Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/028

Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 165-174).

XXVIII
A MM. L'ABBÉ ET CHARLES OZANAM
Florence, 29 avril 1847

Mes bons frères,

Voici bien longtemps que je n’ai pu vous écrire un peu longuement, à mon aise, comme mon coeur en avait besoin. Vous savez que je devais à d’autres le peu de temps dont je pouvais disposer. D’un autre côté il fallait me hâter d’employer le petit nombre de jours qui me restaient pour mes recherches et mes études. Amélie a été la première à vouloir que je reprisse mon travail, et je l’ai laissée pour aller visiter le mont Cassin. J’y suis allé par la diligence de Naples et revenu de même passant deux nuits en route et trente-six heures seulement a l’abbaye. Assurément, si je n’avais été conduit que par la passion des arts, j’aurais éprouvé un bien cruel désappointement : dans un lieu qu’on s’attend a trouver tout rempli de souvenirs de l’antiquité chrétienne, on ne voit qu’une église du dix-huitième siècle, riche en marbres, en dorures, mais sans un tableau, sans une statue de quelque prix. Heureusement j’ai pu communier au tombeau de saint Benoît et j’ai retrouvé toutes les traditions bénédictines dans l’admirable bibliothèque de l’abbaye et chez les savants religieux qui m’en ont fait les honneurs. Ils m’ont fait voir ton nom, mon cher Alphonse, sur le registre où s’inscrivent les étrangers ; et il m’a été bien doux de te revoir au moins de cette manière. Ils m’ont aussi montré des manuscrits très précieux dont j’ai tiré quelques copies : ce ne sera pas la partie la moins intéressante de mon butin littéraire. Mais ces bons moines, qui savent tant de choses, ne savent pas se chauffer. Ils m’ont laissé mourir de froid dans leurs belles archives, et je suis reparti avec un malaise qui a fini à Rome par un accès de fièvre. Par bonheur la fièvre n’a duré qu’un jour et m’a laissé en assez bon état pour aller, le lundi soir, à l’audience que le Souverain Pontife voulait bien m’accorder.

J’avais à le remercier de l’appui qu’il avait daigné donner mes recherches, je voulais lui offrir un exemplaire de mon livre et aussi lui remettre des lettres de la Société de Saint-Vincent de Paul. Il était neuf heures du soir quand on m’a fait entrer, et le Pape paraissait très-fatigué des affaires qu’il venait d’expédier avec son ministre et plusieurs autres fonctionnaires publics. Cependant Sa Sainteté m’a accueilli d’une manière si cordiale que j’en ai été profondément touché, il m’a demandé des nouvelles de ma santé, de ma femme, de ma petite fille, avec un accent d’amitié et de familiarité charmante, et moi, le voyant si bienveillant pour tous les miens, je lui ai parlé de mes frères, de celui qui est prêtre, et je lui ai demandé pour tous deux sa paternelle bénédiction. Vous voyez bien, mes chers amis, que vous êtes toujours avec moi dans les meilleurs moments et que je ne puis vous oublier, surtout quand j’ai quelque bonheur. J’aurais bien désiré vous avoir dans une circonstance qui a terminé dignement mon séjour à Rome. Charles surtout, avec son caractère chaleureux et enthousiaste, aurait été bien heureux d’assister a une scène qui réalise tout ce que l’imagination la plus exigeante pourrait rêver et qui malheureusement n’a pas de chance de se reproduire à Paris ; il faut au moins vous conter ceci en détail.

Mercredi 21, Rome célébrait l’an 2600 de sa fondation. L’autorité, qui se sent assez aimée pour avoir peu à craindre, avait permis un grand banquet national. Les tables, dressées au-dessus des thermes de Titus, avaient réuni huit cents convives, sans compter près de deux mille personnes invitées a prendre place dans l’enceinte ornée de drapeaux, de devises et de fleurs. Le dîner n’était qu’un prétexte, car les quatre plats qu’on y servit n’auraient pas effrayé la sobriété des Curius et des Caton.Mais on s’y nourrit de discours, on s’y enivra de harangues et de citants patriotiques. On y entendit successivement tout ce qu’il y a d’hommes influents, capables d’exercer quelque ascendant, sur l’opinion publique : M. Orioli, professeur célèbre autrefois exilé ; M. le marquis d’Azeglio, gendre de Manzoni. Chaque discours était salué de nombreuses acclamations que nous entendions du haut du Colisée, où nous étions allés pour considérer un spectacle si nouveau. Du reste tout le monde s’accordait, a louer le Pape, qui était assez sur de son peuple pour pouvoir permettre sans danger une réunion dont tant d’autres gouvernements auraient eu peur.

