Belleforest
Cent-dix-huitième histoire tragique
Textes établis par François-Victor Hugo
Œuvres complètes de Shakespeare
Les Apocryphes, tome II
Paris, Pagnerre, 1866
p. 387-426
Arden de Feversham Relation de l’assassinat de Maître Arden de Feversham


CENT DIX-HUITIÈME HISTOIRE TRAGIQUE
DE BELLEFOREST.
Accidents divers advenus à Apollonie, roi des Tyriens : ses malheurs sur mer, ses pertes de femme et fille, et la fin heureuse de tous ensemble.

La cité de Tyr et royaume des Tyriens a été jadis si grande chose entre les Syrophénissiens, que les habitants de ce pays se sont vus fort longtemps maîtres de la mer, et ont tellement rôdé l’Asie, l’Afrique et l’Europe, qu’encore à présent reste la mémoire de leurs courses par écrit, et sait la postérité que Carthage et plusieurs bonnes villes d’Espagne, doivent aux Tyriens et aux Phéniciens leur origine, comme aussi la Grèce leur est redevable de la tant nécessaire connaissance des lettres, et des caractères des lettres desquelles ils usent. En ce pays Tyrien, régnait, du temps des premiers successeurs d’Alexandre macédonien, surnommé le Grand, et surtout commandant en Asie, cet Antiochus qui fut dit Sauveur, et donna son nom à la cité d’Antioche, bâtie par son père Séleucus, — un prince fort excellent, appelé Apollonie, autant vertueux que savant, et des plus rares et gentils princes qui fussent alors en la Grèce, ni en l’Asie. Lequel, ayant ouï parler de l’extrême beauté de la fille du roi Antiochus, et de la grande poursuite que plusieurs faisaient pour l’avoir en mariage, en devint extrêmement amoureux : et comme il fut en la première ardeur de son adolescence, il ne pensait aussi qu’aux moyens de parvenir à la jouissance de chose si rare, sans aviser au péril qui s’offrait par trop cuisant à ceux qui aspiraient aux noces de cette belle princesse, et lequel danger procédait de l’occasion que je vais vous décrire : on sait combien ces rois asiatiques, et ceux de Macédoine, ont été adonnés aux femmes, et le peu d’état qu’ils faisaient de s’accointer les dames de leur sang, ne se feignant d’épouser leurs propres sœurs et les épouses mêmes de leurs pères : or Antiochus étant conduit de pareille bonté, comme il fut veuf, il jetta impudiquement et détestablement les yeux sur sa fille au temps même qu’il était sur le point de lui choisir mari digne de la maison d’un si grand prince que lui, qui commandait sur la plus grande part de l’Asie. De ce regard lascif et avec les yeux, ce père maudit huma le poison d’amour ; il laissa cette volonté qu’il avait de marier sa fille, et se résolut d’en être lui-même l’amoureux, le mari, le père et le beau-père, tout ensemble. Et bien qu’au commencement il tachât d’effacer ce furieux désir en son âme, si est ce que, l’objet d’une si grande beauté lui offusquant les rayons de l’honnêteté, il oublia le devoir du père, pour faire l’office, et état d’un amant furieux et transporté. Pour ce, un jour qu’il s’était plus arrêté que jamais sur ces desseins, et avait rêvé sur les perfections de celle que induement il aimait, s’en alla seul vers la chambre de sa fille, de laquelle il fit sortir tous ceux qui étaient dedans, feignant de lui vouloir communiquer quelque grand secret. Les dames et demoiselles, qui n’eussent jamais pensé une telle déloyauté, ni si dénaturée volonté et lâche fait d’un père, s’en allèrent s’ébattre d’un et d’autre côté, laissant ce misérable couple enclos seul en une chambre, où la solitude, l’amour, la fureur et la beauté donnèrent moyen au père de mettre en exécution ce que si longuement il avait souhaité. Car, quelque résistance que la princesse lui sût et pût faire, et quoique avec plusieurs belles, saintes et naturelles raisons, elle s’efforçât de le détourner d’un forfait si méchant, et tant abhorré de tout le monde, si lui fut-il impossible d’apaiser et adoucir la furieuse rage du meurtrier de sa virginité : car il la força et viola avec autant d’impiété comme était obligé à chose contraire, et étant père, qui doit être soigneux de l’honneur et vertu de ses enfants, et pour être roi, l’office duquel l’oblige à punir les fautes si exécrables que celles qu’il venait de commettre. Dès qu’il eut fait son coup, il n’arrêta guère avec la violée, ains se retira aussitôt, mais non qu’il ne l’eût un peu consolée, et lui promit de la faire si grande qu’elle aurait occasion de se contenter. Et comme il voulut passer outre, voyant que la princesse s’enfuyait et tempêtait pour l’outrage enduré, il sortit la laissant avaler son courroux et colère. Sur ces entrefaites, voici entrer la dame d’honneur qui l’avait en charge, laquelle, voyant la fille toute échevelée, larmoyante et sanglante, fut toute effrayée et ne savait que penser, ains demeura longtemps immobile et sans dire un seul mot ; enfin, prenant cœur, elle s’enquit de la princesse, d’où lui procédait une si grande tristesse.

— Ah ! ma mère, dit la misérable fille, naguère que deux excellents noms ont été effacés et perdus en cette chambre.

— Qu’est cela ? dit la nourrice, répondez, madame, et ne me célez rien, afin qu’à mon possible je puisse y donner quelque remède.

— Ah ! m’amie, dit la fille, le fait est si déploré qu’il est hors de tout remède ; d’autant qu’avant que d’être légitimement mariée, j’ai été honnie et souillée si exécrablement, que la seule mémoire du crime me fait hérisser les cheveux et souhaiter la mort.

— Et qui est celui, dit la dame, qui a osé attenter un fait si témérairement, sans craindre la fureur du roi, qui punira rigoureusement celui qui l’a commis. Madame, il ne faut tant se tourmenter, ains le faire entendre au roi monseigneur votre père.

— Ha, malheureuse que je suis ! je n’ai plus de père, ce nom est perdu en mon endroit, et celui qui l’était est le même qui a souillé son sang, et perverti les lois de la nature. Et puisque le malheur est tel pour moi, et que l’infamie de la fille pourrait causer la ruine du père cruel, afin qu’aucun ne sache sa méchanceté, et que ce qu’il a injustement fait sur moi ne soit cause d’une juste ruine sur lui, il faut que je meure, et que cette main fasse sacrifice de moi-même aux ombres de la reine ma mère, à laquelle j’ai fait tort, quoique forcée, et à laquelle je ne peux satisfaire qu’en défaisant la plus triste et misérable princesse du monde.

Ce qu’ayant dit, elle met la main à un couteau qui était sur la table et s’en allait transpercer le cœur, si la dame d’honneur ne l’eut retenue et empêchée, en lui ôtant, la tançant et reprenant de cette furieuse et mal conseillée volonté, et la consolant, lui usa de ces paroles :

— Madame, puisque la chose est faite, le conseil en est pris, il n’y a plus moyen de la réparer qu’en la souffrant patiemment. Je confesse que c’est un grand forfait que celui que le roi a commis ; mais quoi ? L’amour est aveugle et ôte le jugement aux plus sages ; joint que les rois ont des licences non permises à chacun. Prenez courage, et ne résistez au destin auquel les dieux mêmes sont assujettis, ains obéissez au roi, et lui octroyez dorénavant de bon gré ce de quoi la force l’a fait naguère possesseur ; car vous mourant, c’est sans doute que le roi ne vivrait longuement après vous, et ainsi vous seriez cause de la ruine d’une belle et heureuse monarchie, laquelle sera l’héritage des enfants qui sortiront de vous pour le repos de toute l’Asie.

Avec ces propos et plusieurs autres, cette mégère infernale sollicita cette pauvre dame à souffrir l’inceste, et à prendre plaisir au forfait plus nuisible que la mort qu’elle voulait se donner.

Cependant, ce détestable roi, pour mieux et plus longuement jouir de ses amours incestueuses, voyant que sa fille était de plusieurs demandée en mariage, et qu’honnêtement, et dans son déshonneur et scandale, il ne pouvait faire qu’il ne l’octroyât à quelqu’un, il s’avisa d’une ruse, qui fut telle, qu’il proposa aux amoureux poursuivants une question et énigme, avec telle condition que celui qui la résoudrait serait le mari de sa fille, mais y faillant, la tête y demeurerait pour gage. Quelque périlleuse et inique que pût être cette aventure, si est ce que la beauté et grâce de la princesse était si grande et excellente, que plusieurs grands princes et seigneurs hasardant leur vie, allaient la requérir ; et ne pouvant résoudre la question (au moins le roi niant qu’ils y eussent donné atteinte), ils y laissaient la tête pour gage de la cruauté d’Antiochus. Or, comme plusieurs se refroidissaient de cette poursuite, voyant un édit si dénaturé et l’exécution de celui-ci si farouche, voici que. le prince tyrien Apollonie, se liant en son grand savoir et subtilité, vint vers le roi, qui était son souverain, en Antioche, pour avoir son malheur en mariage. Le roi, qui avait aimé le père de cet adolescent, fut marri de le voir venir à sa mort certaine ; et pour ce, lui demandant de l’état de ses parents, et celui-ci répondant qu’ils étaient décédés, lui dit : — Aussi ont-ils laissé le dernier de leur race en toi ; car je vois que tu viens demander celle qui sera cause de ta ruine.

— Si est-ce, dit Apollonie, sire, que je ne suis venu pour autre occasion que pour vous demander madame en mariage, laquelle étant issue de sang royal comme je suis, je peux justement requérir et sans mériter le titre de téméraire.

— C’est bien dit, réplique le roi, mais ignorez-vous quelles sont les conditions de cette alliance ?

— Entrant en votre palais, sire, dit l’adolescent, j’ai vu un tableau contenant votre arrêt et volonté en cette affaire ; par ainsi, s’il plaît à votre majesté, proposez la question, et je m’efforcerai d’y satisfaire ou de passer sous la sévérité et rigueur de votre loi.

