathétique, explications de la jeune fille, attendrissement du jeune homme. Lattanzio, ému d’un si touchant dévouement, renie l’insensible Catella, demande pardon à Nicuola, et se jette à ses genoux en implorant sa main. — Cependant que va devenir Catella, avec sa passion éperdue pour un Romulo qui n’existe plus ? Penchée sur son balcon, elle guette avec anxiété le retour du bien-aimé. Justement voici Paolo qui passe ; Paolo, le ménechme de Nicuola, Paolo qu’on croyait mort, mais qui se porte à merveille, et s’en revient dans son pays, chargé des dépouilles du Tudesque dont il était le prisonnier. Par un hasard providentiel, le frère est vêtu de blanc comme l’était tout à l’heure la sœur, et, sous ce costume, Paolo se confond avec Romulo. Il va sans dire que Catella le prend pour Romulo ; elle l’appelle, le fait entrer, le serre dans ses bras, et, à son heureuse surprise, au lieu d’une glaciale créature, trouve l’amant le plus ardent. Vous devinez la fin de l’histoire : reconnaissance générale et double noce. Ambrogio retrouve ses deux jumeaux, qui sollicitent et obtiennent aisément de lui la permission de se marier, Nicuola à Lattanzio, et Paolo à Catella.

La nouvelle de Bandello, que mon imparfaite analyse révélera sans doute à bien des lecteurs, eut un prodigieux succès dans toute l’Europe du seizième siècle. En Italie, elle servit de thème à deux comédies, l’une de Niccolo Secchi, qui, sous le titre Cl’Inganni, fut jouée solennellement à Milan en 1557 devant Sa Majesté le roi Philippe II, l’autre de Curzio Gonzaga, qui fut imprimée en 1592. En Espagne, Lope de Rueda la mit en scène dans la saynète des Engaños. En France, Belleforest la traduisit librement et en fît la soixante-troisième de ses « Histoires tragiques. » En Angleterre, vers 1581, un compilateur, Barnaby Rich, l’inséra, entièrement refondue, dans son Adieu à la profession militaire, recueil dédié par une galanterie spéciale aux « courtoises femmes de qualité d’Irlande et d’Angleterre. »

