Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 2/Le dernier chant du Pèlerinage d’Harold/Dédicace

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 83-85).
DÉDICACE
A. M. A. E.


Te souviens-tu du jour où, gravissant la cime
Du Salève aux flancs azurés,
Dans un étroit sentier qui pend sur un abîme
Nous posions en tremblant nos pas mal assurés ?
Tu marchais devant moi. Balancés par l’orage,
Les rameaux ondoyants du mélèze et du pin,
S’écartant à regret pour t’ouvrir un passage,
Secouaient sur ton front les larmes du matin ;

Un torrent sous tes pieds, s’écroulant en poussière,
Traçait sur les rochers de verdâtres sillons,
Et, de sa blanche écume où jouait la lumière,
Élevait jusqu’à nous les flottants tourbillons.

Un nuage grondait encore
Sur les confins des airs, à l’occident obscur,
Tandis qu’à l’orient le souffle de l’aurore
Découvrait la moitié d’un ciel limpide et pur,
Et faisait resplendir du feu qui le colore
Des vagues du Léman l’éblouissant azur.
Tout à coup sur un roc, dont tu foulais la cime,
Tu t’arrêtas : tes yeux s’abaissèrent sur moi ;
Tu me montrais du doigt les flots, les monts, l’abîme,
La nature et le ciel… et je ne vis que toi !…

Ton pied léger semblait s’élancer de sa base ;
Ton œil planait d’en haut sur ces sublimes bords ;
Ton sein, oppressé par l’extase,
Se soulevait sous ses transports,
Comme le flot captif qui, bouillant dans le vase,
S’enfle, frémit, s’élève, et surmonte ses bords.

Sur l’angle d’un rocher ta main était posée ;
Par l’haleine des vents goutte à goutte essuyés,
Tes cheveux trempés de rosée
Distillaient lentement des perles à tes piés.

Des cascades l’écume errante
Faisait autour de toi, sur un tapis de fleurs,
De son prisme liquide ondoyer les couleurs,
Et d’une robe transparente
Semblait t’envelopper dans ses plis de vapeurs.
Tu ressemblais… Mais non, toute image est glacée.


Rien d’humain ne saurait te retracer aux yeux ;
Rien… qu’une céleste pensée
Qui, durant un songe pieux,
Sur ses ailes de feu dans les airs balancée,
Et du sein d’un cœur pur vers Dieu même élancée,
S’élève et plane dans les cieux.

Je te vis ; je jurai de consacrer la trace
De ce trop rapide moment,
Et de graver ici ton nom… Ta main l’efface
De ce fragile monument.

Un jour, quand je te verrai lire
Ces vers dont un regard est le seul avenir,
Si tes yeux attendris ne peuvent retenir
Une larme aux sons de ma lyre,
Ah ! qu’au moins tu puisses te dire :
« Ces chants qui m’ont ému, c’est moi qui les inspire,
» Et sa muse est mon souvenir ! »