Œuvres complètes de Démosthène et Eschine (Traduction de Joseph Planche)/Volume VI/Plaidoyer contre Conon

PLAIDOYER


DE DEMOSTHÈNE


CONTRE CONON.




Athéniens, attaqué par Conon, traité par lui si outrageusement, que tous mes proches et les médecins même me regardèrent long-tems comme désespéré ; rétabli enfin contre tout espoir, je l’accuse en ce jour pour fait de violence. Tous mes parens et tous mes amis que j’ai consultés, en convenant que, d’après les excès de mon adversaire, j’aurais pu le traîner en prison comme malfaiteur, ou l’attaquer, par une action publique, pour fait d’outrage, m’ont conseillé de ne rien entreprendre au-delà de mes forces, de ne pas former une accusation au-dessus de mon âge. J’ai donc pris le parti le plus doux ; et, d’après leurs conseils, j’intente à Conon un procès civil, quoique j’eusse bien voulu le poursuivre criminellement. J’espère que vous me pardonnerez cette animosité, quand vous saurez tout ce que j’ai eu à souffrir de ce méchant homme, quand je vous aurai montré que, par les derniers traits de son audace, il a mis le comble à toutes les insultes atroces qu’il m’avait déjà faites. Écoutez, je vous en supplie, avec bienveillance le récit des injures que j’ai essuyées ; et, si je vous parais avoir été outragé contre toute règle, contre toute justice, soyez-moi favorables, je vous en conjure ; daignez faire droit sur mes plaintes. Je reprendrai les choses des l’origine, et je les raconterai le plus brièvement que je pourrai.

Il y a trois ans que je partis avec d’autres pour Panacte [1], où nous étions envoyés en garnison. Les fils de Conon, pour mon malheur, ayant leur tente près de la mienne, ce voisinage fut la cause de notre inimitié et de nos débats, comme vous l’allez entendre. Aussitôt après le dîner, ils se mettaient à boire jusqu’à la fin du jour, et ils n’ont cessé tant que nous avons été en garnison. Moi, je vivais à Panacte comme je vis à Athènes : pour eux, on les voyait déjà pris de vin à l’heure où les autres se mettent à table. Ils commencèrent donc par insulter mes esclaves à plusieurs reprises, et m’insultèrent bientôt moi-même. Sous prétexte que mes gens les aveuglaient de fumée en préparant le repas, et qu’ils les accablaient d’injures, ils les frappaient, les couvraient de toutes leurs immondices, leur faisaient, en un mot, mille insultes, plus grossières les unes que les autres. Sensible à toutes ces insolences, je me contentai d’abord de me plaindre à eux-mêmes ; mais, comme ils se moquaient de mes représentations, et qu’ils continuaient toujours, j’allai trouver le général, non pas seul, mais accompagné de ceux avec lesquels je vivais, et tous de concert nous lui portâmes nos plaintes. Quoique le général leur fît les plus vifs reproches, non-seulement sur l’indécence de leurs procédés à mon égard, mais encore sur leur conduite dans l’armée ; loin de rougir de leurs excès précédens et de se contenir, le soir même, dès que la nuit fut venue, ils recommencèrent de nouveau, me maltraitèrent de paroles, et finirent par me frapper. Ils poussaient de tels cris, ils faisaient un si grand bruit auprès de ma tente, que le général, quelques-uns des officiers et des soldats accoururent, les empêchèrent d’aller plus loin, et moi-même de me porter à des voies de fait auxquelles m’auraient poussé leurs violences. Les choses en étant venues là, de retour ici, nous étions fort mal ensemble, et animés, comme cela devait être, les uns contre les autres. Bien éloigné cependant de leur intenter procès, et de songer à ce qui s’était passé, j’avais pris seulement le parti d’être sur mes gardes, et d’éviter de me rencontrer avec de pareils hommes.

Je vais prouver d’abord, par des dépositions, les faits que j’ai avancés ; après quoi je rapporterai les traitements indignes que j’ai essuyés de la part, de Conon : on verra qu’au lieu de se repentir de ses premières fautes, il s’est porté de lui-même à des excès beaucoup plus révoltans.

On lit les dépositions.