L’historiette de Rich mérite de notre part une attention spéciale, car c’est sans doute par elle que Shakespeare a connu la fable italienne. Barnaby transporte l’action de l’Italie de la Renaissance à la Grèce byzantine. — La fille du duc de Chypre, la belle Silla, a entrepris de rejoindre à Constantinople le duc Apollonius, dont elle s’est follement énamourée pendant un court séjour que ce seigneur a fait à la cour de Chypre. Après avoir échappé à maints périls durant cette aventureuse entreprise, après avoir été presque violée et avoir tout à fait naufragé, Silla parvient, habillée en homme, dans la métropole de l’empire grec et offre ses services au duc Apollonius, sous le pseudonyme de Sylvio, nom d’un frère jumeau à qui elle ressemble prodigieusement. Apollonius ne reconnaît pas la noble solliciteuse, qui d’ailleurs a fait peu d’impression sur lui à Chypre : il accepte la proposition du prétendu Silvio, se l’attache en qualité de page, et le charge d’une mission galante auprès de madame Julina, une veuve opulente à laquelle il fait une cour jusqu’ici sans succès. Voilà donc Silla, comme la Nicuola de Bandello, réduite à implorer pour celui qu’elle aime l’amour d’une autre ; mais, comme Nicuola, elle est bien vite rassurée. Ce n’est pas le duc, c’est le page que veut épouser Julina. Silla, surprise par cette déclaration, se dérobe en toute hâte à des ardeurs qu’elle ne peut satisfaire… Le soir vient. Julina, attristée de sa défaite, va prendre le frais sur une belle pelouse en dehors de l’enceinte de la ville, et rencontre — qui ? Le véritable Silvio qui arrive à Constantinople en quête de sa sœur. Elle croit reconnaître son inhumain et l’appelle. Silvio se retourne et s’empresse de lier conversation avec cette jolie femme qui dit si bien son nom. En s’entendant accuser de cruauté, le jeune homme se doute d’un quiproquo ; mais, comme la méprise lui semble douce, il se garde bien de détromper son interlocutrice, tout prêt qu’il est à réparer les torts qui lui sont si tendrement reprochés. Enchantée de ce retour inespéré, Julina se dépêche de prendre l’ex-cruel au mot et l’emmène chez elle. On soupe, on se couche… L’aube venue, Silvio craint que la méprise dont il a si largement profité ne soit découverte, et qu’il ne lui advienne quelque mésaventure ; il se hâte de dire adieu à sa maîtresse, en lui promettant bien fort de l’épouser, puis quitte Constantinople et disparaît. Cependant l’accueil si bienveillant que Julina a fait à Silvio devient la fable de toute la ville. Le duc en est informé, s’imagine que son page l’a trahi, et, furieux, le fait jeter en prison. Le temps se passe, les jours, les mois s’écoulent, et Julina ne voit pas revenir Silvio. Elle apprend enfin que le page est incarcéré, et court chez le duc pour implorer sa délivrance. À sa prière, Apollonius fait sortir du cachot l’infortunée Silla. Ici à lieu une explication pathétique. Julina réclame du prétendu Silvio l’exécution de l’engagement sacré qu’il a pris envers elle. Silla jure, par tous les dieux, n’avoir pris aucun engagement. Julina lui reproche d’aggraver un manque de foi par un parjure. Silla proteste toujours. Alors, la rougeur au front, Julina confesse sa faute nocturne et déclare que le page l’a rendue mère. Impossible ! s’écrie Silla. Et prenant à part Julina, elle défait son pourpoint et donne à son accusatrice stupéfaite la preuve éclatante de son innocence et de sa blancheur. Dès lors Silla n’a plus rien à cacher : elle confesse qui elle est, qui elle aime, et ce qu’elle a fait pour être aimée. Le duc Apollonius, gagné enfin par cette passion extraordinaire, témoigne sa reconnaissance en priant son ci-devant page de vouloir bien être sa duchesse. Pendant que ce couple se livre à la joie, madame Julina se désespère : elle est perdue, déshonorée, si son séducteur ne revient pas. Heureusement le mariage du duc Apollonius et de la fille du duc de Chypre est destiné à faire grand tapage ; le bruit d’un événement si merveilleux se répand jusqu’aux extrémités de la Grèce ; Silvio apprend ainsi par la rumeur publique que sa sœur est retrouvée et mariée au plus grand personnage de Constantinople ; il accourt, et Julina voit reparaître ainsi le père de son enfant, qu’elle se dépêche d’épouser.

Telle est la donnée rudimentaire sur laquelle Shakespeare a enté et fait épanouir le plus suave et le plus exquis des poëmes. Avant de transporter cette fable sauvage sur son théâtre, l’auteur anglais a commencé par en élaguer tous les développements grossièrement choquants. Rien ne démontre mieux la délicatesse suprême de ce génie que la comparaison entre Ce que vous voudrez et les précédents récits. En vain chercheriez-vous dans la comédie du maître ces brutalités de détail, ces crudités de situation que présentent les narrations de Bandello et de Rich. Shakespeare a un tel culte pour la femme qu’il s’ingénie continuellement à la retenir au bord de l’abîme. S’il risque souvent ses héroïnes dans de périlleuses extrémités, c’est presque toujours pour qu’elles en sortent triomphantes. Hermia, Héléna, Julia, Rosalinde, Imogène, échappent victorieusement aux plus scabreuses aventures. Toutes ces blanches chastetés franchissent la boue des passions sans avoir même une éclaboussure à leur hermine. La poétique providence qui a déjà préservé tant de vertus, veille sur les nobles vierges de Ce que vous voudrez ; et, grâce à cette tutélaire sollicitude, la fière Olivia doit échapper à la souillure fatale qui a atteint successivement ses devancières Julina et Catella. — En même temps qu’il épure la fable primitive, Shakespeare la place à jamais dans l’idéal. Le lieu où est transportée la comédie n’est plus une ville connue des États romains, ni la capitale fameuse de l’empire grec ; c’est une Illyrie étrange, dont toutes les cités sont anonymes et qu’ignore notre géographie prosaïque ; c’est une contrée cosmopolite et panthéiste, dont les habitants portent indifféremment des noms latins, italiens, français et anglo-saxons, où l’on révère Jupiter et où l’on se marie fort dévotement devant un prêtre chrétien. Dans la mappemonde shakespearienne, le rivage où naufrage Viola est le prolongement de cette introuvable plage de Bohême où les pâtres recueillent la petite Perdita. De cette haute terrasse où gambade Feste, le bouffon de madame Olivia, il est facile d’apercevoir à l’horizon les cimes dorées de cette prestigieuse forêt des Ardennes, où le fou Pierre de Touche guide Rosalinde et Célia.

