Œuvres complètes de Pierre Louÿs, tome 1/Poésies de Méléagre, suivies de Mimes des Courtisanes/VII. LA JOUEUSE DE FLUTE

Slatkine reprints (p. 233-237).





VII

LA JOUEUSE DE FLÛTE





PARTHÉNIS (Petite Vierge), Joueuse de flûte.


COCHLIS (Coquille de Pourpre), courtisane.




cochlis
Pourquoi pleures-tu, ô Parthénis, et d’où viens-tu, avec tes flûtes brisées ?
parthénis, sanglotant.
Le soldat… l’Aitôle… le grand… l’amant de Crocalê… il m’a battue… parce qu’il m’a trouvée jouant de la flûte chez la Crocalê, et payée par son rival Gorgos. Et il a brisé mes flûtes, il a renversé la table où ils soupaient, il s’est jeté sur le kratêr et il l’a vidé. Et il a saisi le paysan Gorgos par les cheveux et il l’a traîné hors de la salle. Et alors là, le soldat — Deinomachos, je crois, il s’appelle, — et un de ses camarades, l’ont entouré et battu si fort, que je ne sais pas s’il en réchappera, Cochlis. Le sang lui coulait beaucoup des narines ; il a le visage enflé et couvert de bleus.
cochlis
Est-ce qu’il était fou, cet homme, ou saoul ? et est-ce une histoire d’ivrogne ?
parthénis
C’est de la jalousie, ô Cochlis, et de l’amour désordonné. Crocalê, je crois, lui avait demandé douze mille drachmes s’il voulait l’avoir tout seul. Deinomachos a refusé ; alors elle ne lui a pas permis de revenir, elle lui a fermé la porte quand il s’est présenté, elle a reçu Gorgos d’Oinoê, un riche fermier qui l’aimait depuis longtemps, elle a bu avec lui et m’a fait chercher pour jouer de la flûte devant eux. Le souper allait très bien, je jouais quelque chose de lydien, le laboureur se levait pour danser et Crocalê battait des mains, tout était joyeux, quand on entendit du bruit, un cri, et la porte d’entrée fut arrachée. Aussitôt huit jeunes gens vigoureux s’élancèrent, et le Mégarien parmi eux. Vivement, ils renversèrent tout, et Gorgos, comme je t’ai dit, fut roué de coups, jeté à terre et foulé aux pieds. La Crocalê, je ne sais pas comment, s’était sauvée chez sa voisine Thespias. Moi, Deinomachos m’a giflée, il m’a appelée « pourriture », et il m’a jeté mes flûtes brisées. Maintenant je m’en vais, pour tout raconter à mon patron. Le laboureur est allé trouver des amis en ville pour qu’ils livrent le Mégarien à la justice.
cochlis
Voilà ce qu’on retire de ces amours militaires ; des coups et des procès. Ils sont tous hégémons ou chiliarques à ce qu’ils disent, mais quand il faut payer : « Attendez, disent-ils, la solde. Quand je recevrai mon traitement, je paierai tout. » Qu’ils se fassent donc tuer, tous ces fanfarons ! Je fais joliment bien de ne pas les recevoir du tout. Qu’il m’arrive un pêcheur, un matelot, un laboureur de ma condition, qui ne sache pas flatter, mais qui donne beaucoup. Ceux qui portent des panaches et font des récits de bataille ne sont pas sérieux, Parthénis.