Telles sont, Athéniens, les injures que j’ai cru devoir négliger. Quelque tems après, sur le soir, comme je me promenais, suivant ma coutume, dans la place publique, avec Phanostrate qui est de mon âge, Ctésias, fils de Conon, étant pris de vin, passe du côté de Léocorie [2], près de la maison de Pythodore. Dès qu’il nous aperçoit, il jette un cri, et, murmurant tout bas, comme un homme ivre, quelques mots que je ne pus entendre, il s’avança jusqu’à Mélite. Là, je l’ai su depuis, s’étaient rassemblés pour boire, dans la maison du foulon Pamphile, Conon, un certain Théotime, Archibiade, Spinthare, fils d’Eubulus, Théogène, fils d’Andromène, et plusieurs autres. Ctésias leur fait quitter table, et les amène dans la place publique. À notre retour du temple de Proserpine, tout en nous promenant, nous passons près de Léocorie ; nous nous trouvons à leur rencontre, et au milieu de leur troupe, un inconnu se jette sur Phanostrate, et se saisit de sa personne ; je suis attaqué par Conon, par son fils, par le fils d’Andromène, qui, tous trois, après m’avoir dépouillé, me renversent, et me traînent dans la boue. Sautant sur mon corps et me faisant mille outrages, ils me déchirèrent la lèvre, me remplirent les yeux de sang, et me laissèrent dans un état où je ne pouvais ni me lever, ni dire une parole. Couché par terre, j’entendis tous les propos insultans qu’ils se permettaient contre moi. Je tairai ce qui n’était que de simples injures, dont quelques-unes étaient si grossières, que je rougirais de les rapporter ; je m’en tiens à un trait qui prouve l’insolence de Conon, et qu’il était le chef de toutes ces violences. Il chantait en imitant les coqs vainqueurs de leurs rivaux, et les autres lui disaient de se battre les flancs avec les coudes, pour contrefaire le battement d’ailes. Après quoi, je fus emporté, presque nud, par des hommes qui se trouvèrent là par hasard, tandis que Conon et les autres se retiraient avec mes habits. J’arrive à ma porte ; ma mère et les servantes jettent de grands cris ; on me porte au bain avec peine, et, après m’avoir lavé, on me fait visiter par des médecins. Je vais produire des témoins, qui certifieront la vérité de ces faits.

Les témoins paraissent.

Euxithée, mon parent, qui revenait de manger hors de chez lui avec Midias, m’ayant rencontré près de la maison de ce dernier, ils me suivirent tous deux au bain, et ils étaient présens, lorsqu’on amena le médecin. J’étais si faible, que, le chemin de ma maison au bain paraissant trop long, il fut décidé qu’on me porterait, ce soir-là même, chez Midias ; et on m’y porta. Greffier, prenez les dépositions qui attestent ces faits. On verra que plusieurs personnes sont instruites de la manière outrageuse dont j’ai été traité.

Le greffier lit les dépositions.

Prenez aussi la déposition du médecin.

Le greffier lit sa déposition.

Les outrages de mes adversaires, et les coups que j’ai reçus, m’avaient mis dans l’état qu’on vient d’entendre, et qu’ont attesté ceux qui en ont été les témoins. Le médecin n’était pas inquiet de mes tumeurs et de mes contusions au visage : mais je fus attaqué d’une fièvre continue ; j’éprouvais des douleurs aiguës par tout le corps, principalement aux côtés et dans les entrailles ; je ne pouvais prendre aucune nourriture. Et si, comme l’assurait le médecin, au milieu de mes souffrances, lorsque j’étais désespéré, la nature ne se fût soulagée elle-même par une effusion de sang abondante, j’aurais péri tout gangrené ; mais cette heureuse crise me sauva. Afin de prouver que je dis vrai, et que je fus attaqué d’une maladie qui me réduisit à l’extrémité, en conséquence des coups que j’avais reçus, greffier, lisez la déposition du médecin, et celle des personnes qui m’ont visité.

On lit les dépositions.

Je pense , Athéniens , vous avoir prouvé clairement qu’après avoir été atteint de coups dangereux , et m’êlre vu réduit à l’extrémité par les outrages et la violence de mes adversaires , je ne les poursuis point par la voie que je pourrais employer. Quelques-uns de vous, sans doute, seraient surpris que Conon osât nier ces faits : je vais vous prévenir sur ce que j’apprends qu’il doit alléguer pour sa défense. Il cherchera à tourner la chose en plaisanterie et en risée ; il dira qu’il y a dans la ville des fils de fort honnêtes citoyens qui s’amusent comme des jeunes gens , qui, par jeu, se donnent les surnoms de Silène, de Priape [5] , et d’autres semblables ; que quelques-uns d’eux ont des maîtresses ; que son fils est de ce nombre ; que souvent, pour des femmes, il a donné et reçu des coups ; que tout cela est fort ordinaire à la jeunesse. Il me représentera moi et mes frères, comme des insolens et des débauchés, mais d’un caractère dur et farouche.