Le pays où se passe Ce que vous voudrez, confine aux parages de la chimère. Quelques pas de plus, et vous atteignez le vertigineux plateau du monde fécrique. Ce que vous voudrez se développe dans le domaine du fantasque, et ne s’arrête que devant l’empire fantastique où commence le Songe d’une nuit d’été.

Il y a dans l’âme humaine toute une région vague, mystérieuse, insondable, indéfinie, où la raison perd ses droits, où la logique s’égare, et qui, par l’imagination, s’étend à perte de pensée dans le rêve. Rien de plus incontestable et de plus inexplicable en même temps que l’intervention continuelle de l’imprévu dans notre existence. D’où nous vient telle brusque inspiration, telle impression subite, telle idée soudaine ? Quel est le mobile étrange de tous les actes involontaires que nous commettons chaque jour ? Quel est le lutin qui nous met dans cette humeur ? Quel est le Puck qui nous souffle cette lubie ? Quel est l’Ariel qui nous leurre de cette illusion ? Quel est l’Obéron qui nous affole de cette billevesée ? Nos étourderies, nos distractions, nos impatiences, nos contradictions, nos inconséquences, nos boutades, nos incartades, nos inadvertances, nos engouements, nos dégoûts, nos extravagances, ont pour cause première l’incessante pression de l’inconnu. C’est cette influence si réelle et si singulière, si commune et si extraordinaire, exprimée dans notre existence par le caprice, qui domine dans Ce que vous voudrez. — Le caprice est partout dans cette comédie : il fait mouvoir chaque ressort ; il noue l’intrigue et la dénoue ; il peint les décors, dessine les costumes, anime les figures, guide les personnages, règle les scènes, fait l’action. C’est le caprice primordial, le caprice de la nature, qui produit cette exceptionnelle ressemblance des deux jumeaux Sébastien et Viola. — Viola, naufragée sur la côte d’Illyrie, prend un costume d’homme et s’offre comme page au duc Orsino, qu’elle ne connaît pas et dont elle s’énamoure brusquement. Caprice. — Le duc Orsino s’éprend de la comtesse Olivia, soupire pour elle durant toute la pièce, puis, subitement, réprime avec un sourire cette grande passion, et épouse Viola qu’il dédaignait. Caprice. — La comtesse Olivia repousse, on ne sait pourquoi, toutes les avances du duc, beau, riche, élégant, spirituel, désintéressé, magnanime, fait vœu de vivre cloîtrée pendant sept ans, reçoit la visite du page d’Orsino, oublie immédiatement ses engagements solennels, brusque une déclaration d’amour à Viola, et finit par se marier à Sébastien ! Caprice, caprice. — Sébastien, occupé de chercher sa sœur, rencontre la comtesse Olivia qu’il n’a jamais vue, et sur-le-champ va l’épouser. Caprice. — Sir Tobie Belch se met en tête d’obtenir pour cette brute de sir André Aguecheck la main de sa nièce, la dédaigneuse Olivia, et lui-même, un chevalier, il épouse soudain la chambrière Maria, uniquement par admiration pour une farce qu’elle a su jouer. Caprice. — Le capitaine Antonio, qui ne connaît, Sébastien que d’hier, se prend pour lui d’une affection si vive qu’il le suit à la cour d’Illyrie où sa tête est mise à prix, et qu’il risque sa fortune et sa vie pour ne pas le perdre de vue. Caprice toujours. — Ainsi toutes ces destinées sont à la merci d’une boutade. L’imprévu fait loi, l’inconséquence est la règle, le singulier est le général. L’excentricité est ici tellement souveraine qu’elle affuble de sa livrée la raison même, et qu’elle coiffe d’un bonnet de fou le spirituel Feste, cette intelligence si fine et si profonde, qui est comme le génie du lieu. Le fantasque est dans l’air même qu’on respire. Il est dans la rêverie-opale du duc Orsino, dans la vague langueur d’Olivia, dans le bizarre travestissement de Viola, dans le dévouement brusque d’Antonio, dans la soudaine tendresse de Sébastien, dans les frasques de Maria, dans les improvisations de Feste, et jusque dans l’ébriété folle de sir Tobie et de sir André. L’amour même n’apparaît guère ici qu’à l’état d’ivresse. Les plus nobles personnages de la troupe, le duc Orsino et la comtesse Olivia, se grisent et se dégrisent exactement comme les deux buveurs.

