Holinshed
Relation de l’assassinat de Maître Arden de Feversham
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Les Apocryphes, tome II
Paris, Pagnerre, 1866
p. 427-442
Cent-dix-huitième histoire tragique Wikisource

EXTRAIT DE LA CHRONIQUE D’HOLINSHED.

ASSASSINAT DE MAÎTRE ARDEN DE FEVERSHAM.
(1557)

En ce temps-là il y avait à Feversham, dans le Kent, un gentleman nomme Arden, qui fut fort cruellement assassiné à l’instigation de sa propre femme. Cet Arden était un homme d’une taille élevée et élégante ; il avait épousé une femme de qualité, jeune, grande, agréable de tournure et de visage, qui se lia familièrement avec un certain Mosby, tailleur de son état, homme à la figure basanée, et domestique chez lord North. Il arriva que ce Mosby se brouilla avec elle après une querelle ; mais elle, désirant se réconcilier avec lui, lui envoya une paire de dés d’argent par un certain Adam Fowle, demeurant à la Fleur de Lys, à Feversham. Après quoi il revint à elle et résida souvent chez Arden. Si bien qu’avant deux ans, il obtint ses faveurs et coucha avec elle. Arden, dit-on ; savait bien que leur mutuelle familiarité dépassait les bornes de l’honnêteté. Cependant, ne voulant pas offenser sa femme et perdre ainsi le profit qu’il espérait tirer de ses relations avec certains amis de mistress Arden en tolérant son inconduite, — profit qu’il eût pu perdre s’il s’était brouillé avec elle, — il se contenta de fermer les yeux sur ses honteux désordres, et il autorisa, invita même Mosby à loger chez lui : cet état de choses dura longtemps, avant qu’aucune machination fût faite par les deux amants contre maître Arden. Enfin la femme, enflammée d’amour pour Mosby et prenant en dégoût son mari, chercha les moyens de hâter sa fin.

Il y avait à Feversham un peintre qui passait pour habile a composer les poisons. Elle lui demanda donc s’il avait, oui ou non, cet art. Il avoua qu’il l’avait effectivement : — « Eh bien, dit-elle, je voudrais un poison assez violent pour dépêcher sur-le-champ celui qui le prendrait. » — « Je puis vous le procurer, » dit-il, et immédiatement il lui fit un poison de cette sorte ; puis il lui recommanda de le mettre au fond d’une écuelle, et de verser du lait par dessus. Elle oublia cette recommandation, et fit exactement le contraire, versant le lait d’abord et ensuite le poison. Un jour que maître Arden se proposait d’aller à cheval à Cantorbéry, sa femme lui apporta son déjeuner, composé habituellement de lait et de beurre. Lui, ayant pris une ou deux cuillerées de lait, n’en aima ni le goût ni la couleur, et dit à sa femme :

— Mistress Alice, quel lait m’avez-vous donné là ?

Sur ce, elle le répandit à terre avec sa main, en disant :

— Je vois que rien ne peut vous plaire.

Alors Arden monta à cheval et partit pour Cantorbéry, et, sur la route, il fut pris de coliques violentes par en haut et par en bas, et il échappa ainsi pour cette fois.

Après cela, sa femme fit connaissance d’un certain Greene de Feversbam, tenant de sir Anthony Ager, auquel Greene maître Arden avait extorqué une pièce de terre, située derrière l’abbaye de Feversham ; et plusieurs fois des coups et de grosses menaces avaient été échangés entre eux à ce sujet. Sachant donc que Greene haïssait son mari, Alice se concerta avec lui pour faire disparaître Arden, et décida que, s’il pouvait trouver quelqu’un qui voulût bien commettre le meurtre, l’assassin aurait dix livres de récompense. Ce Greene, ayant une mission à remplir pour son maître, eut occasion d’aller à Londres, où était alors sir Anthony Ager, et étant chargé de bagage, pria un certain Bradshaw, orfévre à Feversham, qui était son voisin, de l’accompagner jusqu’à Gravesend, promettant de le récompenser pour sa peine. Ce Bradshaw, fort honnête homme, consentit à monter à cheval avec lui. Et, quand ils arrivèrent aux dunes de Raynham, ils aperçurent trois ou quatre domestiques qui venaient de Leeds ; et en même temps Bradshaw vit arriver sur la colline, du côté de Rochester, un certain Blackwill, terrible et cruel bandit portant une épée et un bouclier, et, avec lui, un autre homme ayant sur l’épaule un gros bâton.

