Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/076

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 410-417).
LXXVI
À M. H.
Paris, 16 juin 1852.

Mon cher ami,

Pardonnez-moi d’abord de. vous avoir laissé si longtemps sans réponse votre amitié ne me trouvera que trop excusable. Quand vous me vîntes serrer la main, j’étais déjà très-souffrant ; mais je ne faisais que commencer une grave maladie. Quinze jours après, et à la suite d’une fièvre opiniâtre, se déclara une pleurésie d’un caractère dangereux, qui pouvait me faire un mauvais parti, si l’habileté et la tendresse de mon frère, les soins de toute ma famille, les prières de mes amis, et enfin la miséricorde de Dieu, n’avaient arrêté les progrès du mal. À cette violente crise a succédé une longue convalescence, et je suis encore si peu rétabli, qu’on va me faire partir pour les eaux des Pyrénées ; ensuite je passerai l’automne au bord de la mer, puis peut-être l’hiver dans le Midi. C’est un grand malheur pour moi de voir ainsi tous mes travaux suspendus, ma carrière interrompue, au moment où j’avais à poursuivre une candidature académique ; mais il faut savoir faire ces sacrifices quand la Providence les exige, et lui demander d’accomplir sa volonté comme elle est accomplie au ciel, c’est-à-dire avec joie et avec amour. Qu’est-ce en effet que mes chagrins en comparaison des afflictions de notre malheureux L. devenu aveugle quand il semblait le seul soutien de sa vieille mère ? Hélas ! je n’ai pu revoir ce pauvre camarade ; mais depuis vous mon frère est allé à l’hospice Necker, il a causé avec la sœur r Adélaïde, et il a acquis la triste conviction qu’il fallait le laisser entrer à l’hospice des Incurables, seul asile pour une situation si désespérée. Vous avez été bien bon, bien généreux, cher ami, pour cet ancien condisciple, il en sera reconnaissant et il priera pour vous.

Et moi aussi, tout indigne que je suis, je prierai pour .vous, puisque vous le voulez !. Ah ! que vous me rappelez de touchants souvenirs ! Non, je n’ai pas oublié la douceur de cette nuit de Noël, non plus que tant de bons entretiens avec vous et Lallier, lorsque, jeunes, et amoureux de la vérité seule, nous conversions ensemble des choses éternelles Laissez-moi vous le dire, cher ami, dès lors nous apercevions avec une certaine tristesse que le doute s’introduisait dans vos pensées ; mais nous vous savions le cœur si droit, le caractère si élevé, que nous étions sûrs de voir un jour ou l’autre l’épreuve se tourner à votre bien, et votre âme revenir à la tranquillité de la foi. Qui sait si le moment n’est pas venu ? Vous avez cherché, dans la sincérité de votre cœur, à résoudre vos difficultés, et vous n’êtes pas arrivé au bout. Mais, mon cher ami, les difficultés de la religion sont comme celles de la science : il y en a toujours. C’est beaucoup d’en éclaircir quelques-unes, mais aucune vie ne suffirait à les épuiser. Pour résoudre toutes les questions qui peuvent s’élever sur l’Écriture sainte, il faudrait savoir à fond les langues orientales. Pour répondre à toutes les objections des protestants, il faudrait pouvoir étudier dans ses derniers détails l’histoire de l’Église, ou plutôt l’histoire universelle des temps modernes. Vous ne pourrez donc jamais, occupé d’ailleurs comme vous l’êtes, répondre à tous les doutes que votre imagination active et ingénieuse ne cessera de déterrer pour le tourment de votre cœur et de votre esprit. Heureusement Dieu ne met pas la certitude à ce prix. Que faire donc ? Faire, en matière de religion, ce qu’on fait en matière de science s’assurer d’un certain nombre de vérités prouvées et ensuite abandonner les objections à l’étude des savants. Je crois fermement que la terre tourne, je sais pourtant que cette doctrine a ses difficultés ; mais les astronomes les expliquent, et, s’ils ne les expliquent pas toutes, l’avenir fera le reste. Ainsi de la Bible ; elle est hérissée de questions difficiles ; mais les unes sont résolues depuis longtemps ; d’autres, jusqu’ici considérées comme insolubles, ont trouvé leur réponse de nos jours ; il en reste beaucoup, mais Dieu les permet pour tenir l’esprit humain en haleine et pour exercer l’activité des siècles futurs. Non, Dieu ne peut pas exiger que la vérité religieuse, c’est-à-dire la nourriture nécessaire de toutes les âmes, soit le fruit de longues recherches, impossibles au grand nombre des ignorants, difficiles aux savants. La vérité doit être à la portée des petits, et la religion reposer sur des preuves accessibles au dernier des hommes. Pour moi, après bien des doutes, après avoir aussi mouillé bien des fois mon chevet de larmes de désespoir, j’ai assis ma foi sur un raisonnement qui peut se proposer au maçon et au charbonnier. Je me dis que tous les peuples ayant une religion, bonne ou mauvaise, la religion est donc un besoin universel, perpétuel, par conséquent légitime de l’humanité. Dieu, qui a donné ce besoin, s’est donc engagé le satisfaire ; il y a donc une religion véritable. Or, entre les religions qui partagent le monde, sans qu’il faille ni longue étude ni discussion des faits, qui peut douter que le christianisme soit souverainement préférable, et, que seul il conduise, l’homme a sa destination morale ? Mais dans le christianisme, il y a trois Églises : la protestante, la grecque et l’Église catholique, c’est-à-dire l’anarchie, le despotisme et l’ordre. Le choix n’est pas difficile, et la vérité du catholicisme n’a pas besoin d’autre démonstration. Voilà, mon cher ami, le court raisonnement qui m’ouvre les portes de la foi. Mais une fois entré, je suis tout éclairé d’une clarté nouvelle, et bien plus profondément convaincu par les preuves intérieures du christianisme. J’appelle ainsi cette expérience de chaque jour, qui me fait trouver dans la foi de mon enfance toute la force et toute la lumière de mon âge mûr, toute la sanctification de mes joies domestiques, toute la consolation de mes peines. Quand toute la terre aurait abjuré le Christ, il y a dans l’inexprimable douceur d’une communion, et dans les larmes qu’elle fait répandre, une puissance de conviction qui me ferait encore embrasser la croix et délier l’incrédulité de toute la terre. Mais je suis loin de cette épreuve, et au contraire, combien cette foi du Christ, qu’on représente comme éteinte, agit fortement dans l’humanité Vous ne savez peut-être pas assez, mon cher ami, combien le Sauveur du monde est encore aimé, combien il suscite de vertus et de dévouements qui égalent les premiers âges de l’Église. Je ne cite que les jeunes prêtres que je vois partir du séminaire des Missions étrangères pour aller mourir au Tonkin, comme mouraient saint Cyprien et saint Irénée, et ces ecclésiastiques anglicans convertis, qui abandonnent des bénéfices de cent mille francs de rente, et qui viennent à Paris donner des leçons pour faire vivre leurs femmes et leurs enfants. Non, le catholicisme n’est, dénué ni d’héroïsme dans le temps de Mgr Affre, ni d’éloquence dans le temps du Père Lacordaire, ni de tous les genres de gloire et d’autorité dans le siècle qui a vu mourir chrétiens Napoléon, Royer-Collard et Chateaubriand.