Pourtant, au milieu de toutes ces figures que le caprice gouverne, Shakespeare a glissé une exception : Malvolio ! — Malvolio est dans Ce que vous voudrez l’intrus du prosaïsme. Intendant du palais enchanté d’Olivia, il y représente la norme, la correction, la discipline, la rigueur, le respect humain, le décorum. Là où tout le monde est plus ou moins ivre, lui seul a la prétention de rester froid. À cet extravagant festin, où les autres vident les coupes les plus capiteuses, lui s’obstine à boire de l’eau. On dirait un teatotaller fourvoyé dans une orgie, Il est là comme le recors de la sobriété, comme le policeman de la tempérance. Fort de son abstinence, il est inflexible pour l’incontinence d’autrui. Écoutez avec quelle rébarbative véhémence il tance les deux viveurs qu’il surprend chez madame la comtesse, en flagrant délit de libation nocturne :

— Çà ! êtes-vous fous, mes maîtres, ou bien qu’êtes-vous donc ? N’avez-vous, ni raison, ni savoir-vivre, ni civilité, pour brailler comme des chaudronniers à cette heure de nuit ? Tenez-vous la maison de madame pour un cabaret, que vous hurliez ici vos airs de tailleur sans ménagement ni remords de voix ? Ne respectez-vous ni lieu ni personne ? Avez-vous perdu toute mesure ?