Alors Bradshaw dit à Greene : — Nous sommes heureux, qu’il nous arrive de Leeds de la compagnie, car voici venir à notre rencontre le plus meurtrier coquin qui soit en Angleterre ; sans ce renfort-là, nous aurions eu grande chance de perdre et la bourse et la vie.

— Oui-dà, pensa Greene (comme il l’a confessé plus tard), cet homme fait justement mon affaire.

Et il demanda : — Lequel des deux est-ce ?

— Celui-là, répondit Bradshaw, celui qui a l’épée et le bouclier ; il s’appelle Blackwill.

— Comment savez-vous cela ? fit Greene.

— Je l’ai connu à Boulogne, répliqua Bradshaw. Nous avons tous deux servi là ; lui était soldat ; moi, j’étais attaché à sir Richard Cavendish. Il a commis là beaucoup de vols et de meurtres odieux sur ceux qui voyageaient entre Boulogne et la France.

Sur ces entrefaites ; ils furent rejoints par la bande des domestiques qui fit route avec eux ; et c’est ainsi qu’ils rencontrèrent Blackwill et son compagnon. Les domestiques, qui connaissaient Blackwill, le saluèrent et lui demandèrent où il allait.

Blackwill répondit : — Sangdieu ! (car c’était son habitude de jurer presque à chaque mot), je ne le sais pas et je ne m’en inquiète pas ; je lève mon bâton, et je marche comme il tombe.

— Eh bien, firent les domestiques, si tu veux t’en retourner à Gravesend, nous te donnerons à souper.

— Sangdieu ! s’écria Blackwill, soit ! j’y consens, je vais avec vous.

Et il s’en retourna avec eux.

Alors Blackwill, reconnaissant Bradshaw :

— Camarade Bradshaw, dit-il, comment vas-tu ?

— Quoi ! est-ce que vous me connaissez ? répondit Bradshaw, peu soucieux de renouveler connaissance et d’avoir affaire à un pareil coquin.

— Oui, certes, fit l’autre ; n’avons-nous pas servi ensemble à Boulogne ?

— Pardonnez-moi, repartit Bradshaw, je ne vous remettais pas.

Alors Greene causa avec Blackwill, et lui dit : — Quand vous aurez soupé, venez à mon auberge ; à telle enseigne, et je vous donnerai le vin sucré.

— Sangdieu ! je vous remercie, j’irai vous voir, je vous le garantis.

Suivant sa promesse, Blackwill alla rejoindre Greene, et ils firent bonne chère. Alors, à l’insu de Bradshaw, tous deux s’entendirent, et Greene promit à Blackwill qu’il aurait dix livres pour sa peine, s’il voulait tuer maître Arden.

— Sangdieu ! dit Blackwill, j’y consens, pourvu qu’on me le désigne.

— Morbleu, fit Greene, demain, à Saint-Paul, je te le montrerai.

Sur ce, ils cessèrent leurs pourparlers. Greene renvoya Blackwill à son auberge, et écrivit à mistress Arden une lettre où, entre autres choses, il lui disait : Nous avons trouvé l’homme qu’il nous faut, grâce à mon confrère Bradshaw. Sur quoi, Bradshaw, ne sachant rien de ce qui s’était passé, prit la lettre ; et le lendemain matin, étant revenu à Feversham, la remit à mistress Arden. Greene et Blackwill partirent pour Londres à l’heure de la marée.

Au moment fixé, Greene montra à Blackwill maître Arden qui se promenait à saint Paul.

— Et qui donc marche à sa suite ? dit Blackwill.

— Un de ses gens, répondit Greene.

— Sangdieu ! s’écria Blackwill, je vais les tuer tous deux.

— Nullement, dit Greene, n’en faites rien ; car ce valet est avec nous dans cette affaire.

— Sangdieu ! ça m’est égal, je les tuerai tous deux.

— Non, non, n’en faites rien.

