Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2/La Coupe enchantée

Œuvres complètes de La Fontaine (Marty-Laveaux)/Tome 2
Contes, Texte établi par Ch. Marty-LaveauxP. Jannet (p. 175-193).


IV. — LA COUPE ENCHANTÉE.


Nouvelle tirée de l’Arioste[1].


Les maux les plus cruels ne sont que des chansons
Prés de ceux qu’aux Maris cause la jalousie.
Figurez-vous un Fou chez qui tous les soupçons
Sont bien venus, quoy qu’on luy die.
Il n’a pas un moment de repos en sa vie :
Si l’oreille luy tinte, ô Dieux ! tout est perdu.
Ses songes sont toûjours que l’on le fait cocu.
Pourvû qu’il songe, c’est l’affaire.
Je ne vous voudrois pas un tel point garantir ;
Car pour songer il faut dormir,
Et les jaloux ne dorment guere.
Le moindre bruit éveille un mary soupçonneux ;
Qu’alentour de sa femme une mouche bourdonne,
C’est cocuage qu’en personne
Il a vû de ses propres yeux,
Si bien vû que l’erreur n’en peut estre effacée.
Il veut à toute force estre au nombre des sots.
Il se maintient Cocu, du moins de la pensée,
S’il ne l’est en chair et en os.
Pauvres gens, dites-moy, qu’est-ce que cocuage ?
Quel tort vous fait-il ? quel dommage ?
Qu’est-ce enfin que ce mal dont tant de gens de bien
Se moquent avec juste cause ?
Quand on l’ignore, ce n’est rien,

Quand on le sçait, c’est peu de chose.
Vous croyez cependant que c’est un fort grand cas :
Tâchez donc d’en douter, et ne ressemblez pas
A celuy-là qui bût dans la Coupe enchantée.
Profitez du mal-heur d’autruy.
Si cette histoire peut soulager vostre ennuy,
]e vous l’auray bien tost contée.

Mais je vous veux premierement
Prouver par bon raisonnement
Que ce mal, dont la peur vous mine et vous consume,
N’est mal qu’en vostre idée, et non point dans l’effet :
En mettez-vous vostre bonnet
Moins aisément que de coustume ?
Cela s’en va-t-il pas tout net ?
Voyez-vous qu’il en reste une seule apparence,
Une tache qui nuise à vos plaisirs secrets ?
Ne retrouvez-vous pas toûjours les mesmes traits ?
Vous appercevez-vous d’aucune difference ?
Je tire donc ma cosequence,
Et dis, malgré le peuple ignorant et brutal :
Cocuage n’est point un mal.

Oüy, mais l’honneur est une estrange affaire !
Qui vous soustient que non ? ay-je dit le contraire ?
Et bien ! l’honneur, l’honneur ! je n’entends que ce mot.
Aprenez qu’à Paris ce n’est pas comme à Rome ;
Le Cocu qui s’afflige y passe pour un sot,
Et le Cocu qui rit, pour un fort honneste homme :
Quand on prend comme il faut cet accident fatal,
Cocuage n’est point un mal.
Prouvons que c’est un bien : la chose est fort facile.
Tout vous rit, vostre femme est souple comme un gan ;
Et vous pourriez avoir vingt Mignonnes en ville[2],

Qu’on n’en sonneroit pas deux mots, en tout un an,
Quand vous parlez, c’est dit notable ;
On vous met le premier à table :
C’est pour vous la place d’honneur,
Pour vous le morceau du Seigneur :
Heureux qui vous le sert ! la Blondine chiorme
Afin de vous gagner n’épargne aucun moyen :
Vous estes le Patron, dont je conclus en forme :
Cocuage est un bien.
 
