Œuvres complètes de Saint-Just/Tome 1/IV. Discours sur les subsistances

Discours sur les subsistances, Texte établi par Charles Vellay, Eugène Fasquelle, éditeur (L’Élite de la Révolution)Tome premier (p. 373-385).


IV

DISCOURS SUR LES SUBSISTANCES


Le 29 novembre 1792, une députation du Conseil général de la Commune de Paris vint exposer, à la barre de la Convention, la situation misérable faite au peuple par les accapareurs des subsistances. La députation demandait pour les autorités constituées le droit de taxer les denrées de première nécessité. C’est à cette occasion que, dans la même séance, Saint-Just prononça ce discours, qui fut imprimé par ordre de la Convention.


Citoyens,

Je ne suis point de l’avis du comité : je n’aime point les lois violentes sur le commerce. On peut dire au peuple ce que disait un soldat carthaginois à Annibal : « Vous savez vaincre ; mais vous ne savez pas profiler de la victoire. » Les hommes généreux qui ont détruit la tyrannie ignorent-ils l’art de se gouverner et de se conserver ?

Tant de maux tiennent à un désordre profondément compliqué. Il en faut chercher la source dans le mauvais système de notre économie. On demande une loi sur les subsistances. Une loi positive là-dessus nesera jamais sage. L’abondance est le fruit d’une bonne administration ; or la nôtre est mauvaise. Il faut qu’une bouche sincère mette aujourd’hui la vérité dans tout son jour. Je ne puis traiter utilement la matière des subsistances sans entrer dans quelques détails sur notre économie vicieuse ; j’ai besoin de développer des principes dont l’oubli nous a perdus. Le même vice a ébranlé le commerce et l’agriculture, et par la suite ébranlera toutes les lois. Si donc vous voulez que l’ordre et l’abondance renaissent, portez la lumière dans le dédale de notre économie française depuis la révolution.

Les maux de ce grand peuple, dont la monarchie a été détruite par les vices de son régime économique, et que le goût de la philosophie et de la liberté tourmentait depuis longtemps, tiennent à la difficulté de rétablir l’économie au milieu de la vigueur et de l’indépendance de l’esprit public.

Mais ce qui perpétue le mal, c’est l’imprudence d’un gouvernement provisoire trop longtemps souffert, dans lequel tout est confondu, dans lequel les purs éléments de la liberté se font la guerre, comme on peint le chaos avant la nature.

Examinons donc quelle est notre situation présente. Dans l’affreux état d’anarchie où nous sommes, l’homme, redevenu comme sauvage, ne reconnait plus de frein légitime ; l’indépendance armée contre l’indépendance n’a plus de loi, plus de juge ; et toutes les idées de justice enfantent la violence et le crime, par le défaut de garantie. Toutes les volontés isolées n’en obligent aucune ; et chacun agissant comme portion naturelle du législateur et du magistrat, les idées que chacun se fait de l’ordre opérent le désordre général.

Il est dans la nature des choses que nos affaires économiques se brouillent de plus en plus, jusqu’à ce que la république établie embrasse tous les rapports, tous les intérêts, tous les droits, tous les devoirs, et donne une allure commune à toutes les parties de l’État.

Un peuple qui n’est pas heureux n’a point de patrie ; il n’aime rien ; et, si vous voulez fonder une république, vous devez vous occuper de tirer le peuple d’un état d’incertitude et de misère qui le corrompt. Si vous voulez une république, faites en sorte que le peuple ait le courage d’être vertueux : on n’a point de vertus politiques sans orgueil ; on n’a point d’orgueil dans la détresse. En vain demandez-vous de l’ordre ; c’est à vous de le produire par le génie des bonnes lois.

On dit souvent, lorsque l’on parle de morale : cela est bon en théorie ; c’est que l’on ne voit pas que la morale doit être la théorie des lois avant d’être celle de la vie civile. La morale qui git en préceptes isole tout ; mais fondue, pour ainsi dire, dans les lois, elle incline tout vers la sagesse, en n’établissant que des rapports de justice entre les citoyens.

