Shakespeare - Œuvres complètes, Hugo, apocryphes, tome 2 - Introduction

François-Victor Hugo
Introduction
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Les Apocryphes, tome II
Paris, Pagnerre, 1866
p. 6
Dédicace Périclès, prince de Tyr


INTRODUCTION.


La fable qui fait le sujet de Périclès a une origine mystérieuse. Est-elle romane ou byzantine ? Sort-elle du Bas-Empire latin ou du Bas-Empire grec ? On ne sait. Marc Welser, qui en imprima une version en 1595, suppose qu’elle appartient à la littérature grecque du sixième siècle. Belleforest, qui en publia une paraphrase dans sa Cent dix-huitième histoire tragique[1], affirme que cette légende est une autobiographie véridique laissée en manuscrit par un contemporain d’Antiochus Soter, un prince de Tyr, nommé Apollonius, qui en fut le héros. « Ainsi, dit-il, Apollonie fut prendre possession de ses terres ; luy mesme estant celuy qui a laissé la mémoire de ce fait par écrit, et en a voulu faire part à la postérité : le stile duquel suivant presque mot à mot, le lecteur m’excusera et de ce que j’ai été un peu trop long, et du peu de grâce, ornement et gentillesse de langage que j’ai pratiqué en cette histoire, m’ayant suffi de la conter sans nul fard et couleur. » Bien longtemps avant Belleforest, au douzième siècle, Godefroy de Viterbe avait, dans sa Chronique universelle écrite en vers latins, raconté sérieusement cette légende comme faisant partie de l’histoire du troisième Antiochus, lequel vivait deux cents ans avant Jésus-Christ. Le docte récit commençait ainsi :

Filia Seleuci regis stat clara decore,
Matreque defuncta pater arsit in ejus amore :
Res habet efficiam, pressa paella dolet :

Ms. Reg. ils, c. XI.

Presque en même temps, la même fable était publiée en prose latine dans le recueil des Gesta Romanorum dont elle formait le Cent cinquante-quatrième Chapitre. Grâce à l’extrême popularité de ce recueil, elle circula ainsi en mille manuscrits dans toute l’Europe du moyen âge. Bientôt, du bas latin elle fut traduite en romaïque, απο λατενιχης εις Ρωμαὶχην γλωσσαν, dans un opuscule que signale l’helléniste Dufresne. Puis, après la formation des langues modernes, au quinzième et au seizième siècles, elle fut naturalisée en France et en Angleterre par des interprétations successives : en France, par trois versions distinctes : 1o La chronique d’Appollin, Roy de Thyr, in-4o, Genève, sans date ; — 2o La plaisante et agréable histoire d’Apollonius, prince de Tyr et Roy d’Antioche, traduite par Gilles Corozet, in-8o, Paris ; — 3o la Cent dix-huitième histoire tragique de Belleforest, in-12o, Lyon, 1582 ; en Angleterre, par des ouvrages de diverse nature, un récit en vers formant le huitième livre d’un poëme de Gower, Confessio Amantis, et trois narrations en prose signées de compilateurs obscurs, Copland, Howe et Twine, et publiées en 1510, en 1576 et 1607[2].


Ainsi, le public anglais était particulièrement préparé pour accueillir le drame que Shakespeare allait lui présenter. Ce roman chimérique avait à ses yeux toute la dignité de l’histoire. Comment la foule l’eût-elle révoqué en doute, quand des savants, comme Belleforest et Welser, en affirmaient l’authenticité ? Les esprits étaient dès longtemps familiarisés avec toutes ces invraisemblances, et d’avance les acceptaient comme vraies. Ce prince de Tyr, fuyant de contrée en contrée la colère toute puissante du tyran Antiochus dont il a deviné les incestueuses amours, puis, après un naufrage, épousant la fille d’un roi qu’il a séduite et gagnée par ses prouesses dans une joute, devenant père au milieu d’une tempête, jetant à la mer sa femme qu’il croit morte en couches, et la retrouvant ensuite parfaitement bien portante à Éphèse où l’a conduit un songe, — cette princesse qui, après avoir passé plusieurs heures sous les vagues embaumée dans un cercueil, est jetée à la côte et rappelée soudain à la vie, — cette royale enfant qui, séparée de son père et de sa mère, tombe du trône dans un lupanar dont elle sort immaculée pour épouser un prince, tous ces êtres si complètement légendaires passaient alors pour autant de personnages historiques, dont les aventures, si extraordinaires qu’elles fussent, s’imposaient à la croyance universelle.

Aussi l’émotion du public fut-elle grande en 1608, quand les comédiens ordinaires du roi Jacques Ier représentèrent sur la scène du Globe la pièce nouvelle à laquelle était désormais attaché le nom de Shakespeare. Tout le monde voulut connaître ce drame qui reproduisait si scrupuleusement un récit depuis si longtemps populaire.

L’auteur avait religieusement respecté la chronique. Tous les personnages traditionnels paraissaient dans le drame, sous de nouveaux noms, il est vrai, mais au complet. Apollonius y figurait sous le nom de Périclès ; sa femme Archestrate, sous le nom de Thaïsa ; sa fille Tharsa, sous le nom de Marina. Oh ! l’intéressant spectacle ! Il fallait voir Burbage jouer ce rôle de Périclès, une de ses plus étonnantes créations. Comme il était beau, dans cette scène finale où le père retrouve sa fille sous le déguisement de l’esclave chargée de lui jouer de la musique ! Comme il était pathétique et tendre ! Et comme le grand comédien savait ici seconder le grand poëte !

Ces péripéties prodigieuses, ces brusques transitions de la plus sombre adversité à la prospérité la plus splendide, ces alternatives inouïes de misère et de grandeur, d’abjection et de triomphe, de désespoir et de béatitude, ces changements à vue d’enfers en paradis, étaient autant de coups de théâtre qui passionnaient la foule. Le succès fut énorme, unanime. Maints documents contemporains l’attestent. Un poëme anonyme, publié en 1609, sous le titre de Pimlico, parle « des cohues de gentilshommes et de marauds, qui se pressaient pour voir Périclès. » L’auteur d’une comédie jouée en 1614 (Le Pourceau a perdu sa perle), la fait précéder d’un prologue où il souhaite que sa pièce soit aussi fortunée que Périclès. Profitant de la vogue, un libraire, Nathaniel Butter, publie dès 1608 une nouvelle, calquée prosaïquement par un certain George Wilkins, sur la pièce même de Shakespeare, sous ce titre équivoque : « Les pénibles aventures de Périclès, prince de Tyr, étant la véritable histoire de la pièce de Périclès, telle qu’elle a été récemment représentée par le digne et vieux poëte Gower. » Ainsi, — détail remarquable, — le drame de Shakespeare, inspiré par une antique légende, produit à son tour une légende nouvelle. La fiction interprétée par le poëte détrône déjà dans l’imagination populaire le récit traditionnel. — En cette même année 1608, le libraire Édouard Blount, un des futurs éditeurs de l’in-folio de 1623, acquiert le droit de publier l’œuvre du maître, le fait dûment enregistrer au Stationers*Hall, le 2 mai, puis le cède au libraire Gosson qui édite la pièce en 1609, sous cette rubrique prolixe : La pièce récente et fort admirée, appelée Périclès, prince de Tyr, avec la véritable relation de toute l’histoire, aventures et destinées dudit prince, ainsi que des non moins étranges et rares accidents de la vie et de la naissance de sa fille Marina. Comme elle a été sauventes fois jouée par les serviteurs de Sa Majesté, au Globe sur le Bankside, par William Shakespeare.

Deux éditions paraissent coup sur coup dans le courant de l’année 1609. Puis Gosson transmet le droit de publication à l’éditeur S. S. (Simon Stafford ?) qui, en 1611, met en vente une nouvelle édition. À son tour, S. S. repasse ce même droit à Thomas Pavier qui réimprime l’œuvre en 1619. Chacune de ces éditions porte en toutes lettres le nom de Shakespeare.

Comment donc se fait-il que ce Périclès, publié avec tant d’éclat sous la signature de Shakespeare et du vivant même de Shakespeare, ait été exclu par Héminge et Condell du grand in-folio de 1623 ? C’est là un mystère qu’il n’est pas aisé d’éclaircir. La conjecture la plus probable est que Thomas Pavier n’a pas voulu céder aux éditeurs de l’in-folio le monopole d’un ouvrage dont le succès était une véritable fortune et qui se réimprimait encore fructueusement en 1630 et en 1635. Toujours est-il que cette omission de Périclès par l’in-folio de 1623, — omission qui peut fort bien s’expliquer par un empêchement purement commercial, — a soulevé au siècle dernier une grosse polémique littéraire. Les critiques pour qui l’in-folio de 1623 est une infaillible autorité, n’hésitèrent pas à déclarer apocryphe une production qui n’avait pas été réimprimée dans cet in-folio. Pope, dans sa célèbre préface, la rejeta du théâtre de Shakespeare, en la qualifiant de misérable pièce, a wretched play. Plus indulgents, Rowe et Farmer voulurent bien admettre que la touche de Shakespeare était visible dans certaines parties de Périclès, particulièrement au dernier acte, mais c’était là tout ce qu’ils pouvaient concéder. Malone intervint alors pour prendre la défense de la pièce calomniée ; il commença par affirmer qu’elle était tout entière de Shakespeare et l’une de ses premières compositions, mais, comme effrayé de sa hardiesse, il se rétracta partiellement en se ralliant publiquement à l’opinion mixte de Steevens. Steevens, lui, prétendait que Périclès était l’œuvre de quelque auteur inconnu, largement et complaisamment remaniée par Shakespeare, particulièrement dans les dernières scènes. Cette théorie a été généralement acceptée par la critique moderne. M. Collier, M. Hallam, M. Drake, y ont tour à tour adhéré. Cependant, il y a quelques années, M. Charles Knight a repris pour son compte la théorie primitivement soutenue par Malone et l’a développée avec chaleur dans une intéressante dissertation. M. Knight soutient que Périclès est l’une des premières œuvres, sinon la première œuvre de Shakespeare. Il invoque, à l’appui de sa thèse, les défauts et les faiblesses mêmes de cette composition qui trahissent l’inexpérience du jeune auteur ; et il s’arme hardiment du témoignage de Dryden qui, en 1675, dans le prologue de la Circé de Davenant, déclare que « la muse de Shakespeare a commencé par enfanter Périclès. »

Shakespear’s own muse his Pericles first bore.

Aux yeux de M. Knight, cette assertion de Dryden, corroborée par l’examen critique de l’œuvre, est absolument décisive. Dryden était l’ami de Davenant qui était le filleul de Shakespeare ; Dryden était contemporain de trois vieux comédiens qui avaient été les camarades de Shakespeare, de John Lowin qui sous la Restauration tenait à Brentford l’auberge des Trois Pigeons, de Joseph Taylor qui mourut en 1653 et qui, suivant la tradition, avait joué Hamlet d’après les instructions même de l’auteur, et de ce Richard Robinson qui s’engagea dans l’armée de Charles Ier, et fut tué d’un coup de pistolet par le fameux puritain Harrison. Donc Dryden devait être parfaitement informé. D’ailleurs, à en croire M. Knight, la pièce du jeune Shakespeare ne serait intitulée Périclès que par suite d’une grosse erreur typographique, l’intention du poëte ayant été très-probablement de l’appeler, non pas Périclès, mais Pyroclès, du nom du principal personnage d’un roman fort en vogue en 1590, l’Arcadie de Philippe Sidney. On voit que M. Knight se hasarde assez loin dans le champ des conjectures pour faire triompher son opinion.

Maintenant, entre toutes ces thèses diverses, quelle est la vraie ? Qui a raison ? Est-ce Pope déclarant que Shakespeare n’est pour rien dans Périclès, et éliminant impitoyablement « cette misérable pièce » du théâtre du maître ? Est-ce Steevens affirmant, d’accord avec Malone et avec la plupart des commentateurs modernes, que Périclès est la création d’un faiseur inconnu gracieusement retouchée par l’auteur d’Othello et représentée en 1608 avec le bienveillant concours de Shakespeare et de sa troupe ? Est-ce enfin M. Knight proclamant que Périclès, écrit et composé tout entier par le tout jeune Shakespeare, fut représenté pour la première fois au commencement même de la carrière dramatique du poëte ?

Pour pouvoir nous prononcer en connaissance de cause dans cette discussion, il est nécessaire d’examiner d’un peu près la pièce controversée.

Ce qui frappe tout d’abord dans Périclès, c’est la naïveté de la composition. Nous ne retrouvons plus ici cette unité profonde qui subordonne à une idée suprême les développements et les digressions même de l’action. Ici les scènes se succèdent, non par un enchaînement organique, mais par une juxtaposition purement chronologique. Les personnages défilent, les uns après les autres, sous nos yeux, et disparaissent pour la plupart avec les épisodes dont ils sont les agents. Des seize figures nécessaires à l’ensemble du drame, six seulement sont réunies devant nous au dénoûment. Shakespeare, dans ses œuvres incontestées, procède tout différemment : il s’attache à grouper dans la conclusion les rôles essentiels à l’action. La disparition de Mercutio au milieu de Roméo et Juliette, celle d’Antigone au milieu du Conte d’hiver, celle de Polonius au milieu d’Hamlet, constituent, il est vrai, d’éclatantes exceptions à cette règle, mais ces rares exceptions sont spécialement justifiées par les nécessités souveraines de l’intrigue.