Quand vous perdez au jeu, l’on vous donne revanche ;
Mesme vostre homme escarte et ses As et ses Rois.
Avez-vous sur les bras quelque Monsieur Dimanche,
Mille bourses vous sont ouvertes à la fois.
Ajoutez que l’on tient vostre femme en haleine,
Elle n’en vaut que mieux, n’en a que plus d’appas :
Menelas rencontra des charmes dans Helene,
Qu’avant qu’estre à Paris la Belle n’avoit pas.
Ainsi de vostre Epouse : on veut qu’elle vous plaise :
Qui dit prude au contraire, il dit laide ou mauvaise,
Incapable en amour d’apprendre jamais rien.
Pour toutes ces raisons je persiste en ma these :
Cocuage est un bien.

Si ce Prologue est long, la matiere en est cause :
Ce n’est pas en passant qu’on traite cette chose.
Venons à nostre histoire. Il estoit un Quidam,
Dont je tairay le nom, l’estat, et la patrie :
Celuy-cy, de peur d’accident,
Avoit juré que de sa vie
Femme ne luy seroit autre que bonne amie,
Nimphe si vous voulez, Bergere, et cetera ;
Pour épouse, jamais il n’en vint jusques-là.
S’il eut tort ou raison, c’est un poinct que je passe.
Quoy qu’il en soit, Hymen n’ayant pû trouver grace
Devant cet homme, il falut que l’amour
Se meslât seul de ses affaires,
Eust soin de le fournir des choses necessaires,

Soit pour la nuit, soit pour le jour.
Il luy procura donc les faveurs d’une Belle,
Qui d’une fille naturelle
Le fit Pere et mourut : le pauvre homme en pleura,
Se plaignit, gemit, soûpira,
Non comme qui perdroit sa femme :
Tel deuil n’est bien souvent que changement d’habitt,
Mais comme qui perdroit tous ses meilleurs amis,
Son plaisir, son cœur, et son ame.
La fille crust, se fit ; on pouvoit déja voir
Hausser et baisser son mouchoir.
Le temps coule ; on n’est pas si-tost à la bavette
Qu’on trotte, qu’on raisonne, on devient grandelette,
Puis grande tout à fait, et puis le servilteur.
Le Pere avec raison eut peur
Que sa fille, chassant de race,
Ne le previnst, et ne previnst encor,
Prestre, Notaire, Himen, accord ;
Choses qui d’ordinaire ostent toute la grace
Au present que l’on fait de soy.
La laisser sur sa bonne foy,
Ce n’estoit pas chose trop sûre.
Il vous mit donc la Creature
Dans un Couvent : là, cette Belle apprit
Ce qu’on apprend, à manier l’éguille.
Point de ces livres qu’une fille
Ne lit qu’avec danger, et qui gastent l’esprit :
Le langage d’amour estoit jargon pour elle.
On n’eust sû tirer de la Belle
Un seul mot que de sainteté.
En spiritualité
Elle auroit confondu le plus grand personnage.
Si l’une des Nonains la loüoit de beauté,
Mon Dieu, fi ! disoit-elle ; ah ! ma sœur, soyez sage :
Ne considerez point des traits qui periront ;
C’est terre que cela, les vers le mangeront.
Au reste, elle n’avoit au monde sa pareille
A manier un cannevas,

Filoit mieux que Cloton, brodoit mieux que Pallas,
Tapissoit mieux qu’Arachne, et mainte autre merveille.
Sa sagesse, son bien, le bruit de ses beautez,
Mais le bien plus que tout y fit mettre la presse ;
Car la Belle estoit là comme en lieux empruntez,
Attendant mieux, ainsi que l’on y laisse
Les bons partis, qui vont souvent
Au Moustier sortant du Couvent.
Vous sçaurez que le Pere avoit long-temps devant
Cette fille legitimée[3] ;
Caliste (c’est le nom de nostre Renfermée)
N’eut pas la clef des champs, qu’Adieu les livres saints.
Il se presenta des Blondins,
De bons Bourgeois, des Paladins,
Des gens de tous Estats, de tout poil, de tout âge.
La Belle en choisit un, bien fait, beau personnage,
D’humeur commode, à ce qu’il luy sembla ;
Et pour gendre aussi-tost le Pere l’agrea.
La dot fut ample ; ample rut le doüaire :
La fille estoit unique, et le garçon aussi.
Mais ce ne fut pas là le meilleur de l’affaire ;
Les mariez n’avoient souci
Que de s’aimer et de se plaire.
Deux ans de Paradis s’estant passez ainsi,
L’enfer des enfers vint en suite.
Une jalouse humeur saisit soudainement
Nostre Epoux, qui fort sottement
S’alla mettre en l’esprit de craindre la poursuite
D’un Amant, qui sans luy se seroit morfondu.
Sans luy le pauvre homme eust perdu
Son temps à l’entour de la Dame
Quoy que pour la gagner il tentast tout moyen.

