Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/038

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 206-213).

XXXVIII
À M. L...
Lyon, 5 novembre 1836.

Mon cher ami,

Mardi soir j’avais commencé à vous écrire. C’était le jour solennel de la communion des Saints. Peut-être, et la supposition n’est point injurieuse, peut-être est-ce pour cela que, par un singulier échange, au moment où je terminais la première page de ma lettre, il m’en arrivait une de vous. Ainsi vos pensées venaient tout à point pour s’entretenir avec les miennes, comme dans ces soirées des dimanches où nous nous rencontrions chez du Lac ou de la Perrière. Mais jamais une cloche ne répondit à une autre cloche sur un ton si différent que votre épître la bienvenue, à la mienne inachevée. Encore tout préoccupé des nouvelles un peu tristes que la Perrière avait reçues de vous, je plaignais et je blâmais en même temps votre mélancolie et je m’étais livré sur ce sujet à de longues considérations qui se ressentaient, je le soupçonne, du prône de M. le curé sur l’évangile du jour. Et voilà que, dans un de ces moments de gaieté où vous entrez souvent à la suite de vos périodes d’ennui, vous m’écrivez mille choses joyeuses, et devisez à l’avenant comme un homme sans soucis et sans affaires. Force m’a donc été de mettre au feu la page que j’avais griffonnée a l’usage de vos tristesses, et de tracer d’autres lignes plus assorties a la couleur présente de votre esprit. Je suis complétement de votre avis, et je professe que c’est folie de consumer ses jours à accumuler ce dont on ne jouira point, folie même d’entasser pour ses enfants. Car les enfants qui voient se former derrière eux un monceau d’or sont furieusement tentés de s’y asseoir et de se croiser les bras ; et leur préparer une fortune, c’est bien souvent les convier au péché de paresse. Et puis les enfants ne sont quelquefois qu’un respectable prétexte ; soulevez le voile, et vous verrez l’égoïsme, l’égoïsme qui trouve dans la propriété un moyen d’étendre et de prolonger en quelque sorte la personnalité, qui est bien aise d’avoir beaucoup autour de soi dans le présent, et de laisser beaucoup après soi dans l’avenir. Heureusement ceci ne s’applique à personne de ceux auxquels je dois amour ou respect, bien qu’à Lyon ce vice soit commun.

J’ai envie de rendre grâces à Dieu de m’avoir fait naître dans une de ces positions sur la limite de la gène et de l’aisance, qui habituent aux privations sans laisser absolument ignorer les jouissances ; où l’on ne peut s’endormir dans l’assouvissement de tous les désirs, mais où l’on n’est pas distrait non plus par les sollicitations continuelles du besoin. Dieu sait, avec la faiblesse naturelle de mon caractère, quels dangers aurait eus pour moi la mollesse des conditions riches ou l’abjection des classes indigentes. Je sens aussi que cet humble poste où je me trouve me met à portée de mieux servir mes semblables. Car si la question qui agite aujourd’hui le monde autour de nous n’est ni une question de personnes ni une question de formes politiques, mais une question sociale ;si c’est la lutte de ceux qui n’ont rien et de ceux qui ont trop, si c’est le choc violent de l’opulence et de la pauvreté qui fait trembler le sol sous nos pas ; notre devoir, à nous chrétiens, est de nous interposer entre ces ennemis irréconciliables, et de faire que les uns se dépouillent comme pour l’accomplissement d’une loi, et que les autres reçoivent comme un bienfait ; que les uns cessent d’exiger et les autres de refuser ; que l’égalité s’opère autant qu’elle est possible parmi les hommes ; que la communauté volontaire remplace l’impôt et l’emprunt forcés ; que ta charité fasse ce que la justice seule ne saurait faire. Il est heureux alors d’être placé par la Providence sur un terrain neutre entre les deux partis belligérants, d’avoir dans tous deux ses voies ouvertes et ses intelligences ; sans être contraint, pour se porter médiateur, ni de monter trop haut, ni de descendre trop bas.

Et cependant, en écrivant ceci, il me semble que je me fais quelque violence, et les ratures nombreuses qui se rencontrent dans ces dernières lignes rendent témoignage qu’une pensée contraire me distrait. Tout en reconnaissant dans le passé de ma vie cette conduite providentielle que je ne me lasse pas d’admirer, je ne puis m’empêcher de jeter un regard défiant et un peu sombre sur l’avenir. Le moment de se choisir une destinée est un moment solennel, et tout ce qui est solennel est triste. Je souffre de cette absence de vocation qui me fait voir la poussière et les pierres de toutes les routes de la vie, et les fleurs d’aucune. En particulier celle dont je suis le plus près maintenant, celle du barreau, m’apparaît moins séduisante. J’ai causé avec quelques gens d’affaires ; j’ai vu les misères auxquelles il faudrait se résigner pour obtenir d’être employé, et les autres misères qui accompagneraient l’emploi. On a coutume de dire que les avocats sont les plus indépendants des hommes ils sont au moins aussi esclaves que les autres car ils ont deux sortes de tyrans également insupportables les avoués au commencement, et la clientèle plus tard. Assez, mon cher ami, assez de mes murmures, assez de ces inquiétudes d’homme de peu de foi et, si vous voulez que ce ne soit point une faute de vous les avoir communiquées, recevez-les comme une sorte d’aveu qui sollicite des conseils, des exhortations amicales, des reproches au besoin.