Antiochus, marri et irrité de cette réponse, lui dit : — Tu ne fis jamais folie qui te coûtât si cher que celle-ci, et j’ai compassion de toi et de ta grande jeunesse ; mais, puisque c’est toi qui poursuis ton désastre, je m’en lave les mains et me déclare innocent de ta ruine ; et pour ce, voici mon énigme, et l’éclaircis, si tu ne veux perdre la vie :

De forfait agité, je cherche incessamment
De ma mère le fils, et le fils de ma femme ;
Me repais de ma chair, dont je vis en tourment.
Et de plusieurs les corps en demeurent sans âme.

Apollonie, oyant ceci, fut étonné de prime face, et, se tirant un peu a part, ayant obtenu ce petit délai du tyran, il rêva si bien là-dessus, qu’il en trouva l’interprétation si manifeste, qu’il n’y fallait point autre Œdipus pour l’éclaircir. Ainsi, revenant vers le roi, lui dit : — Vraiment, sire, votre question vous touche de bien près ; car le forfait vous bourrelle la conscience, et le reste du fait touchant à votre fille, ne faut chercher ailleurs que céans, ni le fils de votre mère, ni le beau-fils de votre femme.

Cette réponse étonna merveilleusement le père incestueux, lequel, se sentant pincer sans rire et craignant que sa méchanceté ne fût découverte, dit à Apollonie : — Mon gentilhomme, vous avez mal regardé à vous, et ne pouvez échapper de mort, n’ayant satisfait à ma demande ; toutefois, pour l’amour de feu votre père, je vous ferai une grâce que je ne fis à aucun autre, qui est que je vous donne trente jours de délai pour mieux penser à ceci ; et, trouvant le nœud de ma question, vous aurez ma fille en mariage ; mais, y faillant, assurez-vous que vous mourrez, suivant la rigueur de l’édit.

Le prince, qui s’assurait d’avoir touché au but et gratté le roi au point où il ne se démangeait, vit aussitôt que sa vie était mal assurée près un homme forcené de fol amour ; et, pour ce, prenant congé du tyran, monta sur mer et se retira en son pays, avec intention de s’en aller si loin qu’Antiochus n’orrait rien de lui et ne pourrait l’accabler, comme il s’assurait qu’il y ferait ses efforts. Et n’était vain son pansement, car à peine fut-il à demi-chemin, que le roi envoya un des principaux de sa maison, auquel il avait confié le secret de son inceste, et auquel il communiqua ce qui s’était passé entre lui et Apollonie ; à cette cause, lui commanda de le poursuivre et le faire mourir à quelque prix que ce fût, ou de fer, ou par poison. Le courtisan, aussi homme de bien que son maître, s’armant de tout ce qui lui faisait besoin, à savoir du poison pour donner à Apollonie, et de l’argent à foison pour corrompre ses domestiques, s’en vint à Tyr, pensant y trouver le prince et le faire dépêcher, sous prétexte d’être là venu pour traiter le mariage que ce prince avait poursuivi. Mais Apollonie, qui n’ignorait pas combien sont longues les mains des rois, se résolut aussi de s’en aller le plus tôt qu’il lui serait possible, afin que le roi d’Asie ne vomit à Tyr sur lui ce courroux qu’il couvait dès la cité d’Antioche.

Ainsi le prince de Tyr arma quelques vaisseaux, y mit plusieurs milliers de muids de blé, de l’or et de l’argent, et des joyaux en grande abondance, et partit un soir bien tard, non sans le grand étonnement et douleur de ses sujets, qui l’aimaient surtout à cause de ses louables et rares vertus, et ne savaient rien de l’occasion de ce départ si soudain, qu’ils eussent empêché aux dépens de leur vie, et en peine de se révolter contre le monarque de Syrie. Le capitaine duquel, étant arrivé à Tyr, fut étonné voyant le deuil que chacun démenait pour le départ de leur seigneur, et duquel aucun n’avait rien d’assuré, ains le tenaient tous pour perdu, et étaient sans nulle espérance de jamais le revoir. À cette cause, s’en retournant vers le roi son maître, lui fit entendre le succès de ceci, qui fut très-agréable à Antiochus, comme un vrai moyen de couvrir son forfait, quand bien Apollonie le déclarerait, en tant qu’il ne serait pas cru, puisqu’ayant éclairci le doute, il s’était absenté ainsi de son pays, et avait quitté sa seigneurie. Pour ce, le roi confisqua et corps et bien d’Apollonie, proposant le prix de cinquante talents d’or à quiconque lui amènerait Apollonie vif, et cent à celui qui lui apporterait la tête.

Ce fut lors que le salut de ce jeune prince fut en hazard, d’autant que, la convoitise du gain aiguillonnant les cœurs humains, il n’y avait ami, ni ennemi, qui n’aimât mieux cette belle somme de deniers que la prospérité d’Apollonie. Il n’y eut ville, château, bourg, village, pays, province, région, bois, ni montagne en Tyr, Sidon et Syrie, et lieux voisins, qui ne fût recherchée ; mais on n’en ouït aucune nouvelle. La mer fut couverte de vaisseaux, mais on avait tant tardé à dresser l’appareil des flottes, qu’Apollonie eut beau moyen de se sauver et éviter leur furie, et parvint au pays de Tharse, dit de la capitale cité d’iceluy, assise en la Cilicie. Étant à Tharse, ignorant l’édit de son bannissement et prescription, voici, comme il se promenait sur le port, qu’un de ses citoyens et sujets, le reconnaissant, vint lui faire la révérence, puis lui déclara le prix établi pour la délivrance de sa tête, ou morte, ou vive, au tyran Antiochus, le priant de se tenir sur ses gardes et se communiquer à peu de gens, étant impossible que, s’il allait et venait, quelqu’un ne le connût et qu’ainsi il ne fût livré à son adversaire. Ce qu’ayant dit, il se retira soudainement, laissant son prince effrayé de l’édit publié contre sa tête. Apollonie tout sur l’heure rencontra un des seigneurs de la cité de Tharse, appelé Stragulion, lequel avait été grand ami de son père, et qui était aussi de sa connaissance ; auquel s’adressant, et le saluent et lui ayant fait récit de son désastre, de sa prescription, et de la cause de celle, et de la grande injustice du roi syrien, le pria par même moyen de faire tant qu’il pût être en sûreté en cette ville, vu mêmement qu’elle n’était point de la sujétion ni appartenance de son adversaire.

— Monsieur, dit Stragulion, à la mienne volonté que la puissance correspondît à l’affection ; car vous pouvez vous assurer que les Tharsiens s’estimeraient bien heureux de vous secourir et loger en votre si urgente affaire ; mais nous ayant grand train, et cette région étant assaillie d’une extrême famine, telle que les pauvres citoyens ne voient aucun espoir de salut, ne sachant d’où prendre vivres pour leur nourriture, et comment serait-il possible qu’ils fournissent à votre maison, et que vous fussiez ici traité selon votre état et mérite.

Or disait-il ces paroles en soupirant et épandant larmes infinies, et pour la misère de ses concitoyens, et pour ne pouvoir gratifier Apollonie de ce qu’il requérait en une si urgente nécessité. Apollonie, d’une face gaie et riante, lui dit : — Eh quoi ! seigneur Stragulion, n’y a-t-il autre obstacle qui empêche que les Tharsiens ne reçoivent le prince de Tyr, sinon le défaut de vivres ?… Mon ami, essuyez ces larmes, qui vous arrosent la face, et chassez la tristesse de votre cœur ; car je ne suis arrivé ici les mains vides, ains semble que les dieux m’aient inspiré pour le salut de cette cité, d’aborder en son havre, où j’ai conduit cent mille mesures de blé, lesquelles j’élargirai à vos citoyens, pourvu que loyalement ils cèlent ma fuite, et qu’ils ne me livrent point à mon adversaire.

Cette nouvelle fut si plaisante à Stragulion, qu’il voulut s’agenouiller devant Apollonie pour le remercier ; mais il l’empêcha. Au reste, il l’assura que, s’il les délivrait de la famine, non-seulement ils le cèleraient en leur ville, ains, si le roi de Syrie voulait le poursuivre, ils le défendraient à main-forte jusqu’au dernier soupir de leur vie. Ce fut lors qu’Apollonie est logé, traité et caressé, et par Stragulion, et par les Tharsiens, auxquels il fait entendre son fait et les causes de sa fuite, les priant de le sauver et défendre, ajoutant qu’en récompense de cette faveur, il leur donnerait cent mille mesures de blé. Non-seulement fut Apollonie reçu par les Tharsiens, ains lui jurèrent tous en l’assemblée commune de plutôt mourir qu’endurer que mal aucun advînt à celui qui leur conservait si libéralement la vie.