Une autre particularité de Périclès est le recours à la pantomime. La pantomime est un mode de représentation absolument primitif qui caractérise l’enfance de l’art dramatique. Elle forme l’élément principal des spectacles offerts aux générations du quatorzième et du quinzième siècle. On la retrouve dans la plupart des Mystères de l’âge féodal, dans les Momeries qui distrayaient la cour d’Édouard III, dans les Moralités qu’encourageait Henry VII et jusque dans les Mascarades somptueuses dont s’égayait le tragique Henry VIII. Elle tient une large place dans les compositions mixtes qui, à l’époque de la Renaissance, amènent et précèdent la formation du théâtre moderne. Elle s’impose alors, chose étrange ! aux œuvres de l’antiquité classique révélées par la traduction. Elle envahit notamment les dix tragédies de Sénèque, traduites de 1559 à 1566, par Jasper Heywood. Elle s’insinue jusque dans les Phéniciennes d’Euripide, reproduites par Gascoygne, en 1566, sous le titre de Jocaste. Elle s’étale en tête de chacun des cinq actes du Gorboduc de lord Buckhurst (1561). Beaucoup plus tard, en 1587, elle se montre encore, pédantesquement réglée par le fameux Bacon, dans les Infortunes d’Arthur que les étudiants de Gray’s Inn jouent devant Sa Majesté la reine Élisabeth. Dans Hamlet, le drame vengeur que le prince de Danemark fait représenter devant le roi Claudius est précédé d’une parade muette qui en résume d’avance les principales scènes. Cette parade, artificiellement introduite ici par Shakespeare, est tout à fait conforme à la tradition scénique du moyen âge. Shakespeare, du reste, dans son théâtre authentique, n’a pas absolument condamné la pantomime ; il l’a acceptée parfois, mais toujours en la transfigurant. Il l’a admise dans Henry VIII, pour rendre sensible à nos yeux l’apothéose de Catherine d’Aragon, — dans Cymbeline, pour nous révéler la radieuse vision de Posthumus prisonnier, — dans la Tempête, pour évoquer sur la scène la fantasmagorie surnaturelle qui doit terrifier les princes coupables. Mais dans toutes ces circonstances, on le voit, la pantomime jaillit en quelque sorte des entrailles du sujet ; loin d’être une superfétation, un dédoublement de l’action, elle en est au contraire le lumineux complément. Sa suppression ferait lacune. Il n’en est pas de même dans Périclès. Quand le prince de Tyr, nouvellement marié à Thaïsa, prend congé de son beau-père le roi Simonide, il le fait dans une scène muette. Pourquoi ? Plus tard, c’est également, par un jeu muet que Périclès, amené par le tyran Cléon devant le prétendu tombeau de sa fille Marina, manifeste sa douleur paternelle ; le malheureux donne tous les signes du désespoir, il lève au ciel ses yeux mouillés de larmes, il s’arrache les cheveux, il revêt un cilice, mais il lui est interdit de pousser un cri. Pourquoi ? on se le demande. La pantomime ici n’est justifiée par aucune nécessité dramatique. Elle est extérieure au sujet. C’est un archaïsme, et rien de plus.

Un dernier trait caractéristique de Périclès, c’est le fréquent usage du chœur. Dans plusieurs pièces, notamment dans Henry V, dans Roméo et Juliette, dans le Conte d’hiver, Shakespeare a admis ce personnage fictif, mais uniquement pendant les entr’actes, comme une sorte de représentant de la muse chargé, par ses effusions lyriques, de maintenir une perpétuelle entente entre le poëte et le public. Ce personnage peut à la rigueur commenter le drame, l’expliquer même, mais il n’en est jamais l’agent indispensable. Faites-le disparaître, et le drame où il figurait reste entier, et l’action se poursuit sans aucune solution de continuité. Tel n’est pas le cas pour Périclès. Ici le chœur, qui paraît sous la figure du poëte Gower, est un interprète essentiel de l’œuvre ; c’est lui qui est chargé de résumer l’intrigue, de la condenser, de l’éclairer. Ses récits sont nécessaires pour relier entre elles les diverses phases du drame et pour suppléer aux lacunes de la représentation. Éliminez ce chœur qui apparaît six fois dans Périclès, et Périclès deviendra à peu près inintelligible.

Ainsi, si je considère spécialement la composition de cet ouvrage, je suis réduit à reconnaître qu’elle est absolument contraire au procédé usuel de Shakespeare, et jusqu’ici, je suis tenté de conclure, avec Steevens, que Shakespeare a été complètement étranger à l’élaboration primitive de Périclès. Mais ce qui m’empêche d’adopter décidément cette conclusion, c’est le style même de Périclès. Pour peu que j’examine ce style, je ne suis plus d’accord avec Steevens et j’incline brusquement vers l’opinion de M. Knight. Selon moi, il n’y a pas une phrase dans Périclès, pas une ligne, pas un mot qui ne soit dû à la plume de Shakespeare. Mais ici même je distingue : au commencement et au milieu de l’œuvre, je retrouve presque partout la première manière du maître ; à la fin, je reconnais parfaitement la seconde. Les scènes qui ouvrent le drame, — ces scènes qui nous font voir le prince de Tyr devinant la meurtrière énigme d’Antiochus, fuyant de contrée en contrée la vengeance du despote, sauvant le peuple de Tharse de la famine, et conquérant dans un tournoi chevaleresque la main de Thaïsa, sont présentées dans cette forme timide et un peu guindée qui trahit l’essai du jeune maître. Là, le vers, plus lyrique que dramatique, y multiplie ces rimes croisées qui caractérisent les plus anciennes compositions de Shakespeare, notamment la Comédie des Erreurs, Peines d’amour perdues, Roméo et Juliette, le Songe d’une Nuit d’été ; il manque de familiarité et de souplesse ; avare de rejets, il asservit incessamment la phrase à sa coupe harmonieuse, mais un peu monotone. On reconnaît à ces signes qu’il date de cette époque où la muse adolescente n’a pas encore trouvé son verbe définitif. En revanche, à partir du moment où surgit la gracieuse création de Marina, le dialogue est transfiguré. Dans la belle scène qui nous montre Périclès éploré, serrant sa fille dans ses bras et jetant à la vague furieuse sa femme inanimée, dans ces tableaux d’une réalité formidable qui nous font voir Marina défendant son auguste pudeur contre les ruffians du lupanar, dans ce dénoûment si justement célèbre où l’orpheline retrouve son père, où le veuf ressaisit sa femme, nous n’entendons plus que la grande parole de Shakespeare. Voilà bien cette prose énergique, concise, imagée, pittoresque, qui exprime si bien l’ironie d’Iago, l’humour de Falstaff, et la mélancolie de Jacques. Voilà bien ce vers large, libre, affranchi de la rime, assujetti à l’inspiration, assoupli au rejet, prompt à l’ellipse, avide de métaphores, qui rend si magnifiquement toutes les pathétiques émotions du Conte d’hiver et du Roi Lear. Ce que dit Marina renaissant pour son père, ne serait pas mieux dit par Cordélia. Ce que dit Thaïsa ressuscitant pour son mari, ne serait pas mieux dit par Hermione.

Si donc je puis affirmer, avec M. Knight, que Périclès a été écrit tout entier par Shakespeare, à deux époques diverses, puis-je affirmer avec une égale assurance que Périclès n’a pas été composé primitivement par Shakespeare ? Évidemment non. Je conviens que la composition de Périclès est tout à fait contraire au faire habituel de Shakespeare, mais cette anomalie s’explique dès que nous considérons Périclès comme une des premières tentatives du poète. Or, sur ce point litigieux, il est sage de s’en rapporter à la tradition, et je ne vois nulle raison de révoquer en doute l’assertion de Dryden, déclarant que la muse de Shakespeare commença par enfanter Périclès.

Une seule chose reste à expliquer, comment se fait-il qu’un des plus anciens ouvrages de Shakespeare ait pu être représenté par les comédiens du roi, en 1608, comme une pièce nouvelle ? M. Knight répond à cette objection en l’éludant. Il ne tient aucun compte de tous ces documents qui concordent à fixer à l’année 1608 la première représentation de Périclès, — déclaration placée en tête de l’in-quarto de 1609, — inscription sur le registre du Stationers’Hall, à la date du 2 mai 1608, — publication par Butter, dans l’année 1609, d’un roman calqué sur la pièce récemment représentée, etc., et il maintient que Périclês, primitivement joué au commencement de la carrière du poëte, a été retouché par Shakespeare et remis sur la scène vers 1608. Cette prétendue première représentation, annoncée avec tant de fracas, ne serait qu’une reprise. Voilà l’hypothèse de M. Knight. J’avoue qu’elle ne me paraît pas probable. Elle a contre elle toutes les présomptions, et pas une pour elle. À tous les documents parfaitement authentiques qui l’infirment, elle n’a pas un témoignage à objecter. En vain chercherait-on dans l’histoire littéraire un seul indice dont elle pût s’autoriser. Elle est condamnée par le silence même des faits. Croyez-vous, par exemple, que, si Périclès avait été représenté à la fin du seizième siècle, Meres aurait omis de mentionner cette pièce si célèbre et si populaire dans l’énumération des œuvres de Shakespeare qu’il publia en 1598 ? Convenez que cela n’est guère vraisemblable. D’ailleurs, l’hypothèse si hasardeuse de M. Knight est complètement superflue. Parce que Périclès est une création du jeune Shakespeare, il ne s’ensuit pas nécessairement que Périclès a dû être joué dans la jeunesse de Shakespeare. Sans chercher très-loin, je pourrais vous fournir la preuve qu’il peut y avoir un bien long intervalle entre la conception et la publication d’un ouvrage. Je connais depuis 1839 les quatre premiers actes d’un drame intitulé, je crois, les Jumeaux, qui attend encore son dénomment au fond de certain portefeuille. Une raison quelconque a ajourné jusqu’ici la terminaison de cette œuvre qui, commencée dans la seconde manière de l’auteur, sera nécessairement achevée dans la troisième. Si j’insiste sur ce fait, peut-être un peu intime, c’est qu’il contient justement l’explication qu’a vainement cherchée M. Knight. Pour un motif quelconque, peut-être un caprice, peut-être un empêchement, ce Périclès, conçu par le tout jeune Shakespeare, est demeuré inachevé pendant de longues années. Ce n’est qu’au dix septième siècle que le poëte a pu remanier et finir la pièce ébauchée vraisemblablement avant 1590. Et voilà comment cette création de l’adolescent sublime a pu ne voir le jour qu’en 1608, et voilà comment s’expliquent tout naturellement ces singuliers disparates de style qui nous frappaient tout à l’heure, et voilà pourquoi ce Périclès, commencé dans la première manière du maître, a pu n’être achevé que dans la seconde.

Admis désormais par l’unanimité des critiques dans le théâtre authentique de Shakespeare, Périclès doit y être considéré comme une intéressante exception. On sent que le poète novice, qui a conçu cette œuvre inégale, est lui-même à l’aurore de la vie. Les réflexions radieuses de l’illusion dorent pour lui les choses d’ici-bas. L’expérience ne lui a pas encore fait voir le monde sous son vrai jour. Cette voûte constellée à laquelle Roméo jettera le défi de son désespoir, ce firmament hostile qui crachera toutes ses cataractes sur les cheveux blancs du vieux Lear et qu’Hamlet dénoncera « comme un noir amas de vapeurs pestilentielles, » n’apparaît à l’acteur de Périclès que comme un ciel rose et pur où trône la plus tutélaire divinité. L’arbitre suprême qui préside à la conclusion de Périclès n’est pas cette inexorable fatalité qui, dans le drame incontesté de Shakespeare, plane sur toutes les existences, frappant également les méchants et les bons, les forts et les faibles, les innocents et les pervers, Iago comme Othello, Claudius comme Hamlet, César comme Brutus, Régane comme Cordélia, lady Macbeth comme lady Macduff, c’est une providence souverainement équitable qui ne châtie jamais que le vice et qui guide la vertu vers une inéluctable béatitude. En ce trop chimérique poëme, la victoire ne reste jamais au crime. L’assassinat et le parjure ne fondent pas d’empire. L’incestueux Antiochus meurt foudroyé ; le despote Cléon et sa hideuse compagne périssent dans leur palais en flammes. En revanche l’honnêteté est, dans cette fantastique région, un infaillible sauf-conduit à travers l’adversité. En vain les catastrophes, les fléaux et les tyrannies se liguent pour barrer aux justes le chemin de la terre promise. En vain le naufrage meurtrit Périclès, en vain la tombe étreint Thaïsa, en vain le lupanar emprisonne Marina. Plus la chute a été profonde, plus sublime sera l’élévation. Sur un signe d’en haut, la tempête, la prostitution et la mort lâchent chacune leur proie, et la vertu, enfin triomphante, apparaît pour soustraire à l’abîme les trois éprouvés et les emporter dans son Éden.

