Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 02/Douzième leçon

Lecoffre (Œuvres complètes volume 2, 1873p. 1-46).


LES INSTITUTIONS CHRÉTIENNES


LA PAPAUTÉ — LE MONACHISME


(DOUZIÈME LEÇON)




Messieurs,


J’ai tenté de faire connaître la philosophie de saint Augustin, et nous avons trouvé que ce beau génie, ce représentant de l’éclectisme chrétien, avait réuni les deux méthodes qui, jusque-là, s’étaient partagé le monde de la pensée : l’intuition et le raisonnement, l’amour et l’intelligence, le mysticisme et le dogmatisme. Nous nous sommes engagés, à sa suite, dans ces deux voies qui mènent à la connaissance de Dieu, et, arrivés à ces hauteurs prodigieuses où il nous conduisait, nous avons compris que la métaphysique de saint

Augustin ait éclairé, dominé, entraîné tous les grands esprits du moyen âge. Pendant que la doctrine mystique des Confessions inspire les âmes contemplatives de Hugues et Richard de Saint-Victor, et que saint Bonaventure écrit le livre de l’Itinerarium mentis ad Deum, la démonstration de l’existence de Dieu, reprise et poussée à sa dernière rigueur par saint Anselme, deviendra un des éléments de la Summa contra gentes de saint Thomas d’Aquin, où ce maître excellent entreprend de prouver, sans le secours de l’Écriture sainte, trois cent soixante-six propositions sur Dieu, l’âme et leurs rapports.

Mais le souvenir de saint Augustin ne pouvait pas remplir ainsi la théologie sans descendre dans les arts qu’elle inspirait: nous savons déjà comment la légende s’était emparée du grand docteur d’Hippone, et l’avait entouré d’une gloire particulière; comment un moine ayant vu, dans un moment d’extase, l’assemblée des saints, et s’étonnant de n’y pas trouver Augustin, reçut ces mots pour réponse, qu’Augustin était bien plus haut, à la dernière sommité des cieux et voilé des rayons de la Divinité qu’il contemplait dans toute l’éternité. Que les moines conservassent une telle mémoire, je ne m’en étonne pas puisque les Sarrasins eux-mêmes, campés sur les ruines d’Hippone, devaient aussi lui conserver un culte, et que, de nos jours encore, les Bédouins des environs de Bone viennent

aux lieux où l’on découvre les débris de la basilique d’Augustin pour y honorer tous les vendredis celui qu’ils appellent, d’un nom mystérieux, le grand Romain, le grand chrétien. La peinture a trouvé dans les récits d’Augustin les sujets inépuisables de ses plus ravissantes compositions : c’est ainsi que Benozzo Gozzoli, dans une église de San Gemignano, ville charmante de la Toscane, qui, perchée sur la colline, défie la curiosité des voyageurs, a représenté en dix tableaux l’histoire de saint Augustin; ces dix fresques, d’une naïveté charmante, nous le montrent à toutes les époques de sa vie, depuis le jour où il fut conduit par ses parents à l’école de Tagaste, priant Dieu de n’être pas battu.

Ainsi les plus beaux génies de l’Italie chrétienne chercheront à se rapprocher de ce génie antique. Pétrarque, tourmenté par une passion qui n’a pas laissé de repos à son âme, écrivant son traité du Mépris du monde, suppose qu’il a pour interlocuteur saint Augustin lui-même; et saint Augustin l’avertit qu’il est lié de deux chaînes de diamant qu’il prend pour des trésors, mais qui lui ôtent sa liberté: la gloire et l’amour. Pétrarque défend ses chaînes avec ardeur, il les porte avec joie, il s’en fait honneur, et ne veut pas qu’on touche à cet amour platonique qui a été l’inspiration de toute sa vie et qui l’a tiré de la foule. Mais saint Augustin, avec sa sagesse supérieure, avec son bon sens chrétien, lui montre les périls d’une passion que rien ne définit, d’une passion idéale sans doute, mais qu’il n’aurait jamais conçue, si cette beauté idéale de Laure ne lui était pas apparue sous une forme sensible. Saint Augustin ne voit là qu’une faiblesse et prie Dieu de lui permettre d’accompagner le poëte pour le sauver. Pétrarque, vaincu par l’argumentation du saint docteur ; se rend enfin, et s’écrie : « Oh ! puisse s’exaucer ta prière ! Puissé-je, sous les auspices divins, sortir sain et sauf de ces longs détours, sentir enfin les flots de mon esprit tomber, le monde se taire autour de moi, et finir les tentations de la fortune ! »

Le christianisme n’était pas venu seulement fonder cette doctrine, qui s’éclaira dans les écrits de saint Augustin d’une si vive lumière : il était venu, par-dessus tout, fonder une société ; une société qui devait s’ouvrir et recevoir dans ses rangs les innombrables bandes des barbares déjà en chemin plusieurs siècles avant le christianisme pour se trouver au rendez-vous qui leur était marqué. Il faut savoir quelle puissance les attendait pour les subjuguer, les instruire, les policer : il faut savoir si les grandes institutions catholiques s’introduisirent, ainsi qu’on l’a beaucoup répété, à la faveur de la barbarie, et comme furtivement, dans la grande nuit de l’esprit humain.

Parmi les institutions qui devaient agir avec le plus de puissance sur le moyen âge, il en est deux auxquelles je m’arrête, que je détache des autres à cause de leur prépondérance incontestée, je veux dire la papauté et le monachisme. Il faut remonter à leur origine, considérer ce qu’était leur force au moment où elles furent appelées à l’exercer, voir si elles la déployèrent pour le salut ou pour la corruption du genre humain.

Ce n’est pas le lieu de renouveler les anciennes controverses relatives à l’origine de la papauté ; l’équité moderne a réduit les exagérations passionnées de nos devanciers, et aujourd’hui on ne regarde plus la papauté comme une usurpation préméditée et coupable de quelques prêtres ambitieux. Une critique plus impartiale l’a considérée comme l’œuvre historique des siècles, comme la conséquence temporaire d’un certain développement que devait traverser le christianisme. Le christianisme commence, dit-on, à faire son avènement dans les consciences, dans la solitude intérieure de la personne humaine, et le chrétien des premiers siècles, du temps des apôtres, se suffit à lui-même ; il est son propre roi et son propre prêtre. Plus tard, il éprouve le besoin d’un rapprochement, et en même temps celui d’une autorité et d’une règle commune, et, vers la fin du premier siècle, le clergé se sépare et se distingue du peuple. C’est au second siècle seulement qu’on voit se détacher, dominer la puissance épiscopale ; au troisième siècle, les évêques des différentes villes se subordonnent naturellement aux métropoles des provinces, et ainsi se créait, à l’exemple de la constitution des provinces romaines, le pouvoir des évêques et archevêques métropolitains. Enfin, au quatrième siècle, lorsque l’Europe, l’Asie, l’Afrique, cherchent à avoir leur existence à part, les trois capitales de ces parties du monde deviennent trois grands patriarcats : Antioche pour l’Asie, Alexandrie pour l’Afrique, Rome pour l’Europe. — Dans les deux siècles qui suivront, lorsque les barbares auront séparé l’Occident de l’Orient, il se trouvera, sans usurpation, sans tyranie, sans outrage à l’humanité, que l’évêque de Rome, patriarche de l’Occident, est devenu chef suprême de l’Église latine.

Voilà la doctrine répandue au commencement de ce siècle, qui fait école parmi les meilleurs esprits du protestantisme et fait tous les frais de la théologie des plus grands écrivains modernes ; qui a suscité Planck et Néander, et qui soutient tout l’édifice de l’histoire ecclésiastique d’un maître excellent, M. Guizot ; ce système est considérable parce qu’il est modéré, et c’est par cette raison qu’il faut l’examiner aujourd’hui de plus près, et voir jusqu’à quel point on est fondé à donner accès à des opinions qui sont cependant si répandues, et sont devenues si dominantes.