Ne croyez point toutefois que ces fâcheuses préoccupations remplissent toutes mes heures les heures se sont écoulées pour moi douces et variées depuis quelque temps. J’ai fait avec mon frère aîné deux charmants petits voyages, l’un à Saint-Étienne où j’ai vu des miracles d’industrie, l’autre en Maconnais et en Beaujolais où j’ai trouvé l’hospitalité de M. de Maubout, la société de M. de Lamartine, une belle nature d’automne, des populations étonnantes par leur fidélité à la foi et aux pratiques religieuses. J’ai travaillé un peu à l’organisation de notre petite conférence de Saint-Vincent de Paul. J’ai ramené ma mère de la campagne ; mais en revanche j’ai vu partir mon frère aîné pour ses missions, mon petit frère pour sa pension. Il se peut qu’à Joigny vous ayez encore à apprendre de moi deux événements littéraires, qui sans doute sont déjà vieux à Paris, mais qui laissent chez moi une durable amertume je veux parler de la mise à l’index de Jocelyn, et de l’apparition du nouvel ouvrage de M. de la Mennais. Rome fait preuve de courage en frappant le premier, et elle ne craint guère le second elle n’a pas peur du génie, parce qu’elle a pour elle plus que le génie, l’Esprit-Saint qui l’inspire toujours. Mais il est douloureux de voir le génie déserter solennellement, et passer transfuge dans le camp opposé; transfuge inutile, car en abdiquant la foi il abdique son passé, et par conséquent sa gloire et sa force, double sujet de deuil pour ceux qui l’aimaient. Et maintenant, qui remplira la place que ceux-ci laissent vide ? Où sont les Ambroise, les Jérôme, les Augustin, qui viendront s’asseoir sur le siège désert de Tertullien ? Qui osera ramasser la lyre tombée dans la poudre, et achever l’hymne commence ? Je sais que Dieu, que l’Église, n’ont pas besoin de poëtes ni de docteurs mais ceux qui en ont besoin, ce sont les faibles croyants que les défections scandalisent ; ce sont ceux qui ne croient pas et qui méprisent notre pauvreté d’esprit : c’est nous-mêmes qui avions besoin parfois de voir devant nous des hommes plus grands et meilleurs, dont le pied frayât notre sentier, dont l’exemple encourageât et enorgueillît notre faiblesse. Nous ne pouvons pas, jeunes gens chrétiens, penser à remplacer ces hommes ; mais ne pourrions-nous pas en faire la monnaie, et combler par le nombre et le travail la lacune qu’ils ont laissée dans nos rangs ?

Cette question à laquelle mon amour-propre trouve bien un peu son compte est pourtant posée surtout dans votre intérêt. Souvent j’ai admiré eu vous un humble sentiment de vous-même, un mépris des choses terrestres dont je déplorais ensuite les conséquences excessives. Dante fait dire quelque part au diable qu’il est un habile logicien et c’est vrai. Des plus louables principes, il sait déduire les plus funestes résultats, et c’est par là qu’il trouve , prise sur les âmes sérieuses et justes. De l’humilité il fait l’abattement ; de l’abnégation il forme le dégoût de la vie. A la méditation il fait produire la rêverie, et à la rêverie l’ennui, le marasme et l’inaction. Oui, nous sommes des serviteurs inutiles, mais nous sommes des serviteurs, et le salaire n’est donné qu’à la condition du travail que nous ferons dans la vigne du Seigneur en l’endroit qui nous sera assigné. Oui, la vie est méprisable, si nous la considérons dans l’usage que nous en faisons, mais non si nous voyons l’usage que nous en pouvons faire, si nous la considérons comme l’œuvre la plus parfaite du Créateur, comme le vêtement sacré dont le Sauveur a voulu se couvrir : la vie alors est digne de respect et d’amour. Prions l’un pour l’autre, mon bien cher ami, défions-nous de nos ennuis, de nos tristesses, de nos défiances. Allons simplement où la miséricordieuse Providence nous conduit, contents de voir la pierre où nous devons poser le pied, sans vouloir découvrir toute la suite et toutes les sinuosités du chemin. Vous savez s’il me sera dur d’être privé de vous cette année ; franchissons souvent la distance par la pensée, écrivons-nous, conseillons-nous, soutenons-nous. Je crois que vous devez en avoir besoin, puisque vous êtes homme ; mais j’en ai plus besoin encore. Soyez mon interprète auprès de tous nos anciens amis. Veuillez donner à ceux qui les demanderont mes thèses dont vous avez le dépôt. Ne négligez pas si vous pouvez de voir un peu N. vous lui serez utile. Faites-moi savoir quelque chose de nos petits apprentis. Tous vos amis d’ici se recommandent à votre souvenir. Mon père et ma mère vous rendent en affection ce que vous me chargez de leur offrir en respects. Adieu, mon cher L..., puisse-je bientôt vous revoir !

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