Œuvres complètes de Lamartine (1860)/Tome 2/La Mort de Socrate/Note cinquième

Œuvres complètes de LamartineChez l’auteur (p. 50-52).
NOTE CINQUIÈME

(Page 14)


Pourquoi, dans cette mort qu’on appelle la vie…


« Mais pour arriver au rang des dieux, que celui qui n’a pas philosophé, et qui n’est pas sorti tout à fait pur de cette vie, ne s’en flatte pas ; non, cela n’est donné qu’au philosophe. C’est pourquoi, Symmias et Cébès, le véritable philosophe s’abstient de toutes les passions du corps, leur résiste et ne se laisse pas entraîner par elles ; et cela, bien qu’il ne craigne ni la perte de sa fortune et la pauvreté, comme les hommes vulgaires et ceux qui aiment l’argent, ni le déshonneur et la mauvaise réputation, comme ceux qui aiment la gloire et les dignités.

» Il ne conviendrait pas de faire autrement, repartit Cébès.

» Non, sans doute, continua Socrate : aussi ceux qui prennent quelque intérêt à leur âme, et qui ne vivent pas pour flatter le corps, ne tiennent pas le même chemin que les autres qui ne savent où ils vont ; mais, persuadés qu’il ne faut rien faire qui soit contraire à la philosophie, à l’affranchissement et à la purification qu’elle opère, ils s’abandonnent à sa conduite, et la suivent partout où elle veut les mener.

» Comment, Socrate ?

» La philosophie recevant l’âme liée véritablement et pour ainsi dire collée au corps, et forcée de considérer les choses non par elle-même, mais par l’intermédiaire des organes comme à travers les murs d’un cachot et dans une obscurité absolue, reconnaissant que toute la force du cachot vient des passions qui font que le prisonnier aide lui-même à serrer sa chaîne ; la philosophie, dis-je, recevant l’âme en cet état, l’exhorte doucement et travaille à la délivrer : et pour cela elle lui montre que le témoignage des yeux et du corps est plein d’illusions, comme celui des oreilles, comme celui des autres sens ; elle l’engage à se séparer d’eux, autant qu’il est en elle ; elle lui conseille de se recueillir et de se concentrer en elle-même, de ne croire qu’à elle-même, après avoir examiné au dedans d’elle et avec l’essence même de sa pensée ce que chaque chose est en son essence, et de tenir pour faux tout ce qu’elle apprend par un autre qu’elle-même, tout ce qui varie selon la différence des intermédiaires : elle lui enseigne que ce qu’elle voit ainsi, c’est le sensible et le visible ; ce qu’elle voit ainsi par elle-même, c’est l’intelligent et l’immatériel. Le véritable philosophe sait que telle est la fonction de la philosophie. L’âme donc, persuadée qu’elle ne doit pas s’opposer à sa délivrance, s’abstient, autant qu’il lui est possible, des voluptés, des désirs, des tristesses, des craintes ; réfléchissant qu’après les grandes joies et les grandes craintes, les tristesses et les désirs immodérés, on n’éprouve pas seulement les maux ordinaires, comme d’être malade ou de perdre sa fortune, mais le plus grand et le dernier de tous les maux, et même sans en avoir le sentiment.

» Et quel est donc ce mal, Socrate ?

» C’est que l’effet nécessaire de l’extrême jouissance et de l’extrême affliction est de persuader à l’âme que ce qui la réjouit ou l’afflige est très-réel ou très-véritable, quoiqu’il n’en soit rien. Or, ce qui nous réjouit ou nous afflige, ce sont principalement les choses visibles, n’est-ce pas ?

» Certainement.

» N’est-ce pas surtout dans la jouissance et la souffrance que le corps subjugue et enchaîne l’âme ?

» Comment cela ?

» Chaque peine, chaque plaisir a, pour ainsi dire, un clou avec lequel il attache l’âme au corps, la rend semblable, et lui fait croire que rien n’est vrai que ce que le corps lui dit. Or, si elle emprunte au corps ses croyances et partage ses plaisirs, elle est, je pense, forcée de prendre aussi les mêmes mœurs et les mêmes habitudes, tellement qu’il lui est impossible d’arriver jamais pure à l’autre monde ; mais, sortant de cette vie toute pleine encore du corps qu’elle quitte, elle retombe bientôt dans un autre corps, et y prend racine, comme une plante dans la terre où elle a été semée ; et ainsi elle est privée du commerce de la pureté et de la simplicité divines.

» Il n’est que trop vrai, Socrate, dit Cébès.

» Voilà pourquoi, mon cher Cébès, le véritable philosophe s’exerce à la force et à la tempérance, et nullement pour toutes les raisons que s’imagine le peuple. Est-ce que tu penserais comme lui ?

» Non, pas.

» Et tu fais bien. Ces raisons grossières n’entreront pas dans l’âme du véritable philosophe ; elle ne pensera pas que la philosophie doit venir la délivrer, pour qu’après elle s’abandonne aux jouissances et aux souffrances, et se laisse enchaîner de nouveau par elles, et que ce soit toujours à recommencer, comme la toile de Pénélope. Au contraire, en se rendant indépendante des passions, en suivant la raison pour guide, en ne se départant jamais de la contemplation de ce qui est vrai, divin, hors du domaine de l’opinion ; en se nourrissant de ces contemplatiens sublimes, elle acquiert la conviction qu’elle doit vivre ainsi tant qu’elle est dans cette vie, et qu’après la mort elle ira se réunir à ce qui lui est semblable et conforme à sa nature, et sera délivrée des maux de l’humanité. Avec un tel régime, ô Symmias, ô Cébès, et après l’avoir suivi fidèlement, il n’y a pas de raison pour craindre qu’à la sortie du corps elle s’envole emportée par les vents, se dissipe, et cesse d’être. »