On ne peut se dissimuler que notre économie est altérée en ce moment, comme le reste, faute de loi et de justes rapports. Féro vous a parlé d’après Smits et Montesquieu. Smits et Montesquieu n’eurent jamais l’expérience de ce qui se passe chez nous. Beffroi vous a fait le tableau de beaucoup d’abus ; il a enseigné des remèdes, mais n’a point calculé leur application. Roland vous a répété les conseils des économistes ; mais cela ne suffit point. Il est bien vrai que la liberté du commerce est la mère de l’abondance ; mais d’où viennent les entraves mises à cette liberté ? La disette peut provenir de mille causes ; et si la rareté des grains était venue en France d’une cause partiticulière, et que nous y voulussions appliquer un remède, bon en lui-même, mais sans rapports avec le mal, il arriverait que le remède serait au moins nul, sinon pernicieux.

Voilà ce qui nous arrive. En vain nous parle-t-on de la liberté du commerce des grains, si nos malheurs ne viennent point premièrement du défaut de liberté, ou plutôt si ce défaut de liberté dérive d’une cause sur laquelle on ferme les yeux.

J’ose dire qu’il ne peut exister un bon traité d’économie pratique. Chaque gouvernement a ses abus ; et les maladies du corps social ne sont pas moins incalculables que celles du corps humain. Ce qui se passe en Angleterre, et partout ailleurs, n’a rien de commun avec ce qui se passe chez nous : c’est dans la nature même de nos affaires qu’il faut chercher nos maladies et nos remèdes.

Ce qui a renversé, en France, le système du commerce des grains depuis la Révolution, c’est l’émission déréglée du signe. Toutes nos richesses métalliques et territoriales sont représentées ; le signe de toutes les valeurs est dans le commerce ; et toutes ces valeurs sont nulles dans le commerce, parce qu’elles n’entrent pour rien dans la consommation. Nous avons beaucoup de signes, et nous avons très peu de choses.

Le législateur doit calculer tous les produits dans l’État, et faire en sorte que le signe les représente ; mais si les fonds et les produits de ces fonds sont représentés, l’équilibre est perdu, et le prix des choses doit hausser de moitié. On ne doit pas représenter les fonds, on ne doit représenter que les produits.

Voilà ce qui nous arrive. Le luxe est aboli ; tous les métaux achetés chèrement, ou tirés des retraites où le faste les retenait, ont été convertis en signes. Il ne reste plus de métaux ni de luxe pour l’industrie : voilà le signe doublé de moitié, et le commerce diminué de moitié. Si cela continue, le signe enfin sera sans valeur, notre change sera bouleversé, notre industrie tarie, nos ressources épuisées ; il ne nous restera plus que la terre à partager et à dévorer.

Lorsque je me promène au milieu de cette grande ville, je gémis sur les maux qui l’attendent, et qui attendent toutes les villes, si nous ne prévenons la ruine totale de nos finances. Notre liberté aura passé comme un orage, et son triomphe comme un coup de tonnerre. Je ne parlerai pas de l’approvisionnement de Paris ; c’est une affaire de police qui ne regarde pas l’économie.

Nos subsistances ont disparu à mesure que notre liberté s’est étendue, parce que nous ne sommes guère attachés qu’aux principes de la liberté, et que nous avons négligé ceux du gouvernement.

Il était dans la nature des choses que nous nous élevassions promptement au degré d’énergie où nous sommes parvenus. Nos besoins pressants ont dévoré tous nos préjugés ; notre liberté est fille de la misère. Il n’est plus temps de se flatter ; il ne faut pas non plus tomber dans le découragement. Établissons notre république, donnons-nous des lois, n’attendons plus. Que nous importent les jugements du monde ? Ne cherchons point la sagesse si loin de nous. Que nous serviraient les préceptes du monde, après la perte de la liberté ? Tandis que nous attendons le tribut des lumières des hommes, et que nous rèvons le spectacle de la liberté du globe, la faiblesse humaine, les abus en tous genres, le crime, l’ambition, l’erreur, la famine, qui n’ajournent pas leurs ravages, nous ramènent en triomphe à la servitude. On croirait que nous défions l’esclavage, en nous voyant exposer la liberté à tant d’écueils. Nous courons risque de nous perdre, si nous n’examinons pas enfin où nous en sommes, et quel est notre but. La cherté des subsistances et de toutes choses vient de la disproportion du signe ; les papiers de confiance augmentent encore la disproportion, car les fonds d’amortissement sont en circulation. L’abime se creuse tous les jours par les nécessités de la guerre. Les manufactures ne font rien, on n’achète point, le commerce ne roule guère que sur les soldats. Je ne vois plus dans le commerce que notre imprudence et notre sang : tout se change en monnaie, les produits de la terre sont accaparés ou cachés ; enfin, je ne vois plus dans l’Etat que de la misère, de l’orgueil et du papier. Je ne sais pas de quoi vivent tant de marchands ; on ne peut point s’en imposer là-dessus ; ils ne peuvent plus subsister longtemps je crois voir dans l’intérieur des maisons les familles tristes, désolées ; il n’est pas possible que l’on reste longtemps dans cette situation. Il faut lever le voile personne ne se plaint, mais que de familles pleurent solitairement ! Vous vous flattez en vain de faire une république, si le peuple affligé n’est point propre à la recevoir.