Que les buveurs se le tiennent pour dit : il faudra se réformer ou déguerpir. Malvolio ne badine pas ; pas plus tard qu’hier, il a sans rémission chassé de la maison le brave Fabien, qui s’était permis d’organiser dans le parc un combat d’ours. Si le rigide intendant se contentait de sévir contre l’ivrognerie et les divertissements cruels, il n’y aurait rien à dire. Mais Malvolio ne borne pas là sa mission. Il est le persécuteur du plaisir quel qu’il soit, le proscripteur de la gaîté même la plus inoffensive. Il fait la guerre à tous les jeux, voire aux jeux de mots. Comme il n’entend pas raillerie, il déteste la plaisanterie. Tout éclat de rire l’offusque et lui fait l’effet d’un sarcasme. N’ayant pas d’esprit, il hait d’instinct ceux qui en ont. Par exemple, il a contre Feste une animosité personnelle, et il s’étonne hautement que madame la comtesse « se plaise dans la société d’un si chétif coquin. » Il considère « les gens sensés, qui s’extasient devant des fous de cette espèce, comme ne valant guère mieux que la marotte de ces fous. » Et il prononce cette sentence avec une telle aigreur que, malgré sa partialité pour lui, la comtesse Olivia lui reproche nettement « d’avoir le goût dérangé » et « de prendre des flèches à moineaux pour des boulets de canon. » Malvolio est l’ennemi des amoureux tout autant que des poëtes. Il fait faction à la porte du palais pour en écarter les galants. C’est lui qui barre le passage au page d’Orsino, quand ce petit impertinent prétend parler à la comtesse au nom du duc. Et lorsque madame Olivia le charge de rattraper Césario pour lui remettre sa bague, il court après le page comme un furieux et lui jette l’anneau aux pieds, aggravant spontanément par une exécution injurieuse l’ordre qu’il a reçu. Ces excès de zèle ont pour effet de rendre l’honnête Malvolio parfaitement antipathique ; il a la sagesse insupportable et la probité assommante. Rien de plus disgracieux que ce perpétuel rabat-joie. Impossible, en restant estimable, d’être moins aimable. Qui de nous n’a rencontré dans la vie de ces vertus farouches, anguleuses et maussades ? Passe encore si Malvolio avait autant de modestie que de modération. Mais Malvolio est d’une arrogance agaçante ; il est tranchant et cassant ; il a avec tout le monde des airs de supériorité qui ressemblent à des provocations. Tout en rendant ample justice à ses qualités, madame Olivia elle-même lui dit en face « qu’il a la maladie de l’amour-propre. » Quant à la fine soubrette Maria, elle est moins parlementaire, et proclame tout haut que monsieur Malvolio est un âne plein d’affectation. Elle a une aversion insurmontable pour ce personnage « tout féru de lui-même qui se croit bourré de perfections. » Et, si prévenue que soit la jolie soubrette, il n’est pas étonnant que cette opinion trouve de l’écho.

Hormis madame Olivia, Malvolio a tout le monde contre lui. Il n’y a qu’un cri pour dénoncer cet être sentencieux « qui débite ses maximes par grandes gerbes. » Aussi, quand Maria propose de lui jouer un bon tour, l’idée est-elle accueillie par tous avec acclamation. Chacun veut être du complot. Admirable ! exclame sir Tobie. Excellent ! répète sir André. « Moi, s’écrie Fabien, je veux être bouilli à mort par la mélancolie si je perds un scrupule de cette farce. » La farce est bonne en effet. L’ingénieuse Maria a découvert dans le caractère même de Malvolio l’amorce vengeresse. Ah ! Malvolio est vaniteux ; eh bien, c’est par la vanité qu’il va être attrapé. Il s’agit de lui fourrer dans la tête cette idée étrange, saugrenue, biscornue, impossible, inouïe, que la comtesse Olivia, la noble dédaigneuse qui rejette de six haut les hommages d’un prince, est amoureuse de lui, Malvolio ! Le joyeux plan, proposé, médité, concerté, est mis à exécution. Un billet doux écrit par Maria d’une écriture qu’on croirait celle de la comtesse, est égaré sournoisement sur le passage de l’intendant ; Malvolio le ramasse, l’ouvre et croit tout. Le tour est fait, et voyez le résultat moral. Ce Malvolio, l’homme positif par excellence, le raisonneur terre à terre, le logicien pratique, prend pour réalité le plus irréalisable des rêves. Il se figure qu’il est adoré d’Olivia, et le voilà égaré par la fatuité en pleine chimère. Il se voit déjà comte Malvolio, assis sous un dais dans sa simarre de velours à ramages, promenant sur ses officiers rangés autour de lui un regard souverain, réformant en maître toute sa maison, envoyant chercher son parent Tobie par sept valets, et le sommant impérieusement de renoncer à la dive bouteille. — Lui, Malvolio, le censeur des amoureux, il devient le plus extravagant des verts galants. Lui, le persécuteur des histrions et des bouffons, le voilà qui joue la plus drôle des pasquinades sous le plus hétéroclite des travestissements ! Il se chausse de bas jaunes, il se sangle les mollets avec des jarretières en croix, et se présente solennellement à sa maîtresse dans la plus burlesque attitude, avec un sourire béat qui, prétend Maria, « lui creuse sur la face plus de lignes qu’il n’y en a dans la nouvelle mappemonde augmentée des Indes. » En le voyant ainsi métamorphosé, madame Olivia le croit fou tout de bon, et commande avec inquiétude qu’on veille bien sur ce digne serviteur. Les conjurés s’empressent d’exécuter un ordre qui favorise si bien leur projet : ils emmènent Malvolio, l’enferment dans une chambre noire, et pour le guérir envoient chercher l’exorciste. Aussitôt Feste, tant de fois honni par Malvolio, apparaît sous la soutane du curé sir Topas, pour chasser le diable qui possède le démoniaque. Malvolio a beau protester qu’il n’est pas fou, le fou s’obstine à le dire fou ; Malvolio implore une épreuve, et conjure monsieur le curé de lui adresser des questions. Feste interroge Malvolio sur la transmigration des âmes ; et, comme Malvolio se refuse à croire que l’âme de sa grand’mère soit logée dans une bécasse, Feste lui signifie qu’il ne sortira de son cachot que quand il partagera les opinions de Pythagore ! Toute cette scène, d’un humour magistral, résume par une impérissable parodie l’éternelle dispute du pédant et du poëte, du fanatique et du libre penseur, du cuistre et du philosophe, du bourgeois et de l’artiste, de l’homme de bon sens et de l’homme d’imagination. Et ici, remarquez-le bien, le dernier mot ne reste pas au sage, mais au fou. La saine raison, la rigoureuse logique, l’entendement dit pratique, le sérieux solennel sont pris au piége, dupés et bernés par la bouffonnerie idéale. Ce Malvolio, qui dédaignait et outrageait l’imagination, est finalement maîtrisé par elle et réduit à lui demander grâce. La folle du logis insultée se venge en rendant grotesque son insulteur.