II

Les dix drames — chroniques qui, dans le théâtre de Shakespeare, sont empruntés aux annales de l’Angleterre, embrassent une période d’environ trois cent trente-cinq ans, commençant à l’usurpation de Jean sans Terre, vers 1199, et finissant à la naissance de la reine Élisabeth, en 1534. Mais dans ce vaste ensemble il y a des lacunes considérables. Le poëte historien s’interrompt à l’année 1216, — date de la mort du roi Jean et de l’avènement de Henri III, — puis, franchissant brusquement un intervalle de cent quatre-vingt-trois années, reprend à la fin du règne de Richard II (1399) le récit des événements qu’il poursuit sans solution de continuité jusqu’à la chute de Richard III (1483), racontant ainsi dans un exposé complet l’histoire des deux maisons de Lancastre et d’York ; à l’année 1483, c’est-à-dire à l’avènement de Henry VII et de la maison de Tudor, il suspend de nouveau la narration des faits pour la reprendre à l’année 1520, date de l’entrevue de Henry VIII et de François Ier, et l’arrêter définitivement à l’époque de l’union du même Henry VIII avec Anne de Boleyn (1533-1534).

Ces dix drames cycliques développent et condensent ainsi dans leur action trois luttes suprêmes, — une lutte religieuse, la révolte de l’Angleterre contre l’autocratie du pape, — une lutte sociale, la querelle de l’aristocratie et de la monarchie, — une lutte internationale, la guerre de l’Angleterre contre la France. La lutte religieuse, inaugurée dans le roi Jean par la soumission de la couronne des Plantagenets à la tiare de Rome, aboutit dans Henry VIII au soulèvement victorieux de la royauté des Tudors contre l’autocratie pontificale, c’est-à-dire à la transformation de l’Angleterre catholique en Angleterre protestante. La lutte sociale, commencée dans le roi Jean par la rébellion des grands barons, poursuivie dans Richard II par le détrônement de la dynastie légitime et par la révolution qui porte au pouvoir la branche cadette de Lancastre, se termine dans Henry VIII par l’asservissement de la haute noblesse à la dynastie de Tudor, c’est-à-dire par la transformation de l’Angleterre féodale en Angleterre monarchique. La lutte internationale, dont te début est le triomphe de Henry V à Azincourt, et la clôture la série de défaites essuyées par Henry VI, se résout dans Henry VIII en une alliance entre les deux nations rivales dont l’entrevue du Camp du drap d’or est le splendide symbole, alliance nécessaire qui, en se raffermissant, va amener la transformation de l’Angleterre militaire en Angleterre commerçante.

La tâche entreprise par le poëte nous apparaît maintenant dans toute sa grandeur. Shakespeare fait la biographie de sa patrie ; il raconte à l’Angleterre sa vie : il lui dit ce qu’elle a été et ce qu’elle est ; il n’est pas libre de lui indiquer son avenir, mais il lui montre son passé et son présent ; il lui rappelle toutes les épreuves qu’elle a traversées, tous les sacrifices qu’elle a faits, toutes les ambitions qu’elle a eues, toutes les victoires qu’elle a remportées, tous les revers qu’elle a subis, toutes les angoisses qu’elle a endurées, tous les progrès qu’elle a accomplis. Si elle est aujourd’hui une nation protestante, c’est que, par le schisme de Henry VIII, elle s’est affranchie de ce pouvoir théocratique dont elle était vassale depuis le roi Jean. Si elle est aujourd’hui une nation monarchique, c’est qu’au lieu de ces milliers de tyranneaux, ducs, comtes, barons, qui pendant des siècles l’ont partagée, morcelée, dépecée, rançonnée, pressurée, épuisée, et qui se sont entretués dans l’effroyable guerre des Deux Roses, elle n’a plus qu’un maître, le Roi ! Si elle est aujourd’hui une nation commerçante et industrielle, cherchant déjà dans de nouveaux mondes le débouché de ses produits, et revendiquant pour son immense activité l’immensité des mers, c’est que par la force des choses elle a dû. renoncer à ce splendide rêve de domination continentale réalisé un moment par Henry V, c’est qu’elle a été condamnée par les désastres de Henry VI à avoir désormais pour alliée et pour émule cette France qu’elle avait crue sa sujette.

Voilà la triple conclusion que Shakespeare présente aux méditations de ses contemporains. Avouons-le toutefois, si le poëte regarde comme un bienfait la déchéance de cette théocratie romaine qui depuis tant d’années asservissait moralement l’Angleterre, s’il considère avec joie la fin de ce despotisme aux mille têtes qui s’appelle la féodalité, ce n’est évidemment pas sans regret qu’il voit l’Angleterre forcée par les événements à abdiquer sur le continent ses prétentions de prépondérance. Quel est le poëte, si grand, si magnanime qu’il soit, qui pourrait se défendre de cet égoïsme sublime, — le patriotisme ?

L’évidente partialité avec laquelle Shakespeare a peint le caractère de Henry V, son enthousiasme sans réserve pour ce personnage, le soin qu’il a pris de dégager cette haute figure de tout trait odieux ou antipathique, la prodigalité avec laquelle il lui a accordé les dons les plus exquis, — la grâce, l’affabilité, la modestie, l’intrépidité, l’humilité, la clémence, — révèlent une profonde et irrésistible prédilection. Le héros historique de Shakespeare, c’est vraiment le vainqueur d’Azincourt, c’est le conquérant de Paris, c’est ce capitaine unique et prodigieux à qui il a été donné d’arborer l’étendard britannique au haut des tours de Notre-Dame et de ceindre à la fois le diadème des Plantagenets et la couronne des Valois. Henry V est pour Shakespeare la plus haute personnification du génie anglais. Régnant sur les bords de la Seine comme sur les rives de la Tamise, confondant dans la même autorité toutes les forces vives des deux premières nations de la chrétienté, Henry V apparaît comme l’arbitre suprême des destinées du monde. Grâce à ce victorieux, l’Europe ne sera plus que la vassale de l’Angleterre. Cette île aura pour satellite le continent tout entier. Désormais Westminster sera le Louvre de l’univers. Désormais l’Angleterre imposera partout ses mœurs, ses lois, ses influences, ses volontés, sa religion, sa littérature, ses arts, sa pensée, sa fantaisie. Elle fera la civilisation à son image. Elle frappera l’avenir à son effigie. Voilà l’utopie qu’a failli réaliser Henry V ! Voilà l’étonnante chimère dont il a failli faire une vérité ! Comment, je vous le demande, Shakespeare n’aurait-il pas été ébloui, aveuglé, par les splendeurs de cette vision ? Comment eût-il pu se défendre d’une exagération d’admiration pour l’homme qui un moment avait rendu possible un pareil songe ? Pour résister ici à son enthousiasme, Shakespeare avait trop de sang anglais dans les veines. Ce nom : Azincourt ! qu’une bouche française ne peut murmurer qu’avec tristesse, était pour lui un cri de joie et de triomphe. Cette campagne pleine pour nous de hontes et de désastres, était pour Shakespeare la plus grandiose épopée. Aussi le poëte a-t-il consacré tout un drame à ce récit. On sent qu’ici Shakespeare traite son sujet avec amour. Il s’arrête complaisamment au moindre détail. Il aime à s’attarder sur ce champ de bataille de Picardie où l’Angleterre va moissonner tant de gloire. Qu’il fait bon flâner là à la veille d’une telle journée ! Le poëte est partout aux aguets, partout aux écoutes. Obstinément il nous retient avec lui pour observer les feux des deux bivouacs ennemis. Il recueille, pour nous les redire, les moindre lazzi échappés à ces gascons de Français. Il veut que nous entendions « les hennissements des destriers perçant la sourde oreille de la nuit » et jusqu’au bruit des « marteaux rivant à l’envi les armures des chevaliers. » Il se plaît tant dans cette plaine épique que, pour y demeurer, il n’hésitera pas à susciter le plus frivole incident. Qu’importe ici la futilité du prétexte ! La farce même, dont sera dupe le simple soldat Williams, ne sera pas de trop pour prolonger cette solennelle veillée.

Si, dès que l’histoire l’y convie, Shakespeare s’abandonne aussi volontiers aux effusions de son patriotisme, s’il est à ce point fasciné par la grandeur militaire de son pays, s’il évoque avec une joie aussi visible le souvenir des exploits accomplis par ses aïeux, comment se fait-il qu’il n’ait pas été tenté de ressusciter sur la scène les conquérants populaires qui, au quatorzième siècle, avaient commencé contre la France la guerre de Cent ans ? Lui qui célébrait si magnifiquement Azincourt, comment a-t-il pu reléguer dans l’oubli Crécy et Poitiers ? Lui, le chantre ému des gloires nationales, comment a-t-il pu proscrire de sa narration dramatique les deux aînées de cette génération de victoires ? Convenez-en, ce silence est étrange. Raconter l’histoire d’Angleterre et omettre ainsi deux des faits les plus mémorables de cette histoire, quelle singulière lacune ! Est-ce à dire que Shakespeare, dans sa partialité pour Henry V, ait systématiquement voulu sacrifier à la gloire de ce roi la renommée d’Édouard III et l’illustration du prince Noir ? a-t-il craint d’atténuer par un rapprochement redoutable l’éclat de cette figure favorite ? Nullement ; l’admirateur du vainqueur d’Azincourt n’a pas été à ce point injuste pour les triomphateurs de Crécy et de Poitiers. Il a au contraire exalté leur mémoire, chaque fois qu’il en a eu l’occasion. Souvenez-vous de la sinistre tragédie de Richard II. Là les ombres outragées de ces morts fameux sont sans cesse invoquées. La dégradation du roi Richard est constamment rapprochée de la grandeur du roi Édouard. Toujours la chute du petit-fils est mesurée à la majesté de l’aïeul. C’est pour avoir versé « le sang sacré » d’Édouard III, en assassinant Glocester, que Richard II méritera d’être frappé à son tour par son cousin Bolingbroke. Ce sang sacré, une fois répandu, va crier vengeance et se révolter contre le prince dénaturé. Quand le duc d’York éperdu, après avoir reproché à Richard II ses actes monstrueux, veut lui montrer la profondeur de son avilissement, que fait-il ? Il fait surgir devant le roi dégénéré la splendide figure du héros de Poitiers : « Je suis, s’écrie-t-il, le dernier des fils du noble Édouard, dont ton père, le prince de Galles, était le premier ! Dans la guerre, jamais lion furieux ne fut plus terrible, dans la paix, jamais tendre agneau ne fut plus doux que ne l’était ce jeune et princier gentilhomme. Sa figure, tu l’as, car il te ressemblait quand il était accompli par le nombre de tes années ; mais, lorsqu’il fronçait le sourcil, c’était contre les Français, et non contre ses amis ; sa noble main avait gagné ce qu’il dépensait, et ne dépensait pas ce qu’avait gagné le bras de son père triomphant ; ses mains, à lui, n’étaient pas souillées du sang de ses parents, mais rouges du sang de ses ennemis ! »

Dans cette belle apostrophe, le poëte, vous le voyez, rappelle avec chaleur les exploits d’Édouard III et du prince Noir. Mais ce n’est pas le seul souvenir qu’il leur consacre. — Lorsque Henry V, au lendemain de son couronnement, hésite à revendiquer ses droits au trône de France, savez-vous quel est l’exemple que Shakespeare propose à son favori ? L’exemple du vainqueur de Crécy ! L’exemple du vainqueur de Poitiers ! « Gracieux seigneur, dit l’archevêque de Cantorbéry, tournez vos regards sur vos puissants ancêtres ; allez au tombeau de votre bisaïeul de qui vous tenez vos titres ; invoquez son âme guerrière, et celle de votre grand-oncle, Édouard, le prince Noir, celui qui, dans une tragédie jouée sur la terre française, mit en déroute toutes les forces de la France, tandis que son auguste père, debout sur une colline, souriait de voir son lionceau s’ébattre dans le sang de la noblesse française… Évoquez le souvenir de ces vaillants morts, et avec votre bras puissant renouvelez leurs prouesses. Vous êtes leur héritier ; vous êtes assis sur leur trône ; le sang énergique qui les illustra coule dans vos veines ; et mon tout-puissant suzerain est au matin même du premier mai de sa jeunesse, déjà mûr pour les exploits et les vastes entreprises[3]. » Ainsi, tel est le culte du poëte pour les preux de Crécy et de Poitiers, qu’il met le soldat d’Azincourt à genoux devant leur tombe. C’est leur âme guerrière que doit invoquer Henri V. Il doit s’inspirer de leur esprit, revendiquer leurs droits, renouveler leurs hauts faits, reprendre leur politique. L’idée pour laquelle Henry doit s’armer, c’est l’idée même pour laquelle ceux-là ont lutté. Si jamais Henry fait dans Paris conquis son entrée triomphale, si jamais il greffe la fleur de lis des Valois au sceptre des Plantagenets, il aura été l’exécuteur testamentaire de ses ancêtres, il aura accompli leur volonté dernière.