D’abord l’antiquité chrétienne n’admet nulle part cet individualisme dont on veut faire le point de départ de la foi. Le christianisme est moins encore une doctrine qu’une société ; le christianisme est amour autant que lumière, et la lumière même ne s’y communique pas seulement par l’étude et la lecture, elle se communique par la parole vivante aussi bien que par la parole écrite, parce qu’il s’agit d’une religion populaire qui sera d’abord celle des pauvres et de ceux qui ne lisent pas ; la lumière comme l’amour s’y communique par le contact, par l’âme. C’est pourquoi saint Paul le considère comme l’âme d’un grand corps, d’un corps unique dont le Christ est le chef et dont les chrétiens sont les membres ; et comme les membres ne veulent que par le chef, il s’ensuit que la chrétienté est un corps vivant, par conséquent un corps organisé, et que, dès le principe, au lieu de consciences éparses et solitaires, il faut trouver une véritable société, ayant une constitution, ayant son chef en haut, en même temps que l’obéissance et un certain contrôle en bas ; en un mot, toutes les conditions d’une société complète. C’est ce qui apparaît dans les premiers écrits du christianisme. Je n’entrerai pas dans une discussion minutieuse des textes, pour établir que dans les Actes des apôtres on voit partout, sous la présidence de Pierre, agir le collège des apôtres qui revêtent la puissance épiscopale, instituent des prêtres, ordonnent des diacres, et qu’autour d’eux est le peuple chrétien dont ils ne se séparent pas, mais dont ils se distinguent.

Ainsi, dès cette époque, il y a des prêtres et non pas seulement des évêques. C’est là que se trouve un point controversé, parce que, l’évêque lui-même ayant revêtu le sacerdoce, souvent le nom de prêtre lui est communiqué ; mais on ne cite pas un seul texte dans lequel le simple prêtre ait, à son tour, le nom d’évêque ; et, sans s’arrêter à des controverses minutieuses, où il est facile de perdre le temps et la lumière, n’est-il pas évident que saint Paul, dans l’épître à Tite, et dans l’épître à Timothée, leur confère le droit de juger des prêtres qui seront moins qu’eux, puisqu’ils ressortissent à leur tribunal ? Ainsi, dès les premiers temps, une hiérarchie apparaît, déjà fortement constituée[1].

Je pourrais citer ensuite, dès la fin du premier siècle, et au commencement du second, les épîtres de saint Ignace d’Antioche ; mais elles sont si formelles, que les adversaires de l’opinion que je professe les ont écartées en les déclarant apocryphes, ne pouvant pas regarder comme, authentiques des termes qui les condamnent d’une manière si expresse. J’éloigne donc ces titres contestés pour m’en tenir à ceux qu’on ne conteste pas.

J’arrive à saint Irénée, à Tertullien, à saint Cyprien, les plus anciens écrivains qui aient touché à l’organisation ecclésiastique, et qui paraissent à la fin du deuxième siècle ; qui, tenant à la fois à l’Orient et à l’Occident, expriment l’opinion de l’Église universelle. Ces trois grands docteurs s’accordent sur tous les points essentiels ; au milieu de la lutte et du conflit des doctrines opposées, des hérésies qui se disputent la chrétienté et déchirent les passages de l’Écriture sainte, ils reconnaissent unanimement la nécessité d’une tradition pour interpréter les Écritures, et la présence de cette tradition dans un corps : l’Église[2]. Ce corps leur apparaît comme rempli d’une lumière qui est universelle, comme le soleil qui est un, mais qui répand ses rayons sur toute la terre ce corps emprunte sa force à l’autorité divine ; l’Esprit-Saint l’habite et le rajeunit sans cesse, « comme une liqueur précieuse qui parfume et conserve le vase où elle est contenue. » Mais l’Esprit-Saint ne s’est transmis que par l’intermédiaire des apôtres ; l’épiscopat n’est donc autre chose que la continuation de l’apostolat : en sorte qu’au temps de saint Irénée, à la fin du second siècle, chacune des grandes églises conserve la suite de ses évêques, mais n’en a jamais qu’un seul à la fois. Ainsi s’établit la distinction de l’épiscopat d’avec le reste du sacerdoce. Mais, en même temps, paraît un plus grand pouvoir : l’évêque constitue l’unité de l’Église particulière ; mais toutes ces unités épiscopales ont besoin d’un centre commun. C’est pourquoi saint Cyprien, dans son livre de Unitate Ecclesiae, professe que l’unité de l’Église doit être visible, et que c’est pour cela que le Christ a fondé l’Église sur l’apôtre Pierre ; afin que cette unité, ainsi personnifiée, fût plus visible. Cette primauté de Pierre, cette unité qu’il représente, cette puissance de l’Église, saint Cyprien ne la borne pas au temps de la vie de l’apôtre, il la prolonge, il la maintient dans le siège de saint Pierre, et, dans une lettre au pape Corneille, il nomme le siège de saint Pierre l’Église principale d’où l’unité du sacerdoce est issue[3].

Tertullien tenait à peu près le même langage mais on pourrait dire qu’ils sont tous deux Africains, Occidentaux, qu’ils subissent l’influence indirecte de Rome et des idées latines. Il faut donc trouver, pour les contrôler, quelque témoignage qui émane d’une autre partie de l’Église, de l’Église d’Orient : ce témoignage se trouve dans saint Irénée, qui écrit avant eux vers la fin du second siècle, et qui nous représente la succession épiscopale remontant,. sans interruption, jusqu’aux apôtres. Pour abréger, et ne pas énumérer cette succession, dans chaque ville, il s’arrête à l’Église de Rome, avec laquelle, dit-il, à cause de sa primauté supérieure, doivent s’accorder toutes les églises, c’est-à-dire les fidèles qui sont partout. Ces textes sont incontestés, reconnus, admis par Néander et Planck, ils les réduisent à dire que dans le temps de saint Cyprien, de Tertullien et d’Irénée, l’esprit primitif de l’Évangile s’était perdu ; dès lors, suivant eux, le judaïsme triomphe, la doctrine de Paul s’est voilée, c’est l’esprit judaïsant qui s’est introduit dans l’Église afin de la constituer à l’exemple de la synagogue, et de lui donner pour chef, comme à la synagogue, un grand pontife ; En sorte que ce n’est pas assez de répondre à ce reproche : Pourquoi Dieu a-t-il attendu quatre mille ans pour donner son Fils au monde ? il faut encore répondre à cet autre : Pourquoi, dès la fin du second siècle, tout l’ordre de la Révélation est-il troublé ? Et il faut rechercher, dans des ténèbres impénétrables, l’espace de quelques années, les seules pendant lesquelles la vraie doctrine a régné.

Ces théories manquent de base, elles sont renversées chaque jour par la science. C’est ainsi que les catacombes de Rome multiplient les preuves nouvelles de l’orthodoxie antique, et, avec ce symbolisme hardi, qui est le caractère de l’art chrétien dès les premiers siècles, on nous représente partout Pierre enseignant la doctrine en même temps qu’il exerce les fonctions du gouvernement, et cela non seulement dans le temps où a été renfermée sa vie, mais par anticipation en quelque sorte et pour toute la suite des siècles. Je fais allusion à un disque de cristal retrouvé dans les catacombes, qui offre un type souvent répèté : Moïse frappant le rocher d’où jaillissent les eaux salutaires de la doctrine qui doit désaltérer tout le peuple. Ce Moïse, au lieu du costume oriental, porte le vêtement traditionnel des papes, et il s’appelle Petrus ainsi est représenté Pierre, guide, comme Moïse, du peuple de Dieu, et faisant jaillir, sous sa verge épiscopale, les eaux auxquelles doit se désaltérer l’humanité croyante.

De cette sorte s’établit la constitution primitive de l’Église : l’autorité s’y est fondée par l’intervention de Dieu même ; c’est d’en haut qu’elle vient, elle est consacrée par l’institution divine, elle est visible, elle descend des apôtres aux évêques, des évêques à leurs ministres. Mais, en même temps, la liberté y a sa part. Le souverain pontife ne fait rien sans avoir consulté ses frères dans l’épiscopat, l’évêque ses frères dans le sacerdoce, et le prêtre n’est rien à l’autel sans l’Église entière, sans le peuple des fidèles qui l’entoure de ses prières et correspond avec lui.