C’est ainsi que Shakespeare a, par un accord profond, relié l’intrigue secondaire dont Malvolio est le protagoniste à l’intrigue première qui sert de cadre à la comédie. Cette fantaisie souveraine, qui inopinément rapproche les deux jumeaux si longtemps séparés, qui brusquement fait, épouser Olivia par Sébastitn, Viola par Orsino, Maria par sir Tobie, impose sa suprématie à Malvolio lui-même. Elle domine celui qui lui résiste aussi impérieusement que ceux qui lui cèdent. Elle accable tous les personnages par d’irrésistibles surprises. Elle mystifie Malvolio, comme elle berne sir Tobie et sir André, qu’elle fait étriller par Sébastien, tout à coup substitué à sa sœur, comme elle étonne Olivia et Viola en les donnant l’une et l’autre à deux maris inespérés. — L’idée de la pièce, qui ressort si splendidement de l’action même, est d’ailleurs complètement mise en lumière par ce double titre : Le Soir des Rois ou Ce que vous voudrez. L’immémoriale fantaisie qui a pour devise Ce que vous voudrez, a de tout temps présidé à cette antique fête des Rois que le culte païen a léguée au christianisme primitif, et qui, revenant chaque année douze jours après la Noël, était célébrée par l’Angleterre protestante comme elle l’est encore de nos jours par la France catholique. Quoi de plus essentiellement fantasque que cette solennité joyeuse de Twelfth Night qui, au soir de l’Épiphanie, transformait la plus humble demeure en un palais imaginaire, qui donnait au plus pauvre, comme au plus riche, l’illusion de la toute-puissance, et qui, aux acclamations des buveurs choquant les verres, faisait surgir une couronne d’une galette ? La fantaisie suprême, qui organisait cette cour bachique et qui groupait roi, reine et ministres autour de la table illuminée, est bien la même providence capricieuse qui, dans la comédie de Shakespeare, distribue si diversement les parts, et qui si inopinément décerne à Sébastien la fève convoitée par Malvolio.