Donc, Shakespeare ici l’avoue, si glorieux que soit Henry, il ne fait que continuer le tâche de ses devanciers. Azincourt n’est qu’une conclusion dont Crécy et Poitiers sont les prémisses. Cette victoire forme avec les deux autres une indivisible trilogie. Le 26 août 1346, — le 18 septembre 1356, — le 25 octobre 1415, voilà trois grandes journées inséparables. Est-il vraisemblable que Shakespeare, qui les associait si bien dans sa pensée, ait négligé de les associer dans son œuvre ? Il est certain, nous venons de le voir, que le poëte comprenait toute la grandeur de nette tragédie jouée au quatorzième siècle sur le terre de France. Il reconnaissait toute la richesse du scénario que lui offrait cette mémorable campagne qui ouvre la guerre de Cent ans. Lui-même, il signale en vers éloquents une des plus belles scènes de cette épopée guerrière, cet incident fameux que raconte si bien Froissard et qui nous montre le roi Édouard campé sur les hauteurs de Crécy et refusant stoïquement de secourir son fils, le prince Noir, pour le forcer à l’héroïsme. Dans cette première invasion de la France par l’Angleterre, dans ce premier choc du patriotisme britannique contre le patriotisme français, dans cette guerre, si féconde en péripéties chevaleresques, que termine la captivité du roi Jean de Valois, il y a un drame intéressant, varié, pathétique, qui est le complément logique de l’œuvre historique de Shakespeare. Que ce drame surgisse, et voilà une immense lacune comblée. Le quatorzième siècle, si injustement oublié, recouvre son monument. Le règne de Richard II, le règne de Henry V retrouvent le prologue qui leur est nécessaire. Le royal vainqueur de Crécy brise la pierre de son sépulcre et reparaît vivant sur la scène pour accabler de sa gloire son petit-fils, l’assassin de Glocester, et pour exalter par ses triomphes son arrière-petit fils, le conquérant de Paris.

Eh bien, nous allons voir ici même s’accomplir ce miracle. Nous allons assister à cette résurrection inattendue des morts oubliés. Debout, Édouard III ! Debout, Édouard de Galles ! Vainqueur de Crécy, vainqueur de Poitiers, paraissez sur la scène, et prenez place désormais dans le cortége des princes que le poëte souverain a ranimés de son souffle. Vos hauts faits, relégués dans de froides annales, seront désormais mis en lumière par une magistrale épopée. À l’immortalité rigide de l’histoire va succéder pour vous l’immortalité palpitante du théâtre. Vos titres, perdus depuis si longtemps, ont été exhumés de la poussière des âges. Le drame, qui manquait à votre gloire, le voici !

Dans le courant de l’année 1596, le libraire Cuthbert Burby fit imprimer et mit en vente à sa boutique près du Royal Exchange, un ouvrage anonyme, intitulé : Le règne du roi Édouard troisième, tel qu’il a été joué diverses fois dans la cité de Londres. Ce Cuthbert Burby était un des principaux vendeurs de livres de la ville. C’était lui qui, devenu l’éditeur de Shakespeare, devait publier en 1598 la première édition de Peines d’amour perdues, et en 1599 la seconde édition de Roméo et Juliette. Le règne du roi Édouard troisième avait été dûment enregistré au Stationers’Hall le 1er décembre 1595. Le succès de cet ouvrage fut considérable, et en 1599, le même Burby en fit paraître une nouvelle édition qui contenait un certain nombre de corrections et d’additions. La pièce, ainsi révisée, fut réimprimée toujours sans nom d’auteur, en 1609, en 1617 et en 1625[4]. Elle occupa ainsi pendant plus de trente années l’attention publique. Puis le silence se fit sur elle. La presse, qui jusque-là l’avait soutenue, l’abandonna. Les exemplaires des éditions primitives devinrent de plus en plus rares. Les années s’écoulèrent. L’oubli devint complet. Au dix-huitième siècle, l’œuvre semblait à jamais morte quand tout à coup, en 1760, l’éditeur Capell la remit au jour en l’attribuant à Shakespeare. Apposer brusquement un nom aussi glorieux au titre d’une composition aussi obscure, certes, c’était payer d’audace. La critique pédante, représentée par Steevens, sourit dédaigneusement de cette témérité. Mais Capell tint bon. Il en appela de la critique au public. Des preuves, il n’en avait pas, mais il faisait ressortir les rares qualités de l’œuvre, il insistait sur les ressemblances de style qui existent entre cet Édouard III et les premières, compositions du maître ; les sources, d’où était tiré le sujet, étaient celles-là même auxquelles Shakespeare avait si souvent puisé, la Chronique d’Holinshed et cette compilation de nouvelles si populaire au seizième siècle, le Palais du Plaisir. D’ailleurs, si l’on n’attribuait pas cette pièce à Shakespeare, à qui l’attribuer ? Excepté lui, quel était le poëte qui, en 1596, fût capable d’écrire de pareils vers ? Telle était la thèse de Capell. Si ingénieuse qu’elle fût, elle ne rencontra guère que des incrédules, et, dans notre siècle même, elle fut longtemps regardée comme un gros paradoxe. Pourtant, en 1840, un article fort remarquable et fort remarqué, publié par la Revue d’Édimbourg, rappela doucement l’attention du monde littéraire sur cet Édouard III qu’on s’obstinait à méconnaître. Reprenant timidement la théorie de Capell, le critique anonyme avouait que, si Édouard III n’est pas de Shakespeare, c’est sous tous les rapports une des meilleures pièces de l’époque. « Œuvre inégale, soit ! mais cette incisive vigueur de pensée et d’expression qui se remarque dans la plupart des scènes, cette éclatante profusion d’images, cette peinture magistrale, quoique abrupte, de caractères, doivent placer Édouard III au-dessus de toutes les pièces historiques du seizième siècle[5], hormis celles de Shakespeare et l’Édouard II de Merlowe. » Ce verdict de la classique revue commence le réhabilitation. L’estime publique est désormais acquise en Angleterre au drame jusque-là dédaigné. Dans son Pictorial Shakespere, M. Charles Knight, malgré sa dévotion farouche à la lettre de l’in-folio de 1623, ne peut s’empêcher de reconnaître la profonde analogie qui existe entre le style d’Édouard III et le style des compositions authentiques du maître ; citant un passage de la pièce, — l’allocution du roi David au duc de Lorraine, envoyé du roi de France, — il déclare que, « si cette harangue n’est pas de Shakspere, c’est certainement la plus fidèle imitation de la libre allure de son vers, de la vigueur et de la vérité de ses images, qu’on puisse trouver dans aucune des pièces historiques de cette époque… Comme dans le cas d’Arden de Feversham, nous avons à chercher, et nous cherchons en vain, quelque auteur connu de ce temps-là dont les productions montrent une semblable combinaison d’excellences, » En Allemagne, la critique, moins timorée qu’en Angleterre, n’hésite pas à proclamer l’opinion que lui impose en quelque sorte l’évidence, Tieck traduit Édouard III comme étant l’œuvre de Shakespeare, et l’un des esprits les plus fins d’outre-Rhin, M. Ulrici s’écrie malicieusement : « Si cette pièce n’est pas de Shakespeare, comme le maintiennent la plupart des critiques anglais, alors c’est vraiment une honte pour eux de n’avoir rien fait pour sauver de l’oubli ce second Shakespeare, ce frère jumeau de leur grand poëte. »

La critique française, à qui j’ai l’honneur de révéler ici Édouard III, ratifiera-t-elle le verdict affirmatif de l’Allemagne ou se retranchera-t-elle derrière la formule dubitative de l’Angleterre ? Je ne sais. Qu’il soit permis toutefois à un familier de Shakespeare, — au traducteur qui depuis dix ans vit dans l’intimité de ce génie, — à l’interprète qui termine aujourd’hui sa tâche, sans jamais s’être aidé d’une collaboration, et qui par conséquent a eu, seul en France, cette benne fortune de rendre dans sa langue natale chacun des mots qu’a pensés et écrits l’auteur d’Hamlet, — qu’il soit permis à ce consciencieux et modeste travailleur d’intervenir dans ce délicat litige et de soumettre à la haute critique de France les conclusions de la plus patiente étude.

Jetons d’abord un rapide coup d’œil sur l’œuvre.

Le drame commence, comme Henry V, par une délibération à laquelle préside le roi d’Angleterre. Robert d’Artois, un émigré français, qu’Édouard III vient de créer comte de Richmond, invite son nouveau maître à revendiquer la couronne de France dont Édouard est le légitime héritier, comme fils de la princesse Isabelle, fille de Philippe le Bel. Cette solennelle conférence est interrompue, comme dans Henry V, par l’arrivée d’un ambassadeur de France. Le duc de Lorraine vient sommer Édouard III de faire hommage au roi Philippe de Valois pour le duché de Guyenne. À cette insolente sommation, Édouard répond, comme son arrière-petit-fils, par une déclaration de guerre. Mais, avant d’envahir la France, il doit sauver l’Angleterre de l’invasion qui la menace au Nord. « Voulez-vous vaincre le Français, est-il dit dans Henry V, commencez par l’Écossais. » Fidèle à ce mot d’ordre, Édouard marche contre David Bruce, qui a conclu une alliance avec Philippe de Valois et qui, après avoir pris Berwick et pillé Newcastle, assiége dans le château de Roxburgh la comtesse de Salisbury. — À l’approche de l’armée anglaise, David terrifié lève le siége et se sauve en toute hâte. — La comtesse rend grâces à son libérateur et l’invite à honorer de sa présence le manoir délivré. Coup de théâtre. À première vue, Édouard III s’éprend éperdument de la belle châtelaine : pour lui faire sa cour, il renonce à poursuivre l’ennemi et à achever sa victoire. Il éconduit les messagers de l’empereur d’Allemagne. Il enjoint au prince de Galles, qui vient prendre ses ordres, d’aller « s’amuser avec ses amis. » Le son du tambour, qui tout à l’heure l’enchantait, l’agace et l’irrite : « Ah ! s’écrie-t-il, qui donc entonne cette marche guerrière, comme pour alarmer dans mon sein le tendre Cupidon ? Pauvre peau de mouton, comme celui qui la bat la fait hurler !… Va, crève ce parchemin tonnant, et je le dresserai à murmurer les vers les plus doux au cœur d’une nymphe céleste. Car je l’emploierai comme papier à écrire, et, de tambour criard qu’il était, je le réduirai à être un héraut discret entre une déesse et un roi. Qu’on aille dire à ce soldat d’apprendre à toucher du luth ou de se pendre aux bretelles de son tambour. »

Ce guerrier qui naguère rêvait la conquête de la France et de l’Écosse, il n’a plus qu’une pensée, conquérir une femme. Qu’importe que cette femme résiste ! Qu’importe qu’elle ait pour époux ce Salisbury qui, en ce moment-là même, se bat en Bretagne si vaillamment pour le service du roi ! Qu’importe que le roi soit lui-même marié ! Pour assouvir sa passion, l’amoureux couronné ne se fait pas scrupule de commettre un double adultère. Les résistances de celle qu’il aime n’ont fait qu’exaspérer son désir, et il charge Warwick, le père même de la comtesse, de plaider la cause de sa luxure. Warwick, moins père que vassal, obéit douloureusement à l’ordre de son suzerain, et, avec des sanglots dans la voix, vient presser son enfant de se prostituer au roi. Mais la comtesse, plus épouse que fille, méconnaît superbement cette autorité paternelle qui lui commande l’infamie, elle rejette l’injonction comme un outrage et Warwick, fier d’être ainsi désobéi, finit par la presser avec reconnaissance dans ses bras. — Édouard III survient alors croyant sa cause gagnée. Oui, enfin, la comtesse consent à se donner à lui, mais à une condition, c’est que le roi supprimera tous les vivants obstacles qui s’opposent à la légitimité de ses amours. Que le roi envoie au supplice le comte de Salisbury ! Que le roi fasse mettre à mort la reine Philippa, et la comtesse est à lui ! En mettant à son consentement une si impossible condition, la noble femme a cru décourager l’auguste libertin. Quelle illusion ! Édouard III ne peut-il pas tout ? N’a-t-il pas dans son omnipotence le blanc-seing même du crime ? « Pour arriver à cette Sestos où réside son Héro, » le royal Léandre n’hésite pas « à traverser un Hellespont de sang. » C’en est fait, Salisbury et la reine mourront. « Ta beauté, comtesse, est leur arrêt de mort ; et, sur ce verdict, moi, leur juge, je les condamne. » Ainsi parle Édouard III. Un double meurtre va produire un double veuvage, et le veuf va s’unir à la veuve. À l’idée de cet épouvantable accouplement, la comtesse frémit. Elle croyait faire reculer le roi en lui proposant dérisoirement ce sanglant marché ; mais le roi la prend au mot et la fait reculer à son tour. L’épouvantail, avec lequel elle jouait, rejaillit contre elle en monstrueuse imminence. Mise ainsi au pied du mur, forcée dans ses derniers retranchements, la généreuse créature n’a plus qu’une ressource : mourir ! Elle tire un poignard de son sein ; s’agenouille, et déclare qu’elle va se tuer sur-le-champ si Édouard ne jure pas « de renoncer pour toujours à sa sacrilége poursuite. » Déjà la lame étincelante, aiguë, menace ce noble cœur. Qu’Édouard hésite, et celle qu’il veut avoir n’est plus qu’un cadavre ! Le roi est enfin vaincu : il fait le serment solennel qui désormais le lie à la vertu et à l’honneur, et sa passion humiliée s’incline en une respectueuse admiration devant un tel héroïsme : « Relève-toi, vraie lady anglaise, relève-toi, et que ma faute soit ta gloire dans les siècles à venir… Je suis éveillé de ce songe insensé… Warwick ! mon fils ! Derby ! Artois ! Audley ! Vous tous, mes braves guerriers, où avez-vous été tout ce temps-ci ?… Warwick, je te fais gardien du Nord !… Vous, prince de Galles, et vous, Audley, vite en mer ! volez à Newhaven ! Moi-même, Artois, et Derby, nous partons pour la Flandre. »

Et la campagne de France commence.