Pour moi , malgré tous les mauvais traitemens que j’ai essuyés, je serais plus indigné, je le puis dire , je me croirais plus outragé , si vous pensiez que Conon dira vrai sur mon compte , et si voua jugiez de chacun par ce qu’il dit de lui-même , ou par ce qu’un autre dit de lui ,’sans que la pureté des mœurs et la régularité de la vie ne nous ser-* vissent de rien. Car, enfin, on ne m*a jamais vu me livrer à la débauche, ni insulter personne ; et je ne crois pas qu’il y ait de la dureté à demander réparation, par des voies légitimes, des insultes qui m’ont été faites. Je ne m’oppose point aux surnoms donnés aux fils de mon adversaire ; je consens qu’ils soient tels qu’on les nomme. Eh ! puissent les dieux faire retomber sur la tête du père et des fds la peine de leurs abominations sacrilèges 1 Ils s’initient les uns les autres à Priape, et ne rougissent pas de commettre des horreurs qu’une personne honnête rougirait même de citer. Mais que m’importe l’infamie de leur conduite ?

Je serais étonné assurément qu’un homme, convaincu d’en avoir frappé un autre avec insulte, pût être garanti de la peine, sous un prétexte ou par une excuse quelconque, lorsque les lois ont cherché à diminuer, le plus qu’il est possible, les raisons mêmes qui semblent pousser les hommes, malgré eux, a quelque extrémité. Par exemple (car il faut approfondir l’esprit de nos lois et les motifs du législateur), on donne action pour des paroles injurieuses, de peur que, des injures, nous n’en venions aux coups. On donne encore action pour des coups reçus, afin qu’un homme, se voyant le plus faible, ne se défende pas avec une pierre, ou avec une autre arme, mais qu’il attende la réparation que lui promettent les lois. Enfin, on donne action pour une blessure, dans la crainte que ceux qui sont blessés ne se portent à tuer leur adversaire. On permet, à ce qu’il me semble, de poursuivre en justice les injures, qui sont le premier pas, pour prévenir le meurtre, qui est le dernier excès ; pour empêcher que les particuliers ne passent insensiblement des injures aux coups, des coups aux blessures, des blessures au meurtre ; et afin que les peines de chaque délit, réglées par la loi, ne soient abandonnées ni à la passion, ni au caprice. Telle est donc la sagesse de nos lois. Et si après cela Conon ^ient vous dire, α Nous sommes des compagnons de débauche, livrés au vin » et à l’amour, nous frappons, nous étranglons qui Λ bon nous semble » : vous rirez et vous le renverrez absous l je ne le pense pas. Nul de vous n’aurait ri, s’il eût été présent lorsque j’étais traîné, dépouillé, outragé ; lorsqu’étant sorti de ma maison plein de vigueur, j’y étais rapporté étendu et sans force ; lorsque ma mère effrayée s’élançait vers moi ; lorsqu’elle et toutes ses*femmes poussaient des cris lamentables, comme si l’on m’eût rapporté mort, en sorte que plusieurs voisins nous envoyèrent demander ce qui était arrivé. En général. Athéniens, je crois que vous ne devez permettre à personne d’insulter autrui, ni d’alléguer des excuses quand il l’a fait. Maïs, enfin, si l’on pouvait recevoir les excuses d’un coupable, ce serait d’un jeune homme emporté par la vivacité de l’âge, pour lequel, sans qu’on l’exemptât de toute punition, on pourrait adoucir la peine qu’il mériterait rigoureusement. Mais un homme, qui, âgé de plus de cinquante ans, se trouve avec des jeunes gens, avec ses fils [4], et qui, loin de les détourner et de les contenir, est lui-même à leur tête, se montre le plus audacieux de tous, quelle peine ne mérite-l-il pas ? La mortj suivant moi, serait une punition trop douce. Car, je le demande, quand il n’eût rien fait lui-même, que seulement Ctésias se fût porté en sa présence aux excès dont je me plains, ne devrait-il pas toujours encourir votre indignation ? En efiet, s’il élève assez mal ses enfans, pour qu’ils ne craignent ni ne rougissent de commettre devant lui des fautes pour lesquelles il y a peine de mort, comment doit —il être traité ? Pour moi, il me semble que leur conduite est une preuve qu’il n’a eu lui-même nul égard pour son père. Oui, sans doule, s’il eût honoré et respecté son père, il exigerait de ses enfans de l’honneur et du respect. Greffier, prenez la loi qiû concerne les outrages, et celle qui est portée contre les brigands ; on verra que Conon pourrait être poursuivi comme coupable aux termes des deux lois.