Voyez ici Apollonie, au milieu de son désastre, jouir de tout aise, aimé et honoré de chacun, ne craignant personne et faisant peu de compte des menaces et menées du roi Antiochus, voire ne se souciant plus que de se donner du bon temps, d’étudier, courir en la stade à la façon ancienne des Grecs, lutter, sauter, aller à la chasse, piquer chevaux, faire la musique et s’exercer à tout ce qui est séant à la noblesse. Stragulion, qui aimait Apollonie autant que soi-même, pour lui donner plus de plaisir, lui dit que la cité des Cyrénéens était la plus gentille, et courtoise de tout le pays, et où les études froissaient autant et plus qu’en Grèce, et la noblesse y étant beaucoup plus gaillarde et compagnable, beaucoup plus que celle de Tharse, enflamma tellement le désir de ce prince, qu’il se résolut de faire ce voyage. Ainsi, prenant congé de ses bons hôtes et amis les Tharsiens, met tout son avoir sur ses vaisseaux, et venant à la mer conduit de tous les seigneurs de la ville, qui, par leurs larmes, et témoignèrent leur bonne affection envers lui, et semblèrent présager l’infortune qui l’assaillit bientôt. Le prince tyrien, après avoir navigué quelques jours, ayant vent à souhait, vit le ciel obscurcir, les nuages courir d’une part et d’autre, et les poissons, faisant carrière par la mer, donner signification d’une horrible tempête. Laquelle le vint étonner de telle sorte, que les vents contraires et combattants poussaient la nef tantôt d’un côté, tantôt d’un autre, et le bruit effroyable des vagues enflées et pleines de ce divorce des prisonniers d’Éole étonnant les pilotes, n’y eut mât qui ne fût rompu, ni antenne qu’on ne vît brisée, et enfin la nef, ayant rencontré un écueil, fut mise en pièces. Tous furent submergés, et leur avoir perdu ; le seul Apollonie, se sauvant sur un ais, fut porté et poussé demi-mort, par la force des flots, sur le port de la cité de Cyrène, où il avait délibéré de surgir lorsqu’il partit de Tharse, mais non en si pauvre équipage. Voyez là le second assaut de la fortune, donné plus furieux que le premier à Apollonie, lequel se voyant seul sur la grève, ayant vomi l’eau salée de laquelle il avait bu plus que de son saoul, et contemplant la mer coie, laquelle naguère il avait expérimentée si farouche, se mit à dire en soupirant : — Ha ! Neptune, voleur cruel de l’Océan, et l’amuseur des hommes, trompeur des innocents, et le larron inique de nos richesses, que tu m’as à présent été plus cruel que le roi de Syrie ! À la mienne volonté que tu m’eusses ravi la vie, aussi bien que les biens ; et que ferai-je ? et à qui pourrai-je m’adresser étant nu, pauvre et destitué de tout moyen, secours et connaissance ?

Comme il se plaignait en cette manière, il vit venir vers lui un pêcheur pauvrement vêtu, et puissant de corps, à contempler son habitude, devant lequel Apollonie s’humiliant, le pria d’avoir compassion de lui.

— Afin, dit-il, que vous sachiez à qui vous avez fait grâce et plaisir, je suis Apollonie, prince des Tyriens et le plus infortuné adolescent qui sortit jamais de ventre de mère.

Le pêcheur, ayant compassion de ce pauvre seigneur, pour le voir tremblant de froid, languissant et affamé, le prend par la main, le conduit en sa cabane et loge basse et rustique, faite de mottes de terre, et couverte de roseaux ; il l’échauffa et donna à souper, et le refit au mieux qu’il lui fut possible, tant le droit d’hospitalité était gardé en ce temps-là. Le lendemain matin, le pêcheur n’ayant qu’un sien pauvre accoutrement pour couvrir le corps nu de son hôte, lui en fit présent et lui dit :

— Mon gentilhomme, si j’avais mieux que ceci, le grand Jupiter sait que je vous l’offrirais, et pour ce, allez-vous-en vers la cité, et là, peut-être, trouverez-vous quelque bonne rencontre ; sinon, revenez ici, et je vous ferai part de ma fortune, comme aussi vous me donnerez aide, en l’art avec lequel je gagne, comme je puis, ma vie ; vous priant néanmoins que, lorsque vous serez jouissant de vos aises et grandeurs, il vous souvienne de moi et de ce que je fais, et espère faire pour votre contentement.

— Aux dieux ne plaise, dit Apollonie, que jamais le prince tyrien soit blâmé d’ingratitude ! Et plutôt me vienne saisir la mort, que je mette en oubli la courtoisie que tu m’as faite, me recevant et traitant si bien en ta pauvre maisonnette !

Ce qu’ayant dit et remercié cent mille fois son hôte de sa réception, il s’en va vers la cité avec intention et désir de trouver quelque meilleure fortune.

Or, le même jour qu’Apollonie, équipé de l’habillement du pêcheur, entra dedans Cyrène, il entendit le héraut qui criait et annonçait aux citoyens de condition franche l’ouverture du pas ou lieu public pour la lutte, et pour le jeu de paume, où le roi du pays devait assister pour être de la partie. Le cœur frémit à Apollonie, et se dépitait en soi de se voir si mal en ordre, résolu néanmoins de se présenter au jeu dès que le roi y serait, et qu’il y aurait des gens de sa sorte pour faire preuve de soi, et donner témoignage de sa bonne nourriture. Le costume était tel qu’avant d’entrer au combat, on allait se dépouiller et se faire oindre d’huile d’olive, afin et de fortifier les membres, et de n’avoir la prise si facile venant à la lutte. Ainsi, Apollonie entré, dépouille son roquet et canie de pêcheur, rendant chacun étonné, tant pour sa grande beauté qu’à cause de son port et disposition et contenance. Aussi ne tint-il pas grand compte des citoyens s’exerçant à pas un jeu, pour ne voir rien qui lui donnât occasion de contentement, et moins qui l’incitât d’entrer en lice, jusqu’à ce qu’il vit les gentilshommes de la maison du roi dresser partie. Car ce fut alors qu’il se fourra parmi eux et fit un tel devoir que chacun lui donnait honneur et louange.

Le roi des cinq cités cyrénéennes, nommé Archestrate, voyant ceci, et qu’il n’y avait aucun qui pût égaler cet étranger, fit retirer chacun, disant que c’était à lui à qui il en voulait, et qu’autre qu’un roi ne devait jouer avec celui qui n’avait point de pareil ni à la lutte ni à la paume. Ainsi le roi entra au jeu et Apollonie usa de telle dextérité et qu’à la pile et qu’au disque il fit connaître au seigneur cyrénéen qu’il en était le maître. Ce ne fut pas tout ; car, étant Archestrate entré au bain et étuve après le jeu, Apollonie le servit de valet de chambre de telle grâce, qu’il jura n’avoir de sa vie été si bien servi et qu’il fallait que cet étranger fût de maison, et accoutumé à la suite des grands princes. À cette cause, s’en allant mettre à table, commanda qu’on fût le quérir, et qu’on sût qui il était, ou marchand, ou homme ayant tout perdu sur mer, afin de le faire venir manger à sa table. Sur le point qu’Apollonie se vêtait de son accoutrement de pêcheur, voici entrer le gentilhomme venant de la part du roi, qui, l’ayant contemplé, fut faire son rapport que celui qui avait lutté contre lui était étranger, naufragé et échappé nu de la tempête de la mer. Archestrate, prince gracieux et débonnaire, et qui n’ignorait pas quels sont les assauts de la fortune et à quelles infortunes sont sujets ceux qui naviguent, tant grands puissent-ils être, se douta que ce ne fût quelque grand seigneur, voyant son adresse et gentillesse, et pour ce, commande à son homme qu’il fût le quérir, et lui apportât des habits honnêtes, s’assurant que l’étranger, étant homme de haut cœur, ne voudrait jamais, si mal équipé qu’il était, se présenter au banquet solennel d’un grand prince. Et, de fait, Apollonie refusa de venir vêtu de la mante du pêcheur, laquelle, étant revêtu à neuf, il fit garder, pour souvenance de son malheur et de la courtoisie que le pêcheur, son hôte, lui avait fait. Cet habit donna une telle grâce au prince tyrien, que, dès qu’il entra en salle, il n’y eut pas un qui ne le priât et ne jugeait à son port, et façon et contenance, qu’il devait être sorti de quelque maison illustre. À cette cause, le seigneur cyrénéen le fit asseoir, au lieu le plus honorable, près sa personne, où il fut servi somptueusement et caressé de toute la noblesse. Mais ces pompes, magnificences et somptuosités de festin, au lieu de le réjouir, lui donnèrent un tel sursaut et renouvelèrent tellement son angoisse, qu’assailli d’extrême douleur pour la souvenance de son aise passé, et du malheur présent, que ne pouvant boire ni manger, et ayant le cœur saisi, enfin il évapora cette fumée de tristesse par une grande effusion de larmes, lui coulant le long de sa face.

Or, avait ce roi une fille portant le nom, même du père, à savoir Archestrate, belle en perfection, gracieuse, honnête, courtoise et vertueuse, et, ce qui la rendait admirée de chacun, une des plus savantes de son temps. Cette damoiselle, entrant en salle et ayant fait la révérence, se mit à caresser les assistants, entre lesquels, contemplant l’inconnu Apollonie assis si près du roi et celui-ci tant mélancolique, s’enquit du roi même qui était celui à qui il faisait tant d’honneur, et d’où était causée cette sienne douleur.

— M’amie, dit le père, nous sommes en pareil souci que vous touchant cet étranger qui est échappé du naufrage et que j’ai appelé au souper, pour ce qu’il a emporté l’honneur aux jeux cet après-dîner ; par ainsi, c’est à vous de savoir de lui son état, et pays, et l’occasion de cette sienne mélancolie, laquelle, connue, ce sera encore en vous, car ainsi le veux-je, de lui user de grâce et libérale courtoisie.

La fille, rougissant de honte vertueuse, fit une grande révérence à son père, puis, s’adressant à Apollonie, sans le regarder que par fois et avec une crainte virginale, lui dit amiablement :

— Voyant cette votre face, quoique triste, ayant ne sais quoi de grand et généreux, je ne puis croire autrement, sinon que vous êtes issu de grand lieu et vraiment gentilhomme. À cette cause, vous ferez chose agréable au roi mon seigneur et père, et à moi grande faveur, si, nous disant votre nom et condition, nous faites encore certains de votre désastre !

— Madame, dit alors Apollonie en pleurant, vous voyez ici devant vous Apollonie, prince de Tyr, banni et confisqué par l’iniquité des édits du roi d’Antioche, et non pour autre occasion que pour ce que je poursuivais sa fille, (ou pour mieux et plus véritablement parler), sa concubine, en mariage ; car, bien que j’eusse interprété au vrai la question et énigme qu’il avait proposée à ceux qui amouracheraient sa fille-épouse, si est-ce qu’il nia que j’eusse satisfait à ce à quoi j’étais obligé par son ordonnance.

Lors commença le discours au long de la fuite, confiscation, ban et poursuite ; du plaisir fait aux Tharsiens et l’honneur d’eux reçu en signe de reconnaissance ; enfin comme il se mit sur mer pour venir en Pentapole, et comme la tempête lui avait ravi ses gens et englouti tout son avoir et richesses :

Au son plaisant de si grande merveille,
Pendait de tous et le cœur et l’oreille.