Cette ravissante comédie fut imprimée pour la première fois dans l’in-folio de 1623, puis réimprimée dans l’in-folio de 1632. Le British Museum possède un bien rare exemplaire de cette seconde édition, l’exemplaire originairement acquis par Charles Ier et légué par Georges IV à la Bibliothèque nationale. Dans ce volume princier, en tête de la pièce qui nous occupe, on remarque une rature faite de la main même du roi Charles : le titre original twelfth night or what you will, est barré et remplacé par ce nom unique : Malvolio. La critique ne s’est jamais demandé quelle pouvait être la pensée du roi quand il corrigeait ainsi le poëte, appelant l’ouvrage de Shakespeare autrement que ne l’avait appelé Shakespeare, et résumant dans la figure de Malvolio la comédie dont Malvolio n’est certes pas le personnage principal. Je crois entrevoir le motif de cette correction étrange. — Malvolio, rappelons-nous-le, est un puritain, un diable de puritain, the devil a puritan, comme dit la soubrette Maria. Il appartient à ce parti intolérant et farouche qui doit un jour dominer le long Parlement et renverser dans le sang la monarchie des Stuarts. Nul doute que Charles Ier attaqué dès son avènement par ce parti, attaqué, non-seulement dans son trop condamnable despotisme, mais dans sa vie privée, dans ses sympathies domestiques, dans ses mœurs intimes, dans son noble goût pour les arts, dans sa généreuse prédilection pour le théâtre, n’ait vu dans la satire dirigée contre Malvolio une sorte de main-forte prêtée à la cause monarchique par l’auteur d’Hamlet. Les traits lancés contre le rigide intendant d’Olivia retombaient en allusions acérées sur les amers ennemis du bon plaisir royal. Dominé par une préoccupation toute personnelle, Charles Ier devait regarder comme capitale l’excellente farce jouée à « ce diable de puritain, » et il trouvait logique de modifier le titre de la pièce conformément à l’importance suprême qu’il attribuait à ce personnage. Hélas ! la douce épigramme du poëte ne pouvait désarmer l’avenir lugubre qui déjà menaçait le petit-fils de Marie Stuart, et Malvolio bafoué n’allait être que trop vengé par l’échafaud de White-Hall.

Ce que vous voudrez, joué le 2 février 1602, à une représentation d’amateurs, par les étudiants de Middle-Temple, était évidemment écrit dès le commencement du dix-septième siècle. Certes, à cette époque, Shakespeare ne pouvait pas même soupçonner le sombre drame historique qui devait avoir pour dénoûment l’exécution de Charles Ier. Il ne pouvait prévoir la série d’événements extraordinaires qui devaient livrer la monarchie absolue au parti puritain. Mais l’ascendant sans cesse croissant de cette secte n’avait pu échapper à son génie observateur. Les puritains creusaient depuis vingt ans une sape redoutable dans les profondeurs de la société britannique, ils agissaient déjà sur la Chambre des communes ; répandus dans les provinces et dans la métropole, ils dominaient de leur influence un grand nombre de corporations municipales. C’étaient eux qui, par leurs dénonciations, avaient fait proscrire de la Cité de Londres la plupart des théâtres, et forcé la troupe de Globe à émigrer par delà la Tamise, dans le faubourg de Southwaak. Chrétiens judaïques, les puritains confondaient dans le même anathème les choses les plus odieuses et les choses les plus sacrées, le papisme catholique et l’immortelle philosophie, le papisme anglican et la pensée libre, la superstition et l’art, le confessionnal et le théâtre, le mensonge et la poésie. L’outrage qu’ils crachaient sur Torquemada, ils le jetaient à la face de Michel-Ange. Incurables aveugles, ils prenaient pour le faux le beau, cette splendeur du vrai. Voulez-vous avoir une idée de cette cécité implacable ? L’un d’entre eux, Philipp Stubbes, dans un pamphlet réimprimé en 1595 : The anatomy of abuses, proclamait que « les romans étaient inventés par Belzébuth, écrits par Lucifer, autorisés par Pluton, imprimés par Cerbère, et mis en vente par les Furies pour l’empoisonnement de l’univers. » Un autre, le chef même du parti, Stephen Gosson, ancien étudiant de l’université d’Oxford, auteur dramatique converti, publiait, en 1597, un factum résumé par ce titre : L’École des abus, contenant une agréable invective contre les poëtes, les comédiens et les bouffons et autres chenilles de la république. Ce Gosson avait inauguré sa conversion par un livre destiné à démontrer que « les pièces de théâtre ne doivent pas être tolérées dans une république chrétienne, » et dédié expressément au secrétaire d’État, sir Francis Walsingham.

