Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre suivies de Mimes des Courtisanes/VIE DE MÉLÉAGRE

Slatkine reprints (p. 5-7).

VIE DE MÉLÉAGRE


Méléagre naquit dans une cité blanche et verte, parmi les palmiers, les eaux vives, à Atthis, nous dit-il. Or, il ne s’appelait pas Méléagre, et Atthis est une ville qui n’a jamais existé.

Il était Syrien, il était Israélite, comme Heinrich Heine, à qui il faut le comparer. On pense qu’il se convertit de bonne heure aux belles déesses de l’Hellas, à la langue de Sapphô et d’Alcée. Les derniers poètes survivants ne virent pas en lui un barbare, mais ils l’accueillirent parmi eux, comme fit Artémis pour ce divin khéroub qu’elle rencontra un matin sur les pentes boisées du Liban lorsqu’ayant chassé très longtemps elle s’était presque égarée. Les Grecs de Byblos racontaient que l’Ange lui avait paru quelque enfant du Cygne et de Kypris, et qu’au seul regard de la déesse, il l’avait suivie comme la lumière.

Raphaël, ou David peut-être, ou Jean, ainsi s’appela Méléagre. La vallée du Hiéromyces, qui est aujourd’hui le Yarmouk, le vit naître, cela est possible. C’est là qu’il put lire la Bible et garde du Sir Hasirim assez de grâce et de volupté pour donner aux Charites d’Ionie toute la langueur orientale. Quand il eut passé l’enfance, il partit pour l’île de Tyr et y vécut toute sa jeunesse. Ce fut une vie très régulière ; il fit des vers et fréquenta chez les courtisanes. Il y a lieu de croire que ses premiers essais furent dictés par une passion plus rêvée que sentie. Il se créa une idéale amie qu’il nomma Dzénophila, ce qui veut dire chère à Dzeus ou, peut-être, pieuse envers lui. Autour de ce nom, il assembla le cortège ailé des Désirs, la triple splendeur des Charites et tous les dons cythéréens ; mais, si même elle exista, les vers qu’il écrivit pour elle montrent qu’il ne la connut point.

La plus aimée fut sans doute Lykaïnis, pour qui il ne fit que trois épigrammes, et qui le trompa. La mieux chantée, la plus célèbre, est l’éloquente Héliodora.

Héliodora, don de Hélios, s’appelait-elle ainsi pour être née au pays du soleil levant ? Indoue, Perse ou Babylonienne, ou du royaume de Saba ? Il l’aima, il la chanta fidèle et adultère, vivante et morte. Nous savons par lui que sa conversation avait tous les charmes, et son âme toutes les passions. Elle avait pour amies Timo, Timarion, Antikleia, Dorothea, et une juive du peuple que Méléagre avait connue et qui se faisait appeler Dêmô.

Lykaïnis, Héliodora, Dêmô, telles furent les maîtresses de Méléagre à Tyr. Il ne semble pas qu’il en ait eu d’autres, sauf peut-être cette petite Phanion à qui il adressa une pièce très tendre et deux épigrammes précieuses. Mais il nous a laissé quelques distiques isolés, faits pour des courtisanes qui recherchaient sa compagnie et le priaient à dîner. C’est ainsi qu’il a éternisé le souvenir de la charmante Tryphéra de Kallistion, qui aurait dû s’appeler Kallischion, et d’Asklêpias dont les yeux étaient bleus comme la mer tranquille.

Méléagre eut aussi des amis. Comme Anakréon chanta Bathylle, Virgile Alexis, et Shakespeare le jeune comédien qui joua Rosalinde et Juliette. Méléagre aima Myïskos, et d’autres encore. Quand il devint vieux, il quitta la ville.

Il se retira à Kôs, patrie de Dzeus, et fut inscrit comme citoyen des Méropes. Peut-être fut-ce à la suite d’une maladie grave qu’il se décida à mettre sa vieillesse sous la protection d’Asklêpios, à qui l’île était consacrée. Dans ce lieu adorable, au bord de la mer Céramique, en vue de Cnide et d’Halicarnasse, il vit le soir tomber peu à peu sur sa vie. C’est là qu’il apprit un jour la mort d’Héliodora ; je le sais, car son épitaphe est en langue dorienne. Il lui dit adieu de très loin, comme au dernier souvenir de sa jeunesse orientale. Autour de lui, les abeilles bruissaient dans les vignes ; sur les prairies scintillait le cri des cigales, et des femmes passaient sur la route enveloppées de lumière rose par ces légères étoffes de soie transparente que l’on tissait à Kôs même, et qui laissaient aux formes leur beauté. Au-dessus de la ville, entre le ciel et la mer profondément bleus, rayonnait la blancheur de l’Asklêpiéon ; Méléagre y montait souvent, car l’enceinte sacrée renfermait le marbre incomparable de Praxitèle : « Aphrodite vêtue », qu’il avait sculpté, disaient les prêtres, dans l’inspiration d’Apollon.

C’est là qu’ayant fait pour lui-même cette couronne fleurie des Muses qu’on appelle l’Anthologie, entouré des vers qu’il aimait, il s’endormit dans la paix des dieux, vers le temps où naquit Jésus.


26 février 1893.