J’appelle l’attention spéciale de la critique sur ces trois admirables scènes qui ont pour base historique quatre chapitres de Froissart : Chap. clxv. — Comment le roi d’Angleterre vint atout son ost devant Salisbury cuidant trouver le roi d’Écosse et comment le dit roi fut surpris de l’amour à la comtesse de Salisbury. — Chap. clxvi. — Comment le roi Édouard dit à la comtesse qu’il fut d’elle aimé, dont elle fut fortement ébabie. Chap. clxvii. — Comment le roi d’Angleterre s’assit au dîner tout pensif, dont ses gens étaient fortement émerveillés. Chap. clxviii. — Comment le roi d’Angleterre prit congé de la comtesse de Salisbury et s’en alla après les Ècossois[6]. Rapprochez le récit de Froissart des scènes que je viens d’analyser, et vous verrez combien le poëte est ici supérieur à l’historien. Ce qui n’est dans la chronique qu’une narration naïvement maniérée devient, dans Édouard III, un véritable drame qui met en lumière les plus pathétiques débats de la conscience. Selon l’historien, quelques mots de la comtesse de Salisbury suffisent pour éteindre « l’étincelle de fine amour que madame Vénus a envoyée au roi par Cupido. » L’auteur d’Édouard III ne veut pas qu’il en soit ainsi : de ce froid colloque de cour, il fait un conflit grandiose où l’amour du père est aux prises avec la dévouement du vassal, où la fidélité de l’épouse s’insurge contre la soumission de la sujette, où la passion de l’homme humilie la majesté du roi. Qui ne reconnaît un maître à cette manière supérieure de traiter le sujet offert ici par l’histoire ? Un grand poëte seul a pu avoir cette rare inspiration de donner pour prologue aux retentissantes querelles du champ de bataille les luttes les plus intimes du for intérieur. N’appelez pas cela une digression, n’appelez pas cela un hors-d’œuvre ! La conscience aussi est un champ d’honneur. La vaillance devant l’épée nue n’est pas plus intrépide que la bravoure devant l’ardente passion. Il y a des prouesses secrètes et obscures qui valent les faits d’armes les plus bruyants et les plus illustres. L’âme humaine aussi a ses Poitiers et ses Crécy, et c’est à l’art du grand poëte d’élever ces triomphes inconnus à la hauteur des plus glorieuses victoires.

Ce grand poëte, vous avez sans doute deviné qui il est. Moi, je soupçonne fort qu’il s’appelle Shakespeare. Oui, dans les trois scènes dont la comtesse de Salisbury est l’héroïne, je reconnais Shakespeare à chaque ligne, à chaque parole, à chaque trait. Ces scènes sont, par la facture, contemporaines de Roméo et Juliette et de Peines d’amour perdues. Comment en douter ? C’est le même rhythme, la même harmonie, la même coupe de vers, la même profusion de rimes, la même recherche d’images. Ne vous étonnez pas de ces formes souvent un peu précieuses. La mode alors est aux concetti. L’euphuïsme, ce gongorisme d’outre-Manche, domine encore la langue anglaise, et le poëte ne fait que parler ici la langue de son temps. Rappelez-vous les déclarations d’amour du roi de Navarre à la princesse de France, de Louis de France à Blanche de Castille, de Richard de Glocester à la veuve de Henry VI. C’est avec les mêmes raffinements d’expression qu’Édouard III manifeste son enthousiasme pour la comtesse de Salisbury : « Elle est devenue bien plus belle depuis ma venue ici. Sa voix est plus argentine à chaque mot qu’elle prononce, son esprit plus alerte… Quand elle parle de paix, il me semble que sa langue mettrait la guerre aux arrêts ; quand elle parle de guerre, elle éveillerait César même de sa tombe romaine. La sagesse est folie, excepté sur ses lèvres. La beauté est mensonge, excepté sur son charmant visage. Il n’y a d’été que dans la sérénité de son regard, et d’hiver glacé que dans ses dédains ! »

Dans cette afféterie passionnée, je retrouve tout entier le poëte des Sonnets. C’est, rappelez-vous-le, avec un égal luxe d’hyperboles que Shakespeare manifeste sa tendresse pour son mystérieux ami, quand il s’écrie : « Quel hiver a été pour moi ton absence, ô toi, joie de l’année fugitive ! quels froids glacés j’ai sentis ! quels sombres jours j’ai vus ! partout quel désert gris de décembre !… Car c’est près de toi qu’est l’été avec ses plaisirs, et, toi absent, les oiseaux même sont muets[7] ! » Ce rapport si singulier et si intime qui existe entre le compositeur illustre des Sonnets et l’auteur anonyme d’Édouard III va parfois jusqu’à l’identité des mots. Les deux inspirations sont si proches qu’il leur arrive de se confondre dans la même sentence.

Par exemple, de qui est ce vers ?

Lilies, that fester, smell far worse than weeds.
Les lis qui pourrissent sont plus fétides que les ronces.

Il est de Shakespeare, car il termine le couplet final du sonnet lxxxiii :

For sweetest things turn sourest by their deeds ;
Lilies, that fester, smell far worse than weeds.

Car les plus douces choses s’aigrissent par l’usage ;
Les lis qui pourrissent sont plus fétides que les ronces.

Mais il est aussi de l’auteur d’Édouard III, car il se retrouve littéralement dans l’apostrophe de Warwick à la comtesse de Salisbury :

Dark night seems darker by the lightning flash ;
Lilies, that fester, smell far worse than weeds.

La nuit sombre est assombrie par le jet de l’éclair ;
Les lis qui pourrissent sont plus fétides que les ronces.

Quel est celui des deux poètes qui ici a volé l’autre ? Est-ce l’auteur des Sonnets ? Est-ce le chantre d’Èdouard III ? Que les experts décident. Quant à moi, je suis convaincu que c’est Shakespeare qui, en répétant ce vers, a plagié… Shakespeare.

Pour Shakespeare, l’âme humaine n’avait pas de mystères. Il connaissait à fond les instincts contradictoires de notre nature. Il devinait toutes les vertus et tous les vices dont elle est à la fois capable. Dans le plus malhonnête homme, il discernait le germe latent du bien, comme dans le plus honnête il distinguait les ferments obscurs du mal. « Je suis moi-même passablement vertueux, et pourtant je pourrais m’accuser de telles choses que mieux vaudrait que ma mère ne m’eût pas enfanté ; d’un signe je puis évoquer plus de méfaits que je n’ai de pensées pour les méditer, d’imagination pour leur donner forme, de temps pour les accomplir. » Qui parle ainsi ? Hamlet, c’est-à-dire un des plus purs et des plus généreux caractères que jamais le poëte ait créés. Le prince de Danemark, qui passe pour si honnête, se sent sollicité de toutes parts par le mal ; à chaque instant, de coupables actions s’offrent à sa pensée, et il n’aurait qu’un geste à faire pour n’être plus qu’un criminel. — Cette égale aptitude de l’homme pour la droiture et pour la perversité, pour la magnanimité et pour la vilenie, est particulièrement mise en lumière par l’auteur d’Édouard III. Le poëte ici nous indique admirablement l’instant critique qui décide d’une destinée. Édouard sera-t-il un mauvais ou un bon prince, un libertin couronné ou un redresseur de torts, un Héliogabale ou un Charlemagne ? Il y a un moment où les appétits d’en bas semblent dominer en lui. Alors il est capable des plus hideuses infamies ; pour posséder lady Salisbury, il tuerait le mari de la comtesse, il tuerait son meilleur serviteur, il tuerait sa propre femme. Mais heureusement une superbe résistance arrête Édouard sur le seuil du crime. Les nobles instincts, violemment refoulés, se dégagent alors et reprennent le dessus ; et ce prince, qui a failli être un assassin, va devenir un des grands rois de l’Angleterre.

Le décor change. Au lieu du boudoir de lady Salisbury, voici les campagnes épiques de France. Ici, en quelques tableaux, l’auteur d’Édouard III résume dix années de guerre. Entre les faits historiques accumulés dans ces dix années, il choisit, pour les mettre en relief, cinq événements principaux : la bataille de Crécy (1346), la reddition de Calais (1346), la capture du roi David II d’Écosse (1346), la bataille de Poitiers (1356), la capture du roi Jean de France (1356). Mais, tout en recueillant les faits épars dans l’histoire, il les transpose et les groupe suivant les lois d’une perspective idéale. Ainsi il présente la victoire de Poitiers comme la conséquence immédiate de la victoire de Crécy ; il place la prise de Calais après la bataille de Poitiers, et il fait coïncider au dénomment la capture du roi David avec la capture du roi Jean. Grace à cette interversion des faits, le poëte obtient ainsi un effet dramatique considérable. Édouard III, outragé et défié au commencement de l’action par les deux rois d’Écosse et de France, finit par vaincre ses deux rivaux et par les emmener prisonniers l’un et l’autre. Rien ne manque à son triomphe. Ce Plantagenet quitte la scène, ayant dans sa poche les clefs de la France et traînant à sa suite le fils de Robert Bruce et le petit-fils de saint Louis. Figurez-vous l’allégresse populaire devant cette terminaison magnifique. Que de bravos ! que d’acclamations ! Bien ingénieux est le poëte qui a su si savamment retoucher le scénario de la chronique !

Cette façon supérieure de modeler la matière historique est tout à fait shakespearienne. Quand Shakespeare choisit son sujet dans l’histoire, il subordonne toujours la réalité contingente à la nécessité dramatique. C’est ainsi que, dans le Roi Jean, il n’hésite pas à violenter les faits pour rattacher au meurtre d’Arthur la chute du prince assassin postérieure de quatorze années à ce meurtre. C’est ainsi que, dans Henry VI, pour grandir une capitale figure, il fait assister à la bataille de Wakefield Richard de Glocester qui, chronologiquement, n’avait encore que trois ans. C’est ainsi que, dans Richard III, il prolonge l’existence de Marguerite d’Anjou pour l’introduire, comme le fantôme de la vengeance, au palais des vainqueurs. C’est ainsi que, dans Henry V, il présente la prise de Paris, qui eut lieu par trahison, en 1420, comme le résultat direct et immédiat de la victoire d’Azincourt, gagnée par l’Anglais en 1415. — Le dénoûment idéal d’Édouard III est donc absolument conforme au procédé du maître. La raison supérieure, qui termine les campagnes de Henry V par l’annexion en apparence définitive de la France à l’Angleterre, couronne l’expédition d’Édouard III par la double captivité du roi Jean et du roi David, c’est-à-dire par l’assujettissement des monarchies de France et d’Écosse à la monarchie britannique. Une même préoccupation de patriotisme exclusif se retrouve avec le même dédain de la stricte histoire, à la fin des deux drames. Les deux dénoûments, symboles diversement éclatants d’une idée unique, se complètent et se corroborent, et l’on peut affirmer que, dans l’esprit de l’auteur, l’un était le complément de l’autre.

Doutez-vous de ce que j’avance là ? Doutez-vous que Shakespeare rattachât dans sa pensée cette conclusion d’Édouard III à la conclusion de Henry V ? Eh bien, voici, sur ce point, un témoignage que nul ne récusera, le témoignage de Shakespeare lui-même :

Hear her (England) but exempled by herself :
When all her chivalry hath been in France,
And she a mourning widow of her nobles,
She hath herself not only well défended,
But taken, and impounded, as a stray,
The king of Scots, whom she did send to France
To fill king Edward’s fame with prisoners kings,
And make your chronicle as rich with praise,
As is the ooze and bottom of the sea
With sunken wreck and sumless treasures.
(Henry the Fifth. Sc. II.)