On dit que les journées de l’artisan augmentent en proportion du prix des denrées : mais si l’artisan n’a point d’ouvrage, qui paiera son oisiveté ? Il y a dans Paris un vautour secret. Que font maintenant tant d’hommes qui vivaient des habitudes du riche ? La misère a fait naître la révolution : la misère peut la détruire. Il s’agit de savoir si une multitude qui vivait, il y a peu de temps, des superfluités, du luxe, des vices d’une autre classe, peut vivre de la simple corrélation de ses besoins particuliers. Cette situation est très dangereuse ; car si l’on n’y gagne que pour ses besoins, la classe commerçante n’y peut point gagner pour ses engagements ; ou le commerce, étant enfin réduit à la mesure de ses modiques besoins, doit bientôt périr par le change. Ce système ruineux s’établira dans tout l’empire. Que ferons-nous de nos vaisseaux ? Le commerce d’économie a pris son assiette dans l’univers : nous ne l’enlèverons point aux Hollandais, aux Anglais, aux autres peuples. D’ailleurs, n’ayant plus ni denrées à exporter, ni signe respectable chez l’étranger, nous serions enfin réduits à renoncer à tout commerce.

Nous ne nous sommes pas encore demandé quel est notre but, et quel système de commerce nous voulons nous frayer. Je ne crois pas que votre intention soit de vivre comme les Scythes et les Indiens. Nos climats et nos humeurs ne sont propres ni à la paresse, ni à la vie pastorale ; et cependant nous marchons, sans nous en apercevoir, vers une vie pareille.

Ne croyez pas que les peuples commerçants de l’Europe s’intéressent en notre faveur à la cause des rebelles et des rois qui nous font la guerre : ces peuples nous observent ; notre économie, nos finances sont l’objet de leurs méditations ; et, dans la marche présente de nos affaires, ils se complaisent à entrevoir l’affaiblissement prochain de notre commerce et le partage de nos dépouilles. Ces peuples sont nos ennemis ; et si nous étions sages, ils nous déclareraient la guerre. Ils nous l’ont faite avec leur or.

La disproportion du signe a détruit le commerce et l’économie sous ces premiers rapports ; la nature du signe a amené la disette des grains.

Autrefois le signe était moins abondant ; il y en avait toujours une bonne partie de thésaurisée, ce qui baissait encore le prix des choses. Dans un nombre donne d’années, on voyait, au milieu de la même abondance, varier le prix des denrées : c’est que dans ce temps donné, par certaines vicissitudes, le signe thésaurisé sortait des retraites et rentrait en circulation en plus ou moins grande quantité. Aujourd’hui on ne thésaurise plus. Nous n’avons point d’or, et il en faut dans un État ; autrement, on amasse ou l’on retient les denrées, et le signe perd de plus en plus. La disette des grains ne vient point d’autre chose. Le laboureur, qui ne veut point mettre de papier dans son trésor, vend à regret ses grains. Dans tout autre commerce, il faut vendre pour vivre de ses profits. Le laboureur, au contraire, n’achète rien ; ses besoins ne sont pas dans le commerce. Cette classe était accoutumée à thésauriser tous les ans, en espèces, une partie du produit de la terre ; aujourd’hui elle préfère de conserver ses grains à amasser du papier. Il résulte de là que le signe de l’État ne peut point se mesurer avec la partie la plus considérable des produits de la terre qui sont cachés, parce que le laboureur n’en a pas besoin, et ne met guère dans le commerce que la pertion des produits nécessaires pour acquitter ses fermages.

