Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/032

Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 176-180).

XXXII
À M.X...
Lyon, le 29 octobre 1835.

Mon cher ami,

Recevez mon compliment sur la fécondité poétique de votre pays. Les fleurs aiment le soleil, et le génie s’épanouit plus brillant et plus fort sous le climat vivifiant du Midi. Mais si la poésie prend facilement racine dans votre sol natal et y pousse de vigoureux rameaux, il paraît que la charité y germe aussi sans peine car le grain de sénevé que vous avez planté l’année dernière commence à croître, et bientôt, je l’espère, il deviendra un grand arbre et les pauvres se réjouiront sous son ombre. Vous n’êtes que douze, vous n’êtes unis que depuis six mois, et déjà, par vos soins, plusieurs mariages sont devenus légitimes ; la grâce est descendue avec la bénédiction nuptiale sur sept familles, et les générations nombreuses qui en sortiront vous devront, avec le bienfait de pouvoir nommer leurs, pères, la prospérité et les vertus que Dieu ne manque pas de répandre sur les alliances contractées selon sa loi. L’œuvre que vous avez faite est bien grande ; elle suffirait pour honorer votre vie. Vos aînés de Paris en seront jaloux hélas ! leurs succès sont bien loin d’égaler les vôtres. Il est vrai que d’une part nous n’avons pas les avantages de position que vous avez ; nous n’avons pas non plus, comme vous, affaire à un peuple ardent, passionné, profondément sensible, accessible par là même aux émotions morales et religieuses. Nos pauvres gens sont d’une froideur et d’une indifférence désespérantes. Ce sont des natures usées par la civilisation matérielle, qui n’offrent plus de prise à la religion, qui n’ont plus le sens des choses invisibles ; qui tendent la main pour recevoir le pain, mais dont les oreilles demeurent presque toujours closes à la parole que nous leur annonçons. Oh ! que souvent nous souhaiterions de rencontrer des gens qui nous reçussent à coups de bâtons, pourvu que nous en trouvassions d’autres qui nous écoutassent, et qui nous comprissent ! Mais non ; ce sont des âmes énervées, qui nous reçoivent toujours de même, toujours avec la même réserve au bout d’un an qu’au premier jour, qui se garderont bien de contredire une seule de nos paroles, mais qui ne changent rien à leurs actions. Cependant il se fait de temps à autre quelque bien. Le bien se fait surtout parmi nous, qui nous soutenons et nous encourageons mutuellement. Nous ne sommes encore qu’à notre apprentissage dans l’art de la charité. Espérons qu’un jour nous deviendrons des ouvriers habiles et laborieux ; alors, sur les différents points où la Providence nous aura placés, nous rivaliserons à qui fera naître le plus de bonheur et le plus de vertu autour de soi ; alors, quand vous nous ferez part de vos succès, nous vous répondrons par les nôtres, et de tous les points de la France s’élèvera un harmonieux concert de foi et d’amour à la louange de Dieu.

La grande action que vous méditez en ce mo-. ment ne servira qu’à redoubler votre zèle et votre force. « Quand deux ou plusieurs s’assembleront en mon nom, dit le Sauveur, je serai au milieu d’eux. » C’est en ce nom divin que vous allez vous unir à une sage et pieuse épouse la promesse s’accomplira sur vous. En donnant votre amour à une personne qui vous sera si justement chère, vous ne le retirerez point aux pauvres et aux malheureux que vous avez aimés les premiers. L’amour tient en ceci de la nature divine, qu’il se donne sans s’appauvrir, qu’il se communique sans se diviser, qu’il se multiplie, qu’il est présent en plusieurs lieux à la fois, et que son intensité augmente à mesure qu’il gagne en étendue. Dans votre épouse vous aimerez d’abord Dieu, dont elle est l’admirable et précieux ouvrage, et ensuite l’humanité, cette race d’Adam dont elle est la pure et aimable fille ; vous puiserez dans sa tendresse des consolations aux jours mauvais, vous trouverez dans ses exemples du courage dans les temps périlleux vous serez son ange gardien, elle sera le vôtre. Désormais vous n’éprouverez plus ces faiblesse, ces découragements, ces terreurs dont on est saisi à certaines, heures de la vie car vous ne serez plus seul. Vous ne serez plus jamais seul, vos vertus vous en donnent le légitime espoir, l’alliance que vous allez contracter sera une alliance immortelle ce que Dieu a uni, ce qu’il a défendu à l’homme de séparer, il ne le séparera point lui même, et au ciel il investira d’une même gloire ceux qu’il lit ici-bas compagnons d’un même exil. Mais je balbutie une langue que je ne sais point encore ; je parle de choses qui ne me sont point révélées. Chez moi l’imagination s’est développée de bonne heure, la sensibilité a été plus tardive bien que mon âge soit celui des passions, à peine en ai-je senti les premières approches. Ma pauvre tête a déjà bien, souffert, mais mon cœur n’a pas encore connu d’autres affections que celles du sang et de l’amitié. Cependant il me semble que j’éprouve depuis quelques temps les symptômes avant coureurs d’un ordre nouveau de sentiment, et je m’en effraye ; je sens en moi se faire un grand vide que ne remplissent ni l’amitié, ni l’étude ; j’ignore qui viendra le combler : sera-ce Dieu ? sera-ce une créature ? Si c’est une créature, je prie qu’elle ne se présenté que tard, quand je m’en serai rendu digne ; je prie qu’elle apporte avec elle ce qu’il faudra de charmes extérieurs pour, qu’elle ne laisse place a aucun regret ; mais je prie surtout qu’elle vienne avec une âme excellente, qu’elle apporte une grande vertu, qu’elle vaille beaucoup mieux que moi, qu’elle m’attire en haut, qu’elle ne me fasse pas descendre, qu’elle soit généreuse parce que souvent je suis pusillanime, qu’elle soit fervente, parce que je suis tiède dans les choses de Dieu, qu’elle soit compatissante enfin, pour que je n’aie pas à rougir devant elle de mon infériorité. Voila mes vœux, voilà, mes rêves mais, comme je vous l’ai dit, rien ne m’est plus impénétrable que mon propre avenir.

Vivez heureux, vous dont la route est maintenant toute tracée : «  Vivite felices, quibus est fortuna peracta » Mais, quand au milieu de vos jouissances vous aurez un moment de libre, priez pour moi qui ne sais encore où je vais.