Œuvres complètes de Démosthène et Eschine (Traduction de Joseph Planche)/Volume VI/Sommaire de la harangue contre Midias

SOMMAIRE
DE LA HARANGUE DE DÉMOSTHÈNE
CONTRE MIDIAS.



La harangue intitulée, contre Midias, est une des plus belles de Démosthène : voici quel en est le sujet. Démosthène avait été nommé chorége par sa tribu : la chorégie était une espèce de fonction publique et sacrée. Le citoyen qui en était revêtu, s’engageait à former, à ses dépens, une troupe de musiciens ou de danseurs, pour célébrer les fêtes de Bacchus. Il y avait une grande émulation entre les choréges des différentes tribus. Celui dont la troupe avait été jugée la mieux formée et la mieux décorée, obtenait une couronne. Midias, homme puissant et riche, mais audacieux et insolent, ennemi de Démosthène, l’avait traversé pendant toute sa chorégie. Par ses cabales auprès des juges nommés pour décider entre les choréges, il avait réussi à le frustrer de la couronne, à laquelle il prétendait. Il ne s’en était pas tenu là ; il l’avait frappé en plein théâtre ; il lui avait donné un soufflet dans l’exercice même de sa charge, en présence des Athéniens et des autres Grecs, que la fête avait rassemblés. C’était l'usage que, dans les querelles survenues au sujet des fêtes de Bacchus, le peuple, rassemblé tumultuairement dans le temple de ce Dieu, prononçât d’abord sur les délits, qui étaient ensuite portés à un tribunal plus tranquille. Le peuple s’était assemblé au sujet de Midias, et l’avait condamné sur-le-champ. La cause, suivant la coutume, fut portée devant un tribunal particulier. Démosthéne, qu’il avait cruellement outragé dans sa personne et dans son honneur, i’attaque par un discours plein de force, de véhémence et de noblesse, dont je vais donner l’analyse.

Dans son exorde, l’orateur expose les motifs qui lui ont fait porter sa cause au tribunal devant lequel il plaide, quoique ses adversaires lui aient fait des offres considérables pour l’engager à se désister. Il espère que les juges, insensibles à toutes les sollicitations des parties adverses, feront justice à un citoyen aussi grièvement insulté dans sa personne, et dont l’insulte intéresse le public, les intéresse eux-mêmes. Dans les causes qui lui sont personnelles, Démosthène a toujours l'art d’intéresser les autres, et surtout ceux auxquels il parle.

Après un exorde plein d’adresse, quoique simple, il fait lire la loi qui permet de porter ses plaintes au peuple dans les disputes survenues au sujet des fêtes de Bacchus. Quelques réflexions qu’il fait sur cette loi, sont suivies de la lecture d’une autre, qui défend d’attaquer même un débiteur en retard dans les jours consacrés à ces fêtes, sous peine d être poursuivi comme violateur de la fête. La loi défend d’attaquer même un débiteur en retard dans les jours consacrés aux fêtes de Bacchus, et Midias, dans ces mêmes jours, a commis des violences qui méritent les punitions les plus rigoureuses.

Vient la narration, dans laquelle l’orateur détaille ces violences ; il y montre comment il a été nommé chorége ; comment Midias l’a traversé et molesté pendant le cours de sa chorégie ; toutes ses démarches pour frustrer sa troupe de la couronne ; comment, enfin, il l’a frappé lui-même, avec outrage, en plein théâtre. Il divise son discours en trois parties. Dans la première, il parlera de tous les outrages qu’il a essuyés de la part de Midias ; il exposera, dans la seconde, les fautes que le même Midias a défenses envers les autres cîtoyens ; la troisième offrira un tableau de toute la vie de l’accusé.

