Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/035

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 190-196).
XXXV
À M. DE LA NOUE
Lyon, 24 novembre 1835

Mon cher ami,

Votre petite visite épistolaire m’a été bien douce. Votre souvenir est un des plus chers souvenirs qui m’accompagnent chaque année au départ et qui ne me quittent point pendant mes longues vacances. C’est bien aimable de votre part, élégant Parisien, gracieux poëte, de venir frapper ainsi à la porte d’un lourd provincial, de vous risquer à travers la brumeuse atmosphère et les rues boueuses de notre cité commerçante. Il faut, pour une si généreuse démarche, qu’il y ait en vous autre chose que la politesse du monde, autre chose que la poésie, il faut qu’il y ait de la charité. Je vous en garde une sincère reconnaissance. Après les remerciments les excuses. Vous avez dû vous plaindre de ma lenteur a vous répondre. Si vous voyez du Lac ou Lallier, ils vous en auront dit la cause. Au moment où je reçus votre charmante épître, j’étais enfoncé dans les profondeurs du moyen âge ; j’achevais cette Vie de saint Thomas de Cantorbéry que j’avais tant promise et tant fait attendre. Avant-hier seulement j’ai terminé ce travail, et à l’heure qu’il est mon Saint court la poste se rendant à Paris pour passer par les mains des imprimeurs de la place Sorbonne. Or, mon cher ami, quelque respect que je professe pour vous, j’ai cru devoir en finir avec un personnage aussi grave que saint Thomas avant de m’occuper de vos propositions. Maintenant je vous donne audience et suis tout à vous.

Vous venez donc m’annoncer que vous avez bien voulu accepter pour moi un titre et vous me demandez ma ratification. En même temps vous m’apprenez la fondation d’une société dont le but est de glorifier la religion par les arts, et de régénérer les arts par la religion. Voici bientôt cinq ans qu’une pareille idée s’est emparée de moi et ne m’a point quitté. La puissance d’association est grande, car c’est une puissance d’amour. Au siècle passé une réunion d’hommes jura d’écraser l’infâme, et ils conduisirent le christianisme jusqu’aux portes du tombeau ; jusqu’aux portes seulement, car depuis que Notre-Seigneur est sorti du sépulcre, il n’y peut plus rentrer. En même temps ils avilirent la philosophie, l’éloquence, la poésie et tous les arts car ils leur mirent de la boue dans les mains pour la faire jeter sur le christianisme, et leurs mains ont gardé trace de cette souiilure. Il me paraît qu’à notre époque une alliance d’hommes chrétiens pourrait travailler avec succès à la réhabilitation de toutes ces choses saintes déshonorées. Ce but serait rempli par la fondation d’une société qui embrasserait dans un triple cadre les artistes, et dans ce nombre je comprends tous ceux qui aiment les arts : les gens de lettres, et sous ce titre je réunis tous ceux qui, par goût ou par état, s’occupent d’études religieuses, philosophiques, historiques, littéraires ; et les savants, et je rassemble dans cette catégorie tous ceux qui se livrent à l’investigation de la nature. Une société pareille aurait pour but général de développer l’intelligence humaine sous les auspices et pour la gloire du christianisme et pour buts spéciaux 1° de réunir tous les croyants qui s’occupent d’arts, de lettres, de sciences dans une encourageante fraternité ; 3° de procurer par des fondations de prix ou par d’autres moyens la composition d’un grand nombre d’ouvrages beaux et religieux 3° soutenir les jeunes artistes, littérateurs et savants en leur fournissant les moyens de cultiver les talents que Dieu leur a départis, et de les empêcher ainsi de se précipiter dans de fausses routes 4° assister ceux qui tombent dans la misère où l’affliction, afin qu’on ne voie plus des Camoëns, des Gilbert mourir à l’hôpital afin de sauver du suicide quelque nouveau Chatterton ou quelque nouveau Léopold Robert; 5° exercer un prosétytisme actuel sur toutes les âmes qui se présentent jeunes et bonnes dans la carrière et d’attirer ainsi sous l’étendard catholique l’élite intellectuelle ; 6° enfin, quand une législation plus large le permettra, établir des collèges, des académies, des universités catholiques.– Mais, quelque beaux que ces rêves aient été, je n’ai jamais eu la prétention de les réaliser moi-même et j’ai toujours espéré que Dieu se chargerait de faire l’œuvre, pourvu qu’on y aidât. Je crois fermement que les institutions solides ne sont point celles que l’homme fait à sa guise, de propos délibéré, avec les éléments de sa création, mais celles qui se font toutes seules avec des éléments qui existent déjà. Ainsi , quand j’ai vu se former nos petites sociétés d’histoire, de droit, et notre petite société de charité, je me suis réjoui, espérant que de cet humble noyau sortirait peut-être un jour un grand arbre. Je me réjouis également de la nouvelle que vous. m’annoncez, et la formation d’une association religieuse pour les arts m’est le garant d’une association semblable pour les lettres et pour les sciences.