Tellement, qu’il n’y eut pas un qui ne suivît Apollonie et ne l’imitât au gémir et pleurer, si bien que le festin de joie fut converti en larmes et tristesse jusqu’à ce que le roi dît à sa fille : — À ce que je vois (m’amie), au lieu d’apaiser l’angoisse de cet adolescent, vous en causez és cœurs de toute l’assistance ; je suis d’opinion que, pour effacer ce deuil, vous consoliez ce jeune gentilhomme, et tâchiez de lui faire oublier par votre largesse la mémoire de ses pertes.

Cette voix royale fut très-agréable à la fiile, qui déjà commençait à aimer Apollonie et s’était résolue de lui donner moyen de se remettre en bon ordre, et, pour ce, enhardie de l’octroi et licence que son père lui donnait, elle dit d’un visage riant à son futur époux :

— Monsieur, je vous prie de vous réjouir pour l’amour du roi et de moi qui vous en fais la requête, et ne vous souciez de chose aucune ; car, puisque vous êtes nôtre et que le roi me permet de vous aider, je vous ferai tel et si riche que vous aurez occasion de vous louer de nous et d’oublier cette mélancolie.

Le jeune prince s’humilia fort bassement devant elle, et, avec pleurs provenant de joie et d’un amour secret qui déjà se couvait en son cœur, lui rendit grâces, s’offrant à lui faire service à jamais ; et, bien que pour lors il fût sans aucun moyen et le plus pauvre gentilhomme de la terre, si est-ce que les dieux lui faisaient espérer par cette gracieuseté, et du roi et d’elle, qu’un jour il aurait moyen de les satisfaire par tout devoir de reconnaissance et obéissance.

Apollonie étant sur le point de se retirer vers son hôte le pêcheur, la princesse ne voulut l’endurer, ains lui envoyant or, argent, habits, meubles et autres choses nécessaires, commanda qu’il fût logé près du palais, espérant l’approcher davantage, et le rendre si agréable au roi, et qu’Apollonie serait en repos, et elle contente en son âme. Ce ne fut pas tout, car la jeune fille, qui jamais n’avait su que c’était que d’amour, étant couchée en son privé, pensant s’endormir comme de coutume, se vit ravir le sommeil par des idées se représentant en son esprit, et lui peignant au vif, et la face, et la grâce, et la disposition, et la gentillesse d’Apollonie.

Le lendemain, se levant bien plus matin que de coutume, elle vint trouver le roi son père, auquel, ayant donné le bonjour aussi humblement que mignardement, comme son père s’enquît d’où venait qu’outre la coutume elle venait si matin en sa chambre, elle eut sa réponse toute prête, disant : — Monseigneur, si c’est faute digne de punition que d’aimer son semblable, je suis punissable, qui étant fille d’un tel roi que vous, suis affectionnée vers un prince, qui n’est en rien moindre que moi ; ains qui me surpasse et en sang, et en richesses. Et si je mérite blâme de rejeter vos vassaux pour choisir un mari de mon rang et calibre, je vous en fais juge, qui savez que vaut l’aune de la grandeur, et combien les dames de ma sorte souhaitent d’être apariées en lieu égal à la maison dont elles sont sorties. Et à fin de ne vous détenir longuement, Monseigneur, vous savez quels sont les mérites, les grâces, vertus ; savoir et noblesse du prince tyrien Apollonie, et s’il est digne qu’on fasse compte de lui, encore que pour le présent il soit assailli de fortune, et qu’il soit privé de ses terres et seigneuries. C’est lui que j’aime de telle sorte, pardonnez-moi, monsieur, que si je ne l’ai à mari, ce sera ce jour le dernier de votre fille.

Ce disant, elle se mit à pleurer et soupirer, tellement qu’on eût dit que le cœur lui devait partir du ventre, et par le défaut de la parole, connut le roi, qu’elle était férue au vif, et qu’il ne fallait point la contrister davantage. À cette cause il lui dit :

— Et pourquoi est-ce, m’amie, que vous vous tourmentez ainsi ? Qui est-ce qui vous a offensée ? De qui est-ce que vous formez complainte ? Vous a-t-on refusé encore chose honnête que vous ayez demandée ? Eh bien, ma fille, vous aimez Apollonie, il est digne d’être aimé et mérite bien d’épouser une aussi grande princesse ou plus que la fille du roi des Cyrénéens. Je ne blâme point que vous l’aimez, l’aimer étant chose naturelle, joint que bien aimant, j’ai été fait votre père : par ainsi, je veux que vous épousiez celui qu’avez voulu pour mari, et qu’Apollonie jouisse de ma fille, qui est la chose la plus chère et la plus précieuse que j’aie au monde : et suis grandement joyeux de ce choix que vous avez fait, d’autant qu’il correspond du tout à mon désir…

En somme le mariage fut arrêté, et conclu et célébré au grand contentement et allégresse des parties, et joie de tous les Cyrénéens, qui avaient pris Apollonie en amitié, et qui espéraient avoir doux traitement de ce prince après le trépas du roi Archestrate. Voici les aises qui délivrent Apollonie de tout souci, ou plutôt qui l’avertissent des assauts plus dangereux que lui apprêtait déjà la fortune. Le voici de pauvre, nu, banni et dépouillé de tout bien, devenu riche, puissant, mari d’une belle et sage princesse, et l’héritier présomptif d’une fertile et abondante province.

Ce n’est pas tout, vu que (comme si le ciel eût plu sur lui tout à un coup ce qu’il a de doux et de favorable) le sixième mois après ses noces, comme il se promenait avec son épouse déjà enceinte, et laquelle il aimait plus que soi-même, le long de la marine, il vit une flotte de vaisseaux qui venait surgir au port de Cyrène. Et à la façon des navires et aux banderolles et enseignes il connut soudain que c’était des gens de son pays, et devint tout pensif, rêvant sur l’occasion qui amenait là cette flotte qui n’était pas moindre que de quarante galères, chargées de richesses inestimables. Non, pourtant quand il vit que les mariniers balayaient le pont et que quelques gentilshommes tyriens avaient déjà pris terre, il s’avança et s’adressa à celui qui marchait le premier, lequel il semblait reconnaître, s’enquérant de lui qui il était et d’où il venait, et pourquoi il venait en ce pays avec tel équipage. L’autre le voyant et richement vêtu, et ayant un port et contenance royale, et suivi d’une belle troupe de noblesse, l’estima être, comme il était, quelque grand personnage ; pour ce, s’humiliant et lui faisant la révérence, répondit qu’il venait de Tyr, envoyé par tous les ports de mer pour s’enquérir d’un prince nommé Apollonie, fugitif de son pays pour éviter l’injuste fureur du roi de Syrie : priant chacun de lui enseigner, puisqu’il ne le cherchait que pour son profit, et pour le supplier de venir visiter les siens et les consoler de sa vue, d’autant que son ennemi était mort, et avec lui sa fille et sale concubine, tous deux accablés de foudre et brûlés du feu du ciel, afin que, par ce feu violent, fût punie la brûlante et détestable paillardise qui avait si longtemps fait paraître ses étincelles en leurs âmes ; encore lui dit que les Antiochéens l’avaient élu pour leur roi, et qu’ils lui gardaient et leur ville et les grands trésors du roi défunt, et son état et son royaume. Si Apollonie fut joyeux ne faut s’en ébahir, voyant que désormais il pourrait faire largesse du sien sans dépendre de la volonté d’autrui et sans user des moyens de son beau-père, lequel, toutefois, ne lui épargnait rien. Au reste, craignant que ce ne fussent des espions qui, pour l’attraper, eussent feint cette mort du roi antiochéen, il ne voulut sitôt se déclarer ; seulement, dit que si l’autre parlait vérité, il se faisait fort de lui montrer Apollonie. Pour ce, le requit de lui faire serment de la vérité de ce fait, s’assurant, comme le siècle d’alors était entier et les hommes plus loyaux que maintenant, que pour mourir il ne jurerait chose fausse : le seigneur tyrien jura par le haut Jupiter que tout ce qu’il avait dit contenait vérité, et qu’il cherchait son prince pour le ramener en son pays et le faire paisible possesseur d’une ample et riche seigneurie. C’est ici qu’Apollonie se nomme et se déclare aux siens, qu’il les embrasse et chérit, qu’ils l’honorent et lui font révérence, qu’il dit à sa femme, que maintenant elle peut voir s’il n’est pas de maison, et s’il lui a menti soi disant fils de roi et héritier d’une belle province, qu’il la prie de lui donner congé d’aller en son pays, afin qu’elle eût moyen de se dire l’épouse plutôt d’un grand roi que d’un naufragé, et banni, et d’un simple et pauvre gentilhomme.

— Je ne doutai jamais, monsieur, dit-elle, que vous fussiez autre que celui que vous êtes et que vous me dites dès le commencement, vu que votre vertu et gentillesse ne pouvait se celer sous la saleté d’un pauvre et déchiré vêtement ; au reste, vous voulez si soudain vous en aller prendre possession de votre royaume, comme s’il pouvait se perdre, tandis que, pour quelque temps, vous serez avec nous, et si notre pays ne suffisait pour soutenir le mari et la femme tout ensemble. Je ne veux pas dire que l’amitié soit refroidie de vous envers moi ; bien dirai que moi, étant si proche de mes couches que je suis, si vous étiez en votre pays, encore devriez-vous revenir pour y assister et vous réjouir avec les vôtres en l’accroissement de votre nom et liguée ; ce nonobstant, monsieur, suis-je prête à faire ce que me commanderez et de m’accommoder à votre bon plaisir et volonté, sauf que je ne veux vous abandonner ; ains, si vous montez sur mer, il faut qu’avec vous je coure une même fortune, vu que sans vous je ne pourrais vivre, et votre présence est et sera à jamais le contentement de mon âme.