On Ut les lois.

D’après ses violences, Conon pourrait donc être poursuivi comme coupable aux termes de ces deux lois : il m’a outragé, il m’a dépouillé. Si je n’ai point voulu le poursuivre en toute rigueur, on doit croire que je suis modéré, et que je n’aime pas à susciter des ail’aires ; mais en est —il moins criminel ? Cependant, si je fusse mort, on l’eût poursuivi comme meurtrier, on eût conclu contre lui aux plus rigoureuses peines. Le père de la prêtresse de Brauron [5], de l’aveu de tout le monde, n’avait pas même touché à un homme qu’on avait frappé, et qui était mort de ses blessures. Mais parce qu’il avait animé celui qui le frappait, le sénat de l’aréopage le condamna à l’exil, et avec justice. Car, si les personnes présentes, au lieu d’arrêter les hommes audacieux qui se portent à des violences, échauffés par le vin, par la colère, ou par quelqu’autre passion, les animent elles-mêmes, comment ceux qu’on attaque se sauveront-ils ? Ne faut-il pas qu’ils supportent les outrages jusqu’à ce qu’on soit las de les outrager ? sort que j’ai éprouvé moi-même.

Je vais vous faire part de leur procédé devant l’arbitre ; c’est un nouveau trait de leur audace. Ils firent prolonger la séance bien avant dans la nuit [6], en ne voulant ni faire lire les dépositions, ni en donner copie ; ils faisaient, pour la forme, avancer devant l’autel nos témoins, leur faisaient prêter serment, et faisaient écrire des dépositions étrangères à la cause ; que ce fils lui était né d’une courtisane, qu’il avait eu à souffrir telle et telle injure. Parmi tous ceux qui étaient présens, il n’y avait personne qui ne blâmât ce manège, qui n’en fût ennuyé ; ils s’en lassent enfin eux-mêmes, et me proposent, afin de donner le change et d’empcchcr la clôture des pièces ; ils me proposent, dis-jc, de livrer, pour les coups reçus, des esclaves dont ils font écrire les noms. Ils s’étendront sans fin sur cette chicane, du moins je me l’imagine. Mais vous qui êtes nos juges, considérez que, s’ils eussent voulu sincèrement qu’on fît subir la torture aux esclaves , s’ils eussent compté sur ce ^ moyen, ils ne l’auraient pas proposé la nuit déjà fermée, lorsque l’arbitre allait prononcer, lorsqu’il n’y avait plus de raison d’user de remises. Dès le commencement, avant que le procès fût engagé , quand j’étais encore retenu au lit , sans savoir si j’en relèverais ; quand j’annonçais à tous ceux qui me rendaient visite, que c’était Conon qui m’avait frappé le premier, qu’il était l’auteur de la plupari des outrages dont je me plains en ce jour, il devait venir chez moi sur-le-^champ avec plusieurs témoins, livrer les esclaves, et faire venir quelques juges de l’aréopage, puisque c’est devant eux qu’il eut été accusé dans le cas où je serais mort. Si . ignorant les périls qu’il courait, il n’a pas songea les éloigner, quoiqu’il eût un aussi bon moyen de défense qu’il le dira tout-à-l’heure ; du moins, lorsque je fus relevé et que je le citai en justice, il eût dû livrer les esclaves dès les premières fois que nous parûmes devant l’arbitre. Or, il n’a rien fait de tout cela. Afin de prouver que je dis vrai, et que c’est pour donner le change, que Conon a proposé de livrer des esclaves, greffier, lisez la déposition qui le prouve avec évidence.

On lit la déposition.

N’oubliez donc pas, Athéniens, par rapport à la torture, l’heure a laquelle Conon l’a proposée , et dans quel esprit de chicane il l’a proposée ; souvenez-vous que , dans les premiers tems , on ne voit pas qu’il ait voulu employer ce moyen , qu’il ne l’a ni proposé ni demandé.