Je concevrais des espérances encore plus grandes si je voyais à la tête de cette institution un homme très-capable. Mais qu’importe ? Dieu se sert souvent d’instruments faibles et fragiles pour exécuter de grandes choses. Il faut être appelé à une mission providentielle, et alors les talents et les défauts disparaissent pour faire place à l’inspiration qui guide.

Mais, d’un autre côté, s’il y a eu présomption, si on est venu sans être appelé, si par sa faute l’oeuvre manquait, ce serait un grand malheur. Une œuvre manquée est souvent discréditée pour toujours, il est plus facile de bâtir sur un terrain neuf que sur des ruines.

Je crois donc qu’il faut réfléchir mûrement et voir si l’oeuvre naissante a des garanties de durée et de succès. Il faut savoir surtout si elle se propose un but pratique. Car il ne suffit pas de réunir un certain nombre de noms et de dresser un tableau divisé en six sections. Ce n’est même point assez de fonder un journal il, y a tant de journaux et ils vivent si peu Y aura-t-il des réunions entre les membres, des conférences, quelque lien de charité ? Sera-ce une association simplement religieuse dans le sens le plus étendu, ou positivement chrétienne, orthodoxe ? Soyons sûrs, mon cher ami, que l’orthodoxie est le nerf, la force de la religion, et que sans cette condition vitale toute association catholique est impuissante. Il est doux de rêver, mais quand on rêve on dort, et quand on dort on n’agit point. Pour agir, il faut voir d’un œil imperturbable, d’une conviction assurée, le but sacré vers lequel on marche.

Voilà des généralités maintenant parlons de moi, puisque c’est de moi qu’il s’agit dans votre bonne lettre. Je pars dans huit jours pour Paris. Cette année sera la dernière de mon séjour, et mon temps sera pris tout entier par les épreuves que j’aurai il subir pour prendre les grades de docteur en droit et de docteur ès lettres. J’ai calculé d’avance que pour remplir mes plans H faudra un travail opiniâtre et de longues veilles il ne me restera donc guère de loisir pour satisfaire aux obligations de la société dont vous me parlez, encore bien moins pour y remplir une charge de vice président. Il n’y a rien de si triste que d'être membre mort. Ensuite dans sept ou huit mois je repartirai pour ma province, dont peut-être je ne sortirai plus. Dès lors à quoi vous serai-je bon ? Enfin, j’aime beaucoup les arts, mais je les connais bien peu à peine suis-je initié a ces études difficiles désignées sous le nom d’esthétique. En somme, mon cher ami, vous avez trop bien présumé de moi en acceptant en mon nom la dignité dont vous me parlez. il faut vous dédire, Vous avez agi sans mandat savez-vous que moi, avocat ; je pourrais vous faire un mauvais procès ? Quand je serai à Paris, nous causerons de cela ; et, si je ne suis pas trop occupé, j’accepterai volontiers le titre de simple membre, pour avoir dans les réunions de cette société un point de contact de plus avec vous.

Mais, dites-moi, pourquoi cette retraite à Auteuil et dans la rue de Boileau ? Serait-ce un symbole de retour a la vie classique, êtes-vous allé chercher des inspirations dans les jardins du ci-devant législateur du Parnasse ? Ou bien avez-vous résolu de vous séparer de vos amis et de les éloigner de votre porte par là longueur des distances ? Pour moi, je suis très-casanier, surtout pendant l’hiver, et je ne sais trop comment je pourrai aller vous voir si vous ne m’envoyez votre Pégase, ou si le génie de l’amitié ne me porte légèrement sur ses ailes jusqu’au seuil de votre Ermitage. Allons, je compte sur le génie de l’amitié, et je pense que cet hiver nous ne vivrons pas étrangers l’un pour l’autre : Vous êtes si bon, que je ne doute pas de votre affection pour moi, et vous’êtes si aimable, que vous ne -pouvez douter de celle que j’ai et que j’aurai toujours pour vous. Adieu, souvenez-vous de moi dans vos pensées, dans vos rêveries et dans vos prières.