Ainsi la part de Dieu et la part du peuple chrétien, l’autorité et la liberté, tous les éléments essentiels d’une société nouvelle, sont contenus dans cette hiérarchie, dans cette constitution de l’Église primitive à des temps si reculés, avant la fin du second siècle. Lorsque, placée encore sous la menace des persécutions, traquée, poursuivie sans cesse, elle s’occupait peu à laisser des traces de son passage et des institutions qui auraient pu sans doute nous éclairer aujourd’hui, mais aussi trahir alors la retraite des croyants ; dès cette époque donc, malgré les difficultés, maigre les périls, la question s’éclaire de lumières qu’on ne peut méconnaître, et la papauté commence à exercer son influence, selon le progrès des temps et l’accroissement des dangers.

Voilà en effet, où se trouve le développement historique, non pas dans le principe de l’autorité, mais dans l’exercice de cette autorité qui, dès les commencements, s’exprime et se montre avec une énergie singulière ; car je trouve Tertullien reprochant à un pape, son contemporain, d’avoir pris le titre de episcopus episcoporum et pontifex maximus . Ces expressions sont bien fortes, et l’une d’elles, la première, n’a pas été souvent prise par les papes des temps modernes : le titre qu’ils ont préféré, et dans lequel ils ont trouvé une garantie bien plus forte, est celui de serviteur des serviteurs de Dieu.

Plus tard, de grandes contestations s’élèvent, non-seulement en Occident, mais en Orient, et jettent un éclat qui ne permet pas le doute. Trois grandes questions agitent les esprits : la célébration de la Pâque, le baptême administré par les hérétiques, et la querelle de Denys, patriarche d’Alexandrie. Toutes les églises d’Asie célébraient la Pâque à l’époque choisie par les Juifs, le quatorzième jour, au lieu de la célébrer, comme les autres, le premier dimanche après le jour de la résurrection ; le pape Victor interdit et excommunie les églises d’Asie. Plus tard, les Africains, saint Cyprien à leur tête, décident que le baptême donné par les hérétiques n’est pas valide et qu’il faut le renouveler ; Rome décide, au contraire, que le baptême conféré par les hérétiques avec les cérémonies voulues est valide et qu’il ne faut pas le renouveler : elle excommunie les églises d’Afrique qui se soumettent. Plus tard encore, Denys d’Alexandrie, combattant l’hérésie de Sabelliùs, laisse échapper cette expression que le « Christ n’est pas le fils, mais l’œuvre de Dieu » ; l’évêque de Rome le somme de s’expliquer : Denys s’explique, se justifie et retire son expression. Ainsi, dans ces trois grandes affaires touchant le dogme, la papauté intervient toujours comme une puissance qui n’admet pas d’égale. Au quatrième siècle, dans cet âge si rempli d’éclat, où tant de grands hommes sont assis sur le siège épiscopal en Orient et en Occident, au milieu de tant de clartés, on voit la puissance pontificale reconnue et proclamée en des termes bien forts par saint Athanase, le grand patriarche d’Alexandrie, qui déclare que c’est du siège de saint Pierre que les évêques ses prédécesseurs tirent leur ordination et leur doctrine, par Optat de Milève, par saint Jérôme, par saint Augustin, en un mot, par tout ce que l’Église a eu de plus grand. En même. temps, sa puissance continue de s’exercer elle s’exerce quand les papes Jules I° et Damase déposent ou réintègrent des patriarches d’Alexandrie, de Constantinople pu d’Antioche, lorsque les légats du saint-siége prennent rang les premiers à Nicée, à Sardique, en 347, et déclarent que les appels de toutes les sentences épiscopales pourront être portés au siège de l’Église de Rome. Dans l’assemblée d’Éphèse, c’est encore à la poursuite et à la diligence de saint Cyrille, appuyé de l’autorité du pape Célestin, que les évéques réunis de l’Orient prononcent dans l’affaire de Nestorius. On ne saurait donc contester qu’au quatrième siècle la papauté ne soit déjà en possession de toute sa puissance. Cependant il ne faut pas voir là l’œuvre des empereurs romains devenus chrétiens, qui auraient communiqué la moitié de leur pourpre et de leur éclat à l’évêque de la ville impériale. En effet, à peine Constantin est-il chrétien, qu’il porte le siège de son empire a Byzance ; l’intérêt de ses successeurs est de fortifier le pouvoir des patriarches de Constantinople, de les élever le plus haut possible, et de s’en faire en même temps des serviteurs dociles et obéissants, Ils y travailleront, ils y réussiront, mais ce n’est pas pour le pontife de Rome qu’ils se sont épuisés ainsi de politique et d’habileté ; loin de là, s’ils ont mis la main à l’œuvre, ç’a été pour l’abaissement du pontificat romain. D’un autre côté, ce n’est pas le génie des papes qui les a élevés à cette hauteur car il ne s’est pas rencontré dans les quatre premiers siècles un grand homme pour occuper le siège de Rome -c’étaient des martyrs, des esprits sages, des hommes de gouvernement sans doute, pontifes —obscurs qui devaient fonder une puissance éclatante. Mais Jules I° et Damase eux-mêmes n’avaient rien de comparable à ces puissants esprits qui faisaient l’orgueil de l’Asie et de la Grèce : il n’était pas un siège en Orient qui n’eût été illustré par de plus grands hommes ; Alexandrie avait eu Athanase, Cyrille; Antioche et Constantinople avaient vu s’asseoir dans leur chaire saint Grégoire de Nysse, saint Jean. Chrysostome. Le génie était en Orient, mais l’autorité en Occident.

Le premier homme de génie, le premier grand esprit qui paraît Rome pour y revêtir les insignes du pontificat, c’est saint Léon le Grand, un des hommes qui devaient le plus contribuer à donner à la papauté, non de l’autorité, mais l’exemple de cette action nouvelle qu’elle allait exercer en présence du monde barbare.

Le 29 septembre 440, le pape Sixte III était mort ; le clergé de Rome se rassembla et élut à sa place Léon, archidiacre de l’Église romaine. Il était désigné à ce choix par la grande confiance que lui avaient montrée le pontife et les empereurs car alors même il était dans la Gaule occupé à réconcilier Aétius et Albinus, qui avaient tourné leurs armes l’un contre l’autre. Léon s’était encore signalé par son zèle pour la foi, combattant les hérétiques, favorisant les lettres chrétiennes, honorant de son amitié Prosper d’Aquitaine et Cassien. Lui-même était savant, lettré, et son éloquence l’avait fait appeler le Démosthène chrétien. Chargé de revêtir l’autorité antique des pontifes romains, il montra, dès les premiers jours, qu’il en connaissait toute la grandeur. En effet, nous avons le discours qu’il prononça pour remercier le peuple, et qu’il renouvelait ensuite d’année en année le jour de son élection il y~rend grâces au peuple, au clergé de l’avoir choisi, il se plaint avec modestie de la grandeur du fardeau, il met sa confiance en Dieu et dans l' amour de l’Église qui en portera une part, surtout dans l’apôtre Pierre, assis immobile et invisible derrière ses très-indignes héritiers. Il y développe une doctrine qui n’est autre que celle de saint Cyprien, et qui, sans être plus hardie que celle de saint Athanase, est seulement plus explicite. « Le Sauveur accorde à Pierre le partage de son autorité, et s’il voulut donner aux autres princes de l’Église quelque chose de commun avec lui, c’est par Pierre qu’il leur communique tout ce qu’il ne leur refuse point ; mais Pierre n’a pas quitté avec la vie le gouvernement de son Église. Ministre immortel du sacerdoce, il est le fondement de toute ta foi, et’c’est lui qui par toute l’Église dit encore tous les jours : Vous êtes le Christ, Fils du Dieu vivant. Et qui douterait que sa sollicitude ne s’étende à toutes les Églises ? Dans le prince des apôtres vit cet amour de Dieu et des hommes, que n’effrayèrent ni les chaînes, ni la prison, ni les colères de la multitude, ni les menaces des tyrans, et cette foi insurmontable qui ne périt ni dans le combat ni dans le triomphe. Il parle les actes, les jugements, les prières de son successeur, en qui l’épiscopat s’accorde à reconnaître, non le pasteur d’une cité, mais le primat de toutes les églises[4].