« Voyez l’exemple que l’Angleterre s’est donné à elle-même. Tandis que toute sa chevalerie était en France et qu’elle était la veuve en deuil de ses nobles, non-seulement elle se défendit parfaitement, mais elle prit et traqua comme une bête fauve le roi d’Écosse qu’elle envoya en France pour parer le triomphe du roi Édouard de captifs royaux et pour faire regorger de gloire notre chronique autant que le limon du fond des mers regorge d’épaves enfouies et d’incalculables trésors. »

J’appelle les réflexions de la critique sur ces vers bien curieux que Shakespeare met dans la bouche de l’archevêque de Cantorbéry à la deuxième scène de Henry V. L’archevêque, voulant encourager le roi à réclamer la couronne de France, lui cite l’exemple de son aïeul et lui rappelle ce triomphe que parait le roi d’Écosse envoyé tout exprès par l’Angleterre en France. Or quel est le roi d’Écosse dont il est question ici ? Ce ne peut être que David II, fils de Robert Bruce. Mais jamais en réalité David II captif n’a été envoyé en France. Chacun sait que ce prince, fait prisonnier par un simple écuyer nommé John Copland, à la bataille de Nevils’ Cross, en 1346, fut immédiatement mené au manoir qui servait de résidence à cet écuyer, puis, sur la réclamation du roi Édouard III, transféré à la Tour de Londres, où il resta enfermé dix ans. Ce n’est donc pas à un événement historique, mais à un incident imaginaire, que Shakespeare fait allusion, quand il mentionne l’envoi de David II sur le territoire français. Eh bien, cet incident imaginaire, c’est la conclusion même d’Édouard III, et c’est évidemment cette conclusion qu’affirme à nouveau Shakespeare. La légende, imaginée pour des raisons spéciales par l’auteur d’Édouard III, est volontairement et expressément consacrée par le chantre de Henry V. Shakespeare eût-il ainsi adopté sans nécessité la fiction d’un autre poëte ? Je ne le crois pas. Selon moi, il s’est approprié ce qui lui appartenait, en rappelant une tradition scénique dont il était l’auteur, et il a ainsi organiquement relié l’épopée d’Azincourt à l’épopée de Crécy.

Les vers de Henry V, que je viens de citer, constituent, on en conviendra, une présomption bien forte en faveur de ma thèse. Mais, quelque probante qu’elle soit, cette présomption ne m’autoriserait pas à intercaler Édouard III dans le théâtre de Shakespeare, si ma témérité n’était pas justifiée par des raisons supérieures. Ces raisons, je les trouve dans la lecture même d’Édouard III. Les inégalités très-visibles, que la critique a signalées dans ce drame, ne prouvent rien contre mon opinion. Les premières compositions du maître, la Comédie des Erreurs, Peines d’amour perdues, la Sauvage apprivoisée, l’esquisse d’Hamlet, sont entachées de faiblesses qui n’infirment nullement leur authenticité, et, selon moi, Édouard III doit être classé parmi ces travaux, en quelque sorte préparatoires, où s’essaie le génie naissant du maître. Au milieu de défaillances incontestables, ce génie se manifeste ici par des traits éclatants. Ces traits ne sont-ils que des retouches ? C’est possible. En tout cas, la griffe magistrale est là. J’ai déjà signalé la beauté toute shakespearienne de cet épisode qui nous montre le vainqueur de Crécy vaincu par un regard de femme. Je retrouve Shakespeare presque à chaque page dans le reste du drame. Cette pittoresque description de « la fière armada d’Édouard » attaquant et détruisant la flotte française, quel autre que Shakespeare pourrait alors la signer ? Lui seul a pu nous peindre avec ce lumineux éclat le formidable champ de bataille de Poitiers :

« Devant nous, dit le vieil Audley au prince Noir, devant nous se déploie le roi Jean fort de tous les avantages que peuvent donner le ciel et la terre ; ses troupes forment un front de bataille plus considérable que toute notre armée. Son fils, l’arrogant duc de Normandie, couvre la montagne à notre droite d’un surtout de métal, si bien qu’en ce moment l’altière colline semble un orbe d’argent. Sur ses flancs, les étendards des bannerets, les flammes resplendissantes soufflettent l’air et fouettent le vent qui, dominé par leur éclat, s’acharne à les caresser. Sur notre gauche, s’étend Philippe, le plus jeune enfant du roi ; il cuirasse la colline opposée d’un tel attirail, que toutes ces piques vermeilles qui se dressent semblent de sveltes arbres d’or ayant pour feuilles les banderolles flottantes ; les écussons aux antiques devises, écartelés de couleurs diverses qui rappellent autant de fruits, complètent ce jardin des Hespérides, Derrière nous également la colline élève ses pentes, car, ouverte d’un seul côté, elle nous entoure comme une demi-lune ; et là, sur notre dos, sont postées les arbalètes fatales, auxquelles commande le brutal Châtillon. Voici donc la situation : la vallée, par où notre fuite serait possible, est fermée par le roi ; les hauteurs de droite et de gauche sont superbement couronnées par ses fils ; et sur la côte, derrière nous, est embusquée l’inévitable mort à la suite de Châtillon. »

Vous venez d’entendre raisonner l’inquiétude anglaise. Maintenant, voulez-vous avoir une idée de l’extraordinaire anxiété qui s’est emparée de l’armée française au moment du combat ? Écoutez ces paroles que le poëte prête au roi Jean :

« Une obscurité soudaine a terni le ciel ; les vents se sont blottis d’effroi dans leur antre ; les feuilles ne bougent pas ; les oiseaux ont cessé de chanter, et les ruisseaux vagabonds ne murmurent plus à leurs rives le salut familier. Le silence guette quelque prodige, et attend que le ciel proclame quelque prophétie. Nos hommes, la bouche béante, l’œil fixe, se considèrent comme s’ils attendaient un mot les uns des autres, et pourtant pas un ne parle. Une frayeur muette a fait partout la nuit, et les paroles dorment dans toutes les régions en éveil. »

N’est-ce pas Shakespeare qui a imaginé et décrit cette stupeur de la nature à l’approche du grand événement qui va s’accomplir ? Et ne reconnaissez-vous pas la forme unique du maître à cette belle métaphore : « Le silence guette quelque prodige, silence attends some wonder ; » et à cette étonnante antithèse : « les paroles dorment dans toutes les régions en éveil, speeches sleep through all the waking regions ? »

Votre incrédulité persiste-t-elle ? Eh bien, laissez-moi, pour vous convaincre, vous signaler un dernier trait, une magnifique explosion. — Salisbury, dupe d’une fausse alerte, est accouru à Calais pour annoncer à Édouard III la défaite et la mort du prince son fils. Édouard III se tourne alors vers sa femme qui sanglote, et lui dit :

« Du courage, Philippa ! Ce ne sont pas des pleurs qui nous rendront notre Édouard, s’il nous a été enlevé. Console-toi dans l’espoir d’une vengeance signalée, effroyable, inouïe. Le roi Jean m’a dit de préparer les funérailles de mon fils. Eh bien, soit ! Mais tous les pairs de France suivront le deuil en versant des larmes de sang jusqu’à ce que leurs veines soient taries. Leurs ossements seront les piliers de son cercueil ; les cendres de leurs cités seront l’argile qui le recouvrira. Son glas funèbre, ce sera le râle des mourants ; et, en guise de cierges sur sa tombe, cent cinquante tours embrasées flamboieront ! »

Je pourrais multiplier les citations. Mais l’espace commence à me manquer, et il est temps de terminer une étude déjà trop longue. D’ailleurs l’œuvre est là, scrupuleusement traduite. Que le lecteur la lise, et qu’il juge.

Il me reste a résoudre une objection qui a souvent été élevée contre la thèse que je soutiens ici : comment se fait-il qu’Édouard III, s’il est véritablement de Shakespeare, n’ait jamais été publiquement avoué par lui ? Comment se fait-il qu’aucune des éditions connues de ce drame ne porte son nom ? À ceux qui posent cette question, je pourrais répondre par cette autre question assez embarrassante, on en conviendra : Comment se fait-il que Roméo et Juliette, imprimé en 1597 et réimprimé en 1599, puis en 1609, n’ait jamais été publié du vivant de Shakespeare avec le nom de Shakespeare ? Comment se fait-il que la signature de Shakespeare ne soit apposée ni à la première édition de Henry IV (1598), ni aux deux premières éditions de Henry V (1600-1601), ni à la première édition de Richard II (1597), ni à la première édition de Richard III (1597) ? Ces éclatants exemples prouvent surabondamment que ce n’est pas la signature qui fait l’authenticité d’un ouvrage. Personne ne conteste que Shakespeare soit l’auteur de Roméo et Juliette qu’il n’a jamais signé, et tous les critiques sont d’accord pour affirmer qu’il n’est pour rien dans certaines productions qui, comme Sir John Oldcastle et le Prodigue de Londres, ont été publiées, de son vivant, sous son nom. Parce qu’Édouard III, comme Roméo et Juliette, n’a jamais été reconnu publiquement par Shakespeare, ce n’est donc nullement un motif pour déclarer cette pièce apocryphe. Au surplus, s’il nous est impossible de dire pourquoi Shakespeare n’a jamais signé Roméo et Juliette, il nous est facile de deviner pourquoi il se serait refusé à s’avouer manifestement l’auteur d’Édouard III. Le motif est un motif politique qu’a entrevu un critique d’outre-Rhin, M. Ulrici. Selon le commentateur allemand, Shakespeare aurait craint de blesser la redoutable susceptibilité du roi Jacques Ier, en contresignant toutes les épigrammes qui, dans Édouard III, sont dirigées contre le peuple écossais. Ces épigrammes, fort inoffensives et fort licites alors que régnait sur l’Angleterre la geôlière de Marie Stuart, devenaient fort dangereuses après l’accession du fils de Marie Stuart au trône d’Élisabeth. De là l’anonyme prudemment et systématiquement gardé par Shakespeare. De là l’omission d’Édouard III par les éditeurs de l’in-folio de 1623. — L’explication est ingénieuse ; mais, à mon avis, elle n’est pas complètement satisfaisante. Si l’auteur d’Édouard III s’était borné à critiquer et à railler la nation écossaise, il n’eût guère été plus téméraire que l’auteur de Henry V comparant cette antique alliée de la France à la belette qui se faufile dans l’aire de l’aigle et la pille lâchement tandis qu’il est en chasse[8]. Mais ce n’est pas seulement le peuple écossais que dénigre l’auteur d’Édouard III, c’est la race royale d’Écosse, dans la personne de ce brutal David qui fut fait prisonnier après la bataille de Nevil’s Cross, Fils de Robert Bruce, David II était le frère de cette princesse Marjaria qui, par son mariage avec le majordome Walter Stewart, devait déterminer l’avènement de la maison de Stuart, Jacques Ier était ainsi l’arrière-neveu de David II. Bafouer David en rappelant sa honteuse captivité, c’était donc outrager Jacques dans son prédécesseur et dans son ascendant, c’était insulter le sang royal d’Écosse devenu le sang royal d’Angleterre, c’était attenter à la dynastie régnante. Sous Élisabeth Tudor, en 1596, une satire contre David Bruce était une bonne plaisanterie ; sous Jacques Stuart, en 1603, c’était un crime de lèse-majesté, Croit-on que maître William Shakespeare, comédien ordinaire du roi, eût pu impunément avouer ce crime ?

Le moment est enfin venu d’arracher le voile de l’anonyme que la raison d’état a trop longtemps jeté sur ce noble poème. Le devoir de la critique est de remettre en lumière cette œuvre méconnue qui mérite à tant de titres l’attention et l’estime de la postérité, Édouard III remplit une lacune considérable dans le théâtre anglais. Il marque le point culminant de cette civilisation féodale dont Shakespeare nous a montré ailleurs l’extrême dégradation, Tous les fiers instincts, toutes les bonnes passions, toutes les généreuses inspirations que l’épouvantable guerre des deux Roses doit étouffer et dévorer, affluent ici au sommet de la société. Édouard III symbolise la lutte et le triomphe de ces admirables vertus du cœur humain, — la magnanimité, la clémence envers les vaincus, le respect de la foi jurée, le désintéressement, l’intrépidité fortifiée par la foi dans une autre vie, la piété filiale, l’amour conjugal, l’amour de la patrie, la religion du devoir. Ce drame est la douce et pathétique épopée de l’âme chevaleresque. Dans Richard III, nous avons vu l’age de bronze de la féodalité. Édouard III nous en montre l’age d’or.

III

La lamentable et véridique tragédie de M. Arden de Feversham, dans le Kent, qui fut fort méchamment assassiné par le moyen de sa déloyale et impudique femme qui, pour l’amour qu’elle portait à un Mosby, soudoya deux ruffians désespérés, Blakwill et Shakebag, pour le tuer. — Londres : imprimé pour Édouard White, demeurant à la petite porte nord de l’église Saint-Paul, à l’enseigne du Canon. 1592.