Les outrages de Midias, dont se plaignait Démosthène, et qui faisaient le fond de la cause, consistaient en ce qu’il avait brisé les couronnes d’or, et déchiré la robe brochée d’or qu’il faisait faire pour la fête ; en ce qu’il avait inquiété sa troupe, et principalement en ce qu’il l’avait frappé lui-même, avec outrage, sur le théâtre. 11 suffisait qu’il eût exposé les deux derniers faits dans sa narration, il n’était pas besoin qu’il les prouvât. Il prouve le premier, par la déposition de l’orfèvre, sur la maison duquel Midias s’était jeté pendant la nuit, pour exécuter son mauvais dessein. Après quoi, il passe tout d’un coup à la réfutation des défenses qu’il devait employer.

Première défense. Démosthène aurait dû l’attaquer par les voies ordinaires.

Réponse. Si on l’avait attaqué par ces voies, il se plaindrait qu’on ne l’attaquât point par les voies que la loi prescrit contre ceux qui ont violé la fête. Midias ne doit pas exiger qu’on le poursuive par telle voie, plutôt que par telle autre, mais prouver qu’il n’est pas coupable. Si Démosthène a préféré celle qui ne lui apporte aucun profit, loin que cette conduite doive lui faire tort, il faut qu’on lui en sache gré.

Seconde défense. On ne doit pas le perdre à cause de Démosthène.

Réponse. Quand on punit un citoyen pour en avoir offensé un autre, on ne le livre pas à celui qui est offensé, mais on exécute les lois portées contre celui qui offense.

Troisième défense. C’est Démosthène que Midias a insulté ; on doit le poursuivre comme ayant insulté un particulier. Réponse. Ce n’est pas Démosthène qui a été insulté, mais un chorége d’Athènes. Plusieurs exemples prouvent invinciblement qu'il faut distinguer l’homme en charge du simple particulier. Midias a insulté un chorége, il doit donc être puni en vertu des lois qui défendent d’insulter un chorége dans l'exercice de sa charge. Une preuve que les lois anciennes ne suffisaient pas pour les insultes commises dans les fêtes de Bacchus, c’est qu’on en a porté de nouvelles pour ce cas spécial.

Quatrième défense. Beaucoup d’autres ont été insultés, et on n’a point puni les auteurs de l’insulte aussi rigoureusement que le demande Démosthène.

Réponse. De ce que plusieurs autres ont été insultés, c’est une raison de plus pour punir Midias, afin de contenir l’insolence. D’ailleurs, ceux que doit citer Midias, étaient dans un cas différent du sien ; ils en ont insulté d’autres dans un mouvement de colère ; Midias a insulté Démosthène avec réflexion. Or, les lois, dans tous les cas, établissent une peine plus rigoureuse pour les fautes volontaires que pour celles qui sont involontaires. L’orateur explique la plupart de ces cas, et donne les raisons de la loi, surtout pour ce qui concerne l’insulte, qu’elle défend sous les peines les plus sévères, même par rapport aux esclaves. Il s’étend un peu sur ce dernier article ; il vante la sagesse et la douceur des Athéniens qui ont porté une telle loi.

Après avoir détruit toutes les défenses de Midias, il soutient qu’on ne doit pas seulement le punir comme auteur d’une insulte, mais comme coupable d’une impiété. Il le prouve en montrant, par la lecture de plusieurs oracles, que les choréges et les chœurs exercent une fonction religieuse, et que c’est insulter le Dieu au nom duquel ils s’assemblent, que de les insulter dans l’exercice de cette fonction. Il oppose la retenue de plusieurs citoyens, dont des motifs de rivalité auraient pu excuser les violences, à l’insolence de Midias, qui n’avait aucun de ces motifs ; il rapporte plusieurs exemples pour montrer que l'insulle a souvent eu des suites très-fâcheuses. Instruit des excès qu’elle a fait commettre quelquefois à ceux qui étaient insultés, on doit estimer davantage sa modération, on doit le récompenser en le vengeant au nom des lois qu’il réclame. Mais quelle était la cause de la haine que Midias portait à Démosthène ? ce sont d’anciennes injures de la part de Midias lui-même, pour lesquelles notre orateur lui a intenté procès. Il expose fort au long ces injures, et toutes ses menées criminelles dans ce procès, pour échapper au jugement et à la peine. Il gémit sur le sort d’un nommé Straton, qui avait été leur arbitre, et que Midias avait fait diffamer, parce qu’il l’avait condamné par défaut : il anime les juges contre lui, et les excite à le condamner, sans égard pour ses richesses qu’on doit lui ôter, comme la seule cause de son insolence ; il ne mérite aucune compassion, puisqu’il n’en a pour personne ; on doit le traiter comme il traite les autres.