Que doit faire un mary quand on aime sa femme ?
Rien.
Voicy pourquoy je luy conseille
De dormir, s’il se peut, d’un et d’autre costé.
Si le Galant est escouté,
Vos soins ne feront pas qu’on luy ferme l’oreille.
Quant à l’occasion, cent pour une. Mais si
Des discours du Blondin la Belle n’a souci,
Vous le luy faites naitre, et la chance se tourne.
Volontiers où soupçon sejourne
Cocuage sejourne aussi.

Damon, c’est nostre Epoux, ne comprit pas ceci.
Je l’excuse et le plains, d’autant plus que l’ombrage
Luy vint par conseil seulement.
Il eust fait un trait d’homme sage,
S’il n’eust crû que son mouvement.
Vous allez entendre comment.
 
L’enchanteresse Nerie
Fleurissoit lors ; et Circé,
Au prix d’elle, en diablerie
N’eust esté qu’à l’A. B. C.
Car Nerie eut à ses gages
Les Intendans des Orages,
Et tint le destin lié.
Les Zephyrs estoient ses pages ;
Quant à ses Valets de pied,
C’estoient Messieurs les Borées,
Qui portoient par les contrées
Ses mandats souventes-fois,
Gens dispos, mais peu courtois.
 
Avec route sa science,
Elle ne put trouver de remede à l’Amour :
Damon la captiva : celle dont la puissance
Eust arresté l’Astre du jour
Brille pour un mortel, qu’en vain elle souhaite

Posseder une nuit à son contentement.
Si Nerie eust voulu des baisers seulement,
C’estoit une affaire faite ;
Mais elle alloit au poinct, et ne marchandoit pas.
Damon, quoy qu’elle eust des appas,
Ne pouvoit se resoudre à fausser la promesse
D’estre fidelle à sa moitié,
Et vouloit que l’Enchanteresse
Se tinst aux marques d’amitié.

Où sont-ils ces maris ? la race en est cessée ;
Et mesme je ne sçay si jamais on en vid.
L’Histoire en cet endroit est, selon ma pensée,
Un peu sujette à contredit.
L’Hipogrife n’a rien qui me choque l’esprit,
Non plus que la lance enchantée,
Mais ceci, c’est un poinct qui d’abord me surprit :
Il passera pourtant, j’en ay fait passer d’autres.
Les gens d’alors estoient d’autres gens que les nostres ;
On ne vivoit pas comme on vit.
 
Pour venir à ses fins, l’amoureuse Nerie
Employa philtres et brevets,
Eut recours aux regards remplis d’affeterie ;
Enfin n’omit aucuns secrets[4].
Damon à ces ressorts opposoit l’Himenée.