Alors Blackwill chercha à tuer maître Arden dans le cimetière de saint Paul, mais il y avait tant de gentlemen qui accompagnaient Arden que le projet fut manqué. Greene répéta au valet de maître Arden, un nommé Michel, ce que lui avait dit Blackwill, et depuis lors Michel craignit toujours que Blackwill ne le tuât. La raison pour laquelle Michel conspirait avec les autres contre son maître était la promesse qu’on lui avait faite de lui donner en mariage une parente de Mosby.

Maître Arden était alors logé dans un presbytère qu’il possédait à Londres. Michel et Greene convinrent donc que Blackwill viendrait un soir au presbytère, dont les portes seraient laissées ouvertes, pour assassiner maître Arden. Ce Michel, ayant mis son maître au lit, laissa les portes ouvertes, conformément à la convention ; son maître, étant couché, lui demanda s’il avait fermé les portes, et il répondit que oui ; mais ensuite Michel, craignant que Blackwill ne le tuât comme son maître, quand il serait au lit, se releva et referma les portes sous double verrou. Si bien que Blackwill, étant venu là et ayant trouvé les portes fermées, se retira fort désappointé. Le lendemain, il se rendit auprès de Greene, jurant et pestant dans sa fureur d’avoir été ainsi trompé, et, avec maintes terribles imprécations, menaça de tuer le valet de maître Arden, partout où il le rencontrerait.

— Non, dit Greene, n’en faites rien, je veux d’abord savoir pourquoi il a fermé les portes.

Alors Greene alla trouver le valet d’Arden, et lui demanda pourquoi il n’avait point laissé les portes ouvertes, suivant sa promesse.

— Morbleu, répondit-il, je vais vous le dire. Hier soir mon maître a fait une chose qu’il n’avait jamais faite auparavant. Car, quand j’étais couché, il s’est relevé et a fermé les portes, et ce matin il m’a fort grondé de les avoir laissées ouvertes.

Et cette explication pacifia Greene et Blackwill. Arden s’étant décidé à revenir à Feversham, le valet vint dire à Greene : « C’est ce soir que mon maître partira. » Sur quoi il fut décidé que Blackwill ferait le coup sur les dunes de Raynham. Quand maître Arden fut arrivé à Rochester, le valet, craignant d’être tué avec son maître, blessa son cheval tout exprès et le fit boiter afin de pouvoir gagner du temps et rester en arrière. Son maître lui ayant demandé pourquoi le cheval boitait, il répondit qu’il n’en savait rien.

— Eh bien, dit maître Arden, quand tu arriveras devant le premier forgeron, entre Rochester et la colline qui domine Chatham, fais ôter le fer de ton cheval, visite-le, et viens ensuite me rejoindre.

Sur ce, maître Arden lança son cheval en avant ; et, quand il arriva à l’endroit ou l’attendait Blackwill, il fut rejoint par plusieurs gentlemen de sa connaissance qui lui tinrent compagnie ; si bien que Blackwill fut encore une fois déconcerté.

Dès que maître Arden fut revenu chez lui, il envoya son valet à Sheppy, chez sir Thomas Cheiny, lord gardien des cinq ports, à propos d’une certaine affaire ; et sir Thomas remit au valet une lettre pour maître Arden. Quand Michel fut de retour, sa maîtresse prit la lettre et la garda, en recommandant au valet de dire à maître Arden que sir Thomas Cheiny lui avait remis une lettre, mais qu’il l’avait perdue, et qu’en conséquence maître Arden ferait bien de se rendre le lendemain matin chez sir Thomas, pour savoir ce que lui voulait celui-ci. Maître Arden dit qu’il le ferait, et recommanda conséquemment à Michel de se lever de bonne heure. Pendant ce temps-là, Blackwill et un certain George Shakebag, son compagnon, étaient logés par les soins de Greene, dans un magasin de sir Anthony Ager, à Preston ; là, mistress Arden alla visiter Blackwill, lui apportant et lui envoyant fréquemment à boire et à manger.

Blackwill donc, rôdant de ce côté et guettant l’occasion, fut averti de se tenir prêt de bonne heure dans la matinée ; il fut convenu qu’il attendrait maître Arden dans un fourré de genêts entre Feversham et le gué (par lequel maître Arden devait passer) et que là il ferait son coup. Blackwill se leva donc dans la matinée de bonne heure, mais il se trompa de chemin, et s’attarda en faisant fausse route.