Convaincu sur tous les objets devant l’arbitre, comme il l’est maintenant devant vous , déclaré atteint de tous les délits de l’accusation , il a recours à de faux témoignages , et fait inscrire pour témoins des hommes que vous connaîtrez, je pense, quand vous aurez entendu leurs noms, que je vais vous lire moi-même : Diolime , fils de Diolime, d’Icaric ; Archébiade, iîls de DéniolMe, d’flalès ; Chérélime , fils de Charimène, de Pilhe, déposent qu’ils revenaient do souper avec Conon, qu’ils sont arrivés dans la place publique au moment où Ariston et le fils de Conon étaient aux prises ; que Conon n’a point frappé Ariston. En produisant de tels témoins, Conon s’imagine peut être que vous l’en croirez aussitôt, que ous n’examinerez pas la vérité, et ne ferez pas attention que Lysislrale, Pa- &éas, JXicérate, Diodore, qui ont témoigné exprèsprécisèment avoir vu Conon me frapper, me dépouiller, m’accabler de toutes sortes d’outrages, η auraient pas voulu témoigner comme ils ont fait, s’ils n’eussent vu ce qu’ils attestent ; eux qui m’étaient inconnus, et qui se sont trouvés là par hasard. Pour moi, si je n’eusse été réellement maltraité par Conon , aurais-je négligé de poursuivre ceux par lesquels ils avouent eux-mêmes que j’ai été frappé, pour attaquer celui qui ne m’aurait pas même touché ? Pourquoi l’aurais-je fait ? quel eût îté mon motif ? Mais j’attaque, je cite, je poursuis en justice celui qui m’a frappé le premier, celui qui m’a le plus outragé. Mes raisons sont évidentes et sensibles ; au lieu que, si Conon n’eût pas produit de témoins, il n’eût pu rien dire pour sa défense, il eût pu èlre condamné sur-le-champ, sans être entendu. Il n’est que trop probable que ses témoins, qui sont ses compagnons de débauche, associés à tous ses désordres, ont rendu en sa faveur un faux témoignage. Or, si on n’a plus d’égard a la vérité, dès qu’une fois des audacieux s’armeront d’effronterie, et feront ouvertement des dépositions fausses, η est ce pas un abus déplorable ?

Dira-t-on qu’ils ne sont pas tels que je les annonce ? mais vous connaissez, je pense, pour la plupart, Diolime, Archébiade, Chérétime le chauve. On les voit pendant le jour prendre un air sévère ? afficher la simplicité lacédémonienne dans leur chaussure et dans leurs habits ; et lorsqu’ils se réunissent entre eux, il n’est point d’excès et d •ηfamies auxquels ils ne se livrent. Voici leurs beaux et magnifiques entretiens : « Ne témoignerons-nous pas les uns pour les autres ? N’est-ce pas un service de bons amis ? Quel grief produit-on contre toi ? On dit qu’on t’a vu le frapper ? — Nous témoignerons que tu ne l’as pas même touché. On prétend que tu l’as dépouillé ? — Nous attesterons qu’ils ont commis les premiers cette violence. On soutient que tu lui as fendu la lèvre ? — Nous dirons qu’ils t’ont blessé à la tête ou dans d’autres parties du corps. » Mais moi, je produis des médecins pour témoins ; eux ne peuvent en produire, et ne fournissent de témoins, contre nous, que des gens de leur société. Non, je ne pourrais dire quelle est l’audace de ces hommes, et combien ils sont déterminés à tout faire. Afin qu’on sache à quelles violences ils se livrent en toute occasion ; greffier, lisez ies dépositions qui l’attestent ; et vous, arrêtez l’eau [7].

On lit (es dépositions.

Vous semble-t-il que des gens qui percent les murailles, qui frappent tous ceux qu’ils rencontrent, craindront de rendre les uns pour les autres de faux témoignages ? Quel scrupule doivent avoir des hommes capables de traits aussi odieux d’audace, de méchanceté, d’effronterie, d’insolence ; traits qui caractérisent les actions qu’on vient de vous-même attester. Il y a sur leur compte des faits encore plus graves ; mais il ne m’aurait pas été possible d’aller à la recherche de toutes les personnes qui ont été l’objet de leurs insultes.

Il est bon de vous prévenir d’un moyen dont j’apprends que Conon doit faire usage ; ce sera une des plus fortes preuves de son impudence. Il vous présentera, dit -on, ses enfans ; et jurant sur leur tête, il fera les imprécations les plus horribles ; des imprécations telles que celui qui me les a annoncées, en était surpris lui-même. Ces excès d’audace n’en imposent que trop souvent. Les hommes les plus honnêtes, ceux qui ont le plus de droiture, sont les plus faciles à s’y laisser prendre : mais doit-on en croire les particuliers qui y ont recours, quand on connaît leur vie et leur naturel ?