Ainsi, non contents d’insulter le théâtre, les puritains le dénonçaient. Ils avilissaient la polémique jusqu’à la délation. Ils requéraient pour la satisfaction de leurs animosités les rigueurs du despotisme qui les accablait eux-mêmes. Dans la frénésie du fanatisme, ils aggravaient la stupidité par la lâcheté. Si le pouvoir les avait écoutés, le théâtre anglais était fermé pour toujours, et tous ces chefs-d’œuvre qui, aujourd’hui, éblouissent le monde : Macbeth, Othello, le Roi Lear, Hamlet, fussent restés forcément les secrets d’une silencieuse rêverie. Certes Shakespeare n’était que trop fondé à flétrir ces ignobles attaques. Pourtant combien douce est sa réplique ! avec quelle noble modération il ferme la bouche à ses adversaires ! Contre leur brutalité il ne s’arme que de grâce. Il répond à tous ces cris de fureur par le plus aimable badinage. Il réfute les pamphlets les plus odieux par cette exquise épigrarame : Ce que vous voudrez. En dépit des farouches détracteurs du plaisir, il revendique, au nom de la nature humaine, le droit à la gaîté, à la joie, au caprice, à la fantaisie. Les puritains veulent proscrire les fêtes populaires : Shakespeare choisit la plus folle de toutes, la Fête des Rois, et l’inscrit, titre lumineux, en tête de sa nouvelle œuvre. Les puritains ne veulent plus entendre que des hymnes et des psaumes : Shakespeare, par la voix du bouffon Feste, leur chante « la naïve et franche chanson d’amour que les fileuses et les tricoteuses fredonnent en travaillant au soleil. » Tous ces Malvolios damnent la comédie : Shakespeare s’amuse à leur faire une farce.

C’est avec ce généreux enjouement que se défend le poëte. Il convie à la bonne humeur ces inexorables têtes rondes qui, en 1642, feront fermer son théâtre. À Cromwell qui va le frapper, Shakespeare s’offre le sourire aux lèvres.


13 mai 1864.

  1. Extrait d’une lettre récemment retrouvée à la bibliothèque dite Bodleian library.
  2. « Payé à John Héminge, sur un mandat du conseil daté de Whitehall, le vingtième jour de mai 1613, la somme de 33 livres 6 shillings 8 deniers pour avoir représenté devant Son Altesse le prince Charles, Madame Élisabeth et le prince Électeur Palatin quatorze pièces, à savoir : Philaster, la Bande des fous, Beaucoup de bruit pour rien, la Tragédie de la Vierge, le Joyeux Diable d’Edmonton, la Tempête, Roi et pas roi, la Tragédie des Jumeaux, le Conte d’hiver, Sir John Falstaffe (les Joyeuses Épouses de Windsor), le More de Venise, le Grand Seigneur, la Tragédie de César et l’Amour sanglant. » Extrait des comptes de Lord Harrington, trésorier de la chambre de Jacques Ier.
  3. Les Facétieuses Nuits de Straparole, traduites par Jean Louveau et Pierre de Larivey, iv nuit, fable iv. — Bibliothèque elzévirienne. — Pagnerre, éditeur.
  4. Voir le conte de Tarleton à l’Appendice.
  5. Traduction de Belleforest. Voir cette nouvelle à l’Appendice.
Dédicace Les Joyeuses Épouses de Windsor
Introduction