Il est impossible de s’exprimer en termes plus formels, et il est impossible de pousser plus loin l’ignorance que ne le font ceux qui, ne connaissant pas ces paroles, ont cru pouvoir faire dater la primauté pape de Grégoire le Grand ou de Grégoire VII.

Arrivé, en effet, au souverain pontificat si tard et dans des circonstances si calamiteuses pour l’Église et pour l’empire, la Providence n’avait pas épargné à saint Léon les difficultés de sa mission. D’un autre côté, il avait à sauver le christianisme des hérésies qui le déchiraient car cette épreuve de l’hérésie ne devait jamais être suspendue, les efforts que l’arianisme et le manichéisme avaient faiis pour déchirer la doctrine se reproduisent sous d’autres formes au milieu du cinquième siècle. Le combat se restreint alors sur un point, le dogme de l’Incarnation et la personne du Christ. On accorde, avec le concile de Nicée, qu’elle est divine ; mais on se divise sur la façon d’entendre ce mystère. Pour que le Christ ait pu remplir sa mission, il fallait qu’il fût homme-Dieu : homme, car autrement l’humanité n’expie pas en sa personne ; Dieu, sans cela le mystère de la Rédemption n’est pas accompli. Mais les profondeurs de ce mystère étonnent les esprits, et ils se partagent en deux sectes : les uns attaquent la divinité, les autres l’humanité.

Vers 426, le patriarche de Constantinople, Nestorius, dans un discours prononcé en présence de tout le peuple assemblé, déclare qu’il y avait hérésie à appeler la mère du Christ, mère de Dieu ; que dans le Christ il y avait deux personnes distinctes une personne divine et une personne humaine, un homme en qui le Verbe avait habité comme Dieu habite dans un temple, sans plus d’union qu’il n’en existe entre le sanctuaire et le Dieu qui y réside. C’était la transformation de la doctrine d’Arius ; c’était un effort fait pour nier la présence de Dieu dans le Christ, pour séparer ce que le Christ avait uni ; c’était nous représenter dans la personne du Sauveur un sage, un homme plus éclairé que les autres, en communication plus étroite avec la Divinité, mais que rien n’aurait détaché du reste des hommes. On était conduit par cette tendance philosophique, rationnelle, à nier le surnaturel, sans s’apercevoir que c’était détruire le mystère, la foi, en un mot la religion. Aussi l’Orient s’émut à la doctrine de Nestorius ; et le concile tenu à Éphèse en 451, à la poursuite et sur les instances pressantes du pape Célestin, condamna l’hérésiarque, et la doctrine contraire fut définie et reconnue : dans le Christ résidait une seule personne en deux natures.

Un peu plus tard, l’archimandrite d’un grand monastère de Constantinople, Eutychès, combattant Nestorius, et poussant le zèle de la controverse jusqu’à l’excès, en vint à dire que dans le Christ il n’y avait qu’une personne et qu’une seule nature, que la nature humaine était absorbée par la nature divine, qu’ainsi le Christ n’avait pas eu de corps semblable au nôtre, pas de chair consubstantielle à la nôtre, et que c’était Dieu tout seul, Dieu lui-même, qui, dépouillant son impassibilité, avait souffert et était mort sur la croix. Il faisait une divinité souffrante, mourante, en sorte qu’il retournait à un véritable paganisme, confondant les attributs de la divinité avec ceux de l’humanité.

Sa doctrine attira l’attention de Flavien, patriarche de Constantinople, qui le déposa. Eutychès tourna alors les yeux vers le lieu que déjà les chrétiens s’étaient habitués à considérer comme le sanctuaire de toute sagesse et de toute justice : Il en appela à Rome ; mais, pour plus de sûreté, il en appelait en même temps à l’empereur, auprès duquel il avait l’appui d’Eudoxie et de Chrysaphe. Grâce à cette intervention, il fut renvoyé absous par le conciliabule tenu à Éphèse, en 449, et il lui fut donné raison sur tous les points[5]. Ces intrigues n’avaient pas trompé l’esprit clairvoyant de Léon, qui tenait l’œil fixé sur ces théologiens égarés, destinés à pousser un jour le délire jusqu’à disputer de la nature de la lumière du Thabor, au moment où le Turc serait sur la brèche de Constantinople. Léon était déjà intervenu avec toute la grandeur, toute la sagesse et le bon sens de l’esprit romain. Il avait écrit des lettres dans lesquelles il fixait le sens contesté, et avec une persévérance infinie, renversant tous les obstacles que lui opposait l’intrigue, il avait fini par obtenir la convocation d’un grand concile, à Chalcédoine, en 451. Il ne choisit pas un lieu éloigné de la cour, mais une ville d’Asie, à la porte de Constantinople, parce qu’il n’a pas peur des embarras qu’on lui suscite ; il connaît jusqu’où peut aller le pouvoir de la parole et de l’esprit. En effet, la lettre[6] qu’il écrivit à cette occasion est considérée comme un grand monument de l’antiquité ecclésiastique ; elle prit place dans le dogme vénéré de l’Église grecque, et fut traduite dans les langues de tout l’Orient. Je ne puis cependant en lire qu’un fragment, qui montre la sagesse avec laquelle Léon le Grand demeure dans le vrai et loin de tout excès : « Nous ne pouvions, dit-il, surmonter le péché et la mort, si celui qui ne pouvait être retenu par la mort, ni atteint par le péché, n’avait pris notre nature et ne l’avait faite sienne. Il est Dieu, puisqu’il est écrit « Au commencement était le Verbe. » Il est homme, puisqu’il est écrit « Le Verbe s’est fait chair. »

Cette doctrine ferme, lumineuse, qui se tenait avec tant d’exactitude dans les limites du vrai, saisit et subjugua les esprits de ces Orientaux rassemblés à Chalcédoine, et dans la seconde session, après avoir lu le symbole de Nicée, les lettres de Cyrille et de Léon, ils s’écrièrent « C’est la foi des Pères, c’est la foi dés Apôtres. Nous croyons tous ainsi ; anathème à qui ne croit pas ainsi. Pierre a parlé par la bouche de Léon ; Léon a enseigné selon la vérité et la piété. C’est la foi de tous les catholiques : nous pensons tous ainsi. »

C’est ainsi que fut décidée cette grande controverse. Léon le Grand avait fait acte de foi, car il avait de nouveau conservé au christianisme son caractère de religion, il n’avait pas souffert qu’il dégénérât en paganisme ni en philosophie ; il avait fait acte de foi, car il avait maintenu les mystères ; il n’avait pas permis qu’ils devinssent un système avec Nestorius, un mythe avec Eutychès ; le système s’adresse à la raison, le mythe à l’imagination, le mystère à la foi. La foi s’enfonce dans le mystère, avec le même courage que l’homme juste mourant s’enfonce dans les ténèbres de la mort : il sait bien que dans ces ténèbres il trouvera une autre lumière plus pure, et dans cette défaillance de la vie, une autre vie. Le grand esprit de Léon sait bien qu’en s’enfonçant dans ces obscurités de la foi, il trouvera une autre vie, la vie surnaturelle de la grâce que Dieu donne à ceux qui croient. La puissance de subjuguer est accordée à ceux qui croient, et non pas seulement à ceux qui raisonnent et qui disputent : aussi l’affirmation énergique de ce Romain fait taire quelque temps ces sophistes de l’Orient, et l’Église rentre un instant dans le silence de la pensée, de la raison et de la foi.

En même temps saint Léon sauvait, en Occident, la civilisation des périls de la barbarie. C’était, en effet, l’ère des invasions, et l’empire présentait bien peu de ressources pour résister à ces armements formidables qui agitaient les steppes de l’Asie et se prolongeaient même au delà du Rhin, puisque déjà les barbares avaient envahi les Gaules, l’Espagne, et se trouvaient maîtres de l’Afrique.

