Clio
Dialogue de l’histoire et de l’âme païenne
Œuvres complètes, tome VIII
Nouvelle Revue Française.

CLIO
DIALOGUE DE L’HISTOIRE
ET DE L’ÂME PAÏENNE

— J’ai fait, dit-elle, (comme) soucieuse, et se parlant à elle-même tout en commençant de m’adresser la parole ; ruminante en soi-même ; mâchant des paroles de ses vieilles dents historiques ; marmottante ; marmonnante ; mâchonnante ; soucieuse, ayant pris soudain un air sérieux, comme pour de rire, les sourcils froncés, le front froncé, j’ai fait ce travail moi-même. On n’est jamais si bien servi que par moi-même. J’ai (donc fait cette recherche. C’est mon office et mon métier et ma raison d’être et mon ministère. C’est ma force et ma joie et mon pilier d’airain ! Faire une recherche, faire des recherches, mots voluptueux ; tout pleins, tout gonflés des promesses ultérieures. J’ai tant prescrit de recherches, j’en ai tant fait faire à ces jeunes hommes, mes jeunes hommes, qu’il fallait bien que j’en vinsse à mon tour à en faire encore une moi-même. Sombre fidélité pour les choses tombées. Après ce sera peut-être ma fin. Mots voluptueux, tout pleins de mémoires, tout pleins de souvenirs, tout gonflés des anciennes promesses, des voluptés anciennes, des anciennes promesses (à développement) ultérieures. Je me croirais encore au temps de ma vieillesse. D’autres se croiraient encore au temps de leur jeunesse. Mais je suis si vieille que ma vieillesse même se perd dans la nuit des temps. Vous croyez toujours que je plaisante, et vous le dites, que je fais des plaisanteries, qui seraient sottes. Que vous faites stupides. Quand vous les rapportez. Si vous saviez combien je suis malheureusement triste, et quelle détresse masquent toutes ces facéties. Je suis une pauvre vieille femme sans éternité : moins que rien ; une loque ; un vieux chiffon de femme. Orgueilleuse, et creuse, de tant de passé, à ce que je dis, je suis donc sans (aucun) avenir. Les regrets de la belle hëavlmiere, c’est moi qui fus la belle heaumière ; La belle qui fut hëaulmiere, dit le texte. Qu’est-ce qu’une femme, une (pauvre) vieille femme sans son éternité ? Qu’est-ce qu’il en reste ? C’est moi qui fus la belle Clio, si adulée. Comme je triomphais au temps de mes jeunes réussites. Puis l’âge vint. Moi aussi j’ai connu les victoires de la maturité, les victoires aux hanches lourdes. J’ai mis tout mon bien en viager. Combien d’autres, qui ont moins triomphé, touchent à l’âge où elles auront tout, où elles toucheront tout. Et moi je touche à ce même âge où je n’aurai plus rien. Alors j’essaie de me tromper. Je me livre à des travaux, à ces travaux ingrats qui me consument comme un sable altéré, je me consume dans ce désert sans fin. Je présente ainsi un spectacle lamentable, je fais un objet pitoyable, à voir, qui briserait le cœur le plus dur. Moi, l'histoire, je trompe le temps. Ces recherches me rappellent mon jeune temps. C'est-à-dire le temps de ma jeune vieillesse. J'aime beaucoup mes jeunes amis. Je les estime presque. Mais quand on leur donne des recherches à faire, quelque- fois on ne les voit jamais revenir. Il y en a qui sont trop bêtes, de ces jeunes amis. Ils prennent au sérieux, au pied de la lettre, mes enseignements, mes célèbres méthodes. Pour moi je suis sotte, vous le dites, vous le savez, mais je ne suis tout de même pas aussi bête que vous me faites. Je sais très bien, parfaitement je sais que jamais on n'en sortirait. Aussi mes bons élèves, c'est pour cela que mes meilleurs élèves n'en sortent pas. Ceux-là je les méprise, beaucoup, et je les estime ensemble et autant. Je les méprise infiniment parce qu'ils me prennent au sérieux, les malheureux, et mes enseignements et mes méthodes, et que naturellement ils ne peuvent pas s'en tirer. Les sots. Nous savons bien que s'il fallait épuiser la littérature d'un homme et d'un sujet avant d'en écrire, avant d'en enseigner, avant d'en traiter, avant d'en faire un livre, un cours et conférences, une note même pour les Archiv et une imperceptible notule, avant d'en penser même, s'il fallait aussi et encore plus épuiser la réalité d'une question, hein, ça nous mène-rait loin. Nul ne verrait jamais le bout de rien. Nul ne verrait la fin du commencement. N’est-ce pas, il faut se faire une raison. Quand je parle d’épuiser une question, tout le monde comprend bien qu’il ne s’agit point de la réalité, de mon ennemie, de ma grande ennemie la réalité, tout le monde entend que je ne parle pas, que je ne pense pas à épuiser cette odieuse réalité. Cette odieuse femme. Cette femme éternelle. Parce que tout le monde est bien gentil avec moi. Qu’il ne s’agit que de perlustrer, d’arroser du regard, de parcourir un certain nombre, généralement considérable, de documents, de recenser un nombre, qu’il faut énorme, de monuments. Du moment que c’est gros, pour moi c’est comme si c’était complet. Un livre, un ouvrage, un travail énorme ne peut pas ne pas être épuisant. Il inspire une sorte de respect, et d’effroi, comme je le veux, non seulement qui me suffit, mais qui remplace avantageusement pour moi le respect de la réalité. La paix régnait, et tout le monde était content. Le contentement planait. Seulement il y a ces veaux, qui ne veulent rien savoir, ces jeunes veaux, vituli, nos jeunes amis, vitelli, nos jeunes camarades, qui font semblant de ne pas comprendre, des godelureaux enfin, des jouvenceaux, juvenci, des béjaunes, qui se mêlent de vouloir épuiser réellement la réalité. Alors on ne les voit jamais revenir. Vous comprenez. Ce sont les mauvais esprits. Ils ont l’esprit philosophique, ce microbe ; l’esprit métaphysique et métaphysicien, ce virus ; l’esprit, le goût réaliste, cette peste. Messieurs sont philosophes. G L I Et avec cela, messeigneurs. Avec votre épuisement de la réalité. Je commence à la savoir, votre épuisement de la réalité. Que vous faut-il, que voulez-vous de plus? Tout doux, mes enfants, mes chers petits agneaux. Vous n'en sortirez point de sitôt, mes doux enfants; la porte de sortie, par où vous sortirez, n'est point tout près d'ici. Je les nomme familièrement les tonneliers. Vous comprenez. A cause du tonneau des sœurs Danaïdes. Riez donc. Récriez-vous. Non. Renchérissez. C'est une plaisanterie très spirituelle, puisqu'elle est de moi. Toutes mes plaisanteries sont toujours très spiri- tuelles. C'est toujours du moins ce que tout le monde me dit. Puisqu'elle est archéologique, naturellement, comme tout ce que je fais. Généralement quand je fais une plaisanterie tout le monde avoue que c'est très drôle. Parce que je dispose de beaucoup de chaires dans l'Université du Gouvernement. Et il y a les bourses de licence ; et les bourses d'agrégation ; et les bourses de doctorat ; et à présent les bourses de voyage. Les bourses ne donnent pas toujours de l'es- prit à ceux qui les reçoivent: elles en donnent toujours à ceux qui les distribuent. Il y a même les croix et aussi quelques bannières. Alors tout le monde me trouve une personne très spirituelle. Et moi aussi, emportée par ma puissance et le respect qu'on me témoigne, je commence aussi ; entraînée par l'exemple moi aussi je m'accorde à me trouver une personne très spirituelle. Je n'en abuse pas. Dans l'État. Vous savez que je ne suis pas méchante. Pour une personne aussi importante.