Quelqu’un ici s’est plaint du luxe des laboureurs. Je ne décide pas si le luxe est bon en lui-même ; mais si nous étions assez heureux pour que le laboureur aimàt le luxe, il faudrait bien qu’il vendit son blé pour acheter les superfluités. Voilà de funestes conséquences : je les abandonne à vos méditations, vous qui faites nos lois. Il faudra du luxe dans votre république, ou des lois violentes contre le laboureur, qui perdront la république. Il y a bien des réflexions à faire sur notre situation ; on n’en fait point assez. Tout le monde veut bien de la république ; personne ne veut de la pauvreté ni de la vertu. La liberté fait la guerre à la morale, pour ainsi dire, et veut régner en dépit d’elle.

Il faut donc que le législateur fasse sorte que le laboureur dépense ou ne répugne point à amasser le papier ; que tous les produits de la terre soient dans le commerce, et balancent le signe. Il faut enfin équipoller le signe, les produits, les besoins : voilà le secret de l’administration économique.

Or, considérez, je vous prie, si les produits, les besoins et le signe sont en proportion dans la république. Les produits sont cachés ; les besoins sont sortis avec la tyrannie ; le signe a quadruplé positivement et relativement. On n’arrache qu’avec peine les produits des mains avares qui les resserrent. Voilà les vices du caractère public que nous aurons à vaincre pour arriver à l’état républicain ; car personne n’a d’entrailles, et la patrie est pleine de monstres et de scélérats.

Hâtez-vous de calmer ces maux, et d’en prévenir de plus grands. Ceux qui nous proposent une liberté indéfinie de commerce nous disent une très grande vérité en thèse générale ; mais il s’agit des maux d’une révolution, il s’agit de faire une république d’un peuple épars avec les débris et les crimes de sa monarchie, il s’agit d’établir la confiance, il s’agit d’instruire à la vertu les hommes durs, qui ne vivent que pour eux.

Ce qu’il y a d’étonnant dans cette révolution, c’est qu’on a fait une république avec des vices : faites-en des vertus ; la chose n’est pas impossible.

Un peuple est conduit facilement aux idées saines. Je crois qu’on a plus tôt fait un sage peuple qu’un homme de bien. Vous qui nous préparez des lois, les vices et les vertus du peuple seront votre ouvrage. Il est une sorte de mœurs dans l’État qui ne peut s’acquérir que par le temps. Il est des mœurs politiques qu’un peuple prend le même jour qu’il a des lois. Vous déciderez si le peuple français doit être conquérant ou commerçant ; c’est ce que je n’examine point ici ; mais vous pouvez en un moment lui donner une patrie ; et c’est alors que l’indigent oubliera la licence, et que le riche sentira son cœur. Je ne connais presque point de remèdes provisoires aux malheurs qui naissent de l’anarchie et de la mauvaise administration ; il faut une constitution excellente qui lie tous les intérêts. La liberté sans loi ne peut pas régir un État ; il n’est point de mesures qui puissent remédier aux abus, lorsqu’un peuple n’a point un gouvernement prospère : c’est un corps, délicat pour qui tous les aliments sont mauvais. Y protège-t-on la liberté du commerce des grains : on accapare en vertu de la liberté. Contraignez-vous les propriétaires, chassez-vous les facteurs la terreur est l’excuse des marchands. Enfin, il vous manque cette harmonie sociale que vous n’obtiendrez que par les lois.

On ne peut point faire de lois particulières contre ces abus : l’abondance est le résultat de toutes les lois ensemble.

Mais si l’on voulait donner à ce grand peuple des lois républicaines, et lier étroitement son bonheur à sa liberté, il faudrait le prendre tel qu’il est, adoucir ses maux, calmer l’incertitude du crédit public ; car enfin, et je n’ose le dire, si l’empire venait à se démembrer, l’homme qui attache quelque prix à l’aisance se demande à lui-même ce que deviendraient entre ses mains des richesses fictives dont le cours serait circonscrit. Vous avez juré de maintenir l’unité ; mais la marche des événements est au-dessus de ces sortes de lois, si la constitution ne les consacre pas.

Il faudrait interroger, deviner tous les cœurs et tous les maux, et ne point traiter comme un peuple sauvage un peuple aimable. spirituel et sensible, dont le seul crime est de manquer de pain.