Au milieu de cette agitation, les ressources officielles de la civilisation se réduisent à bien peu de chose. Dans Ravenne se trouve l’empereur Valentinien III, sous la tutelle de sa mère Placidie : c’était un prince.faible, et, dès lors, ce qui n’étonne pas, un prince mauvais : Il était servi par deux grands hommes d’épée, Aétius et Boniface ; mais en même temps par deux traîtres qui se détestaient, capables, pour se perdre l’un l’autre, de perdre leur maître avec eux Aétius, qui négocia continuellement avec les Huns ; Boniface, qui vendit.l’Afrique aux Vandales Aétius, qui tua Boniface de sa main et qui fut poignardé par la main de Valentinien, destiné à tomber lui-même sous le poignard de Pétronius Maximus, dont il avait outragé la femme. Maximus succéda à son trône et à sa couche, jusqu’à ce que la veuve de Valentinien elle-même, ayant eu rêvélation du crime de son nouvel époux, appelle à son tour Genséric et lui livre les portes de Rome. C’est le signal de la mort de Maximus, lapidé au moment où il s’apprêtait à fuir. Puis viennent Avitus, Majorien, Sévère, dont les règnes d’un moment sont dévorés à.l’approche définitive de l’extermination, et précèdent à pèine le dernier jour qui allait sonner, en 476, pour l’empire d’Occident. Les ennemis de la civilisation s’appelaient Attila, qui, avec trois cent mille hommes derrière lui, faisait la terreur de la Germanie, de la Gaule et du monde entier, et Genséric, maître du Midi, de l’Afrique, et redouté même par les guerriers d’Attila. Voilà les deux périls dont il fallait sauver le monde. Un jour Attila envoya dire aux deux Césars de Ravenne et de Byzance : « Faites-moi préparer des palais, parce que j’ai résolu de vous visiter. » Et, entraînant à sa suite ses hordes innombrables, il passa comme un torrent sur la Gaule, perdit la bataille de Châlons, mais ne perdit ni. l’espoir —ni la fureur, et, en 452, traversa les Alpes et parut devant Aquilée. Après une courte résistance, Aquilée, emportée d’assaut, fut vouée à la ruine et à l’extermination. Pavie et Milan eurent le même sort. L’empereur, effrayé, s’était réfugié dans Rome, mais, dans Rome, il ne trouvait plus ni généraux, ni légions ; il n’avait pour toute ressource qu’un petit nombre de conséillers, de sénateurs éloquents, et, heureusement, quelque chose de plus fort, de plus nouveau ce pouvoir qui résidait dans la personne de Léon. Il fut député avec Trygetius, expréfet, de la ville, et Avienus, personnage consulaire, pour arrêter, s’il se pouvait, Attila au passage du Mincio, pour l’arrêter sans fer et sans hommes, parce qu’il n’y avait plus ni fer ni hommes, pour l’arrêter par la parole. Et, en effet, cette entrevue n’a pas eu d’historiens : il n’entrait ni dans le génie ni dans le devoir de Léon le Grand de nous raconter sa victoire, ni dans le goût de Trygetius et d’Avienus de nous avouer leur impuissance. Une seule chose est assurée, c’est qu’après un entretien d’Attila et de Léon, Attila se retira, traversa les Alpes, retourna en Pannonie, où il mourut l’année d’après. Des récits divers s’attachèrent à cet événement on raconta surtout qu’Attila avait dit à ses officiers que s’il se retirait, c’est que, pendant que Léon lui parlait, il avait vu,.derrière lui, un autre prêtre, au visage sévère, qui lui faisait entendre que, s’il allait plus loin, il trouverait la mort. Cette légende sans critique, et en apparence sans autorité, a traversé les siècles, acceptée par l’histoire, et a reçu pour toujours sa consécration des mains de Raphaël dans les chambres du Vatican.

Lorsque, plus tard, d’autres Huns, d’autres barbares du Nord, les luthériens allemands, à la suite du connétable de Bourbon, entrèrent dans Rome, et mirent le feu dans les chambres de Raphaël.pour effacer la trace du triomphe de la papauté, le feu, la fumée passèrent et la victoire de Léon le Grand resta.

Voilà comment Léon avait résisté aux périls du Nord : restait le Midi. Genséric était plus formidable qu’Attila : lui , à moitié chrétien, à moitié civilisé, servi par une hiérarchie de fonctionnaires semblables à ceux de l’empire romain, ayant sous ses ordres une flotte avec laquelle il pouvait traverser les espaces et venir venger la vieille honte d’Annibal.En effet, Genséric, appelé par la veuve de Valentinien, met a la voile, et son pilote lui demandant de quel côté il faut tourner la proue et diriger le navire, il répond « Vers ceux que menace la colère de Dieu ; » et la colère de Dieu, ce jour-là menaçait Rome. C’était trois ans après la retraite d’Attila : souvent Léon avait rappelé aux Romains leur délivrance ; il leur disait de ne l’attribuer ni aux astres ni au hasard, mais aux saints et à la miséricorde de Dieu et il tes engageait à célébrer ce jour non pas au cirque et dans les amphithéâtres, mais dans les assemblées des chrétiens. Ces paroles avaient été vaines, et, rassurés comme des matélots le lendemain d’une tempête à la veille d’une autre tempête, ils avaient oublié ces avertissements, lorsqu’ils apprirent que Genséric venait de débarquer avec une armée nombreuse, qu’il remontait le Tibre, et qu’il allait être à leurs portes. Cette fois encore Léon alla trouver les barbares, et il en obtint que, satisfaits du pillage, ils épargneraient la vie et respecteraient les personnes en effet, Genséric entra dans Rome, y resta quatorze jours tous les historiens nous attestent qu’il pilla la ville, mais qu’il ne versa pas une goutte de sang. Je ne sais si je me trompe, mais ce second miracle me paraît plus grand que le premier. Il y avait moins de mérite, moins d’habileté, à arrêter un barbare comme Attila, frappé peut-être par la majesté d’un vieillard chrétien, qu’à contenir pendant quatorze jours et quatorze nuits cette multitude de Vandales, les uns ariens, les autres païens, sans aucun lien de croyance avec les populations de Rome au milieu desquelles ils s’abattaient, à les maintenir fidèles à la lettre de ce traité souscrit à la veille de leur entrée dans la ville désarmée.

Une seule chose put faire la force de Léon devant les barbares le grand patriotisme dont il était inspiré. C’est par là qu’il marque entre tous les docteurs de l’Occident, c’est là ce qui fait voir le nœud des temps anciens et des temps nouveaux, et la perpétuité des grandes et légitimes traditions dans les esprits chrétiens. Le pape Léon ressent en lui toute la passion des Cincinnatus et des Scipiôn il comprend la grandeur romaine autrement, mais il est toujours aussi dévoué à la gloire de cette cité dont il est citoyen en même temps qu’évêque. C’est là ce que nous montre le Discours pour la fête des apôtres Pierre et Paul, dans lequel il expose la destinée providentielle de ta ville où il a été établi serviteur des serviteurs de Dieu. « Afin que la grâce et la Rédemption répandît ses effets par tout le monde, la divine Providence a préparé l’empire romain, et ses développements ont été poussés a de telles limites, que, dans son sein, toutes les nations réunies semblaient se toucher. Car il entrait dans le plan de l’œuvre divine- qu’un grand nombre de royaumes fussent confondus en un seul empire ; et que la prédication, trouvant devant elle des voies ouvertes, pût rapidement atteindre tous les peuples qu’une seule cité tenait sous ses lois[7]. »

Vous le voyez, cette doctrine c’est celle que nous avons trouvée dans Claudien, que nous trouverons encore dans Prudence, dans Rutilius ; c’est celle qui se perpétuera de siècle en siècle, et qui fera redire à’Dante que c’est en vue de la grandeur chrétienne de Rome que Dieu a fondé l’empire romain.

Ainsi cette pensée romaine ne s’est pas évanouie en présence de la barbarie elle est encore suscitée pour lui résister, pour la combattre ; et Léon le Grand ne fait que commencer cette glorieuse résistance, qui continuera par Grégoire le Grand et plus tard par ses. successeurs, jusqu’au jour où la barbarie purifiée, régénérée, victorieuse d’elle-même, viendra s’incliner dans la personne de Charlemagne et relever l’empire d’Occident.