Je vais vous prouver, par des faits, combien l’accusé est peu scrupuleux sur ces articles ; car il a fallu absolument m’en instruire. J’ai appris qu’un certain Bacehius, que vous avez condamné à mort Aristocrate, à qui vous avez fait crever les yeux [8] ; d’autres gens pareils , et Conon , formaient , pendant leur jeunesse, une coterie sous le nom de Triballes [9] ; qu’ils mangeaient les restes des sacrifices d’Hécate ; qu’ils ramassaient, pour en faire entre eux des festins, les morceaux de porcs avec lesquels les prytanes purifient le peuple, lorsqu’il est au moment de s’assembler ; qu’ils juraient et se parjuraient avec la plus grande licence. Est-ce donc quelqu’un tel que Conon , qui doit en être cru sur son serment ? Il s’en faut bien. Un honin^e qui se fiîrail une peine de jurer même selon la vérité, auquel il ne viendrait pas seulement à l’esprit de jurer, contre l’usage commun , sur la tète de ses enfans [10] , qui aimerait mieux s’exposer à tout, que de se le permettre, et qui se contenterait du serment ordinaire, s’il fallait absolument en prêter, est, sans doute, plus digne de foi que celui qui jure par le feu et sur la tête de ses enfans. Pour moi , ô Conon , moi qui , à tous égards , mérite mieux que vous d’en être cru, J’ai voulu prêter serment, non pas certes, comme vous^ afin d’éviter la peine d’un délit, et d’échapper, par un parjure, prêt en conséquence à tout faire, mais afin de n’être point exposé à essuyer un nouvel outrage, par une condamnation juridique. Greffier, lisez la proposition que j’ai faite à l’accusé.

Le greffier lit.

Voici le serment que j’ai voulu prêter, et que je prête en ce jour : Je jure, Athéniens, en votre présence, à la face de toute cette assemblée, je jure par tous les dieux et toutes les déesses, que j’ai essuyé, de la part de Conon, les mauvais Iraitemens dont je me plains ; que j’en ai reçu des coups ; qu’il m’a fendu la lèvre, au point qu’il a fallu la recoudre ; qu’il m’a outragé indignement, et que c’est là ce qui m’a fait intenter ce procès. Si je jure selon la vérité, puissé-je être comblé de biens , n’être jamais exposé à souffrir de pareils outrages ! au contraire, si je me parjure, puissions-nous périr moi et tous ceux qui sont nés de moi , ou qui en pourront uaîlrel Mais je ne me parjure pas, je le proteste, en dépit de Conon.

Vous seriez animés , ô Athéniens , contre quiconque vous eût traités d une manière aussi atroce que je l’ai été ; je vous prie donc, si je vous ai fourni les meilleures preuves, si je les ai confirmées par un serment, je vous prie de sévir contre Conon , par lequel j’ai été outragé. TVe regardez , je vous conjure, ne regardez comme délit privé aucune de ces insultes qui peuvent être faites à tout citoyen ; mais protégez celui qui en a été Tobjet ; détestez ces hommes qui , avant le crime , sont audacieux et téméraires, et qui, au moment de subir la peine, sont fourbes et impudens, ne s’embarrassent ni de l’honneur, ni des usages, de rien, en un mot, pourvu qu’ils échappent.

Conon vous suppliera et versera des larmes ; mais considérez lequel de nous deux serait plus digne de compassion, ou moi, si après avoir essuyé les outrages de Conon, j’étais outragé de nouveau en n’obtenant pas justice ; ou Conon, s’il subit la peine qu’il mérite. Considérez s’il est utile à chacun de vous, qu’il soit permis de frapper et d’insulter les citoyens ; je ne le pense pas. Or, si vous renvoyez Conon absous, vous multiplierez les insolences ; au lieu que vous en diminuerez le nombre, si vous le punissez.

Je pourrais m’étendre sur ce que nous avons fait pour l’état , moi et mon père , tant qu’il a vécu, soit en servant dans les armées , soit en commandant des vaisseaux , soit en exécutant tous vos ordres ; je pourrais vous montrer que Conon et ses fils n’ont rien fait pour vous. Mais le tems qui m’est accordé, ne pourrait suffire pour ce détail : d’ailleurs, quand nous serions plus méchans et plus inutiles que nos adversaires, devrait-on pour cela nous frapper ?

Vous vous souvenez, je pense, de tout ce que j’ai dit, et il n’est pas nécessaire que j’en dise davantage [11].




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