L’empire est branlé jusque dans ses fondements : la guerre a détruit les troupeaux ; le partage et le défrichement des communes achèvera leur ruine, et nous n’aurons bientôt ni cuirs, ni viandes, ni toisons. Il est à remarquer que la famine s’est fait surtout sentir depuis l’édit de 1763, soit qu’en diminuant les troupeaux on ait diminué les engrais, soit que l’extrême abondance ait frayé le chemin aux exportations immodérées. Vous serez forcés un jour d’encourager le laboureur à aménager ses terres, et à partager son industrie entre les grains et les troupeaux. Il ne faut pas croire qu’une portion de la terre étant mise en pàturages, l’autre portion ne suffira plus à nos besoins ; on aura plus d’engrais, et la terre, mieux soignée, rapportera davantage ; on tarira le commerce des grains ; le peuple aura des troupeaux pour se nourrir et se vêtir ; nous commercerons de nos cuirs et de nos laines. Il y a trente ans, la viande coûtait 4 sols la livre, le drap 10 livres, les souliers 50 sols, le pain 1 sou ; les pâturages n’étaient point défrichés ; ils l’ont été depuis ; et, pour ne point prendre l’instant de cette erise passagère pour exemple, en 1787 le drap valait 20 livres, la viande 8 sols, les souliers 5 et 6 livres, le pain 2 sous et demi. Qu’avons-nous gagné à défricher les landes et les collines ? Nous avons porté notre argent en Angleterre et en Hollande, d’où nous avons tiré nos cuirs ; nous avons vendu nos grains pour nous vêtir ; nous n’avons travaillé que pour l’Europe. On est devenu plus avare et plus fripon ; les travaux excessifs des campagnes ont produit des épidémies ; les économistes ont perfectionné le mal, le gouvernement a trafiqué. Les seigneurs avaient tiercé trois fois depuis quarante ans ; et, pour consacrer leurs entreprises par un acte de possession, ils plantaient ces tiercements en mauvais bois qui multipliaient le gibier, occasionnaient le ravage des moissons, et diminuaient les troupeaux ; en sorte que la nature et le loisir n’étaient plus faits que pour les nobles et pour les bêtes, et le pauvre ne défrichait encore que pour elles. La révolution est venue ; et, comme je l’ai dit, les produits s’étant cachés, le signe a perdu sa valeur.

Voilà notre situation. Nous sommes pauvres comme les Espagnols, par l’abondance de l’or ou du signe, et la rareté des denrées en circulation ; nous n’avons plus ni troupeaux, ni laine, ni industrie dans le commerce. Les gens industrieux sont dans les armées, et nous ne trafiquons qu’avec le trésor public ; en sorte que nous tournons sur nous-mêmes, et commerçons sans intérêt. Nous consommons tout, rien ne sort pour l’étranger, et le change s’altère d’autant plus contre nous.

Si je ne me trompe, ce qui vaut aujourd’hui un écu, en supposant que nous ne changions pas de système, vaudra 10 livres dans dix-huit mois. Il sera fabriqué environ pour 200 millions d’espèces ; le signe représentatif de tous les biens des émigrés sera en émission ; on remplacera l’arriéré des impôts par des émissions d’assignats, et le capital des impôts sera en circulation avec le signe représentatif de l’arriéré. Le peuple alors gémira sous le portique des législatures ; la misère séditieuse ébranlera vos lois ; les rentes fixes seront réduites à rien ; l’État même ne trouvera plus de ressource dans la création des monnaies : elles seront nulles. Nous ne pourrons pas honorablement payer nos dettes avec ces monnaies sans valeur. Alors quelle sera notre espérance ? La tyrannie sortira vengée et victorieuse du sein des émeutes populaires. Si les droits de l’homme subsistent encore, les droits de l’homme seront écrits avec le sang du peuple sur le tombeau de la liberté. On violera l’asile du laboureur, on détruira peut-être l’espérance des moissons prochaines ; et nous serons la fable de l’Europe.

Citoyens, pardonnez à ces réflexions : tout concourt à les réaliser ; mais les remèdes sont dans vos mains. Un législateur ne connait point l’effrot ; il calcule avec son jugement, et non point avec sa frayeur. Travaillons enfin pour le bonheur du peuple, et que les législateurs qui doivent éclairer le monde prennent leur course d’un pied hardi, comme le soleil.