Nous avons suffisamment établi que, quelque puissance que nous trouvions alors à la papauté, elle ne devra rien aux temps barbares, elle s’est constituée au grand jour de l’antiquité, sous l'œil jaloux du paganisme, sous l’œil clairvoyant des Pères de l’Église, dans les grands siècles de la théologie chrétienne, et elle ne doit rien aux ténèbres. Elle a été établie avec cette puissance incontestable pour résister, pour combattre la barbarie menaçante, et commencer une lutte qui ne finira que momentanément avec Charlemagne, car elle se renouvellera bientôt après lui ; et lorsque Grégoire VII infligera à Henri IV cette pénitence qu’on lui a tant reprochée, il ne fera que continuer ce que Léon le Grand avait commencé avec Attila il ne fera que refouler le barbare dans son domaine et sauver encore une fois la civilisation. Il y avait une autre puissance qui devait sauver les lettres et la civilisation : je veux dire les moines. Quant à cette puissance, nous n’aurons pas à repousser le reproche de nouveauté qu’on adresse à la papauté. Jamais, en effet, on n’a accusé le monachisme d’avoir commencé trop tard, mais trop tôt on l’a accusé d’être né dans les vieilles religions de l’Orient, d’avoir été tout pénétré de leur esprit, , de s’être introduit subrepticement dans l’Église pour y porter des habitudes qui n’étaient pas les siennes, et d’avoir été pour elle bien moins un secours qu’un péril, bien moins une gloire qu’un scandale. J’ai dit, déjà plus d’une fois, que le christianisme n’a point fait l’humanité, mais qu’il l’a refaite il ne crée pas, il transforme. L’homme existe, mais sous la loi de la chair ; la famille, mais sous la loi du plus fort la cité, mais sous la loi d’intérêt. Le christianisme réforme l’homme par la renaissance de l’esprit ; la famille, par le droit des faibles la cité, par la conscience publique. De même aussi il trouve dans les sociétés antiques des temples, des sacrifices, des prêtres : il ne les abolit pas, il les purifie ; le christianisme n’a rien aboli, il a tout régénéré. Ainsi a-t-il fait du monachisme ; il n’y a pas de grande religion sans moines : l’Inde a eu ses ascètes, qui abandonnent toutes choses, s’enferment dans les déserts sans autre bien qu’un haillon sur l’épaule et un plat de bois à la main, qui passent leur vie se nourrissant de graines, de racines arrachées de la terre, et qui, accroupis sur eux-mêmes, consument leurs jours et leurs nuits dans la contemplation~de l’âme de Dieu, captive dans leur corps et qu’ils cherchent à affranchir. A côté des anachorètes du ~brahmanisme, le bouddhisme a ses cénobites, et dans la Tartarie, la Chine, le Japon, il n’y a pas de prêtres, mais des moines, des hommes qui vivent sous la loi de la communauté : Ces institutions orientales ne peuvent avoir d’autre esprit que le paganisme qui les inspire : elles sont toutes fondées sur la confusion du principe de la créature et du créateur, et comme le brahmane se figure qu’il est de droit le seigneur de la création ; et que tous les hommes ne vivent que par sa permission, il méprise souverainement ses semblables. De même l’anachorète pense que le sort le plus heureux, le suprême bonheur, est d’arriver à s’absorber dans Brahma, c’est-à-dire dans l’incompréhensible. Voilà l’orgueil et l’égoïsme qui font l’âme de l’ascétisme indien. Chez les Hébreux des derniers temps de l’antiquité, le monachisme paraît sous des formes plus pures ; car le judaïsme a eu ses ascètes : les esséniens et les thérapeutes habitent, les uns sur les bords de la mer Morte, les autres à Alexandrie les premiers voués à la vie active les seconds, au contraire, à la vie contemplative et à la prière : ils vivent dans le célibat, dans la communauté des biens, sans esclaves. Mais le dur esprit du judaïsme s’y manifeste par l’horreur pour les étrangers, et par leur séparation absolue d’avec les autres hommes qu’ils considèrent comme impurs, tellement que, s’ils se sont approchés d’un homme qui n’est pas essénien, ils se purifient ; le pécheur parmi eux n’avait plus de réconciliation à espérer, sa faute était irrémissible : il était défendu de lui tendre une main amie et de rompre avec lui un morceau de pain. Ils prolongent cependant leur existence bien après le christianisme, car Pline l’Ancien les connut, et il cite une nation remarquable entre toutes les autres, « sans femmes ; ayant renoncé à tous les plaisirs, et qui vit pauvre parmi les palmiers ; ainsi, depuis des milliers de siècles, chose remarquable, cette nation subsiste éternelle, et personne ne naît de son sein, tant est fécond pour elle le dégoût des autres genres de vie[8]. » C’est là, et, chez les thérapeutes surtout, qu’il faut chercher l’origine du monachisme chrétien. Tant que le péril fut dans la société, tant qu’elle put être sauvée et qu’il fallut combattre par le martyre pour l’affermissement de la foi, les saints restèrent dans le monde pour aller mourir dans le cirque ou sur le bûcher à l’heure que Dieu leur marquerait. Aux temps des persécutions, tous ceux qui auraient pu devenir anachorètes devinrent martyrs : ce n’est qu’au moment où elles vont finir, quand la société romaine tombe en dissolution, et qu’il faut qu’une société, nouvelle se forme pour la remplacer, c’est alors que se disciplinent ces milices destinées à refaire la conquête de l’univers, après que Rome l’a perdu. Le premier qui paraît, c’est l’ermite Paul (en 251) ; un peu plus tard, c’est saint Antoine, qui leur donne des règles un peu après, c’est saint Pacôme, qui les rassemble en grandes communautés, et en forme un corps auquel il donne, en quelque sorte, une loi. Sous cette loi nouvelle, ils se répandent avec une grande rapidité dans tout l’Orient. Enfin vient saint Basile, auteur d’une règle devenue populaire et entourée de la vénération universelle dans les monastères d’Orient. Saint Basile, peu favorable à la vie solitaire, s’efforça de réduire les ascètes à la vie commune il préféra les cénobites aux anachorètes : « car, dit-il au solitaire, de qui laveras-tu les pieds, qui serviras-tu, comment seras-tu le dernier si tu es seul ? »

