Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/029

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 175-181).
XXIX
A M.L.
Venise, 20 mai 1847

Mon bien cher ami, Il ne sera pas dit que ce long voyage se sera achevé sans que vous ayez reçu une ligne de moi. Je n’ai pas oublié que vous étiez de ceux qui nous serraient la main le jour du départ, et qui nous promettaient de nous accompagner de leurs bonnes prières. Assurément, je vous aurais écrit de Rome pour vous féliciter de votre nomination, mais j’attendais de mieux connaître tant de choses, dont je me plaisais a vous entretenir, et qui devaient vous intéresser. Pendant ce temps-là, un grand malheur est venu tout à coup troubler toutes mes pensées et déranger tous mes projets, Vous savez probablement que le frère de ma femme, ce beau jeune homme que vous avez vu, et dont vous admiriez comme nous la résignation, est mort le 9 mars dernier, avec tous les sentiments d’un jeune saint, mais en laissant sa famille dans une douleur inexprimable. Nous étions à Rome depuis un mois et demi quand nous avons reçu la funeste nouvelle, et ma femme, malgré tout son courage de chrétienne, a passe trois semaines dans un état qui me faisait désirer de l’emmener sur-le-champ à Paris, et qui en même temps rendait le voyage impossible. Cependant l’assistance de quelques amis, notamment de l’excellent abbé Gerbet, la grandeur des cérémonies de la Semaine Sainte, la certitude que cette chère âme avait échangé une cruelle vie contre le bonheur du ciel, toutes ces choses réunies ont rendu à ma pauvre Amélie un peu de calme ; et le 23 avril nous nous sommes remis en route à petites journées, en achevant de voir l’Italie pour compléter mes études, mais en renonçant à revenir-par l’Allemagne, afin de ne pas trop retarder le moment où nous reverrons notre famille, qui a besoin de nous. Cette dernière partie de notre séjour en Italie a été bien empoisonnée. Ce n’est qu’à travers ce voile que nous avons vu Assise, Ravenne, Venise et tant de merveilles : mais, à mesure qu’on avance dans la vie, n’a-t-on pas toujours un voile de tristesse devant les yeux, et ne faut-il pas s’habituer à voir ainsi les beautés de la terre, ne fût-ce que pour s’en détacher ?


Maintenant, mon bien cher ami, que de choses j’aurais à vous dire, et par où commencer, si ce n’est en vous assurant que nous avons bien tenu la parole que nous vous avions donnée de prier pour vous à tous les sanctuaires où nous irions ? Plus que jamais, cette fois, le voyage d’Italie a été pour nous un pèlerinage plein de consolations spirituelles. Nous avons passé près de la moitié de notre temps auprès des tombeaux de ces grands hommes, de ces saintes femmes, dont on croit mieux comprendre la vertu quand on voit les lieux où ils vécurent et ceux où ils reposent. Nous avons communié à la messe que l’abbé Gerbet nous a dite dans l’église de Saint-Pierre, sur la sépulture même du saint apôtre, et là, pendant plus d’une heure, nous avons pu nommer à Dieu, avec l’abondance d’un cœur ému, tous ceux que nous aimons. Nous ne vous avons pas oublié, vous en êtes bien sûr, et nous avons même fait joindre les mains à votre petite filleule, afin qu’elle priât pour vous comme elle sait. Nous sommes descendus cinq fois aux catacombes, presque toujours avec l’abbé Gerbet, qui nous en expliquait les constructions et les peintures. Il terminait ordinairement la visite par la lecture d’une homélie sur les martyrs, et par la récitation des litanies. Je ne sais rien au monde de plus émouvant que la vue de ces cimetières des premiers chrétiens, rien de mieux fait pour ramener, à la foi, pour y affermir les esprits. Nulle part on ne voit mieux l’innocence, la simplicité, l’invincible courage de l’Eglise naissante, et tout ce qui fait sentir sa divinité. Nous avons aussi parcouru et étudié les anciennes basiliques romaines, bien moins détruites qu’on ne le dit communément, et dont les mosaïques, les sculptures, les inscriptions représentent si vivement les vieilles mœurs catholiques pendant les siècles appelés barbares. On arrive ainsi, par une suite de monuments, depuis le premier oratoire construit par saint Clément sur la tombe de saint Pierre, jusqu’aux modernes merveilles du Vatican, et la tradition se continue dans le marbre et dans la pierre, comme dans l’enseignement et dans la discipline. Hors de Rome, j’ai visité le mont Cassin, où j’ai trouvé la science et l’hospitalité des fils de saint Benoît. Nous avons vu, à Sienne, la maison de sainte Catherine ; à Bologne, le tombeau de saint Dominique ; à Padoue, celui de saint Antoine de Padoue, et presque toujours ces lieux vénérés ont attiré, inspiré des générations d’architectes, de peintres, de sculpteurs. Il semble qu’il suffisait d’enterrer quelque part un saint pour y faire germer tous les arts. Mais, de tant de sanctuaires, aucun ne nous a plus touchés qu’Assise, où la mémoire de saint François et de sainte Claire est si pieusement, si tendrement conservée. Je voudrais pouvoir vous peindre cette vieille et charmante ville d’Assise, posée sur une colline, dans un des plus riants bassins de l’Ombrie, et qui a gardé toute sa physionomie du treizième siècle. Je voudrais vous faire lire sur la porte la dernière bénédiction que saint François mourant donna à sa ville natale ; vous conduire ensuite à l’église gothique, simple et nue, mais d’un style parfaitement pur, où repose le corps de sainte Claire. A l’autre extrémité de la ville s’élève le Sagro Convento , édifice incomparable qui couvre la sépulture de saint François. Figurez-vous une église à trois étages. L’inférieure, qui est souterraine, renferme le corps du saint ; celle du milieu, de plain pied avec le sol, est déjà plus grande, mais encore basse et obscure, les peintures dont elle est couverte expriment plutôt les mystères douloureux du Christ, et la vie mortifiée de saint François; la troisième, où l’on monte par un escalier, mais qui a une porte de niveau avec le sommet de la colline, est une construction élancée comme nos plus belles églises gothiques, percée de grandes fenêtres ogivales, toute pleine de lumière et de fresques superbes, où tout respire la gloire et l’immortalité. Les plus anciens et les plus pieux maîtres de la peinture italienne ont épuisé leur génie sur ces murailles. On n’y voit du reste ni marbres, ni pierres dures, ni rien de ce luxe fatigant qui gâte si souvent les églises d’Italie. C’est une fidèle image du saint qu’on y honore : c’est pauvre et beau.