Ces paroles de la princesse tirèrent les larmes des yeux de plusieurs des Tyriens voyant la sincère affection qu’elle portait à son mari ; et le même Apollonie ne pouvait céler sa passion et le mal qu’il endurait voyant le désir de sa chère épouse. Il eût voulu l’avoir toujours près de lui, et si volontiers il n’endura qu’elle vînt avec lui, craignant l’inconstance de la mer et quelque orageuse tempête ; mais, ayant tâché de la dissuader, et elle persistant en sa délibération, ils résolurent de partir ensemble, ayant pris congé du roi Archestrate, lequel, joyeux au possible du bonheur de son gendre, tant s’en faut qu’il empêchât le voyage, que plutôt il les hâta et fit dresser un fort magnifique équipage pour ses enfants, et donna à sa fille pour compagne une sage-femme fort experte pour recevoir son fruit quand elle enfanterait, et une dame d’honneur, nommée Lycoris, qui avait été gouvernante de la princesse ; et le tout mis en ordre, et les adieux dits d’une part et d’autre, Apollonie et sa suite montent sur mer, et met la voile au vent qui leur fut quelque temps doux et favorable. Enfin, étant assaillis de tempête, et les vents contraires transportant les vaisseaux d’une part et d’autre, plusieurs périrent, et les autres furent sauvés, et surgirent et à Tyr et à Cyrène ; là où le capitaine où était Apollonie et son épouse, avec tout son avoir et riches joyaux, tint ferme, et étant portée par les vagues, voici que la princesse sentit les douleurs de l’enfantement plus pour l’effort de l’orage que par le cours de nature, n’ayant encore que sept mois de grossesse : si bien que, secourue et de la sage-femme et de la gouvernante, elle accoucha d’une belle fille du tout semblable et de face, et depuis de vertu, gentillesse, savoir et bonne grâce, à sa mère ; mais elle n’eut loisir de baiser ni caresser son enfant, d’autant que son sang étant figé et refroidi, et les conduits étouffés de la frayeur de l’orage, elle demeura sans aucun sentiment, et si froide et roide que si elle eût rendu l’esprit, de sorte que les deux dames, la voyant telle, la jugèrent au vrai pour morte.

Le cri des femmes voyant ce corps qu’elles pensaient mort, étant ouï par Apollonie, qui était avec les mariniers pour les secourir et encourager durant la tourmente, lui fit soudain penser que c’était la mort de sa bien-aimée Archestrate décédée en travail, d’autant qu’il l’avait laissée sentant des angoisses, mais non telle que la sage-femme estimât qu’elle dût sitôt se délivrer ; lui, voyant ce corps pâle, sans apparence ni de sang, ni de vie, commença à faire la guerre à ses joues, à ses cheveux, à belles ongles, se disant malheureux, et détestant la fortune, et maudissant l’heure de sa naissance. Et voulant continuer son propos, la douleur lui interrompit, et sentit un saisissement si étrange, que les femmes eurent peur qu’il n’advînt de lui tout ainsi que de sa femme. Toutefois, revenu de pamoison et l’ayant ses gens aucunement consolé, et lui se plaisant à voir sa fille naguère née pour le soulagement (comme il cuidait) de ses douleurs, voici que le maître pilote et gouverneur du navire, s’adressant à lui, dit : — C’est bien fait à vous, monsieur, que de pleurer pour l’amour d’une chose si chère que votre épouse ; mais si faut-il mettre fin à vos larmes et apprendre la coutume établie sur les galères, qui est que la mer ne peut endurer corps mort quelconque : ains convient que la terre aie ce qui est sien, et qui de droit lui doit hommage. À cette cause est-il nécessaire que ce corps soit jeté en la mer, ou que nous périssions par la violence de cet orage et furieuse tempête.

Un estoc bien pointu et acéré n’eût pas tant outré le cœur d’Apollonie, que fit cette parole du pilote, auquel il ne dit ni répliqua rien, sachant ce genre d’hommes être inexorable, et que leurs lois étaient observées pour oracles : ains, baissant la tête et s’accommodant au temps et au lieu, il leur accorde qu’ils avaient raison, et qu’il tâcherait de s’accommoder à leur fantaisie ; ce nonobstant s’aigrit-il contre le patron, et lui remontra qu’il n’y avait justice aucune que ce corps, qu’il avait recueilli, hébergé et avancé, servit de pâture aux poissons, et qu’il fût exposé à la merci des ondes. Mais à qui parlait-il ? à la nation la plus farouche et ennemie de douceur qui soit au monde, à un nautonier impitoyable, rogue et sans nul respect, et duquel il ne put tirer autre cas, sinon qu’il fallait que ce corps fût jeté en la mer, pour la conservation du reste de ce qui était en la galère. Ainsi cette résolution prise, Apollonie obtint qu’il ferait faire un cercueil tout sur l’heure, et qu’en celui-ci il enclorrait le corps de sa femme et le mettrait sur mer, afin que, poussé en quelque port, on lui fit le devoir requis de ses obsèques et funérailles. Le cercueil étant fait, et celui-ci ample et spacieux, on y mit la princesse, outrée et évanouie, vêtue royalement et parée comme appartenant à dame de telle maison ; et avec elle Apollonie mit une bonne somme de deniers pour les frais de son enterrement, quelque part que ce corps vint à aborder, et un cartel qui portait telle substance :

Quiconque voit ce corps étendu à l’envers,
Attendre la prison du tombeau et des vers
Le rongement hideux, qu’il aye souvenance
De sa condition et de sa décadence :
Qu’il prenne la moitié de ce trésor heureux,
Pour enterrer le corps, accablé par les dieux
Sur la mer écumeuse, et l’autre argent qui reste
Soit son bien, son salaire, et sa riche conquête.
Que s’il va déniant au mort ce sien devoir,
Et veut avarement tout le trésor avoir,
Qu’il meure malheureux sans que personne ait cure
De donner à ses os repos et sépulture.

Tout ceci bien ordonné, et le cercueil étant poissé, et dûment calfeutré, afin que l’eau y entrant, ne le fit enfoncer, on le mit en la mer, et le laissa aller à la merci des vents et des vagues. Cependant le corps outré de la princesse fut près de vingt-quatre heures porté sur les ondes, sans qu’elle sentit ni respirât, et enfin la mer le jeta au havre de la grande cité d’Éphèse, où jadis Diane fut si superstitieusement adorée, et aborda fortuitement, et comme Dieu voulut, qui a le soin de toute créature, auprès de la maison d’un Êphésien nommé Cheremon, qui lors se promenait le long du port devisant de son art avec ses disciples. Celui-ci voyant le cercueil sur le gravier le lit porter en son logis, et l’ouvrant, comme il vit cette dame vêtue si richement, et si belle qu’encore elle se montrait, quoique pâlissante pour être atténuée, et comme épuisée de sang et de force vitale, il en fut étonné, et ensemble ému de compassion, disant que cette femme devait être de grand lieu, et qu’elle avait laissé un sujet triste de larmes à ses parents et amis. Puis voyant sous l’oreiller sur lequel le chef royal reposait, la bougette pleine de monnaie, et la suscription que nous avons dite ci-dessus, il dit aux siens que c’était raison que la volonté dernière des défunts fût exécutée, et qu’il satisfît et au désir, et à la douleur de celui qui avait là mis cet argent.

Tandis qu’on faisait les apprêts pour les pompes et funérailles de la princesse, et qu’on apprêtait le bûcher pour brûler le corps à la façon ancienne des Grecs, et plusieurs autres nations, qu’on ornait le corps, vint un disciple du médecin, jeune homme fort ingénieux, auquel le docteur fit l’honneur de lui donner la charge d’oindre ce corps de certains ornements précieux pour le dernier office. Or celui-ci ayant découvert le sein, aussi blanc que lait caillé, de la princesse, et l’oignant de cette rare liqueur, il sentit quelque signe de vie au dedans du corps, ce qui fut cause qu’il commença à faire l’essai du sentiment au nez, aux lèvres, au pouls et autres parties des sens, et trouva qu’il y avait encore quelque respiration, mais faible, languissante, et fort atténuée, comme si la vie eût combattu contre la mort, et que le cœur et les parties nobles tâchassent de s’évertuer, et continuer à faire leur office. Et pour ce fit-il faire bon feu en la chambre, et y mettre des choses aromatiques, afin que la chaleur et l’odeur éveillât les sens assoupis et étonnés de la dame, et réchauffât le sang refroidi, qui lui avait causé cette si violente syncope. Ce que fait, la Princesse commença petit à petit à se mouvoir et respirer aucunement, qui fut cause que ce jeune homme dit à son docteur qu’il avait manqué commettre un grand forfait, faisant mourir celle qui ne l’était point, et ruinant une telle beauté, en lui pensant faire quelque pitoyable devoir et service ; en somme, le disciple usa de telle diligence, qu’il remit sus la dame, et eut pour son salaire l’argent qui était au cercueil pour les funérailles de celle qu’on tenait pour morte.

Elle, se voyant en pays étranger, absente de son loyal époux et de sa chère gouvernante, fut effrayée et confuse, ne sachant comment elle était venue là, qui l’y avait conduite, quelles gens c’étaient, et quel traitement elle recevrait en une maison inconnue. Et voyant Cheremon, qui était un vieillard fort honorable, se jeta à ses pieds, le suppliant d’avoir pitié d’elle, et ne souffrir qu’on lui fît aucun tort, elle étant l’épouse d’un tel et si grand seigneur qui aurait le moyen de lui reconnaître cette sienne grâce et courtoisie. Ce qu’il lui accorde et mieux, en tant que considérant la majesté que cette dame représentait en sa face, il l’estima telle qu’elle était, à savoir dame de grande maison, illustre de sang, et fort chaste, honnête et vertueuse, et par même moyen pour mieux la garantir, l’adopta pour sa fille, et la mit au temple de Diane, parmi les prêtresses pudiques et chastes, qui servaient là dedans la déesse et recevaient les offrandes de chacun ; où depuis son mari la trouva, ainsi que nous dirons bientôt après.