Il faut voir maintenant comment cette vie monastique, si florissante en Orient, passa en Occident. Je crois avoir trouvé l’époque précise de la propagation de la vie cénobitique. On la fait ordinairement commencer à la fondation de Ligugé; je crois voir une trace plus ancienne. On savait bien déjà que c’était saint Athanase qui, ayant connu saint Antoine et écrit la vie de ce solitaire, était venu ensuite en Occident et y avait propagé le goût et la passion de l’imiter. Mais, en considérant, de plus près les voyages de saint Athanase en Occident, on voit qu’il vint pour la première fois à Trêves en 336 exilé par Constantin, il y résida longtemps, et, .pendant ses loisirs, il lui, fut possible de commencer à récrire la vie de saint Antoine : c’est alors sans doute qu’il fit sentir autour de lui les avantages de la vie cénobitique, car de bonne heure il y eut des monastères fondés à Trêves, et ils ont conservé, comme loi et règle vivante, la vie de saint Antoine. Je vous ai déjà entretenus de cette histoire racontée par saint Augustin dans ses Confessions, et qui fit tant d’impression sur lui, de ces deux officiers de la cour qui, se promenant hors des murs de Trèves et s’étant détachés de leurs compagnons, arrivèrent à une maison habitée par des serviteurs de Dieu, par des moines. Étant entrés, ils virent un livre sur une table c’était la Vie de saint Antoine ; l’un des officiers commença à lire ; et au récit de cette vie du désert innocente et pure, sous des cieux sans nuages et en communication avec Dieu, exempte de passions et d’injustices,.le pauvre officier, tout meurtri probablement des injustices de la cour, se senti ému d’un désir infini et, se. tournant vers son ami « Où nous mènent tous, nos travaux’? dit-il ; que poursuivons-nous ? Quel peut être notre espoir, sinon de devenir amis de l’empereur ? -Et avec quel péril ? Or il dépend de nous de devenir amis de Dieu et dès aujourd’hui. » Il recommença à lire, et’son âme changeait, et son esprit se dépouillait du monde il lisait, et les flots de son cœur roulaient tumultueusement. II frémit un moment, il jugea, il se décida, et, déjà vaincu, dit à son ami : « C’en est fait, je romps avec mes espérances, je veux servir-Dieu ici même et sur l’heure. » Son ami l’imite; leurs deux compagnons les rejoignent, apprennent —leur détermination et les quittent en pleurant mais c’était sur eux-mêmes, qu’ils pleuraient[9]. Ce récit admirable montre par quelle puissance soudaine, par : quel irrésistible entraînement se propageait cet-enthousiasme de la vie solitaire, au milieu de la vie dissolue, attristée, appauvrie, de cet Occident, à la porte duquel les barbares frappaient déjà . Le compagnon ~de cet officier l’imite, tous deux s’enferment en même temps dans ce monastère. Ainsi naquit la vie cénobitique en Occident. Je ne vous raconterai pas comment saint Jérôme, du fond de sa solitude de Bethléem, formait et disciplinait des colonies de moines, qui, se répandaient ensuite dans toute l’Italie ; comment saint Augustin, épris de la vie commune, de cette vie pythagoricienne, qu’il rêvait autrefois à Milan avec ses amis, devenu évêque d’Hippone, fonda des monastères et leur prescrivit des règles empreintes de cette sagesse et de cette modération qui font le caractère de son génie. Mais la terre propre de la vie cénobitique, c’est la Gaule c’est là que, dès l’an 360, saint Martin, ayant passé quelque temps à Milan dans un monastère où il s’était formé, en établit un autre à Ligugé, près de Poitiers, et, un peu plus tard, le grand monastère de Marmoutiers, près de Tours. Il y résidait, étant évêque de Tours, avec quatre vingts et quelques moines lorsque vint l’heure de ses funérailles, il fut suivi par plus de deux mille. Je ne m’étonne plus alors de voir se fonder, en 410, cette grande abbaye de Lérins, d’où sortiront tant d’hommes illustres ; de voir saint Victor en fonder une autre à Marseille, où Cassien apporta les traditions de la Thébaïde, puis dans l’île Barbe, près de Lyon, tandis que Vitricius peuplait de moines les dunes et les, sables de la Flandre. Dès le commencement du cinquième siècle, je vois toutes les frontières que les milices romaines avaient abandonnées, et que menaçait la barbarie, je les vois gardées par les colonies d’une autre milice, d’une autre Rome, par des colonies qui arrêteront les barbares, les retiendront, les fixeront, et c’était beaucoup pour commencer à les civiliser.

Je finis en constatant que ce qui sépare le monachisme du monde romain, cette société nouvelle de la société aucienne, ce sont ces trois choses : la pauvreté, au milieu d’une société qui meurt de son opulence ; la chasteté, au milieu d’une société qui expire d’orgies; l’obéissance, au milieu d’une société qui périt de désordre. Voilà ce qui fait la puissance du monachisme vis-à-vis de la société romaine.

Ce qui fait la différence de l’ascétisme chrétien avec l’ascétisme indien, c’est quelque chose de plus profond. Les ascètes païens étaient chastes, pauvres, disciplinés mais il y a deux choses qu’ils ne connaissaient pas et que les ascètes chrétiens :le travail et la prière. Le travail, car les ascètes de l’Inde ne travaillent pas, ils demeurent immobiles ; s’ils occupaient leurs mains, ils troubleraient leur contemplation. Au contraire, les ascètes chrétiens travaillent des mains ou de l’esprit dans les solitudes de la Thébaide, il y avait des forgerons, des charpentiers, dcs corroyeurs et même des constructeurs de navires ; dans les monastères d’Occident, c’est le travail d’esprit qui domine. Saint Augustin, l’établit en Afrique, il fleurit à Ligugé, à Lérins, et il s’étend partout c’est dans ces monastères que les lettres ont un sûr asile. Travailler, non pour soi-même, ni pour ses enfants, ni pour sa femme, mais,travailler d’un travail persévérant pour une communauté, c’est un effort qu’on ne peut demander facilement à la nature humaine. Les fondateurs de la vie spirituelle n’avaient demandé ces grands sacrifices, cette abnégation de tous les jours, qu’au nom de l’amour. Ils n’avaient jamais cru qu’on pût réunir des hommes nuit et jour dans la gêne perpétuelle d’un voisinage qui sans cesse froisse et mortifie, qu’on pût les forcer à s’oublier eux-mêmes ; ils n’avaient pas cru que ce prodige pût se faire au nom de l’orgueil qui veut commander, ni avec le sensualisme qui veut jouir. Il faut pour cela un degré d’abnégation auquel on ne peut arriver que par l’humilité et par la charité, et voilà ce que les ascètes chrétiens trouvaient dans la prière. Les Indiens, les sages du paganisme, ne priaient pas les anachorètes de l’Inde prient pas : ils contemplent, ils sont absorbés ; ils ont Dieu en eux, ils sont dieux eux-mêmes, pourquoi donc prieraient ils ? L’anachorète chrétien prie parce qu’il reconnaît quelque chose de plus grand, de plus fort que lui : il prie parce qu’il aime, parce qu’il aspire à une vie meilleure, parce qu’il aspire à Dieu. L’anachorète chrétien ne méprise pas ses semblables, il les aime passionnément. Vous avez cru qu’au moment où il laissait derrière lui son vieux père, sa vieille mère en pleurs ; vous avez cru qu’il allait les oublier, qu’il allait oublier tous les hommes non, il retrouvera son père, sa mère, tous les hommes, il les retrouvera à toutes les heures, tous les jours et toutes les nuits dans la contemplation, dans l’amour, dans l’entretien de ce Dieu auquel il va, et la prière même ne sera qu’une autre manière de servir les hommes et de coopérer à l’œuvre de purification et de sanctification de l’Église.




EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON


I


Le concile s’ouvre le 8 août 451 sous de fâcheux auspices ; Dioscore le préside. Il y conduit ses partisans. Les évêques accusateurs d’Eutychès ne siègent pas comme juges. On ne compte que cent trente votants. — Le moine Barsumas. — Au lieu des lettres du pape, on lit celles de l’empereur qui appellent une répression sévère contre les nestoriens cachés. — Eutychès est introduit, et présente son apologie. On n’accorde pas la parole à son accusateur principal, et les eutychéens veulent le jeter au feu. Eutychès est absous au bruit des soldats et des moines qui environnent l’église. — Dioscore propose la déposition de Flavien. Onésiphore, évêque d’Icone, et plusieurs autres embrassent les genoux du patriarche. Il se lève de son trône, protestant qu’il ne cédera pas : « Qu’on fasse entrer les comtes, » dit-il, et avec eux entrèrent les soldats avec des épées et des chaînes. Alors les évêques donnèrent leurs blancs seings ; un petit nombre refusèrent et furent exilés. Flavien en appela. Les légats protestèrent, et bientôt après Léon et le concile de Rome anathématisaient le brigandage d’Éphèse.


II


LETTRE DE SAINT LÉON LE GRAND A FLAVIEN.


I. Il a compris par la lecture des actes du concile archiépiscopal le scandale et l’erreur d’Eutychès. Quoi de plus injuste que de professer l’impiété et de ne point croire à de plus savants que soi ? Tel est l’égarement de ceux qui, dans leurs doutes, ne recourent point aux oracles des prophètes, aux enseignements des apôtres, à l’autorité des Évangiles, mais à eux seuls, maîtres de l’erreur parce qu’ils ne furent pas disciples de la vérité.

II. Il reproche à Eutychès d’ignorer les trois premiers articles de la profession de foi car, d’une part, le fils de Dieu y est représenté avec tous les attributs de la Divinité ; de l’autre, le Fils de Marie y prend tous les caractères de l’humanité. Cette génération temporelle fut nécessaire pour la réparation de l’homme ; car nous ne pouvions surmonter l’auteur du péché et de la mort, si celui qui ne pouvait être retenu par la mort, ni atteint par le péché, n’avait pris notre nature et ne l’avait faite sienne.