À qui attribuer ce drame étrange qui nous rebute et nous fascine, qui nous révolte par l’horreur même du sujet, mais qui nous captive par la précision et la vérité du détail, qui fait violence à toutes nos délicatesses, mais qui force notre attention et, de péripétie en péripétie, la traîne haletante jusqu’à la catastrophe finale ? Pour bien apprécier cette composition, ne la comparez pas aux chefs-d’œuvre qui l’ont suivie, mais rapprochez-la des opuscules qui l’ont précédée. Songez qu’hier encore les enfants de chœur de la chapelle Saint-Paul jouaient le Gorboduc de lord Buckurst ou je ne sais quelle informe traduction de quelque tragédie de Sénèque. Songez qu’aujourd’hui, dans les provinces, les troupes ambulantes représentent encore avec succès les Mystères de Coventry. Le faux règne et gouverne. L’allégorie barbare accapare la scène et l’encombre de ses fictions parasites. C’est à ce moment critique, de 1580 à 1591, qu’apparaît Arden de Feversham. Faites contre ce drame toutes les réserves que vous voudrez ; blâmez, s’il vous plaît, le choix de ce sujet ; récriminez contre les laideurs de cette intrigue ; élevez-vous contre l’écœurante hypocrisie de cette héroïne qui cache l’âme d’un démon sous un masque de femme. Mais avouez que l’innovation est hardie. Avouez que ce drame réagit vigoureusement contre les conventions classiques ou gothiques. Avouez que l’auteur d’Arden de Feversham, quel qu’il soit, a indiqué à l’art nouveau sa véritable voie, — l’étude de la nature et de la société.

En effet, ce qui nous frappe ici, c’est la saisissante réalité du tableau. Arden de Feversham est une peinture de mœurs du plus extraordinaire intérêt. La vie anglaise au seizième siècle est là, prise sur le fait et reproduite avec ses mille originalités locales. Voulez-vous voir un intérieur bourgeois et provincial ? Regardez ce ménage. Le mari, quoique riche, va lui-même au marché faire la provision du jour ; quoique gentleman, il a un comptoir, tient un commerce et procède en personne au déballage de ses marchandises, — occupation roturière qui n’altère en rien sa « respectabilité » et qui ne l’empêchera pas d’être invité demain à souper par un pair d’Angleterre ; la femme, quoique gentlewoman et de très-honorable naissance, fait elle-même la cuisine et prépare de ses blanches mains le pot-au-feu du dîner. Dans la grande salle tapissée de jonc, les voisins vont et viennent. La haute bourgeoisie fraternise avec la petite. On est fort lié avec l’aubergiste de la Fleur de Lys et avec maître Bradshaw, l’orfèvre de la grande rue. Le jour, on vaque aux affaires ; le soir, on s’assemble et l’on joue au tric-trac, entre amis. L’existence s’écoule ainsi. De temps en temps, le mari fait un voyage à Londres, où il a un correspondant qui l’accueille ; il peut se rendre dans la grande ville, soit par eau, soit par terre ; s’il choisit la première voie, un bateau-pêcheur le conduira directement du quai de Feversham au quai de la Cité ; s’il a peur des coups de mer et s’il préfère la seconde voie, il lui faudra cheminer à cheval par la route de Rochester. Mais, alors, gare les dunes de Raynham ! Sur cette lande montueuse et solitaire, couverte d’ajoncs et de broussailles, les attaques à main armée sont fréquentes. Des bandits redoutables s’embusquent souvent derrière ces épais fourrés et tombent à l’improviste sur le passant. Il est donc bon de prendre ses précautions. Aller là, seul, avec un domestique, c’est déjà une grosse témérité. Le plus prudent, c’est de recruter d’honnêtes compagnons de route et d’organiser, pour traverser ces parages, une sorte de caravane. Au reste, quand vous serez parvenu à Londres, ne vous croyez pas au bout de vos inquiétudes. Il y a dans la Cité maint carrefour tout aussi périlleux que les dunes de Raynham. Dès le crépuscule, le boutiquier sage ferme son échoppe. Pas de lumière dans les rues ; l’obscurité est profonde, et « la vieille filouterie[9] » s’y donne carrière. Si, après avoir soupé à l’ordinaire, cette table d’hôte de l’époque, vous avez envie de prendre l’air à la promenade fashionable de Saint-Paul, ne vous attardez pas trop ; car, au détour d’une rue, vous pourriez bien faire une mauvaise rencontre et recevoir un mauvais coup.

À cette époque, le guet-apens est partout ; il rode aux alentours des palais ; il guette le seuil des maisons ; il barre les routes ; il tient la ville et la campagne. Il menace les existences les plus hautes, comme les plus humbles. Il se loue à vil prix. Pour quelques livres, on achète un assassin et l’on se débarrasse d’un être gênant. On n’a qu’à choisir entre les genres de meurtre : le coup d’épée, le coup de couteau, le coup de fusil, le coup de massue, la bastonnade, la noyade ou l’étranglement. Veut-on éviter les traces de violence et faire la chose sans bruit ? On se procure du poison. Rien de plus facile. Il n’est pas de petite ville qui n’ait son empoisonneur occulte. Dans le bourg même de Feversham, il y a un peintre, nommé Clarke, qui prétend pouvoir mêler a ses couleurs des drogues tellement délétères, que la vue seule d’un de ses tableaux suffit a tuer un homme.

En ce siècle-la, les mauvaises passions ont beau jeu. Il y a des moyens prêts pour tous les forfaits. Pas d’atrocité qui ne trouve son instrument. Comme pour stimuler le crime, l’exemple de la cruauté vient d’en haut. Rappelez-vous le procédé sommaire avec lequel sa majesté le roi Henry VIII fait disparaître une femme, quand il en veut une autre. — Un beau jour, sa seigneurie le comte de Leicester désire épouser lady Essex, qui est déjà mariée. Il n’hésite pas, il empoisonne lord Essex, et lady Essex, veuve improvisée, devient lady Leicester. Je cite ce fait entre mille. Si ces choses-la se font avec succès à la cour, comment ne se feraient-elles pas aussi à la ville ? Le mal, triomphant au sommet de la société, acquiert on ne sait quel effrayant prestige. La contagion de la violence, après les hautes classes, envahit les moyennes ; après les moyennes, les basses. La tragédie domestique, jouée dans le meilleur monde, passe fatalement sur la scène plus humble de la bourgeoisie et du peuple. Et c’est alors que le cas d’Arden de Feversham devient possible, et qu’on voit une petite provinciale, émule des plus grandes dames, assassiner son mari pour pouvoir épouser un valet.

Ce sinistre événement eut lieu en l’an 1551, sous le règne d’Édouard VI. Maître Arden avait été maire de sa ville natale ; il était inspecteur en chef des douanes ; il avait obtenu du roi la concession des terres de l’abbaye, vacantes depuis la sécularisation des couvents. C’était, comme on le voit, un personnage. Pour surcroît de fortune, il avait épousé la belle-fille de sir Édouard North, et se trouvait ainsi allié à la haute gentry de la province. Cette union, dont il était fier, devait être sa perte. Alice Arden, « jeune personne jolie et bien faite, » dit Holinshed, conçut une passion folle pour un domestique de son beau-père, un ancien garçon tailleur appelé Mosby, homme à figure basanée, a black swart man ; elle l’attira dans la maison conjugale et le prit pour amant. Maître Arden, qui était d’humeur plus que débonnaire, découvrit cette liaison secrète, et, loin de la contrarier, l’encouragea, « pour ne pas offenser sa femme, et ne pas perdre le bénéfice qu’il espérait tirer des puissantes relations qu’elle lui avait créées. » Bientôt mistress Arden ne se contenta plus de l’extrême liberté que lui laissait son mari. Elle voulut épouser l’homme dont elle était la maîtresse. Pour arriver à ses fins, elle résolut de se débarrasser de maître Arden. Après avoir vainement essayé de l’empoisonner, elle ourdit un complot pour le faire assassiner. Dans ce but, elle s’adjoignit pour complices Mosby, son amant, — Michel Sanderson, le domestique de confiance de maître Arden, — un certain Greene, qui avait été ruiné par maître Arden et qui le détestait, — et deux bandits, nommés Blackwill et Shakebag, qui, moyennant une somme de dix livres sterling, se chargèrent de commettre le meurtre. Longtemps maître Arden échappe aux assassins, grâce à quelque circonstance tutélaire. À Londres, au cimetière de Saint-Paul où il se promenait une après-dînée, il fut sauvé par la présence fortuite de quelques gentlemen qui l’accompagnaient. Une autre fois, à Londres encore, il fut préservé par un scrupule tardif de son valet de chambre Michel qui, après avoir promis d’introduire nuitamment les bandits, finit par leur fermer la porte. Plus tard, sur la dune de Raynham, il dut la vie à l’arrivée subite de quelques personnes qui firent route avec lui. — Les bandits, ainsi déconcertés, jurèrent de prendre leur revanche. Un matin qu’Arden devait se rendre de Feversham au manoir de sir Thomas Cheiny, ils convinrent de l’abattre à tel moment devant un gros taillis ; mais, par un singulier hasard, Blackwill se trompa de chemin, et Arden revint chez lui sain et sauf. C’était la cinquième fois qu’il esquivait la mort. Cependant mistress Arden s’impatientait ; elle récriminait contre la lenteur des meurtriers ; elle voulut en finir à tout prix, et il fut décidé qu’Arden serait égorgé dans sa propre maison. Ce projet, d’une incroyable audace, fut exécuté, et, le dimanche 15 février 1551, vers sept heures du soir, tandis que maître Arden faisait une partie de tric-trac avec Mosby, les brigands, apostés à la porte du parloir, se précipitèrent sur le malheureux homme, à un signal convenu, et l’étranglèrent avec une serviette. Mistress Arden et Mosby aidèrent à achever la victime, qui expira après la plus effroyable lutte. Le meurtre commis, il fallut faire au plus vite disparaître le cadavre. On l’emporta dans un champ voisin de l’abbaye. Mais il neigeait, et la trace des pas, imprimée dans la neige, indiqua le lieu du crime et fit découvrir les coupables. Alice Arden, Mosby, Michel, la sœur de Mosby, et un certain Bradshaw, furent immédiatement arrêtés et jugés par une commission spéciale qui tint ses assises à l’abbaye. La condamnation fut terrible. Mosby et sa sœur furent pendus ; Michel Saunderson fut roué et pendu ; Bradshaw, qui était parfaitement innocent, fut étranglé ; enfin mistress Arden fut brûlée vive. Greene et Blackwill, qui étaient parvenus à s’évader, furent rattrapés plus tard et exécutés. Shakebag seul échappa à toutes les recherches de la justice. — Deux ans après le meurtre, on voyait encore l’empreinte du cadavre de maître Arden nettement dessinée sur le gazon du pré où il avait été déposé, et les gens du pays faisaient la remarque que ce pré avait été injustement enlevé par maître Arden à un pauvre paysan appelé Read, — action inique qui n’avait été que trop durement chatiée !

Telle est, en résumé, la lamentable histoire qu’Holinshed a racontée en huit grandes colonnes dans son histoire d’Angleterre[10]. L’auteur d’Arden de Feversham a reproduit l’émouvant récit du chroniqueur, mais en le modifiant avec une rare sagacité sur un point essentiel. Maître Arden n’est plus, dans le drame, ce complaisant méprisable que la chronique nous montre tolérant et favorisant par un calcul sordide la passion adultère de sa femme. C’est, au contraire, un mari fort amoureux et fort jaloux qui a au plus haut degré le sentiment de sa dignité et de son honneur, qui souffre du moindre soupçon, et qui ne se laisse tromper que par la plus savante dissimulation. Grâce à cette modification habile, le personnage de maître Arden devient complètement sympathique. On l’estime autant qu’on le plaint, et cette estime accroît encore l’anxiété avec laquelle on suit les phases diverses du complot tramé contre lui.

Sur d’autres points encore, le drame corrige, pour l’améliorer, la narration historique. — Le guet-apens du cimetière de Saint-Paul, à peine indiqué par Holinshed, devient l’un des plus curieux épisodes de la pièce. Au lieu d’être préservé par ce hasard insignifiant, — la présence de quelques amis, — maître Arden échappe à ses assassins, grâce à une comique altercation entre les bandits et un boutiquier prudent qui ferme son échoppe et qui fait tomber le châssis d’une fenêtre sur la tête de Blackwill traîtreusement adossé à la muraille. Je recommande au lecteur ce tableau du vieux Londres nocturne qui est certainement des plus pittoresques.