Les esprits étaient, ainsi préparés quand, jeudi matin, se répandit une nouvelle aussi importante qu’inattendue. Le Pape, par une circulaire du cardirial Gizzi, venait d’ordonner que chaque province envoyât le nom de trois citoyens notables, parmi lesquels le gouvernement en choisirait, un pour venir à Rome représenter la province d’une manière permanente et donner toutes les informations nécessaires pour une complète réforme des institutions municipales. Nous ne savions rien de cet acte qui occupait toute la ville, et nous ne cessions de regretter la seule chose qui manquât, pour compléter notre séjour, nous aurions voulu être témoins de quelqu’une de ces belles ovations populaires dont t nous avions entendu si souvent parler. Il en coûtait. beaucoup à Amélie de partir sans avoir revu encore une fois le Pape et sans emporter une dernière bénédiction . Le soir, en nous promenant., nous espérions le rencontrer peut-être, comme, cela nous était arrive, mais cette espérance s’était, évanouie comme tant d’autres. Nous rentrions au logis quand on nous annonça que tout se préparait pour remercier le Pape de son nouvel édit et qu’il y aurait une belle fête aux flambeaux. Nous dînâmes donc à la hâte avec l’abbé Gerbet et quelques amis qui étaient venus nous faire leurs adieux, nous descendîmes au Corso. Le rendez-vous était à place du Peuple. On y distribuait des torches, et ceux qui les prenaient se rangeaient par dix avec un chef de file. Mais la foule était si grande, que nous ne pûmes arriver qu’un peu au-dessus de l'’église de Saint-Charles.La nous vîmes commencer la marche triomphale. Elle s’ouvrait par plusieurs rangs d’hommes armés de torches ; ensuite venait la circulaire du cardinal Gizzi imprimée sur une grande toile blanche et portée comme une bannière, puis un corps de musique militaire ,puis une colonne serrée de gens avec des torches et qu’on évaluait a près de six mille. Bien n’était plus remarquable que l’ordre qui régnait dans cette armée improvisée, et rien n’était plus touchant que de voir côte à côte, dans les mêmes rangs, des hommes des plus hautes classes, des ouvriers en veste, des prêtres en costume, plusieurs avec des cheveux tout blancs, et tous unis dans un même sentiment, exprimé par un même cri : Viva Pio nono! Viva Gizzi! C’est assurément la première fois que j’ai entendu crier des vivats à un ministre.

A mesure que le cortège s’avançait dans le Corso, les maison s’illuminaient sur le passage. À tous les étages on voyait les fenêtres s’ouvrir et les gens se pencher avec des lampes souvent il y avait des lampions, des verres de couleur, des drapeaux chargés de devises ;et des salves d’applaudissements s’échangeaient entre les fenêtres et la rue. Ce bruit joyeux et cette multitude de lumières nous rappelaient la fête des moccoli , comme on la fait le mardi gras, mais avec bien moins de puérilité ; d’ailleurs la gravité de l’événement qu’on célébrait donnait à toutes ces démonstrations un caractère noble et sérieux. Après avoir suivi la foule jusque vers la place Colonna, nous nous jetâmes dans les rues adjacentes pour gagner plus vite la place de Monte Cavallo où l’on se rendait elle était déjà couverte de monde. Nous eûmes le bonheur de trouver une voiture où on invita Amélie à monter, je me tenais sur le marchepied, et de ta nous embrassions tout l’ensemble du spectacle. Bientôt nous vîmes arriver les torches, qui se firent place au milieu des rangs serrés de la multitude et qui vinrent former un carré devant la porte du palais papal. Au milieu du carré était l’édit porté en bannière, et la musique. Après qu’on eût exécuté quelques airs, un grand cri s’éleva on voyait des lumières passer derrière les fenêtres du palais, elles s’avançaient doucement., jusqu’à la fenêtre du balcon, qui s’ouvrit et laissa paraître le Souverain Pontife accompagné de deux prélats et de quelques domestiques avec des flambeaux. Il semblait doucement ému de la reconnaissance qu’on lui témoignait, et saluait à droite et à gauche avec beaucoup de grâce. De tous côtés on lui répondait par les acclamations les plus vives, ]cs femmes agitaient leurs mouchoirs ; les hommes leurs chapeaux, on battait des mains et l’on ne se lassait pas de répéter Viva Pio nonno ! Ce n’était point le mot d’ordre banal d’une ovation publique ; ils s savent bien qu’il faut demander qu’il vive, et qu’à sa vie sont attachés les plus grands intérêts de l’Italie et du monde. Mais voici ce qui m’a le plus touché. Le Pape a fait un geste, et aussitôt on n’a plus entendu que le mot zitto (chut), et en moins d’une minute le silence régnait dans cette foule enivrée. Alors on a pu écouter la voix du Pontife qui s’élevait pour bénir son peuple ; et lorsque étendant la main et faisant le signe de la croix il en a prononcé les paroles solennelles, un grand cri d’amen s’est élevé d’un bout à l’autre de la place. Rien de plus beau que cette ville tout entière priant avec son évêque, à cette heure avancée de la nuit, à la clarté des étoiles par un ciel superbe. Et pour bien marquer qu’il s’agissait d’un acte tout religieux, aussitôt que le Pape s’est retiré du balcon, toutes les torches se sont éteintes en même temps, et la scène n’est plus restée éclairée que par quelques pots de flammes de Bengale allumés sur les terrasses des palais voisins.