Le vice de notre économie étant l’excès du signe, nous devons nous attacher à ne l’augmenter pas, pour ne pas accroître la dépréciation. Il faut décréter le moins de monnaies qu’il nous sera possible ; mais, pour y parvenir, il faut diminuer les charges du trésor public, soit en donnant des terres à nos créanciers, soit en affectant les annuités à leur acquittement, sans créer de signe ; car cette méthode corrompt l’économie, et, comme je l’ai démontré, bouleverse la circulation et la proportion des choses Si vous vendez, par exemple, les biens des émigrés. Le prix anticipé de ces fonds, inertes par eux-mêmes, sera en circulation, et se mesurera contre les produits qui représentent trente fois moins. Comme ils seront vendus très cher, les produits renchériront proportionnellement, comme il est arrivé des biens nationaux, et vous serez toujours en concurrence avec vous-mêmes.

Au contraire, les annuités étant de simples contrats qui n’entreront point comme signe dans le commerce, elles n’entreront point non plus en concurrence avec les produits. L’équilibre se rétablira peu à peu. Si vos armées conquièrent la liberté pour les peuples, il n’est point juste que vous vous épuisiez pour ces peuples ; ils doivent soulager notre trésor public ; et dès lors nous avons moins de dépenses à faire pour entretenir nos armées. Enfin je pose ce principe que le seul moyen de rétablir la confiance et la circulation des denrées, c’est de diminuer la quantité du papier en émission, et d’être avare d’en créer d’autre. Les dettes de l’État seront acquittées sans péril par ce moyen ; vous attacherez tous les créanciers à la fortune de la république ; le paiement de la dette n’altérera point la circulation naturelle ; au lieu que si vous payez par anticipation, le commerce sera tout à coup noyé, et vous préparerez la famine et la perte de la liberté par l’imprudence de l’administration.

Voilà ce que j’avais à dire sur l’économie. Vous voyez que le peuple n’est point coupable ; mais la marche du gouvernement n’est point sage. Il résulte de là une infinité de mauvais effets que tout le monde s’impute ; de les divisions, qui corrompent la source des lois, en séduisant la sagesse de ceux qui les font ; et cependant on meurt de faim, la liberté périt, et les tendres espérances de la nature s’évanouissent. Citoyens, j’ose vous le dire, tous les abus vivront tant que le roi vivra ; nous ne serons jamais d’accord, nous nous ferons la guerre. La république ne se concilie point avec des faiblesses faisons tout pour que la haine des rois passe dans le sang du peuple ; tous les yeux se tourneront alors vers la patrie.

Tout se réduit, pour l’instant, à faire en sorte que la quantité du papier n’augmente point, que le laboureur vende ses grains, ou que le gouvernement ait des greniers pour les temps les plus malheureux, et que les charges du trésor public diminuent.

Je vous propose les vues suivantes, dont je demande le renvoi aux Comités des finances et d’agriculture réunis.

1° Que les biens des émigrés soient vendus, que les annuités soient converties en contrats, qui serviront à rembourser la dette.

2° Que l’impôt foncier soit payé en nature, et versé dans des greniers publics ; qu’on prenne des moyens pour faire payer l’arriéré ;

3° Qu’il soit fait une intruction sur la libre circulation des grains ; qu’elle soit affichée dans toutes les communes de la république ;

4° Que la Convention nationale déclare que la circulation des grains est libre dans l’intérieur, et porte la peine de mort contre l’exportation ;

5° Qu’il soit fait une loi qui nous manque, concernant la liberté de la navigation des rivières, et une loi populaire qui mette la liberté du commerce sous la sauvegarde du peuple même, selon le génie de la république ;

Cette dernière loi je la proposerai.

6° Que l’on consacre ce principe que les fonds ne peuvent point être représentés dans le commerce.

Telles sont les vues que je crois propres à calmer l’agitation présente ; mais si le gouvernement subsiste tel qu’il est ; si l’on ne fait rien pour développer le génie de la république ; si l’on abandonne la liberté au torrent de toutes les imprudences, de toutes les immoralités que je vois ; si la Convention nationale ne porte point un œil vigilant sur tous les abus ; si l’orgueil et l’amour de la solte gloire ont plus de part aux affaires que la candeur et le solide amour du bien ; si tous les jugements sont incertains et s’accusent ; enfin, si les bases de la république ne sont pas incessamment posées, dans six mois la liberté n’est plus.