Non moins remarquable est la scène à laquelle donne lieu le scrupule du valet Michel refermant, après réflexion, la porte qu’il devait ouvrir aux assassins : « Ce Michel, dit Holinshed, ayant mis son maître au lit, ouvrit la porte conformément à la convention faite. Son maître, étant couché, lui demanda s’il avait fermé la porte, et il répondit oui ; mais, ensuite, craignant que Blackwill ne le tuât comme son maître, il se releva, après s’être couché, et ferma hermétiquement la porte. » Cette indication si brève de l’historien est magistralement mise à profit par l’auteur du drame : — maître Arden est couché et endormi ; le moment fixé pour l’assassinat approche ; Michel a laissé la porte d’entrée ouverte ; une méchante chandelle projette sa clarté blafarde sur le seuil sépulcral ; Michel attend à toute minute l’arrivée des bandits ; mais peu à peu l’horreur du forfait imminent l’envahit ; il se rappelle combien son maître a été bon, et il ne peut s’empêcher de plaindre ce brave homme qui eût tant mérité de vivre. Il voit déjà les assassins se ruer sur la victime, et il assiste mentalement à cet épouvantable égorgement. Alors une réflexion subite le frappe : où s’arrêteront ces bandits ivres de sang ? Après avoir tué le maître, n’ont-ils pas intérêt à tuer le valet, pour rendre toute dénonciation impossible ? « Il semble que déjà on les entend demander où est Michel, et l’impitoyable Blackwill s’écrie : Tuez ce misérable ! le maroufle révélera le meurtre ! Les rides sur ce front hideux et menaçant sont comme des tombes ouvertes pour engloutir les hommes. Ma mort pour Blackwill ne sera qu’un jeu, et il m’assassinera Pour s’amuser… Il vient ! il vient ! Ah ! mon maître, au secours ! appelez les voisins, ou nous sommes morts ! » Au cri poussé par Michel, Arden saute à bas du lit et accourt. Il demande au valet quelle est la cause de sa frayeur. Le maraud, qui n’ose avouer sa complicité, donne pour prétexte un mauvais rêve ; il s’est cru, dans son sommeil, attaqué par des brigands qui voulaient l’assassiner, et il a été tellement terrifié qu’il en tremble encore et que ses jambes se dérobent sous lui. Arden, inquiété, demande à Michel s’il a bien verrouillé la porte de la maison. Michel balbutie qu’il croit l’avoir fait. Arden veut s’en assurer et court à la porte qu’il trouve fermée seulement au loquet ; tout en pestant contre la négligence du valet, il donne vite un tour de clef et pousse les verrous. Il n’est que temps : les assassins arrivent, trouvent porte close, et se retirent en maugréant. Arden est sauvé ! — L’effet de cette scène est saisissant. Rien n’est plus finement nuancé et plus réellement dramatique que l’anxiété de ce valet qui, dans l’attente du crime dont il est complice, passe successivement de la pitié à l’inquiétude, de l’inquiétude à la frayeur, et qui, dans le paroxysme de l’épouvante, finit par pousser un cri d’alarme et par appeler à son secours la victime même qu’il devait livrer aux assassins. Tout cet épisode est un chef-d’œuvre et de pensée et d’expression. L’idée ici est d’un maître, comme le style.

Quel est ce maître, voilà la question ?

Nous sommes ainsi amenés à rechercher quel peut être l’auteur d’Arden de Feversham. Dans cet ouvrage anonyme, que nous révèle l’in-quarto de 1592, et qui appartient certainement à l’époque primitive du théâtre anglais, on ne retrouve la manière d’aucun des écrivains en vogue avant 1592. Cette exécution fréquemment gauche et timide, mais dont la naïveté même fait souvent la grandeur, ne rappelle ni le procédé pédantesque de Green, ni la façon emphatique et outrée de Marlowe. De qui donc peut être Arden de Feversham ? Évidemment d’un écrivain encore inexpérimenté, mais profondément original.

En 1770, un libraire de Feversham, Édouard Jacob, a réimprimé cette pièce, sous le patronage d’une grande dame, lady Sondes, comme étant le premier essai de Shakespeare. L’assertion a paru audacieuse tout d’abord, elle a été vivement combattue, mais, en dépit des contradictions, elle a fini par rallier bon nombre d’adhérents parmi les critiques. La Revue d’Édimbourg, dans un article dont j’ai déjà parlé, avoue qu’Arden de Feversham ne serait pas indigne de la jeunesse de Shakespeare[11]. M. Collier, plus explicite, attribue ce drame, tout au moins partiellement, à Shakespeare. M. Charles Knight, après avoir analysé l’œuvre et s’être extasié sur tant de surprenantes qualités, est réduit, pour ainsi dire malgré lui, à nommer Shakespeare comme le seul écrivain à qui elle puisse être assignée. En Allemagne, les adhésions à la thèse de Jacob sont plus éclatantes encore. Schlegel la confirme de son éminent suffrage dans son Cours de littérature dramatique, et Tieck la consacré définitivement en traduisant Arden de Feversham comme une incontestable création de Shakespeare.

À défaut de preuves irrécusables, la conjecture de Jacob a effectivement pour elle de fortes présomptions. Le sujet d’Arden de Feversham est emprunté à cette chronique d’Holinshed qui a fourni à Shakespeare la matière de tant de drames, et je ne doute pas que l’attention du poëte n’ait été de bonne heure attirée par un récit où il retrouvait à chaque ligne un nom qui lui était cher. — Ce nom d’Arden, que portait le malheureux homme assassiné en 1551, Shakespeare ne pouvait le prononcer sans une émotion filiale, car c’était le nom même de sa mère. Mistress John Shakespeare, petite-fille d’un valet de Henry VII, était née Arden de Wilmecote. Peut-être y avait-il un lien de parenté entre les Arden de Wilmecote et les Arden de Feversham. Peut-être l’auteur d’Hamlet était-il, du côté maternel, un peu cousin de la pauvre victime. Peut-être avait-il dans les veines un peu de ce sang qui avait été si tragiquement versé. Quel intérêt alors devait avoir pour lui la narration d’Holinshed ! Je me figure que cette narration, publiée dès 1577, a dû être souvent lue et relue dans les veillées de l’humble maisonnée d’Henley-Street, à Stratford-sur-Avon, et je vois d’ici l’enfant sublime, inspiré par cette pathétique lecture, se hâtant de jeter sur le papier les premières scènes d’un drame improvisé.

Je ne nie pas qu’Arden de Feversham, par la simplicité même de l’intrigue, diffère essentiellement de la plupart des pièces authentiques de Shakespeare. Mais cette simplicité, inhérente au sujet, devait faciliter le premier essai d’un auteur novice, et d’ailleurs la réalité historique imposait ici son cadre rigide à l’inspiration poétique. L’hypothèse qu’Arden de Feversham est la conception primitive de Shakespeare, me paraît donc parfaitement vraisemblable. Si maintenant j’examine l’œuvre en détail, la vraisemblance grandit à mes yeux presque jusqu’à l’évidence. Je découvre à chaque instant maintes expressions, maintes locutions, maintes pensées devenues familières à Shakespeare. L’auteur d’Arden de Feversham prodigue les allusions à l’antiquité classique et aux superstitions du moyen âge, que nous remarquons dans les ouvrages incontestés du maître. Il vante, avec l’admiration irréfléchie d’un écolier, cet Ovide à qui Shakespeare emprunte l’épigraphe de son premier poëme, Vénus et Adonis. Il parle de cette « folie de Midsummer, » qui doit présider au Songe d’une Nuit d’été. Il mentionne même ce personnage étrange que le chantre de la Tempête nous montre errant dans la lune chargé d’un fagot d’épines. — Ce n’est pas seulement par certaines particularités frappantes, c’est par de réelles beautés qu’Arden de Feversham rappelle le grand poëte anglais. L’esprit shakespearien, l’inimitable humour qui doit animer tant de créations bouffonnes, semble s’essayer dans cette pièce, et souvent le coup d’essai est un coup de maître. Je ne sache rien de plus magistralement pittoresque, par exemple, que ce croquis d’un brigand : « Un drôle à la face maigre et grimaçante, au nez de faucon, à l’œil cave, avec d’énormes rides sur un front torve, et de longs cheveux crépus sur les épaules ; son menton est ras, mais à la lèvre supérieure il a une moustache qu’il enroule autour de son oreille. Pour costume, un pourpoint de satin bleu clair si déguenillé que l’envers a encore meilleure apparence que l’endroit, des hauts-de-chausse râpés et décousus, de gros bas de laine retombant déchirés sur ses souliers ; enfin, un manteau de livrée, dégarni de tout galon, mauvais, mais assez bon encore pour cacher de l’argenterie. » La figure de Blackwill est une des plus originales qui soient au théâtre anglais. Ce truand qui escamote même les constables, ce ribaud avec qui les filles de joie sont obligées de s’arranger pour ouvrir boutique ; ce terrible buveur à qui les cabaretiers doivent chaque matin offrir une chopine de bière, sous peine d’avoir, le soir, leur enseigne arrachée, ce soldat-larron qui a quitté la guerre pour le brigandage et qui de maraudeur s’est fait coupe-jarrets, pourrait aisément s’enrôler, à la suite de Bardolphe, dans l’arrière-garde de Falstaff. Ce Blackwill, qui fait rire autant qu’il fait peur, est un type que le créateur du drame pouvait seul enfanter. C’est le grotesque sinistre.

Le génie shakespearien, si visible déjà dans cette création, se laisse également deviner dans les scènes finales d’Arden de Feversham. Dans le banquet où s’asseyent les assassins de maître Arden, il y a quelque chose de cette horreur sublime qui préside au festin de Macbeth, comme ; dans le touchant repentir que manifeste Alice Arden après l’assassinat de son mari, il y a le germe de ces pathétiques remords qui doivent supplicier la mère d’Hamlet.

Arden de Feversham, conçu, comme Périclès, par la jeune imagination d’un grand poëte, affirme, comme Périclès, l’intervention d’en haut dans les choses terrestres. Ici règne cette même force occulte et surhumaine qui, là, protége si constamment la vertu contre les attentats du vice. Seul, sans défense et sans défiance, l’honnête maître Arden échappe à tous les dangers qui le menacent par l’entremise bienfaisante de l’inconnu. Menacé à son insu, il est sauvegardé, à son insu, par une sympathique influence qui, aux ennemis ameutés autours de lui, suscite continuellement des obstacles imprévus ; tantôt c’est le bizarre scrupule d’un complice, tantôt c’est l’arrivée inopinée d’un passant, tantôt c’est la chute comique d’un châssis de fenêtre, tantôt c’est la brusque obscurité produite en plein jour par un brouillard étrange qui détourne le coup meurtrier. Grâce à ces menus empêchements qu’une ruse supérieure oppose à la fourberie humaine, Arden déjoue victorieusement le complot tramé contre sa vie. Fort de sa probité, il reste invulnérable au crime jusqu’au jour où lui-même commet le mal. — Pour la cinquième fois il vient d’esquiver la mort, quand un pauvre paysan, nommé Read, vient réclamer de lui un petit champ dont Arden l’a injustement dépossédé. Arden est riche ; il pourrait, sans grand sacrifice, réparer son tort en restituant ce champ qui suffirait à faire vivre une malheureuse famille ; au lieu d’accéder à une si juste demande, il la repousse durement ; le paysan se venge du refus en maudissant Arden : « Arden, s’écrie-t-il, je te parle dans l’agonie de mon âme, puisse le morceau de terre que tu détiens à mon détriment t’être ruineux et fatal ! puisses-tu y être massacré par tes plus chers amis, on y être amené pour faire la stupéfaction des hommes, ou y devenir fou et y finir tes jours maudits ! » C’est de cet humble anathème que va jaillir la catastrophe finale. Ce champ, qu’Arden a usurpé, exige désormais le cadavre d’Arden. L’unique mauvaise action commise par cet honnête homme lui aliène provisoirement la bienveillance de la destinée et le livre désarmé à la coalition des passions néfastes acharnées contre lui. Le guet-apens, jusqu’ici dépisté, réussit enfin par l’abstention de l’imprévu ; Arden est assassiné. Mais à peine le crime a-t-il été commis, à peine Arden a-t-il expié sa faute par sa mort, que la puissance invisible, qui un moment l’a abandonné, reprend son initiative et se hâte de le venger. Tandis que les meurtriers emportent le cadavre vers le champ fatidique, la neige tombe, et cette neige, en gardant la trace de leurs pas, va les dénoncer à la justice. Ainsi s’impose avec une inéluctable équité la volonté d’en haut. Depuis l’exposition jusqu’à la conclusion, l’action de ce sombre drame est gouvernée par un Ariel muet et invisible qui plane sur la scène, réglant les choses, suscitant les incidents, disposant les hasards, remuant les consciences, soufflant les remords, évoquant les brumes, versant les neiges, improvisant les ténèbres, faisant le jour comme la nuit, jouant avec le ciel et lutinant avec les éléments !

Ce sylphe tutélaire, dont les ailes ont l’envergure de l’infini, c’est la Providence.


Bruxelles, 21 mai 1866.

  1. Voir à l’Appendice la narration de Belleforest.
  2. Kyng Appolyn of Thyre, by Robert Copland (1510) ; — The most excellent, pleasant, and variable historie of the strange adventures of Prince Appollonius, Lucine, his wife, and Tharsa, his daughter, by William Howe (1576) ; - The most excellent, pleasant and variable historic of the strange accidents that befell anto Prince Appollonius, the lady Lucina, his wife, and Tharsia, his daughter, by T. Twine (1607).
  3. Henry V, sc. ii.
  4. Il n’existe malheureusement aucun exemplaire de ces réimpressions qui sont constatées par le registre du Stationers’hall.
  5. Edingurgh Review, vol. lxxi, p. 471.
  6. Voir ces chapitres aux notes de ce volume.
  7. Sonnet lxii.
  8. Henry V, sc. ii.
  9. Old filching, dit l’auteur d’Arden de Feversham.
  10. De la page 1060 à la page 1066. Édition de 1586. Voir à l’Appendice la traduction complète de ce récit.
  11. « Arden of Fwersham would have done no discrédit to the early manhood of Shakespeare. » — Edinburgh Review, vol. LXXI, p. 471.
Dédicace Périclès, prince de Tyr
Introduction