Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/077

LXXVII
À M. LE VICOMTE DE LA VILLEMARQUÉ
Eaux-Bonnes, 13 août 1852.

Mon cher ami,

Votre bonne lettre est venue me trouver bien plus loin que vous ne pensiez, bien loin surtout de cette chère Bretagne, qui me fit si bon accueil il y a deux ans. Tel que le voici, votre pauvre ami a failli passer de vie à trépas. Il ne valait déjà pas grand’chose quand il vous vit partir à Pâques. Mais un mois après il prenait une pleurésie d’un caractère fort mauvais, qui l’emmenait grand train, quand les soins d’un frère médecin et d’une femme excellente l’arrêtèrent en route. Sans figure, j’ai été gravement malade, et à la suite de deux mois de convalescence, on m’a condamné aux eaux des Pyrénées. Je vous prie de croire que j’ai sollicité commutation de peine et que je demandais Saint-Gildas. Mais mes juges inflexibles ont voulu me noyer dans l’eau douce au lieu de l’onde amère. Vous me voyez entre deux montagnes épuisant à grands verres la source sulfureuse : franchement, j’aimerais. mieux votre cidre. Puis je grimpe à la suite des chèvres sur les rochers d’alentour pour digérer ce breuvage qui indigne mes entrailles. Je mène avec moi tout mon clan ; et quand nous aurons décampé de ces hauteurs, nous irons prendre les bains de mer à Biarritz puis on m’exile dans le Midi pour tout l’hiver.

Au milieu de cette vie nomade que la nécessité nous impose, il nous est bien doux de recevoir de vos nouvelles. Les sauvages beautés du Pic du Midi ne nous font pas oublier les affections que nous avons laissées à Keransker. Ah que nous eussions voulu aller y pendre la crémaillère en compagnie de notre ami Ampère ! Nous l’avons vu à son retour du Mexique aussi excellent, mais aussi vagabond que jamais ; il gémit déjà de passer l’hiver à Paris mais en même temps, il m’a montré dans ma maladie la tendresse la plus touchante. Il ne vous oublie pas non plus, et que de fois nos entretiens se sont tournés vers vous ! Enfin vous avez Hilda. Que pensez-vous de la belle barbare, et la trouvez-vous au-dessous d’une si longue attente ? Mais je suis bien fou de vous pousser à des lectures qui effaceraient à jamais de votre souvenir mes pauvres Poëtes franciscains . Rappelez-vous au contraire que ce sont des moines mendiants, et qu’ils ne cesseront de vous importuner, jusqu’à ce que vous leur ayez fait la charité d’un article. Ah ! la plume ne messied point à la main qui tient la truelle. Ce sont les deux instruments des grands civilisateurs. Charlemagne en écrivait-il moins ses Capitulaires, tandis qu’il bâtissait sa basilique d’Aix-a-Chapelle  ? sans compter qu’il avait sur les épaules quelques millions de Saxons, de Lombards et de Sarrasins, tandis que votre repos n’est troublé que par les trois plus jolis enfants du monde. À ce propos, je suis le serviteur de M. Geoffroy et je baise, si vous le voulez bien, les mains de mademoiselle Marie et de mademoiselle Ursule. Je baise même celles de madame de la Villemarqué, et vous, cher ami, je vous embrasse fraternellement. Aussi bien, madame Ozanam, chargée de m’arracher plumes et livres, trouve que j’ai assez écrit et veut aussi faire sa petite visite à nos amis bretons. Il faut vous donner le bon exemple et obéir. Adieu donc, une fois encore, mais tout de bon à Dieu, c’est-à-dire Celui qui est le rendez-vous des amis séparés. Priez-le pour moi.

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