Nerie en fut fort estonnée.
Elle luy dit un jour : Vostre fidelité
Vous paroist heroïque et digne de loüange,
Mais je voudrois sçavoir comment de son costé
Caliste en use, et luy rendre le change[5].
Quoy donc, si vostre femme avoit un favory,
Vous feriez l’homme chaste auprés d’une Maistresse ?
Et pendant que Caliste, attrapant son mary,
Pousseroit jusqu’au bout ce qu’on nomme tendresse,
Vous n’iriez qu’à moitié chemin ?
Je vous croyois beaucoup plus fin,
Et ne vous tenois pas homme de mariage.
Laissez les bons Bourgeois se plaire en leur ménage ;
C’est pour eux seuls qu’Himen fit les plaisirs permis.
Mais vous, ne pas chercher ce qu’amour a d’exquis !
Les plaisirs deffendus n’auront rien qui vous pique,
Et vous les bannirez de vostre republique !
Non, non, je veux qu’ils soient desormais vos amis.
Faites-en seulement l’épreuve ;
Ils vous feront trouver Caliste toute neuve
Quand vous reviendrez au logis.
Apprenez tout au moins si vostre femme est chaste.
Je trouve qu’un certain Eraste
Va chez vous fort assidument.
Seroit-ce en qualité d’Amant,
Reprit Damon, qu’Eraste nous visite ?
Il est trop mon amy pour toucher ce point-là.
Vostre amy tant qu’il vous plaira,
Dit Nerie honteuse et depite,
Caliste a des appas, Eraste a du merite ;
Du costé de l’adresse il ne leur manque rien ;
Tout cela s’accommode bien.
 
Ce discours porta coup, et fit songer nostre homme.
Une Epouse fringante, et jeune, et dans son feu,

Et prenant plaisir à ce jeu
Qu’il n’est pas besoin que je nomme :
Un personnage expert aux choses de l’amour,
Hardy comme un homme de Cour,
Bien-fait, et promettant beaucoup de sa personne ;
Où Damon jusqu’alors avoit-il mis ses yeux ?
Car d’amis ! Moquez-vous ; c’est une bagatelle.
En est-il de Religieux
Jusqu’à desemparer alors que la Donzelle
Montre à demy son sein sort du lit un bras blanc,
Se tourne, s’inquiete, et regarde un Galant
En cent façons de qui la moins friponne
Veut dire : Il y fait bon, l’heure du Berger sonne ;
Estes vous sourd ? Damon a dans l’esprit
Que tout cela s’est fait, du moins qu’il s’est pû faire.
Sur ce beau fondement le pauvre homme bâtit
Maint ombrage et mainte chimere.
Nerie en a bien-tost le vent,
Et pour tourner en certitude
Le soupçon et l’inquietude
Dont Damon s’est coiffé si mal-heureusement,
L’Enchanteresse luy propose
Une chose ;
C’est de se frotter le poignet
D’une eau dont les Sorciers ont trouvé le secret,
Et qu’ils appellent l’eau de la metamorphose,
Ou des miracles autrement.
Cette drogue en moins d’un moment
Luy donneroit d’Eraste et l’air, et le visage,
Et le maintien, et le corsage,
Et la voix ; et Damon, sous ce feint personnage,
Pourroit voir si Caliste en viendroit à l’effet.
Damon n’attend pas davantage.
Il se frote, il devient l’Eraste le mieux fait
Que la nature ait jamais fait.

En cet estat il va trouver sa femme,
Met la fleurette au vent ; et cachant son ennuy :

Que vous estes belle aujourd’huy !
Luy dit-il : Qu’avez-vous, Madame,
Qui vous donne cet air d’un vray jour de Printemps[6]
Caliste, qui sçavoit les propos des Amans,

Tourna la chose en raillerie.
Damon changea de baterie.
Pleurs et soûpirs furent tentez,
Et pleurs et soûpirs rebutez.

Caliste estoit un roc ; rien n’émouvoit la Belle.
Pour derniere machine, à la fin nostre Epoux
Proposa de l’argent ; et la somme fut telle
Qu’on ne s’en mit point en courroux.

La quantité rend excusable.
Caliste enfin l’inexpugnable
Commença d’écouter raison ;
Sa chasteté plia ; car comment tenir bon
Contre ce dernier adversaire ?