Apollonie ayant perdu sa femme, et derechef fait le jouet de fortune, tout pensif et affligé, ne se souciait plus de sa vie et ne se délibérait de jamais s’arrêter (ayant mis sa fille en lieu sûr pour la faire nourrir) en lieu quelconque, jusqu’à tant qu’il trouverait le sépulcre de sa bien-aimée Archestrate. Étant en ce pansement, voici que par la volonté de Dieu, les vents étant accoisés et apaisant leurs furies, la galère vint prendre port en la cité de Tharse, où il fut loger en la maison de son ancien hôte et ami Stragulion, duquel, et de tous les Tharsiens, il fut reçu, bien venu, et honoré comme s’il eût été leur seigneur et naturel prince. Ayant peu séjourné en cette cité, il déclara tout le succès de sa vie à son hôte, et le malheur qui l’avait à cette fois accablé, lui faisant perdre son épouse, la plus accomplie princesse qui fût sur la terre ; lui dit que sa résolution était de ne jamais revoir son pays, qu’il ne sût le lieu où aurait abordé le corps de sa femme, pour lui rendre le dernier devoir de son amitié.

— À cette cause, dit-il en pleurant à chaudes larmes, voici un gage précieux, montrant sa fille, que j’ai de celle que j’aimais autant ou plus que moi-même, que je prétends vous laisser en garde, afin que vous la nourrissiez, éleviez et instruisiez comme il appartient que soit instruite l’héritière de deux tels pays que sont et Tyr et Cyrène. Je vous recommande cet enfant aussi cher que votre vie, comme aussi je prierai les seigneurs et magistrats de cette ville d’avoir le soin de ce qui est mien.

Ceux-ci jurent, promettent, et protestent de faire ce qu’il commande. Ce que fait, il laissa et Lycoris pour gouvernante, et la nourrice pour avoir soin de sa fille, qu’il nomma Tharsie, à cause de la nourriture qu’elle prenait en la ville de Tharse, et de l’amitié qu’il portait aux citoyens d’icelle. Or si Apollonie avait été sujet aux assauts de la fortune en son adolescence, sa fille ne fut pas moins étant parvenue à l’âge de quatorze ans, en tant qu’après que Lycoris et sa nourrice étant mortes, bien que Lycoris eût ôté la fille de l’opinion qu’elle avait d’être issue de Stragulion et Dionysiade, son épouse, vivait-elle comme telle, et ils la tenaient comme leur enfant, mais elle devenant triste, et pour n’avoir jamais vu ni père ni mère, ayant perdu ses gouvernantes et nourrices, elle allait souvent visiter leur tombeau, qui était près le havre, hors les portes de la ville. De cette sienne piété chacun concevait grande espérance que cette fille serait un jour quelque support des affligés, et pour ce les citoyens lui faisaient honneur beaucoup plus qu’à la fille de Dionysiade qui allait avec elle. De cette piété procéda le malheur de Tharsie, en tant que la femme de Stragulion voyant le peu de compte qu’on faisait de sa fille au prix de Tharsie, commença à conspirer sa mort comme celle qui aspirait après le grand trésor, et riches joyaux qu’Apollonie leur avait laissé en garde, tant pour la nourriture et entretien de sa fille, qu’afin que si quelques désastres lui survenaient en mer, il pût avoir là sa rescousse.

Il y avait quinze ans que Dionysiaque nourrissait loyalement cette fille, sans que durant ce temps elle entendît une seule nouvelle d’Apollonie ; et lorsque le temps du retour de celui-ci approchait, et que la fille était en sa perfection de grâce, savoir, beauté et gentillesse, qu’elle était sur le point d’être récompensée d’une si belle et glorieuse nourriture, elle obscurcit ses vertus passées par un forfait détestable, violant déloyalement les saints droits et devoirs de l’hospitalité. Car elle corrompit un sien vilain et fermier, avec une bonne somme de deniers, à ce qu’il allât conduire Tharsie ou qu’il la suivît et guettât lorsqu’elle allait faire ses regrets sur le tombeau de ses nourrices, et que là l’occît sans en avoir compassion. Cet esclave fit grande difficulté d’exécuter un acte si méchant, mais voyant qu’elle lui promettait son affranchissement et une telle somme d’argent il élargit sa conscience, bien qu’il sût combien, et Stragulion, et la cité de Tharse, étaient tenus et obligés à Apollonie père de cette fille.

Comme la fille était sur le tombeau de Lycoris, et que là elle invoquait les dieux, et souhaitait le retour de son père, voici l’esclave qui la saisit aux cheveux, et l’entraîna vers la mer pour l’occire et la jeter dans les ondes. Et quelques prières qu’elle sût faire, ne put-elle fléchir le cœur de ce barbare, arrêté en cette sienne délibération d’obéir à sa maîtresse au prix du sang innocent de cette belle princesse : seulement elle obtint un peu d’espace pour prier les Dieux, et se plaindre à son père absent, et pour pleurer sur les misères de sa condition. — Ah ! Dieux immortels, disait-elle, qu’ai-je commis contre vous, qu’il faille que je sois à présent la victime pour apaiser votre courroux si longuement continué sur la maison de mon père ? Hélas ! sainte Déesse, mère aux deux clartés célestes, souviens-toi que tu as été fugitive, et vagabonde, et aide à présent à la fille d’un prince errant de douleur, et le sang de tant de princes, la mémoire desquels défaillira en moi, qui suis leur héritière. Ha ! Neptune, et vous Dieux marins, que ne détournez-vous cette main cruelle de la chair vierge de la fille de celui que si longtemps vous détenez dessus vos ondes ?

À ce cri sortirent quelques pirates courant le long de cette côte, et qui avaient pris terre à l’abri d’un gros rocher là auprès pour découvrir proie : lesquels voyant l’esclave prêt à donner le coup de la mort à Tharsie, lui crièrent que sur la vie il ne passât plus outre, et que ce butin leur appartenait, comme étant plus séant en leurs mains, qu’à le voir servir de passe-temps à sa cruauté et barbarie : le vilain, oyant cette voix et voyant des hommes armés, quoiqu’éloignés de lui, s’enfuit en la ville, et fit entendre à sa maîtresse qu’il avait occis la fille, et jeté son corps en la mer, et la requit de l’affranchir, suivant la promesse par elle faite.

— Va, vilain, dit-elle, oses-tu parler de liberté, ni de ton affranchissement, toi qui as été si malheureux que de commettre un meurtre si lâche sur la fille d’un prince ? Va-t’en aux champs à ton labeur accoutumé, si ne veux expérimenter ce que vaut le courroux et d’un maître irrité, et d’une dame offensée.

Ayant si bien payé l’esclave, elle dresse un cercueil, et assemblant ses amis, et les principaux de la ville, vêtue de deuil, et toute éplorée, leur fit entendre que Tharsie était morte d’une douleur grave d’estomac, au village, et que l’ayant brûlée, selon la coutume, elle voulait lui dresser un tombeau, au lieu même où étaient les cendres de sa nourrice. Les Tharsiens pleurèrent et firent un grand deuil sur le trépas feint de la princesse de Tyr, et assistèrent aux obsèques, dressant un monument d’airain pour mémoire de leur affection envers le sang et face de leur bon ami Apollonie, et sur celui-ci, ils gravèrent ces mots :

En souvenance de la pucelle Tharsie, fille d’Apollonie tyrien, et reconnaissant les biens reçus du père, les citoyens de Tharse, à communs frais, et avec larmes, ont dressé ce tombeau.

S. P. Q. TH.

Or, Tharsie ne fut-elle guère longtemps sur mer, ni entre les mains de ces corsaires, qui ne gardaient guère leurs prisonniers, ains faisant argent de tout, et surgissant en la cité de Metelin, ils y vendirent Tharsie, mais à qui ? à un vil, sale et méchant maquereau, qui l’acheta, pour la voir très-belle de face, et ayant une si grave et courtoise contenance, et l’œil si gracieux, quoiqu’elle fût triste et éplorée, que chacun jetait son regard sur elle, par ainsi ce vilain homme faisait fort qu’elle servirait d’un bon et riche revenu à sa maison. Tant y a que Tharsie fit si bien qu’avec son honnêteté, larmes et prières, elle garda sa virginité au milieu des rufiens, et se maintint pudique, où les autres faisaient prodigues largesses de leur chasteté : de sorte que le seigneur même de la ville devenu amoureux d’elle et elle lui ayant raconté son désastre l’aidait de ses moyens, l’entretenant et fournissant à la convoitise du maître de cette fille ; laquelle fut (le maquereau ayant su comme elle s’était conservée en son intégrité) en grand danger d’être violée et déflorée par celui qui avait la charge des filles, mais elle le gagna à force d’argent, et par la douceur et véhémence de son beau parler, joiant qu’il n’osait passer outre, voyant qu’Athénagore, chef de la ville, aimait Tharsie, qui la supportait et nourrissait, et empêchait qu’elle ne fût violée.