Avant de passer à la seconde partie, Démosthène cite d’autres traits de méchanceté de Midias à son égard : il insiste sur ce que, dernièrement, il avait voulu le faire passer pour meurtrier de Nicomède, tué par Aristarque. Il s’élève avec force et avec véhémence contre cette imputation calomnieuse ; il lui reproche d’avoir poursuivi lui-même, uniquement pour lui faire de la peine, Aristarque, qui pouvait être coupable, mais qu’il ne devait pas attaquer, l'ayant traité comme ami ; il cxhorte les juges, par leur propre intérêt, à ne pas laisser impunies de pareilles injures ; il fait une récapitulation vive de tous les excès de Midias à son égard, montre toute l'énormité de ses fautes, conclut à une punition rigoureuse, et passe à la seconde partie, dans laquelle il expose les fautes qu’il a commises envers les autres citoyens, envers des particuliers et des troupes entières.

Pour ce qui regarde les particuliers, il fait lire des mémoires qui renferment, dit-il, des crimes de bien des espèces, des insultes faites à des citoyens, des cabales contre des amis, des impiétés envers les Dieux. Après cette lecture, il parle des accusations intentées par le même Midias, à une troupe entière de cavalerie, avec lesquels il avait servi dans une expédition. Il conclut qu’on doit le punir sévèrement, le dépouiller de ses richesses, qui en font un homme puissant et redoutable. Il tâche de le rendre odieux aux juges, en le présentant soutenu d’une foule de citoyens qu’il tient à sa solde, que sa fortune attache à sa personne. Si les citoyens qu’il a insultés, ne l’ont point poursuivi en justice, c’est qu’ils redoutaient sa puissance. Plus on l’a laissé tranquille jusqu’à ce jour, moins il mérite qu’on lui fasse grâce actuellement. On a condamné autrefois Alcibiade, qui était un autre homme que lui, et qui était moins coupable (l’orateur diminue les fautes de l’un, et exagère celles de l’autre) ; pourquoi l’épargnerait on ?

C’est ici que l’orateur passe à la troisième partie de sa harangue. Il expose toute la vie de l’accusé, sa naissance obscure et son origine inconnue. Il déprime, autant qu’il peut, les charges publiques qu’il a remplies ; il entre dans le détail de ces charges, et montre que, quoiqu’âgé de cinquante ans, il lui est très inférieur, pour cette partie, a lui-même qui n’en a que trente-deux. Il jète du ridicule sur son luxe énorme et son faste excessif ; il tourne à son désavantage les services qu’il prétend avoir rendus à l’état. La ville ne lui a aucune obligation ; elle n’a que trop payé des services chimériques par des honneurs réels, dont il a encore mal usé. Dans le reste du discours, Démosthène rapporte l’exemple de plusieurs citoyens, qui ont été condamnés pour avoir violé une fête, ou pour d’autres fautes moins considérables que celle de Midias ; il montre de nouveau qu’il ne mérite aucune compassion ; que les larmes qu’il versera, que ses enfans qu’il présentera, doivent trouver les juges insensibles ; il prévient plusieurs reproches que devait lui faire Midias, pour décréditer son accusation ; il rappelle son orgueil stupide et féroce, qui lui fait outrager les citoyens isolés, les citoyens réunis, qui le rend insupportable à tout le monde, à ses amis même ; il anime les juges contre lui, par la conduite qu’il a tenue depuis le jugement du peuple, par la malveillance qu’il conserve intérieurement contre le peuple, et qu’il a manifestée dans plusieurs occasions précédentes ; il s’efforce de rendre inutiles les sollicitations des orateurs, et surtout d’Eubulus, ministre d’Athènes, qui avait beaucoup de crédit, d’une foule d’hommes riches qui priaient les juges de l’absoudre à leur considération. Il les prie, lui, de ne pas l’abandonner aux partisans de Midias, de venger un citoyen qui n’a pas trahi sa cause, la cause du peuple et des lois, qui n’a cédé à aucune sollicitation.