Si tout ne s’ensuivit, il ne tint qu’à Damon,
L’argent en auroit fait l’affaire.
Et quelle affaire ne fait point
Ce bien-heureux métail[7], l’argent maistre du monde ?
Soyez beau, bien-disant, ayez perruque blonde,
N’omettez un seul petit poinct ;
Un Financier viendra qui sur vostre moustache
Enlevera la Belle ; et dés le premier jour
Il fera present du panache ;
Vous languirez encore apres un an d’amour.
 
L’argent sceut donc fléchir ce cœur inexorable.
Le rocher disparut : un mouton succeda ;
Un mouton qui s’accommoda
A tout ce qu’on voulut, mouton doux et traitable,
Mouton qui sur le poinct de ne rien refuser,
Donna pour arrhes un baiser.
L’Epoux ne voulut pas pousser plus loin la chose,
Ny de sa propre honte estre luy-mesme cause.
Il reprint[8] donc sa forme ; et dit à sa moitié :
Ah ! Caliste, autrefois de Damon si cherie,
Caliste, que j’aimay cent fois plus que ma vie,
Caliste, qui m’aimas d’une ardente amitié,
L’argent t’est-il plus cher qu’une union si belle ?
Je devrois dans ton sang éteindre ce forfait :
Je ne puis, et je t’aime encor tout infidelle :
Ma mort seule expiera le tort que tu m’as fait.
 
Nostre Epouse voyant cette metamorphose

Demeura bien surprise ; elle dit peu de chose :
Les pleurs furent son seul recours.
Le mary passa quelques jours
A raisonner sur cette affaire :
Un Cocu se pouvoit-il faire
Par la volonté seule et sans venir au poinct ?
L’estoit-il ? ne l’estoit-il point ?
Cette difficulté fut encore éclaircie
Par Nerie.
Si vous estes, dit-elle, en doute de cela,
Beuvez dans cette coupe-là :
On la fit par tel art que dés qu’un personnage
Dûment atteint de cocuage
Y veut porter la lévre, aussitost tout s’en va ;
Il n’en avale rien, et répand le breuvage
Sur son sein, sur sa barbe, et sur son vestement.
Que s’il n’est point censé Cocu suffisamment,
Il boit tout sans répandre goute.
Damon, pour éclaircir son doute
Porte la lévre au vase : il ne se répand rien.
C’est, dit-il, réconfort ; et pourtant je sçais bien
Qu’il n’a tenu qu’à moy. Qu’ay-je affaire de coupe ?
Faites-moy place en vostre troupe,
Messieurs de la grand’bande. Ainsi disoit Damon,
Faisant à sa femelle un étrange sermon.
Misérables humains, si pour les cocuages
Il faut en ces païs faire tant de façon,
Allons-nous-en chez les Sauvages.
 
Damon, de peur de pis, établit des Argus
A l’entour de sa femme, et la rendit Coquette.
Quand les Galands sont défendus,
C’est alors que l’on les souhaite.
Le mal-heureux époux s’informe, s’inquiete,
Et de tout son pouvoir court au devant d’un mal
Que la peur bien souvent rend aux hommes fatal.
De quart-d’heure en quart-d’heure il consulte la tasse.
Il y boit huit jours sans disgrace.


 
Mais à la fin il y boit tant,
Que le breuvage se répand.
Ce fut bien là le comble. O science fatale,
Science que Damon eust bien fait d’éviter ;
Il jette de fureur cette coupe infernale.
Luy-mesme est sur le point de se précipiter.
Il enferme sa femme en une Tour quarrée
Luy va soir et matin reprocher son forfait :
Cette honte qu’auroit le silence enterrée,
Court le païs, et vit du vacarme qu’il fait.
 