Maître Arden et son valet se dirigèrent de bon matin vers Shornelan, où demeurait sir Thomas Cheiny ; comme ils étaient près d’arriver au fourré de genêts, Michel craignit que Blackwill ne le tuât en même temps que son maître, et feignit d’avoir perdu sa bourse.

— Eh quoi ! dit le maître, ne pouvais tu-pas mieux veiller sur ta bourse ? Qu’y avait-il dedans ?

— Trois livres.

— Eh bien, rebrousse chemin, maroufle, et cherche-la ; il est de trop bonne heure pour qu’un passant ait pu encore la ramasser ; tu es donc sûr de la retrouver ; reviens alors me rejoindre au gué.

Néanmoins, par la raison que Blackwill s’était trompé de chemin, maître Arden échappa une fois encore. Le même jour, Blackwill se croyait sûr d’attraper maître Arden, quand celui-ci retournerait chez lui. Mais, soit que maître Arden fût accompagné par quelques-uns des gens du lord gardien des Cinq Ports, soit qu’il eût craint de passer par le fourré de genêts à une heure aussi tardive, Blackwill fut encore désappointé.

La foire de Saint-Valentin approchant, les conspirateurs résolurent d’exécuter ce jour-là leur diabolique dessein. Mosby voulait chercher querelle à maître Arden dans la foire et se battre avec lui ; car il lui répugnait, disait-il, d’assassiner un gentleman de la manière que voulait sa femme. Mais ce projet de combat ne pouvait aboutir ; car maintes fois Mosby avait vainement provoqué maître Arden ; celui-ci avait toujours refusé de se battre. Or Mosby avait une sœur qui demeurait dans une dépendance de la maison de maître Arden, à Feversham. Le soir de la foire, Blackwill fut invité à y venir et amené par Greene ; mistress Arden se trouvait là, accompagnée de Michel, son valet, et d’une de ses servantes. Il y avait la également Mosby et George Shakebag. On s’entendit alors pour tuer maître Arden par le procédé qui fut employé plus tard. Cependant Mosby ne put consentir tout d’abord à ce lâche assassinat ; il sortit furieux, et se dirigea par la rue de l’Abbaye vers l’auberge de la Fleur de Lys, tenue par le susdit Adam Fowle, où il logeait souvent. Mais, avant qu’il y fût arrivé, un messager le rejoignit et le supplia instamment, de la part de mistress Arden, de revenir pour aider à l’exécution de la chose qu’il savait. Sur quoi Mosby s’en revint ; et, dès qu’il fut rentré, mistress Arden se mit à genoux devant lui, et le conjura de consentir, pour l’amour d’elle, à mener l’affaire à fin, — lui répétant, ce qu’elle lui avait souvent dit, qu’il n’avait aucune inquiétude à avoir, vu que personne ne se soucierait de la mort d’Arden, et qu’on ne ferait pas une enquête bien sérieuse pour découvrir ceux qui l’auraient expédié.

Enfin, sur les instances de mistress Arden, Mosby acquiesça à cet horrible projet. Sur quoi on introduisit Blackwill dans la maison de maître Arden, et on l’installa dans un cabinet au bout du parloir. Auparavant, on avait congédié tous les domestiques, hormis ceux qui étaient dans la confidence du meurtre projeté. Alors Mosby alla à la perte d’entrée et se tint là, ayant une robe de chambre de soie nouée autour de la ceinture. Il était entre six et sept heures du soir. Maître Arden, qui était allé chez un de ses voisins, nommé Dumpkin, pour régler certains comptes avec lui, rentra à la maison, et, trouvant Mosby debout près de la porte, lui demande s’il était temps de souper.

— Je ne le pense pas, répondit Mosby, le souper n’est pas prêt.

— Eh bien, dit maître Arden, faisons en attendant une partie de trictrac.

Et sur ce, ils se dirigèrent vers le parloir. Comme ils traversaient la salle à manger, maître Arden dit à sa femme qui se promenait là : « Comment va, mistress Alice ? » À quoi elle ne répondit que du bout des lèvres. Pendant ce temps-là, quelqu’un enchaînait la porte d’entrée.