Indépendamment de cette évidence intérieure, depuis dix ans j’étudie l’histoire du christianisme, et chaque pas que je fais dans cette étude affermit mes convictions. Je lis les Pères, et je suis ravi des beautés morales, des clartés philosophiques dont ils m’éblouissent. Je m’enfonce dans les âges barbares, et j’y vois la sagesse de l’Église et sa magnanimité. Je ne méconnais pas les désordres du moyen âge ; mais je m’assure que la vérité catholique y lutta seule contre le mal, et tira de ce chaos les prodiges de vertu et de génie que nous admirons. Je suis passionné pour les conquêtes légitimes de l’esprit moderne ; j’aime la liberté et je l’ai servie mais je crois que nous devons à l’Évangile la liberté, l’égalité, la fraternité. Sur ces différents points, j’ai eu le loisir et les moyens d’étudier les difficultés, et elles se sont éclaircies mes yeux. Mais je n’en avais pas besoin, et si d’autres devoirs m’avaient interdit ces études historiques où j’ai trouvé tant d’intérêt, j’aurais raisonné pour elles comme je raisonne pour les études exégétiques dont l’accès m’est fermé. Je crois à la vérité du christianisme ; donc, s’il y a des objections, je crois , qu’elles se résoudront tôt ou tard, je crois même que quelques-unes ne se résoudront jamais, parce que le christianisme traite des rapports du fini avec l’infini, et que jamais nous ne comprendrons l’infini. Tout ce que ma raison peut exiger, c’est que je ne la force pas de croire à l’absurde. Or, il ne peut pas y avoir d’absurdité philosophique dans une religion qui a satisfait l’intelligence de Descartes et de Bossuet, ni d’absurdité morale dans une croyance qui a sanctifié saint Vincent de Paul, ni d’absurdité philologique dans une interprétation des Écritures qui contentait l’esprit rigoureux de Sylvestre de Sacy. Quelques modernes ne peuvent supporter le dogme de l’éternité des peines, ils le trouvent inhumain. Mais pensent-ils aimer plus l’humanité, ou avoir une conscience plus exacte du juste et de l’injuste, que saint Augustin et saint Thomas, saint François d’Assise. et saint François de Sales ? Ce n’est donc pas qu’ils aiment plus l’humanité ; c’est qu’ils ont un sentiment moins vif de l’horreur du péché et de la justice de Dieu. Ah ! mon ami, ne nous perdons point dans des discussions infinies. Nous n’avons pas deux vies, l’une pour chercher la vérité, l’autre pour la pratiquer. C’est pourquoi le Christ ne se fait pas chercher il se montre tout vivant dans cette société chrétienne qui vous environne, il est devant vous, il vous presse, Vous devez avoir bientôt quarante ans, il est temps de vous décider. Rendez-vous à ce Sauveur qui vous sollicite. Livrez-vous à sa foi comme s’y sont livrés vos amis, vous y trouverez la paix. Vos doutes se dissiperont comme se sont dissipés les miens.Il vous manque si peu pour être un excellent chrétien, il vous manque seulement un acte de volonté : croire, c’est vouloir. Veuillez un jour, veuillez aux pieds du prêtre, qui fera descendre la sanction du ciel sur votre volonté chancelante. Ayez ce courage, cher ami, et cette foi que vous admirez chez notre pauvre ami L..., qui le console dans un si grand malheur, viendra ajouter sa douceur infinie à votre prospérité. Soyez heureux et chrétien, c’est le vœu de votre ami.

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Dès qu' Ozanam eut repris assez de forces pour voyager, les médecins renvoyèrent chercher aux Eaux-Bonnes un rétablissement qu’il n’y trouva pas. Un séjour de deux mois à Biarritz, au bord de la mer, lui fut beaucoup plus salutaire.

Il pensa un instant passer l’hiver dans la jolie ville de Bayonne. Mais si sa santé avait besoin d'un climat chaud, son esprit avait besoin d’aliments et de la possibilité de poursuivre ses travaux, c’est ce qu’il devait trouver en Italie, qu’il aimait d’une préférence toute particulière, et ce qui décida ce long voyage.

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