Caliste cependant meine une triste vie.
Comme on ne luy laissoit argent ny pierrerie,
Le Geolier fut fidelle ; elle eut beau le tenter.
Enfin la pauvre mal-heureuse
Prend son temps que Damon, plein d’ardeur amoureuse
Estoit d’humeur à l’éouter.
J’ay, dit-elle, commis un crime inexcusable :
Mais quoy, suis-je la seule ? helas, non ; peu d’époux
Sont exempts, ce dit-on, d’un accident semblable.
Que le moins entaché se moque un peu de vous.
Pourquoy donc estre inconsolable ?
Hé bien, reprit Damon, je me consoleray,
Et mesme vous pardonneray,
Tout incontinent que j’auray
Trouvé de mes pareils une telle legende
Qu’il s’en puisse former une armée assez grande
Pour s’appeler Royale. Il ne faut qu’employer
Le vase qui me sceut vos secrets reveler.

Le mary sans tarder executant la chose,
Attire les passans, tient table en son Château.
Sur la fin des repas, à chacun il propose
L’essay de cette coupe, essay rare et nouveau.
Ma femme, leur dit-il, m’a quitté pour un autre ;
Voulez-vous sçavoir si la vostre
Vous est fidelle ? il est quelquefois bon
D’apprendre comme tout se passe à la maison.

 

En voicy le moyen ; buvez dans cette tasse.
Si vostre femme de sa grace
Ne vous donne aucun suffragant
Vous ne répandrez nullement.
Mais si du Dieu nommé Vulcan
Vous suivez la baniere, estant de nos confreres
En ces redoutables mysteres,
De part et d’autre la boisson
Coulera sur vostre menton.

Autant qu’il s’en rencontre à qui Damon propose
Cette pernicieuse chose,
Autant en font l’essay : presque tous y sont pris.
Tel en rit, tel en pleure ; et selon les esprits
Cocuage en plus d’une sorte
Tient sa morgue parmy ses gens.
Déja l’armée est assez forte
Pour faire corps, et battre aux champs.
La voila tantost qui menace
Gouverneurs de petite place,
Et leur dit qu’ils seront pendus
Si de tenir ils ont l’audace :
Car pour estre royale il ne luy manque plus
Que peu de gens : c’est une affaire
Que deux ou trois mois peuvent faire.
Le nombre croist de jour en jour
Sans que l’on batte le tambour.
Les differens degrez où monte cocuage
Reglent le pas et les employs :
Ceux qu’il n’a visité seulement qu’une fois
Sont fantassins pour tout potage.
On fait les autres Cavaliers.
Quiconque est de ses familiers,
On ne manque pas de l’élire
Ou Capitaine, ou Lieutenant,
Ou l’on luy donne un Regiment,
Selon qu’entre les mains du sire
Ou plus ou moins subitement

La liqueur du vase s’épand.
Un versa tout en un moment ;
Il fut fait General : et croyez que l’armée
De hauts Officiers ne manqua :
Plus d’un Intendant se trouva ;
Cette charge fut partagée.

Le nombre des soldats estant presque complet,
Et plus que suffisant pour se mettre en campagne ;
Renaud, neveu de Charlemagne,
Passe par ce Chasteau : l’on l’y traite à souhait :
Puis le Seigneur du lieu luy fait
Mesme harangue qu’à la troupe.
Renaud dit à Damon : Granmercy de la coupe :
Je crois ma femme chaste, et cette foy suffit.
Quand la coupe me l’aura dit,
Que m’en reviendra-t-il ? Cela sera-t-il cause
De me faire dormir de plus que de deux yeux ?
Je dors d’autant, graces aux Dieux :
Puis-je demander autre chose ?
Que sçay-je ? par hazard si le vin s’épandoit ?
Si je ne tenois pas vostre vase assez droit ?
Je suis quelquefois maladroit :
Si carte coupe enfin me prenoit pour un autre ?
Messire Damon, je suis vostre :
Commandez-moy tout, hors ce poinct.
Ainsi Renaud partit, et ne hazarda point.
Damon dit : Celuy-cy,Messieurs, et bien plus sage
Que nous n’avons esté : consolons-nous pourtant :
Nous avons des pareils ; c’est un grand avantage.
Il s’en rencontra tant et tant,
Que l’armée à la fin Royale devenuë,
Caliste eut liberté, selon le convenant,
Par son mary chere tenue
Tout de mesme qu’auparavant.