Quand ils furent dans le parloir, Mosby s’assit sur le banc, ayant la face tournée vers le cabinet où était aposté Blackwill. Puis Michel, le valet de maître Arden, se plaça derrière son maître, ayant une chandelle à la main, pour cacher Blackwill, afin qu’Arden ne pût point l’apercevoir à son entrée.

Pendant la partie, Mosby dit ces paroles, qui semblaient être un mot d’ordre convenu pour l’apparition de Blackwill :

— Maintenant, monsieur, je puis vous prendre, si je veux.

— Me prendre ! et comment ? fit maître Arden.

Aussitôt, Blackwill s’élança sur maître Arden et lui jeta une serviette autour du cou, de manière à lui couper la respiration et à l’étrangler. Puis Mosby tira de sa ceinture un fer à repasser pesant quatorze livres, et l’en frappa à la tête. Maître Arden tomba et poussa un grand gémissement, si bien qu’on le crut tué.

Alors on l’emporta pour le déposer dans la chambre du comptoir ; et, comme on le mettait à terre, — les affres de la mort s’emparant de lui, — il poussa un gros soupir et se raidit, et alors Blackwill lui porta un grand coup à la face, et l’acheva, puis l’étendit tout de son long, lui enleva l’argent de sa bourse et les anneaux de ses doigts, et, sortant alors de la salle du comptoir, s’écria :

— Maintenant le coup est fait. Donnez-moi mon argent.

Sur ce mistress Arden lui donna dix livres ; aussitôt il courut chez Greene, prit un cheval et piqua des deux. Dès que Blackwill fut parti, mistress Arden alla dans la salle du comptoir, et avec un couteau porta à son mari sept ou huit coups dans la poitrine. Alors on arrangea le parloir, on prit du linge, on essuya les places où il y avait du sang, on remit en ordre les joncs qui avaient été bouleversés par la lutte, et l’on jeta dans un tonneau, près du puits, le linge, qui avait servi à étancher le sang, et le couteau, qui avait été employé au meurtre. C’est dans ce tonneau que le linge et le couteau furent retrouvés plus tard. C’est ainsi que cette méchante femme, aidée de ses complices, eut l’infamie d’assassiner son mari, qui l’avait aimée passionnément toute sa vie. Alors elle envoya chercher deux bourgeois de Londres, deux épiciers, l’un nommé Prune, et l’autre Cole, qui, avant que le meurtre fût commis, avaient été invités à souper. Quand ils arrivèrent, elle leur dit :

— Je ne sais où est maître Arden ; nous ne l’attendrons pas ; venez vous asseoir ; il ne sera pas long.

Alors on fit venir la sœur de Mosby qui prit place à table, et tous se réjouirent.

Après souper, mistress Arden dit à sa fille de jouer du virginal ; on dansa, et elle prit part à la danse, soi-disant pour passer le temps jusqu’à l’arrivée de maître Arden. Alors elle dit :

— Je m’étonne qu’il tarde tant. Bah ! il arrivera tout à l’heure, j’en suis sûre. En attendant, jouons, je vous prie, une partie de trictrac.

Mais les bourgeois de Londres répondirent qu’ils devaient s’en retourner à leur auberge, sans quoi ils trouveraient porte close ; et sur ce, prenant congé de mistress Arden, ils s’en allèrent. Quand ils furent partis, les domestiques qui n’étaient pas dans le secret du meurtre furent envoyés par la ville, ceux-ci pour chercher leur maître, ceux-la sous divers prétextes. Michel, une femme de chambre, sœur de Mosby, et une des filles de mistress Arden restèrent. Alors ils enlevèrent le cadavre, et le portèrent au dehors près du cimetière, dans un champ contigu à la muraille du jardin, que traversait maître Arden pour aller à l’église.

Sur ces entrefaites ; il se mit à neiger ; et, quand ils arrivèrent la porte du jardin, ils reconnurent qu’ils avaient oublié la clef ; quelqu’un rentra pour aller la chercher et la rapporta. Ils ouvrirent la porte, portèrent le corps dans le champ, à environ dix pas de la grille du jardin, et le déposèrent tout de son long sur le dos, couvert de sa robe de chambre, avec des pantoufles aux pieds. Et, entre l’un des pieds et une pantoufle, un ou deux brins de jonc étaient restés. Quand ils eurent ainsi placé le cadavre, ils s’en revinrent la maison par le même chemin, à travers le jardin.