J’aurais bien aimé que vous eussiez pu entendre la messe avec nous au tombeau de votre saint patron nous y avons prié pour vous bien particulièrement. J’ai aussi pensé à vous en visitant le lieu de sa naissance et celui de sa mort ; enfin, le jardin où il se précipita dans les ronces pour sauver sa chasteté. Les ronces se changèrent en rosiers sans épines, qui refleurissent encore toutes les années. J’en ai cueilli pour vous quelques feuilles, flétries et décolorées maintenant, comme les souvenirs de ce voyage si tristement fini.

Si nous avons beaucoup vécu avec les morts, comme il convenait à notre chagrin, nous n’avons pourtant pas oublié les vivants. Je regarderai comme un des grands bonheurs de ma vie de m’être trouvé à Rome pendant cet hiver de 1847, au milieu des glorieux débuts du pontificat de Pie IX ; d’avoir vu de près cet admirable pape, d’avoir assisté à ce réveil général de l’Italie, qu’il a tirée d’un sommeil bien voisin de la mort. Assurément, la popularité d’un pape ou son impopularité n’est point ce qui doit affermir ou ébranler la foi ; mais le cœur se remplit d’un doux. et tendre orgueil à voir le Père en qui l’on croit, entouré de tant d’admiration et d’amour.

Vous allez croire que nous sommes des saints. Mais, mon bon ami, combien il s’en faut, pour ma part ! Je n’ai pourtant pas perdu tout à fait mon temps, et je me suis, tant bien que mal, acquitté de la mission dont le ministre m’avait chargé. J’ai trouvé beaucoup de complaisance chez les bibliothécaires, et quelques documents curieux dans les bibliothèques, et je rapporte de quoi publier, si l’on veut, un volume intéressant de pièces inédites.[1] Quant aux santés, la mienne n’est point mauvaise ; et celle de ma femme semble se raffermir un peu. Mais ce dont nous ne saurions assez remercier la Providence, c’est que dans l’espace de sept mois, avec des froids et des chaleurs extrêmes, notre enfant n’ait pas eu deux jours d’indisposition. Cette exemption des misères humaines me confirmerait dans la pensée que c’est un petit ange, si je ne lui voyais par moment la turbulence d’un petit diable.

Adieu tout en vous parlant des miens, je n’oublie pas les vôtres. Vous savez que mà femme partage à cet égard toutes mes sollicitudes ; elle vous serre cordialement la main, et elle voudrait mettre pour vous, sous ce pli, un des plus jolis baisers de votre filleule.

Adieu ; encore une fois, tout à vous.

  1. Ce volume fut imprimé en 1850 sous le titre : Documents inédits pour servir à l'histoire littéraire de l'Italie, depuis le VII° siècle jusqu'au XIII°, avec des recherches sur le moyen âge italien. Il est précédé d'une préface considérable sur les Écoles en Italie aux temps barbares.