Epoux, Renaud vous montre à vivre.
Pour Damon, gardez de le suivre.

Peut-estre le premler eust eu charge de l’ost,
Que sçait-on ? Nul mortel, soit Roland, soit Renaud,
Du danger de répandre exempt ne se peut croire.
Charlemagne luy-mesme auroit eu tort de boire.

  1. Orlando furioso, canto XLII-XLIII. -- Jean Sambix, libraire à Leyde, publia en 1669 un long fragment de La Coupe enchantée ; La Fontaine le donna à son tour au public, dans le courant de la même année, à la suite des deux premières parties des Contes ; c’est seulement en 1671? que cette nouvelle parut complète à la place qu’elle occupe ici.
  2. Edition publiée en 1669 par J. Sambix :
      Et vous pourriez avoir cent Mignonnes en ville.
  3. La Fontaine a supprimé ici les quatre vers suivants, qu’on lit dans les éditions de 1669 :
    Soit par affection, soit pour joüer d’un tour
    A des collateraux, nation affamée,
    Qui des escus de l’homme ayant eu la fumée,
    Luy faisoit reglement sa Cour.
  4. Dans les éditions de 1669, on lit, au lieu de ces quatre derniers vers, les onze qui suivent :
    Pour venir à ce que j’ay dit,
    Il n’est herbe, ny racine,
    Pillule, ny Medecine,
    Philtre, charme, ny brevet,
    Dont nostre Amante en vain ne tentast le secret
    Et ne fist joüer la machine.
    Des filtres elle en vint aux regards languissans,
    Aux soûpirs, aux façons pleines d’affeterie :
    Quand les charmes sont impuissans,
    Il ne faut pas que de sa vie
    Une femme pretende ensorceler les sens.
  5. Edition publiée en 1669 par J. Sambix :
    Caliste en use, et luy rendra le change.
  6. Le fragment publié dans les éditions de 1669 se termine ainsi :

    Le feint Eraste en mesme temps
    Luy presente un miroir de poche ;
    Caliste s’y regarde, et le Galant s’approche.
    Il contemple, il admire, il leve au Ciel les yeux,
    Il fait tant qu’il attrape un soûris gracieux.
    Mauvais commencement, ce dit-il en soy-même,
    Hé bien ! poursuivit-il, quand d’un amour extrême
    On vous ayme,
    A-t-on raison ? je m’en rapporte à vous.
    Peut-on resister à ces charmes ?
     
    Caliste.
    On sçait bien, car comment ne pas devenir fous
    Quand vos cœurs ont affaire à de si fortes armes ?
    Sans mentir, Messieurs les Amans,
    Vous me semblez divertissans :
    J’aurois regret qu’on vous fist taire.
    Mais sçavez-vous que vostre encens
    Peut à la longue nous déplaire ?
     
    Le feint Eraste.
    Et pouvons-nous autrement faire ?
    Tenez, voyez encor ces traits.
     
    Caliste.
    Je les vois, je les considere,
    Je sçay quels ils sont, mais aprés ?
     
    Le feint Eraste.
    Aprés ? L’aprés est bon. Faut-il toûjours vous dire
    Qu’on brusle, qu’on languit, qu’on meurt sous vostre empire ?
     
    Caliste.
    Mon Dieu ! non, je le sçais, mais aprés ?
     