Or tandis que Tharsie était entre les garses et filles de joie de Metelin, voici Apollonie son père, qui jusqu’alors n’avait cessé de courir tout le devant pour savoir nouvelle du sépulcre de sa femme, et qui de vœu fait solennellement, n’avait coupé ni sa barbe, ni ses cheveux ; lequel désireux de voir sa fille, et se réjouir à son mariage, revint à Tharse et fut loger secrètement chez son ancien hôte Stragulion, pensant y trouver celle pour laquelle il s’était résolu de quitter cette vie vagabonde. L’arrivée d’Apollonie étonna son hôte, lequel sachant le forfait de sa dame, aima mieux le dissimuler que la faire punir, et par même moyen feignant eux deux ce qu’ils avaient fait entendre aux Tharsiens, ayant reçu Apollonie, et l’ayant enquis de sa fille, lui firent le discours de sa mort, de sa sépulture, et du grand devoir des Tharsiens, lui dressant un tombeau digne de la maison dont elle était issue. Ce dolent père fut tellement saisi de cette douleur inespérée, qu’à peu qu’il ne se forfît et occît, étant arrivé au lieu où on lui fit entendre que gisaient les cendres de son enfant : d’autant qu’il déchirait ses habits, arrachait ses cheveux, battait son estomac, et faisait d’autres choses qui avaient plus la figure et contenance d’un maniaque que de celui qui jouit de son bon sens et raison. Enfin saisi d’angoisse, et transporté pour cette perte, il avait les sens tant outrés qu’il ne jeta une seule larme… Ayant sacrifié une vache noire et stérile à Pluton, et réitéré sa promesse de ne jamais faire sa barbe ni couper ses cheveux qu’il ne vît sa fille, épouse, et le lieu où gisait le corps de sa femme en sépulture, sans entrer en Tharse, ni prendre congé de personne, il monta en mer, et se mit en hasard et merci des vents et des ondes. Lesquelles commencèrent s’enfler, et agiter sa nau d’un et d’autre côté, de sorte qu’enfin la tourmente le poussa au port de Metelin, cité capitale de l’île de Lesbos, qui à présent porte le nom de cette ville : en laquelle Tharsie était encore, servant en la maison du sale corrompeur de la jeunesse, mais sans que jamais encore aucun eût rien attenté sur sa pudicité. Or fortuitement eux arrivant au port ouïrent les voix du peuple se réjouissant, le son des instruments, et la jeunesse qui allait çà et là couronnée de fleurs en signe de réjouissance, et s’étant enquis de l’occasion, surent que ce jour était la fête des neptunales en l’honneur de ce faux dieu que l’abusée antiquité estimait avoir puissance et commander sur les ondes de la mer. Ce qui fut cause que les mariniers de la nau d’Apollonie se font de la partie, et parent leur vaisseau plus magnifiquement que pas un autre qui fût à l’ancre en ce port, car ainsi le commanda Apollonie, fournissant argent aux pilotes pour faire bonne chère, sans que pour cela il sortît du bas de la nef, où il se tenait mal vêtu, pleurant, et gémissant pour tant de désastres qui l’avaient accablé, et encore le suivaient, tout le temps de sa vie, les pilotes, mariniers, et navigants en la nau d’Apollonie, se réjouissant tandis que leur seigneur se tourmentait : voici que Athenagore, prince du pays, se promenant le long du havre, et voyant cette nau si belle, eut désir de la contempler, et se réjouir avec ceux qui étaient dedans, et savoir qui était le maître de celle-là. Ainsi entrant comme on le voit vêtu pompeusement, et suivi de grand nombre de noblesse, on lui fait honneur, et il les salue courtoisement, s’enquiert d’où ils sont, qui est leur seigneur, et où s’adressait leur voyage. Ils lui racontent qu’ils ont seigneur riche et puissant, mais si triste pour la perte qu’il a faite de sa femme et de sa fille, les deux plus accomplies et parfaites créatures de l’Asie, qu’il ne veut sortir de l’obscurité, ni se consoler en sorte quelconque. Ce prince demande de quel âge était la fille : ils lui répondent d’environ quinze ans : ce qui lui fit soupçonner que Tharsie (peut-être) serait fille de ce seigneur : pour ce s’enquit-il de son nom, et voyant qu’il s’appelait Apollonie, il se souvint que Tharsie disait que tel était le nom de son père. À cette cause il descendit en bas, salua Apollonie qui lui rendit son salut assez envy, le pria de venir passer son temps en la cité, et prendre son palais pour logis, mais il n’y voulut entendre, ains le pria qu’il le laissât en paix et allât se réjouir avec ceux qui avaient le cœur en liesse. Athenagore voyant l’amertume du cœur de ce prince, et l’affliction qu’il se donnait, en ayant compassion, envoya quérir Tharsie ; laquelle étant venue, la pria d’aller vers ce seigneur affligé, et tâcher de le consoler et lui faire quitter cette façon de faire. La jeune princesse sentant ne sais quelle émotion en son cœur non accoutumé, lorsque le prince lesbien lui fit cette prière, descend vers son père, qu’elle ne connaissait, et lequel ne l’eût jamais ravisée, sans les discours qui se passèrent entre eux, lorsqu’elle fit tout devoir de lui ôter cette fâcherie de son esprit, et lui donner quelque contentement. D’autant que d’abordée elle, le saluant, lui dit :

— Ne pensez pas, seigneur, que celle qui vous fait la révérence, soit quelque femme pollue et impudique, ains une fille chaste et innocente, qui au milieu des tempêtes de la saleté, ai, Dieu merci, ma virginité sans nulle souillure. Ce qu’ayant dit ; et étant bien apprise et instruite aux bonnes lettres, et jouant parfaitement de la lyre, elle chanta les vers qui suivent :

Dans un bourbier, plein d’ordure, plongée,
Si mon destin n’a lourdement rangée,
Pourtant mon corps est pudique et entier,
Me rose n’est fanée en son rosier,
Ni ma vertu, fermeté et confiance,
Ne surent onc que vaut la décevance
D’un faux attrait, étant telle et d’un rang
Si haut issue, et si noble de sang,
Que grand roi fut et est encor mon père,
Fille de roi et femme fut ma mère.

Apollonie, oyant ceci, regarda la fille et, la voyant si belle, ne put contenir ses larmes, et, lui rendant grâce de sa visitation, la pria de se retirer, d’autant qu’il n’y avait chant, ni son qui pussent lui rendre sa joie perdue. Sa fille néanmoins qui avait eu commandement de ne sortir sans le mettre bien avant en propos, et savoir qui il était, continuant à chanter et sonner, dit encore ces paroles :

Sainte clarté qui honores les cieux,
Fais que je voie un jour de ces deux yeux
Celui qui fut chassé de sa province
Pour trop aimer la fille de son prince.

— Qu’est-ce à dire ? disait Apollonie en son cœur, cette fille sait-elle, ou si elle devine qui je suis et les malheurs qui ont été cause de mon heur et depuis de ma ruine ?

Et cependant Tharsie passa outre, disant sur la lyre :

Neptune, cruel, écumeux et courant
Qui tout ravis, et tout vas dévorant,
Rends-moi ce bien, l’honneur de tout le monde
Que tu reçus sur les îlots de ton onde

Près de Cyrène, ou me donne la mort,
Car sans cela ne puis avoir confort.

Et finissant ceci, commença en larmoyant prier Apollonie de se réjouir, et n’offenser point les Dieux, en se défiant ainsi de leur grâce, faveur et assistance, que s’il avait perdu sa femme, il en aurait des nouvelles, et si sa fille était égarée, les Dieux étaient puissants pour lui restituer ; et voyant qu’il prenait plaisir en ses paroles, et sollicitée, sans y penser, de la même nature, qui l’inclinait à aimer cet homme plus que tout autre, elle approche de lui, et le tirant à elle s’efforça de le faire venir vers Athenagore. Apollonie dépité de cette hardiesse et estimant qu’elle fût quelque courtisane, la poussa du pied, de sorte qu’elle se blessa la jambe jusqu’à effusion du sang. C’est ici que Tharsie blâme son père inconnu de sa cruauté, qu’elle lui remontre qu’elle n’est ni déshonnête, ni lascive, ains la plus misérable fille de la terre, comme celle qui dès son enfance n’avait rien humé que le hanap amer de toute douleur et angoisse, ayant perdu sa mère en mer, et se voyant orpheline de père, délaissée avec grandes richesses à des méchants qui l’avaient destinée à la mort et enfin ayant été vendue et livrée à un détestable maquignon de la pudicité des dames. Puis finit son discours par cette prière et supplication : — Ayez compassion, ô Dieux immortels, de cette pauvre fille, et faites qu’avant de mourir je voie mon seigneur et père prince de Tyr, lequel, pour faire le deuil de ma mère, me donna en garde à Stragulion et Dionysiade, les cruels et traîtres bourreaux de la misérable Tharsie, qui gémit aux pieds de celui qui n’a nulle pitié d’une princesse telle que je suis.

Quand Apollonie ouït ceci, et remarqué tous les signes et circonstances mises en avant par cette fille, prenant égard à son âge qui correspondait et amenait au fait, et voyant l’extrême beauté de sa fille qui lui rappelait la figure de son épouse, pour mieux s’en assurer il lui dit :

— M’amie, faites-moi certain encore d’une chose touchant votre vie, car je connais tous ceux desquels avez parlé ; comment s’appelait la dame qui vous eut jadis en gouvernement ?

Ce qu’il proféra d’une voix tremblante et interrompue de soupirs et sanglots, et mêlée de larmes et pleurs, se tenant pour tout résolu que c’était sa fille : et plus s’en assura-t-il, voyant qu’elle lui dit que le nom de celle-là était Lycoris, trépassée il y avait longtemps, et enterrée le long de la marine, hors la cité de Tharse. À cette cause il lui dit :

— Ah ! Tharsie, vous êtes ma fille, et je suis Apollonie de Tyr, votre père, qui vous donnai en garde à Stragulion et Dyonisiade, mes hôtes jadis, et à présent mes capitaux ennemis, puisque si lâchement ils ont traité ce que j’aimais le plus au monde.

Je ne veux m’amuser à vous dire et réciter la fête que le père et la fille s’entrefirent, les caresses, les baisers et les doux et aimables embrassements entredonnés, ni les larmes répandues et longs récits de leurs fortunes faites en cette reconnaissance. Tant y a que les serviteurs appelés, Apollonie se fit dépouiller de ses vêtements de deuil, et se para richement, lava sa face, et sortit sur la rambade pour se réjouir avec les siens de cette sienne bonne aventure.