Ainsi personne n’a eu l’idée de continuer le plaisir de la promenade aux flambeaux, comme parmi tant de cris, personne n’avait eu la pensée de crier contre l’Autriche, contre le cardinal Lambruschini, contre les partisans de l’ancien gouvernement rien qui marquât ni de la haine ni de l’animosité, rien que du respect et de l’amour. Du reste, dans une si grande foule, avec des voitures et des chevaux, aucun désordre, pas un sot qui eût, comme on l’aurait a Paris, du plaisir à effrayer les femmes j’aurais pu y laisser aller petite Marie avec sa bonne, tant il y a de sagesse, de dignité, d’obligeance même dans ce peuple. A neuf heures et demie nous quittions la place du Quirinal avec les derniers groupes, et nous rentrions en trouvant les rues calmes et silencieuses comme elles le sont à minuit. Ces Romains étaient allé dormir comme d’honnêtes enfants qui, avant de dormir, avaient voulu dire bonsoir à leur père.

Voità comment nous avons eu la bénédiction du Pape avant de partir. Aussi avons-nous fait bon voyage, et en six jours nous sommes arrivés à Florence, en visitant la cascade de Terni et la ville d’Assise. Je crois qu’il n’y a pas de sanctuaire, même à Rome, où j’aie éprouvé des impressions plus douces qu’en entendant la messe au tombeau de saint François, en parcourant ces trois églises qui le couvrent, et dans lesquelles le génie du treizième siècle a épuisé tout ce qu’il pouvait concevoir de beau et de touchant. Nous avons-aussi vu tous les lieux consacres par le souvenir de saint François et de sainte Claire, la maison où saint François naquit, le lieu de sa conversion, celui où il fut enfermé par son père, le jardin d’épines où il se précipita, et qui a produit depuis six cents ans de belles rosés blanches, le lieu où il mourut, la Portioncule, l’église de Saint-Damien, sur la porte de laquelle sainte Claire arrêta une horde de Sar-. rasins en leur présentant le Saint-Sacrement. Nous éprouvions, Amélie et moi, une consolation infinie à nous rappeler ainsi, sur les lieux mêmes, tout ce que nous avions lu dans le charmant livre des Fioretti, à admirer ces peintures des vieux maîtres, toutes pleines de foi et de pureté, à prier, pour nous et pour les nôtres, des Saints si bons et si puissants. Nous avons taché de vous apporter quelque souvenir d’Assise, quelques feuilles des rosiers miraculeux, un peu de poussière de la tombe sacrée, quelques images bien grossières, mais qu’on distribue aux pauvres pèlerins italiens, et qui font faire des prières plus ferventes que les plus beaux tableaux de nos expositions.

Adieu, mes bons frères ; je voudrais que ce séjour où j’ai trouvé tant d’instruction et de consolation ne fût pas entièrement perdu pour vous ; du moins, au retour, nos conversations en auront plus d’intérêt et d’agrément. Mille amitiés à ma vieille bonne. Votre sœur et votre nièce vous embrassent.


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