Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 05/7/02

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II


De frère Bernard de Quintavalle, premier compagnon de saint François.


Le premier compagnon de saint François fut frère Bernard d’Assise, qui se convertit de la manière suivante. Saint François portait encore l’habit séculier, -bien qu’il eût déjà rompu avec le monde, et qu’il allât cherchant le mépris des hommes, tout môrtifié par la pénitence, tellement que beaucoup le tenaient pour insensé. Il était donc honni comme fou et repoussé avec dégoût par ses parents et par les étrangers, qui lui jetaient des pierres et de la fange. Lui cependant passait au milieu de ces injures et de ces mépris, patient comme s’il eût été sourd et muet.

Bernard d’Assise, qui était des plus nobles, des plus riches et des plus habiles de la cité, commença à considérer sagement la conduite de saint François, , son extrême mépris du monde, sa grande patience à souffrir. les injures, et comment, depuis deux années qu’il était en mépris et en horreur à tous, il paraissait toujours plus ferme. Il commença donc à penser et à dire en lui-même : « Il ne se peut, en aucune manière, que ce frère n’ait pas une grande grâce de Dieu » ; là-dessus il l’invita le soir à souper et à coucher, et saint François y consentit, soupa et coucha chez lui. Alors Bernard se promit dans son cœur de contempler la sainteté de son hôte : il fit donc préparer un lit dans sa propre chambre, où une lampe brûlait toute la nuit. Or, saint François, pour cacher sa sainteté, aussitôt qu’il fut entré dans la chambre, se jeta sur le lit, et fit semblant de dormir. Bernard de même, après un, peu de temps, se coucha et commença à ronfler fort, comme s’il dormait très-profondément en sorte que saint François, croyant vraiment que Bernard dormait, se leva au moment du premier sommeil et se mit en oraison, levant lesyeux et les mains au ciel, et avec une très-grande dévotion et ferveur il disait « Mon Dieu mon Dieu » et, disant ceci, il pleurait beaucoup, et il resta jusqu’au matin répétant toujours « Mon Dieu mon Dieu » et rien de plus. Or, saint François parlait ainsi en contemplant et admirant l’excellence de la majesté divine, qui daignait prendre pitié du monde périssant, et qui voulait guérir et sauver l’âme du pauvre François, et, par son moyen, celles de beaucoup d’autres. C’est pourquoi, éclairé de l’Esprit-Saint, qui est un esprit prophétique, prévoyant les grandes choses que Dieu devait faire par lui et par son Ordre, et considérant son insuffisance et son peu de vertu, il priait et conjurait Dieu de vouloir bien, par sa bonté et sa toute-puissance, sans laquelle la fragilité humaine ne peut rien, suppléer ; aider et accomplir ce qu'il ne pouvait par lui-même.

Bernard donc, voyant à la lumière de la lampe les pieux transports de saint François, et considérant avec dévotion les paroles qu’il entendait, fut touché de l’Esprit-Saint et inspiré de changer de vie et, le matin venu, il appela saint François et lui dit « Frère François, je suis tout disposé dans mon cœur à quitter le monde, et a t’obéir en tout ce que tu me commanderas. À ces mots, saint François se réjouit en esprit, et dit : « Bernard, ce dont vous parlez est une œuvre si grande et si difficile, qu’il en faut demander conseil à Notre Seigneur Jésus-Christ, et le prier qu’il lui plaise de nous montrer sur ce point sa volonté, et de nous enseigner comment nous pourrons la mettre à exécution. Allons donc ensemble à l’évêché, où est un bon prêtre nous ferons dire une messe, puis nous resterons en oraison jusqu’à tierce, priant Dieu de nous manifester la voie qu’il lui plaît que nous choisissions, et pour cela nous ouvrirons le missel jusqu’à trois fois. » Bernard répondit que la chose lui plaisait beaucoup. Alors ils se mirent en chemin et allèrent à l’évêché et, lorsqu’ils eurent entendu la messe et qu’ils furent restés en oraison jusqu’à tierce, le prêtre, à la prière de saint François, prit le missel et ayant fait le signe de la très-sainte Croix, il ouvrit le livre trois fois, au nom de Nôtre-Seigneur Jésus-Christ. A la première ouverture du livre, se trouva cette parole du Christ dans l’Évangile au jeune homme qui demandait la voie de la perfection : « Si tu veux être parfait, va et « vends ce que tu as, donne-le aux pauvres, et suis moi. » A la seconde ouverture, on trouva cette parole que le Christ dit aux apôtres quand il les envoya prêcher : « Ne portez aucune chose en route, « ni bâton, ni besace, ni chaussures, ni argent ; » voulant par là leur enseigner qu’ils devaient remettre à Dieu tout le soin de leur vie, et tourner toutes leurs pensées à la prédication du saint Évangile. À la troisième ouverture du missel, on trouva cette parole du Christ : « Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il s’abandonne lui-même, qu’il prenne sa croix et me suive. » Alors saint François dit à Bernard : « C’est le conseil que le Christ « nous donne. Va donc, et fais complétement ce « que tu as entendu, et que Notre-Seigneur Jésus-Christ soit béni, lui qui a daigné nous montrer le chemin de sa vie angélique. » Là-dessus, Bernard se retira ; il vendit tout ce qu’il avait : or il était fort riche. Puis, avec une grande allégresse, il distribua tout aux veuves, aux orphelins, aux prisonniers, aux monastères, aux hôpitaux et aux pèlerins et en tout cela saint François l’aida avec prudence et fidélité.

Or un homme qui s’appelait Sylvestre, voyant que saint François donnait tant d’argent aux pauvres et faisait tant donner, pressé par l’avarice, vint lui dire « Tu ne m’as pas payé entièrement les pierres que tu m’as achetées pour réparer l’église. Maintenant que tu as de l’argent, paye moi. » Alors saint François, surpris de son avarice et ne voulant pas contester avec lui, comme un véritable observateur du saint Évangile, mit les mains dans le giron de Bernard, et, les ayant remplies d’argent, les vida dans le giron de Sylvestre, ajoutant que, s’il en voulait davantage, on lui en donnerait davantage. Sylvestre se tint satisfait, les quitta et retourna chez lui. Or, le soir, pensant à ce qu’il avait fait le jour, il se mit à se reprocher son avarice, et à considérer la ferveur de Bernard et la sainteté de François et, la nuit suivante et les deux autres, il eut de Dieu cette vision : il lui semblait que de la bouche de saint François sortait une croix d’or, dont le haut touchait le ciel, et les bras s’étendaient de l’orient jusqu’à l’occident. Ensuite de cette vision, il donna, pour l’amour de Dieu, ce qu’il avait, et se fit frère Mineur ; et il fut d’une telle sainteté dans son Ordre et si favorisé de grâces, qu’il parlait avec Dieu comme fait un ami avec son ami, ainsi que plusieurs fois saint François en fit l’épreuve, et comme on l’expliquera dans la suite.

Bernard, pareillement, eut tant de grâces de Dieu, que souvent il fut ravi en contemplation ; et saint François disait de lui qu’il méritait tous les respects, et qu’il avait fondé cet Ordre. Car il était le premier qui eût abandonné le monde sans se réserver rien, donnant toutes choses aux pauvres du Christ, et qui eût commencé à pratiquer la pauvreté de l’Évangile en s’offrant lui-même et se remettant nu entre les bras du Crucifié, lequel puissions-nous a jamais bénir !