Dès qu’ils rentrèrent, ils rouvrirent les portes, et les domestiques qui avaient été envoyés au dehors revinrent. Comme il était alors fort tard, mistress Arden renvoya ses gens pour prendre des informations en divers endroits, notamment chez les principaux habitants de la ville que maître Arden avait coutume de visiter. Tous répondirent qu’ils ne pouvaient donner de lui aucune nouvelle. Alors mistress Arden commença à jeter les hauts cris, disant que jamais femme n’avait eu de pareils voisins, et se mit à pleurer. Bientôt les voisins arrivèrent et la trouvèrent proférant de grandes lamentations et affectant la plus grande inquiétude sur le sort de son mari. Sur quoi, le maire et ses adjoints commencèrent les perquisitions. La foire de Saint-Valentin se tenait d’habitude, en partie dans l’abbaye, en partie dans la ville. Mais Arden, alléché par l’appât d’un bénéfice lucratif, avait fait décider que cette année-là la foire serait tenue exclusivement sur les terrains de l’abbaye qu’il avait acquis ; et par ce moyen, ayant accaparé pour lui seul tous les profits, et privé la ville d’un gain que se partageaient d’habitude les habitants, il avait provoqué partout d’amères récriminations. Le maire, traversant la foire pour chercher maître Arden, arriva enfin au terrain où était étendu le cadavre. Ce fut là que l’épicier Prune l’aperçut :

— Arrêtez, s’écria-t-il, il me semble que je vois quelqu’un là, à terre.

Sur ce, ils regardèrent, et, considérant le cadavre, reconnurent maître Arden gisant là tout à fait mort ; puis, examinant avec soin l’état et les blessures du corps, ils trouvèrent les brins de jonc adhérant aux pantoufles ; poursuivant leur enquête, ils découvrirent la trace des pas marqués dans la neige entre l’endroit où était le cadavre et la porte du jardin.

Alors le maire commande à tous les assistants de rester en place et enjoignit à quelques-uns d’entre eux de faire le tour et de revenir, en traversant la maison de maître Arden et le jardin, à l’endroit où était la cadavre ; ceux-ci, en suivant ce chemin, aperçurent la trace des pas constamment marqués devant eux dans la neige ; et ainsi il devint manifeste qu’Arden avait été amené par cette voie de la maison dans le jardin, et du jardin dans le champ où il gisait. Alors le maire et ses collègues se rendirent dans la maison ; connaissant la mauvaise conduite de mistress Arden dans ces derniers temps, ils l’interrogèrent ; mais elle les brava en disant :

— Sachez que je ne suis pas une femme pareille.

Sur ce, on interrogea les domestiques ; pendant l’interrogatoire, on trouva, près de la maison, sur le chemin par lequel le cadavre avait été transporté, une poignée de cheveux ensanglantés ; le couteau qui avait percé le sein de la victime et le linge qui avait servi à essuyer le sang furent également découverts dans le tonneau où ils avaient été jetés. Alors tous les coupables avouèrent les faits, et mistress Arden elle-même, voyant le sang de son mari, s’écria : — Oh ! que le sang du Seigneur me sauve ! car j’ai versé ce sang-là.

Alors ils furent tous arrêtés, et conduits en prison. Le maire et ses adjoints se rendirent immédiatement à la Fleur de Lys, où ils trouvèrent Mosby couché. Et comme ils s’approchaient de lui, ils virent sur son haut de chausses et sur sa bourse des taches du sang de maître Arden. Et, comme Mosby leur demandait pourquoi ils le visitaient de la sorte, ils lui répondirent en lui montrant les taches de sang :

— Voyez ces marques accusatrices, et vous comprendrez pourquoi.

Alors il avoua son crime, et il fut arrêté et mis en prison. Tous les conspirateurs furent ainsi appréhendés, hormis Greene, Blackwill et le peintre. Ces deux derniers disparurent, et l’on n’entendit plus parler d’eux.