La péroraison est magnifique, le ton en est noble et sublime : l’orateur montre qu’une insulte faite à un seul citoyen intéresse tous les autres ; que Midias, dans son intention, les a insultés tous. Il exhorte les juges à maintenir et à défendre les lois, qui assurent leur tranquillité et leur autorité, à punir celui qui les enfreint et qui les brave, quel qu’il puisse être ; à ne permettre à personne de les violer impunément. Instruits de tous les crimes de Midias, ils doivent le condamner pour leur sûreté propre, et surtout à cause du Dieu dont il a violé la fête.

Ce discours a dû être composé dans la trente-deuxième année de Dëmosthène, et dans la quatrième de la CVIIe olympiade, sous l'archonte Callimaque. Je dis composé, et non prononcé ; car Eschine dit positivement, dans sa harangue sur la couronne, que Démosthène s’était arrangé avec Midias. Or, si la cause eût été réellement plaidée, il n’eût pu contredire un fait aussi public.

Pour éclaircir plusieurs endroits du discours, il est à propos de donner quelques idées préliminaires sur les chœurs. On distinguait à Athènes deux sortes de chœurs : des chœurs de tragédie et de comédie, et des chœurs isolés. Dans l’origine, tous les chœurs étaient isolés. Ce n’était d’abord qu’une troupe d’hommes ou de femmes, de jeunes gens ou de jeunes filles, qui chantaient ou qui dansaient, ou qui faisaient l’un et l’autre en même temps, pour célébrer les fêtes, ou implorer la protection de quelque divinité, et surtout de Bacchus. Dans la suite, on introduisit un acteur qui prenait la parole, et qui donnait au chœur le tems de reprendre haleine. On joignit bientôt un second acteur, puis un troisième, qui liaient conversation entre eux. Cette nouveauté eut tant de succès, que le chœur qui, dans les commencemens, avait été le principal, devint l’accessoire : il fut renvoyé aux intermèdes, ou ne parut dans la pièce que comme simple acteur qui prenait part à l’action, et qui donnait des conseils aux principaux personnages. On conserva, cependant, les chœurs isolés, c’est-à-dire, des troupes de musiciens et de danseurs, qui dansaient simplement, ou qui chantaient, en dansant, des hymnes en l’honneur de Bacchus. Chaque tribu avait ses chœurs, qui disputaient à l'envi le prix de la musique et de la danse. Le prix était un vase à trois pieds destiné au vainqueur. La fête demandait de grands frais ; et, pour les soutenir, on prenait le plus riche citoyen de chaque tribu, s’il ne s’offrait de lui-même ; et, dans les deux cas, on l’appelait chorége. L’exercice de celle charge lui coûtait beaucoup ; et, pour le dédommager en quelque sorte, on avait établi que son nom, avec celui du poète de la tribu victorieuse, se graverait sur le vase à trois pieds, qui demeurait enfin attaché à la voûte du temple de Bacchus. Voici une de ces inscriptions tirées de Plutarque : La tribu Antiochide remporta le prix ; Aristide, chorége, fit les frais du chœur, et le poète Aristarque composa les comédies. Plutarque parle d’un chœur de comédie : s’il était question d’un chœur isolé, on mettrait l’inscription, et tel poète composa les hymnes. Il y avait quatre personnes principales dans les chœurs : le chorége, χοξηyos, qui était chargé des frais de la troupe ; le maître de chœur, celui qui l’instruisait et qui la formait, ο τους χορoùç διδάσκων ; le coryphée, κορυφαίος, le chef de la troupe, celui qui la menait ; enfin, le joueur de flûte, αύλητέζ, celui qui donnait le ton.




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