Athenagore, prince lesbien, voyant le succès de ces choses, supplia Apollonie de lui faire tant d’honneur que de l’accepter pour son gendre, puisqu’il n’y avait aucune inégalité de sang ni de dignité, lui étant prince et chef souverain de Lesbos, et de sang généreux et illustre, et qu’il avait empêché que Tharsie ne fût violée, et que par son moyen elle avait eu la reconnaissance de son père. À quoi Apollonie condescendit volontiers, voyant la raison être du côté du Lesbien, et qu’il ne trouverait parti plus sortable pour sa fille, qu’il voulait pourvoir, afin qu’avec moins de souci il achevât son enquête, qui fut plutôt finie qu’il n’avait espéré. La solennité du nopçage étant célébrée magnifiquement, et avec le plaisir des parties et approbation de la cité de Metelin, et des Tyriens qui suivaient Apollonie ; comme le prince de Tyr délibérait s’en aller à Tyr et repasser par Tharse, menant sa fille pour l’investir de ses terres, il pria Athenagore de lui faire compagnie : ce qu’il promit de faire, comme celui qui ne pensait ailleurs qu’à lui faire service. Mais comme ils étaient sur le point de partir, et qu’on dressait l’appareil vers Tharse, voici qu’Apollonie vit en songe une personne qui représentait une grande majesté, et qu’il estimait être un génie, qui lui disait et enjoignait de s’acheminer vers la cité d’Éphèse, que là il déclarât toutes ses aventures, ayant avec lui son gendre et sa fille, et serait là allégé de tous ses travaux. Or, savez-vous quelle foi jadis on donnait aux songes, et si souvent les hommes s’arrêtaient aux sorts de ceux-là, et cherchaient ès philosophes pour leur en donner éclaircissement ? Ce qui fut cause qu’Apollonie, homme de grand savoir et superstitieux en cet endroit, éveillé, conta ceci à son gendre et fille, comme résolu d’obéir à Dieu, ainsi le croyait-il, qui lui avait donné cet avertissement.

Ainsi, tous de compagnie s’embarquant, firent voile vers l’ancienne cité bâtie, comme l’on dit, par les Amazones, et s’adressèrent au temple de Diane avant que de prendre logis ailleurs. En ce temple éphésien de Diane présidait alors, comme grande-prêtresse, Archestrate, femme d’Apollonie, laquelle, entendant qu’il y avait un prince étranger qui voulait visiter les saints et secrets lieux pour y faire son oraison et déclarer ce qu’il avait sur le cœur pour avoir conseil de la déesse, y vint parée et couronnée comme une reine, et suivie d’une belle troupe de filles, ses religieuses. Cette dame était honorée des Éphésiens pour sa vertu, et l’avaient en telle et si grande réputation, qu’ils la disaient être la plus agréable à la déesse qu’autre qui jamais eût en la charge de ce temple. Ceci causa qu’Apollonie, ses gendre et fille, entrant à la chapelle plus secrète, ne prirent garde à la face de la prêtresse ; ains, se jetant à ses pieds, Apollonie se mit à faire un long discours de sa vie. Mais, quand la dame entendit que c’était son seigneur et mari Apollonie, et qu’il avait couru si longuement fortune pour l’amour d’elle, et que cette damoiselle qui le suivait était sa fille, elle ne put tant commander à soi-même, ni respecter le rang qu’elle tenait, qu’elle ne se jetât au cou de son époux et ne l’embrassât fort étroitement. Cette façon de faire déplut grandement au prince de Tyr, et pour ce repoussa-t-il avec fureur la dame, ne sachant qui elle était et qui la poussait à lui faire de telles caresses. Elle, ne se souciant de cette peu courtoise familiarité, le retint plus étroitement, et, le baisant, en dépit qu’il en eût, de grande amitié, lui disait :

— Je suis votre Archestrate, monseigneur, je suis votre disciple, fille unique du bon roi de Cyrène ; c’est moi qui vous recueillis en la maison de mon père, et qui fis tant, amoureuse de votre savoir et vertu, que le roi mon seigneur vous choisit sur tout autre pour l’époux de sa fille et pour le successeur de sa couronne. Regardez, prince de Tyr, regardez celle que vous ensevelîtes en un cercueil après ses couches, et reconnaissez votre loyale Archestrate, que Diane a conservée entière à son mari, comme je crois que mon Apollonie s’est maintenu loyalement et a gardé la foi promise à la fidèle partie.

Apollonie ne disant mot, tant il était surpris et saisi d’aise et d’étonnement, Archestrate dit :

— Eh quoi, monsieur, ne daignez-vous me parler ? suis-je indigne de votre accointances ? est-ce le compte que vous faites de votre moitié ? sont-ce les caresses que vous me faisiez au peu de temps que les dieux ont permis que nous fussions ensemble ? Au moins, si ne voulez me parler, si refusez ma vue, faites-moi la grâce que je puisse voir notre fille : afin que, puisque le père me rejette, l’enfant me donne quelque soulagement en m’embrassant, et par ses baisers apaise mon angoisse.

Apollonie, contemplant l’extrême beauté de son épouse, et se ressouvenant des traits de sa face et de la grâce qu’elle avait en parlant, tout honteux et larmoyant, dressa ses excuses, disant :

— Ah ! madame, pardonnez-moi si la longueur du temps, l’assurance que j’avais de votre mort et la douleur qui me tient saisi, m’ont ôté cette connaissance de vous, que le vrai et chaste amour a empreint de telle sorte en mon esprit, qu’il est impossible que jamais cette impression soit effacée en mon âme. Cette face pâlissante, ces cheveux mal peignés et la barbe hideuse et hérissée, les longs, pénibles et continuels voyages que j’ai faits, les veilles, les tourments et fâcheries vous peuvent assez témoigner combien Apollonie aime celle que la vertu et l’honnêteté, et non les folles amours, lui ont donnée pour loyale compagne et pudique épouse. Ce n’est pas Archestrate que j’ai rejetée, puisque je pensais de vous ce qu’un pèlerin doit respecter en celle qui préside au sanctuaire d’une si haute déesse que Diane, craignant le courroux des célestes, si autre que mon épouse m’eût osé m’embrasser en l’enclos de son temple. Maintenant que je reconnais mon ancienne disciple, que je recouvre ma moitié perdue, que ma joie reprend force, et que les dieux ont compassion de ma peine, je ne ferai plus conscience (ce disant il embrassa étroitement, et en pleurant chaudement, Archestrate) d’accoler ni baiser saintement, en un lieu saint, celle de laquelle la divinité me donne en son temple une désirée reconnaissance.

Et se mit à lui baiser la bouche, les yeux et les joues ; et, lui prenant les mains, quoiqu’elle ne voulût le souffrir, en usa tout ainsi que si encore il n’eût fait que commencer à lui faire service. Et, après ce, commande à Tharsie d’approcher, laquelle présentant à sa femme, lui dit :

— Voici le gage que votre fausse mort me laissa pour consoler mon âme, et lequel a été l’héritier des malheurs et angoisses de son père.

Et la fille, s’avançant, s’agenouilla devant sa mère, lui baisant les mains en toute humilité, comme étonnée tant de l’extrême beauté d’icelle que de la grâce et majesté, et de l’honneur qu’elle voyait que lui portaient tous les Éphésiens. Et lors la mère lui parla en cette sorte :

— Plaise aux dieux, ma fille et grande amie, vous accomplir autant en vertu que vous l’êtes en beauté et bonne grâce, afin qu’imitant en cela vos prédécesseurs, vous récompensiez les travaux que monsieur a soufferts pour vous, et satisfaisiez à cette angoisse que j’éprouvai en vous mettant en ce monde.

Et, la prenant, la baisa amoureusement plusieurs fois. Cependant, le bruit courut par toute la cité d’Éphèse de cette reconnaissance d’Apollonie et Archestrate, ce qui fut cause que chacun se réjouit, qu’on dressa des jeux, musique et fêtes solennelles pour bien recevoir ce prince aimé par tous les asiatiques, lequel ayant banqueté les principaux de la cité, et fait de grands et riches présents au temple de Diane, et récompensé le médecin Cheremon, il partit avec ses femme, fille et gendre d’Éphèse, et prit la route de Tharse, pour là se venger du tort qu’il y avait reçu par la trahison de Stragulion et Dionysiade. Et d’autant que l’injure lui touchait de près, et que le fait pouvait intéresser l’honneur de la seigneurie de cette ville qui avait pris le soin de son enfant, il assembla le conseil, où il se plaignit de ses hôtes qui avaient refusé de lui rendre sa fille. Comme chacun s’étonnait de cette chose, tous croyant que Tharsie fût morte, l’épouse de Stragulion effrontément lui répondit, qu’il avait vu le tombeau où elle était enclose et les marques de l’amitié des Tyriens envers lui, assistant à ses funérailles.

— Tout ceci, répondit-il, ne certifie point sa mort, et ne peut justifier la cause de mon hôte ; ni la trahison de Dionysiade. Et afin que chacun voie si je suis menteur, ou si ce sont ces traîtres, ceux qui ingratement font injure à Apollonie votre bienfaiteur, sus, ma fille Tharsie, entendez la voix de votre père, et laissant le manoir obscur de la mort qu’on suppose, présentez-vous telle que vous êtes à cette honorable compagnie.

Or était là Tharsie derrière le trône des magistrats voilée, et ayant la face couverte, et au reste vêtue et parée royalement : laquelle sortit avant, dès que son père l’appela, auquel, et à toute l’assemblée, elle fit une fort basse et humble révérence. Dionysiade ne l’eut pas sitôt aperçue, qu’elle la reconnut, et tremblant de frayeur, la parole lui défaillant, ne sut que répliquer : et plus encore fut-elle étonnée voyant l’esclave qu’on examina devant tous, et lequel confessa la charge qu’il avait eue de Dionysiade pour massacrer la princesse Tharsie. Ce fut lors que, par l’arrêt et sentence du magistrat, Stragulion et sa femme furent mis à mort, et leurs biens confisqués… Telle fin eurent les traverses, travaux et angoisses du prince tyrien, qui par l’espace de presque dix-huit ou vingt ans, ne cessa de courir fortune, et expérimenta que les grands une fois accablés, difficilement se remettent sus, eu égard au proverbe commun, qui dit que la chute d’un grand arbre mène plus grand bruit que d’un petit, et à l’ébranchement duquel plus de personnes y accourent. Ainsi reconnut Apollonie et se femme et sa fille, et fut prendre possession de ses terres et seigneuries, lui-même étant celui qui a laissé la mémoire de ce fait par écrit, et en a voulu faire part à la postérité : le style duquel suivant presque mot à mot le liseur m’excusera, et de ce que j’ai été un peu trop long, et du peu de grâce, ornement et gentillesse de langage que j’ai pratiqué en cette histoire, m’ayant suffi de vous la raconter nuement, et sans nul fard et couleur.


Arden de Feversham Relation de l’assassinat de Maître Arden de Feversham
Cent-dix-huitième histoire tragique