Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/079

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 453-458).
LXXIX
À M.L...
Paris, 2 janvier 1842.

Mon cher ami,

Il faut que je vienne vous souhaiter la bonne année. Après une si longue absence, il est temps de donner signe de vie et de renouer une correspondance qui est un de mes plus chers plaisirs. D’ailleurs on dit que vous vous plaignez de mon silence prolongé, et je veux le rompre, ne fût-ce que pour un petit nombre de lignes ; elles suffiront à vous prouver qu’on ne vous oublie pas. Depuis ma dernière lettre, j’ai passé par bien des vicissitudes ; on m’a envoyé aux eaux minérales d’Allevard dans l’Isère, ou nous sommes demeurés un peu plus d’un mois. C’est un pays magnifique, sur les premières rampes des Alpes, au milieu de toutes les grandeurs d’une nature gigantesque. La beauté du séjour, la salubrité de l’exercice et la douceur infinie des soins que je recevais m’ont fait un grand bien après, nous avons été chercher un autre soleil et d’autres deux. De là, ce voyage d’Italie dont vous avez sans doute ouï parler. Nous avons revu Rome, et elle a été pour moi si bonne et si hospitalière, que j’en suis tout pénétré de reconnaissance. Toutes les facilités m’ont été données pour voir les hommes et les choses. Nous avons obtenu une audience du souverain Pontife qui a reçu madame Ozanam le plus gracieusement du monde, et s’est entretenu longuement avec nous. Il nous a paru simple et affectueux comme tous les voyageurs le disent, et savant, éclairé, animé dans sa conversation, beaucoup plus qu’on ne le dit. Quelle majesté sous cette triple couronne de sacerdoce, de vieillesse et de vertu Le plus aimable accueil nous attendait aussi chez le vénérable cardinal Pacca, et chez les cardinaux Ma’i et Mezzofante, ces deux lumières de la science et de la foi. J’ai vu le père Ventura, l’un des plus hardis philosophes de l’Italie moderne. Il y avait là aussi M. l’abbé Gerbet, et M. de Cazalès qui vient de prendre les quatre ordres mineurs, et qui, instruit aux meilleures écoles de la théologie catholique, permet d’espérer en France un savant écrivain ecclésiastique de plus.

Du reste, notre passage à.Rome était surtout un pèlerinage pour nous d’abord nous avons accompli la visite des sept basiliques à laquelle sont attachées les grandes indulgences, et nous avons eu le bonheur de communier au tombeau de saint Pierre. Il nous a été permis de parcourir les Catacombes, non-seulement dans les parties qui sont ouvertes aux curieux, mais dans celles où l’on fouille. La, des chapelles du troisième siècle conservent encore tous les souvenirs de la persécution : l’autel clandestin, le siège sur lequel plus d’une fois fut massacré le prêtre au milieu des mystères, les peintures symboliques de Daniel dans la fosse, des trois enfants dans la fournaise, de la colombe de l’arche, du bon pasteur, qui consolaient l’espérance défaillante des proscrits.

En même temps que nous allions étudier le christianisme dans son douloureux berceau, nous le contemplions aussi dans sa splendeur et dans sa gloire. C’est ainsi que j’ai exploré le Vatican, non comme une agrégation fortuite d’édifices dissemblables, mais comme un monument superbe où un seul esprit règne et domine au milieu de la variété de ses créations. Les musées précieux qu’il renferme, ce peuple de statues païennes rassemblées dans ses salles, c’est le cortège de captifs qui accompagne le triomphe. Les peintures qui revêtent ses murailles sont les titres ineffaçables de la victoire, ce sont des séries de fresques historiques, rattachant à l’unité de l’Eglise tous les temps, et toutes les choses humaines. La coupole de Saint-Pierre enfin, c’est le diadème de la papauté suspendu entre la terre et le ciel. Des mers qui baignent la côte d’Italie, on aperçoit en passant ce dôme colossal. D’autres fois, du haut des collines voisines on voit le soleil se coucher derrière lui emblème admirable de cette institution que nous voyons toujours debout et immobile, tandis que nous passons sur les flots du temps, et. sur laquelle se couchera encore le dernier soleil de l’humanité.

Comme dans un voyage il faut toujours un peu de désappointement, c’est à Naples que j’ai eu le mien. Sans doute j’y ai trouvé un ciel admirable, une végétation réunissant la fraîcheur du Nord avec la vigueur du Midi ; j’ai connu ces extases auxquelles nul voyageur n’échappe en face de la baie, d’une mer étincelante, qu’étreignent entre leurs bras des rivages pittoresques ; des îles semées comme à dessein pour le plaisir des yeux terminent la perspective, tandis que d’un côté s’élèvent la forme pyramidale du Vésuve couronnée d’un nuage d’éternelle fumée. Sans doute j’ai visité des lieux consacrés par les plus grandes scènes de l’histoire : ceux où débarqua saint Paul, où expira Tibère, où périt Agrippine, où repose Virgile, où saint Thomas d’Aquin enseigna, ou tomba la tête de Conradin. Mais ces souvenirs ne sont pas environnés d’un culte pieux. Le musée Bourbon, l’un des plus riches du monde, est tenu comme une boutique de curiosités sous la garde de mercenaires inintelligents. Les ruines de Pompéi qui, par la petitesse de leurs proportions, trompent déjà l’attente, désolent encore par leur abandon, par l’avarice qui retarde les fouille, et par la rapacité qui en détourne les plus beaux produits. Avec cela des mœurs corrompues ; un peuple criard, servile et voleur, du hautes classes généralement voltairiennes, et un gouvernement de despotisme absolu.

Mais d’autres jouissances nous étaient réservées à Amalfi, la plus ancienne des républiques maritimes d’Italie ; au monastère de la Cava, où, sous la crosse tutélaire de saint Benoît, se conserve un dépôt de trente mille diplômes ; à Pestum enfin, ou l’antiquité grecque se montre tout à coup dans sa majesté première, représentée par trois temples parfaitement intacts ; mais je l’ai retrouvée encore plus imposante en Sicile.

Je voudrais avoir le temps et le talent nécessaire pour écrire quelque part un peu des impressions que m’ont fait éprouver des antiquités d’un autre genre, celles du christianisme dans cette île célèbre. Là, à Syracuse, au milieu de cette inexprimable dévastation qui n’a pas laissé pierre sur pierre, s’ouvrent des catacombes où vint s’abriter aussi la foi naissante. On y trouve les pierres turnulaires des confesseurs et des martyrs, et au bout des longs et sombres corridors une basilique tout entière, probablement du second siècle, en forme de croix, l’autel, les images sacrées, la chaire où s’assit saint Martin, premier évêque ordonné par saint Pierre, la colonne où on l’attacha pour mourir, et le tombeau qui reçut ses dépouilles.

Je ne finirais pas de vous conter. Si vous voulez de longs récits, venez-nous voir, vous aurez la preuve que la gorge de votre ami est rétablie. Ou ptutôt je céderai la parole à madame Ozanam, et vous verrez que j’étais heureux d’avoir une si aimable compagne. Venez, on désire beaucoup vous connaître en attendant, veuillez présenter mes respects à madame L. et déposer de ma part un baiser paternel sur le front de votre enfant. Donnez-moi à votre tour de longues nouvelles ; et rendez-moi causerie pour causerie. Adieu, mon cher ami, je vous embrasse de tout mon cœur.