III. Textes de l’Écriture : Fils de David, d’Abraham ; promesse faite aux patriarches. L’une et l’autre nature demeurant en son entier a été unie en une personne, afin que le médiateur pût mourir en demeurant impassible et immortel. Il a tout ce qui est en nous, tout ce qu’il créa, tout ce qu’il répare, mais non le péché que le trompeur y a mis. Il a pris la forme d’esclave, mais non la souillure d’iniquité, relevant la dignité de la nature humaine sans rien diminuer de la nature divine.

IV. Le Verbe et la chair gardent les opérations qui leur sont propres. Il est Dieu, puisqu’il est écrit : Au commencement était le Verbe. Il est homme, puisqu’il est dit : Le Verbe s’est fait chair ; La naissance montre la nature humaine. L’enfantement d’une Vierge montre la nature divine. C’est un enfant dans la crèche, c’est un Dieu qu’adorent les anges. La faim, la soif, la lassitude, le sommeil, sont d’un homme : mais il est d’un Dieu de rassasier cinq mille hommes avec cinq pains, de donner l’eau vive à la Samaritaine, de marcher sur les eaux, de calmer la tempête : Il n’est pas d’une même nature de pleurer son ami mort et de le ressusciter, d’être attaché à la croix, et de changer le jour en nuit, de faire trembler les éléments et d’ouvrir au bon larron les portes du ciel.

V. La dualité des natures ne préjudicie point à l’unité de personne. C’est cette unité qui fait proférer dans le symbole que le Fils de l’homme est descendu du ciel, et que le Fils de Dieu a pris chair de la Vierge. Pierre, interrogé, lui confesse qu’il était le Christ, le Fils du Dieu vivant ; et il fut confirmé pour être la pierre fondamentale de la foi, parce qu’il avait compris qu’il y a autant de danger de le croire seulement homme que seulement Dieu.

VI. Il faut estimer vide de foi cet homme qui ne reconnaît notre nature ni dans l’humiliation mortelle du Fils de Dieu, ni dans la gloire de sa Résurrection… l’Église catholique vit de cette foi, que dans le Christ Jésus, l’humanité n’est pas sans la véritable divinité, ni la divinité sans la véritable humanité… Si donc Eutychès se repent sincèrement, s’il reconnaît par un repentir tardif, et, si pour satisfaire la vérité, il condamne des lèvres et de la main ses fausses opinions, je ne mets pas de mesure à votre clémence ; car Notre-Seigneur, bon et véritable pasteur, qui donne sa vie pour ses brebis et qui vient pour sauver les âmes et non pour les perdre, nous veut imitateurs de sa pitié, en sorte que la justice châtie les coupables, et que la miséricorde ne repousse point les repentants.


III


Au-dessous de la monarchie élective des papes se range l’aristocratie élective des évêques. Selon saint Cyprien, l’épiscopat est unique, mais chaque évêque en a solidairement une part. L’évêque est le gardien responsable du dogme et de la discipline. Il est l’organe de la tradition dans son église, il en est le témoin dans les conciles. La puissance spirituelle de l’épiscopat éclate surtout au milieu de ces conciles du quatrième et du cinquième siècle, derniers refuges de la parole libre, où le règne de l’esprit s’établit en dépit des épées. — L’évêque est investi d’une magistrature temporelle, d’abord par l’Église, ensuite par les lois romaines. Il est chargé de donner des tuteurs aux orphelins, il devient le défenseur de la cité, le pasteur du peuple, et par conséquent son protecteur contre l’oppression des grands. — Saint Ambroise et le massacre de Thessalonique.

– Saint Martin, soldat pannonien, donne la moitié de son manteau à un pauvre : cette charité était une vocation ; il embrasse la vie religieuse à Milan, puis dans l’île de Gallinaria, près Albenga ; puis il va à Ligugé, près de Poitiers, auprès de saint Hilaire, ce glorieux défenseur de l’orthodoxie. — Par quel artifice on l’attire à Tours, pour le faire évêque. Une multitude immense est venue pour voter. Un petit nombre et quelques évêques repoussent cet homme d’un aspect méprisable, de mine chétive, aux cheveux et aux vêtements en désordre. Mais la volonté de Dieu se manifeste et le peuple l’emporte. Il devient évêque et bâtit un monastère à Marmoutiers, pour s’y retremper, non pour s’ensevelir dans une oisive contemplation. Il en sort pour parcourir le centre de la Gaule, publiant la foi dans ces contrées mal converties, « où bien peu, dit Sulpice Sévère, avaient reçu le nom du Christ. » Il brûle les temples, renverse les autels et les arbres sacrés. Plus souvent sa prédication touchait si fort les païens, qu’eux-mêmes abattent leurs temples. Il n’est pas plus indulgent pour les superstitions chrétiennes et détruit l’oratoire élevé sur la sépulture d’un faux martyr.

En même temps, on voit saint Martin préoccupé de ces devoirs temporels dont les évêques du moyen âge ne se délivreront plus. Il est l’économe du bien des pauvres : il rachète les captifs, reçoit les pèlerins, leur lave les mains et les pieds. Mais surtout son caractère se fait voir dans sa lutte avec le pouvoir temporel, avec Maxime. Maxime régnait à Trèves, entouré de prélats adulateurs qui ne craignaient pas de fréquenter cet homme tout souillé du sang de Gratien. L’évêque espagnol Ithace, soutenu tenu par plusieurs de ses collègues, avait poursuivi à sa cour la condamnation des priscillianistes ; cinq de ces malheureux avaient été mis mort, et une commission d’enquête allait être envoyée en Espagne avec pouvoir d’ôter aux hérétiques la vie et les biens. Saint Martin accourt à Trèves et demande la grâce de deux condamnés, et qu’il n’y ait pas de commission d’enquête : il refuse de communiquer avec Ithace et ses partisans. Maximelui accorde ses demandes, mais à la condition qu’il communiquera avec les évêques de sa cour. Martin cède, et le .lendemain il paraît avec eux au sacré de l’évêque Félix. « Le jour suivant, s’en retournant commetriste sur la route, il gémissait d’avoir été forcé pour un moment à une communion mauvaise non loin d’un bourg qui a nom Audithana, en un lieu où sont de vastes et solitaires forêts, ses compagnons l’ayant un peu dépassé, il s’assit, accusant et défendant tour à tour dans sa pensée l’action qu’il avait commise soudain un’ange parut devant lui « Tu as raison d’être affligé, Martin, mais tu ne pouvais faire autrement ; relève-toi et reprends courage, de peur qu’à ce coup tu ne mettes en péril, non ta gloire, mais ton salut. » Depuis ce temps il se garda de prendre part à la communion d’Ithace. Mais un jour qu’il exorcisait des possédés plus lentement, que de coutume, parce que la grâce était diminuée, il nous avouait en pleurant que cette vertu s’affaiblissait en lui par suite de la communion à laquelle il avait pris part un instant, par nécessité et non de cœur. Durant seize années qu’il vécut encore, il n’assista plus à un seul concile ; et il évita les assemblées de ses frères les évêques[10]. » Saint Martin, destructeur du paganisme et fondateur de l’Église au centre des Gaules : de là cette gloire qui l’entoure en France et en Italie, et comment, au lendemain de leur conversion, les Francs prennent sa châsse pour bannière.

  1. Voir les notes la fin de la leçon.
  2. EXTRAIT DES NOTES DE LA LEÇON

    La tradition réside dans l’Église une et universelle : comme un seul soleil, comme un seul arbre, comme une seule source. Hors de l’Église pas de chrétiens, pas de martyrs.

  3. Et ad Petri cathedram atque ecclesiam principalem unde unitas sacerdotalis exorta est. (S. Cypr., Ep. 55, ad Cornelium.)
  4. Non solum hujus sedis prœsulem, sed et omnium episcoporum noverunt esse primatem.
  5. Voir les notes à la fin de la leçon, I
  6. Voir les notes à la fin de la leçon, II.
  7. S. Leonis Magni Sermo primus in natale apost. Petri et Pauli.
  8. Plin. Maj., Hist. Na. I, V. Chp. XV (S XVII)
  9. Aug., Conf. I. VIII, c. VI.
  10. Sulpice Sévère.