Bientôt les assises furent tenues à Feversham, et tous les prisonniers furent jugés et condamnés. Et comme on demandait s’il existait d’autres complices, mistress Arden accusa Bradshaw, au sujet de la lettre rapportée par Greene de Gravesend, laquelle lettre contenait simplement la description faite par Bradshaw des qualités de Blackwill et l’opinion émise par Greene, que Blackwill serait un excellent instrument pour le meurtre projeté. Après quoi, bien que Bradshaw n’eût jamais été dans le secret du complot, (comme Greene l’avoua, au moment de sa mort, quelques années plus tard,) il fut immédiatement traduit devant les assises sur la dénonciation de mistress Arden, puis jugé et condamné, comme ayant désigné Blackwill pour le meurtre de maître Arden ; — accusation uniquement fondée sur une mauvaise interprétation des mots contenus dans la lettre rapportée par lui de la part de Greene.

Alors Bradshaw désira être confronté avec les condamnés, et sa requête lui fut accordée. Il leur demanda alors s’ils le connaissaient, et si jamais ils avaient eu avec lui aucune conversation, et tous affirmèrent que non. Alors la lettre ayant été produite et lue, il déclara l’exacte vérité des faits, et à quelle occasion il avait parlé à Greene de Blackwill. Néanmoins, il fut condamné et exécuté.

Les condamnés furent exécutés en divers endroits. Michel, le valet de maître Arden, fut pendu à Feversham, et une des servantes y fut brûlée ; la malheureuse se lamentait pitoyablement, et criait qu’elle avait été entraînée par sa maîtresse et qu’elle ne le lui pardonnerait jamais.

Mosby et sa sœur furent pendus dans Smithfield, à Londres ; mistress Arden fut brûlée à Cantorbéry le 24 mars. Greene revint plusieurs années après, fut appréhendé, condamné et pendu sur la grande route entre Ospring et Boughton, près de Feversham. Blackwill fut brûlé sur un bûcher à Flessingue, en Zélande. Adam Fowle, qui demeurait à la Fleur de Lys, fut inquiété à propos de cette affaire, transféré à Londres, les jambes liées sous le ventre d’un cheval, et mis en prison à la Maréchaussée. La cause de cette arrestation était une parole qu’on avait ouï dire à Mosby : « Sans Adam Fowle, avait dit celui-ci, ce malheur ne me serait pas arrivé. » Mosby faisait par la allusion au cadeau des dés d’argent qu’Adam lui avait apportés de la part de mistress Arden, — cadeau qui avait été cause de la réconciliation entre les deux amants. L’affaire ayant été examinée à fond, et Mosby ayant justifié l’accusé en affirmant qu’Adam Fowle n’avait jamais eu connaissance du meurtre projeté, l’innocence de l’homme le préserva.

Cette chose sembla très-étrange et très-notable qu’à l’endroit où avait été déposé le cadavre de maître Arden, la forme du corps demeura très-nettement visible, pendant plus de deux ans, l’herbe ayant cessé de croître là où il avait touché, et ayant continué de pousser à la place restée libre entre les jambes, entre les bras et autour de la nuque. Un grand nombre d’étrangers, outre les habitants de la ville, vinrent, durant ce temps, pour voir l’empreinte du corps marquée sur le gazon de ce champ. Lequel champ, à ce qu’on rapporte, avait été très-cruellement enlevé par maître Arden à une femme qui avait été veuve d’un certain Cook et avait épousé en secondes noces un marinier appelé Richard Read. Cet acte de violence avait porté un grave préjudice à cette femme et audit Read son mari. Car depuis longues années, ils avaient exploité ce terrain en vertu d’un bail qui n’était pas encore expiré ; et néanmoins maître Arden le leur avait extorqué ; la femme dudit Read, les larmes aux yeux, avait vivement reproché son iniquité à maître Arden, et lui avait même jeté à la face la plus amère malédiction, appelant sur lui une vengeance qui fît l’étonnement du monde. Ce souhait sinistre sembla réalisé, alors que maître Arden assassiné resta toute une nuit gisant dans ce champ, au grand étonnement des centaines de personnes accourues pour le voir.

Voilà tout ce que j’avais à dire touchant l’horrible assassinat de maître Arden.

Cent-dix-huitième histoire tragique
Relation de l’assassinat de Maître Arden de Feversham