    Le feint Eraste.
    Il suffit.
    Et quand on est mort c’est tout dit.
    Caliste.
    Vous n’estes pas si mort que vos yeux ne remuent,
    Contenez-les, de grace, ou bien s’ils continuent,
    Je mettray mon Touret(*) de nés.
    (*)Espece de masque ancien. (Note des éditions de 1669.)
    Le feint Eraste.
    Vostre Touret de nés ? Gardez-vous de le faire.
    Caliste.
    Cessez donc et vous contenez.
    Le feint Eraste.
    Quoy ! deffendre les yeux ? c’est estre trop severe ;
    Passe encor pour les mains.
    Caliste.
    Ah ! pour les mains, je croy
    que vous riez.
    Le feint Eraste.
    Point trop.
    Caliste.
    C’est donc à moy
    De me garder.
    Le feint Eraste.
    Ma passion commence
    A se lasser de la longueur du temps.
    Si mon calcul est bon, voicy tantost deux ans
    Que je vous sers sans recompense.
    Caliste
    Quelle vous la faut-il ?
    Le feint Eraste.
    Tout, sans rien excepter.
    Caliste.
    Un remerciment donc ne vous peut contenter ?
    Le feint Eraste.
    Des remercimens ? bagatelles.
    Caliste.
    De l’amitié ?
    Le feint Eraste.
    Point de nouvelles.
    Caliste.
    De l’Amour ?
    Le feint Eraste.
    Bon ! cela. Mais je veux du plus fin,
    Qui me laisse avancer chemin
    En moins de deux ou trois visites,
    Moyennant quoy nous serons quites.
    Et si vous voulez mettre à prix cet amour-là,
    Je vous en donneray tout ce qui vous plaira ;
    Cette boëte de filigrane.
    Caliste.
    Le liberal Amant qu’est Eraste ! Voyez.
    Le feint Eraste.
    Madame, avant qu’on la condamne
    Il faut l’ouvrir ; peut estre vous croiez
    Qu’elle est vuide ?
    Caliste.
    Non pas ; ce sont des pierreries ?
    Le feint Eraste.
    Ouvrez, vous le verrez.
    Caliste.
    Tréve de railleries.
    Le feint Eraste.
    Moy, me railler ! ouvrez.
    Caliste.
    Et quand je l’aurois fait ?
    Je ne sçay qui me tient qu’avec un bon soufflet…
    Mais non, si jamais plus cette insolence extrême…
    Le feint Eraste.
    Je vois bien ce que c’est, il faut l’ouvrir moy-mesme.
    Disant ces mots, il l’ouvre, et, sans autre façon,
    Il tire de la boëte et d’entre du coton
    De ces appeaux à prendre Belles,
    Assez pour flêchir six Cruelles,
    Assez pour creer six Cocus,
    Un collier de vingt mille escus.
    Caliste n’estoit pas tellement en colere
    Qu’elle ne regardast ce don du coin de l’œil.
    Sa vertu, sa foy, son orgueil,
    Eurent peine à tenir contre un tel adversaire.
    Mais il ne faloit pas si tost changer de ton.
    Eraste, à qui Nerie avoit fait la leçon….

    Dans l’édition de Jean Sambix, on trouve ici l’avis suivant :

    Je ne vous aurois pas donné cette nouvelle imparfaite comme elle est, si je n’avois sceu de bonne part que son illustre auteur n’est pas dans le dessein de l’achever. Mais, en quelque estat qu’elle soit, vous devez toûjours m’en estre obligé, puisque son Prologue est tenu, par les plus éclairés, pour un chef-d’œuvre.

    La Fontaine, dans son édition de 1669, répond ainsi à cette note :
    Sans l’impression de Holande j’aurois attendu que cet ouvrage fust achevé avant que de le donner au public ; les fragmens de ce que je fais n’estant pas d’une telle consequence que je doive croire qu’on s’en soucie. En cela et en autre chose cette impression de Holande me fait plus d’honneur que je n’en mérite. J’aurois souhaité seulement que celuy qui s’en est donné le soin n’eust pas ajousté qu’il sçait de trés-bonne part que je laisseray cette Nouvelle sans l’achever. C’est ce que je ne me souviens pas d’avoir jamais dit, et qui est tellement contre mon intention que la premiere chose à quoy j’ay dessein de travailler, c’est cette Coupe enchantée.
  7. Ainsi dans l’édition de 1671, métal dans celle de 1685.
  8. En 1685 : Il reprit