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�� � OEUVRES POSTHUMES Temporellement aussi puissante. Et que quand je lance de ces plaisanteries stupides, mon cœur est ailleurs, ma pensée absente. Combien d'autres à ma place abu- seraient d'une puissance aussi souveraine aussi incon- testée. J'aimerais aimer. Comme celle qui fut j'ai mis tout mon bien dans le temporel et j'ai eu de grands triomphes dans le temporel dans le temps, et nulle n'a eu de plus grands triomphes que moi cette heaumière et moi qui fus j'arrive au temps que je ne serai pas, car j'arrive, comme celle qui fut je suis arrivée au temps que le temporel ne se refait pas, ne s'obtient plus, je suis parvenue à l'âge où le temporel ne sert (plus) de rien. J'aimerais, j'eusse aimé aimer. Je suis aujourd'hui une vieille femme toute pleine, toute atteinte de mélancolie. Neuf sœurs naquirent dans la maison de ma mère. J'étais la première née. C'est un dur métier, vous le savez, que d'être l'aînée, la pre- mière venue au monde dans une maison où il y a tant de filles. Ça fait des familles véritablement très lourdes. J'étais la sœur aînée, la célèbre sœur aînée. C'est moi qui débarbouillais tout ce petit monde. Je le devais. Je m'en acquittai avec beaucoup de dévouement. Mais le dévouement n'est pas ce qui fait la beauté des filles. Surtout des filles païennes. Or je suis venue au monde à l'âge païen dans une humanité païenne. J'étais la petite mère. Comme dans toutes les familles nom- breuses. Tous les matins c'était moi qui les envoyais à l'école et je leur faisais mes recommandations, je leur recommandais, je leur disais d'être bien sages. Sages,

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�� � CL1Û comment elles le furent, vous le savez, mais vous (ne) le savez (que) par moi. On ne sait rien que par moi. Et quelle fortune elles en eurent, les petites sœurs, et comment, à force d'être sages en classe, quelles for- tunes, diverses, elles en obtinrent, quels avancements elles en reçurent, qui toutes pourtant aboutirent ensemble et se rencontrèrent à composer ce que vous nomme , d'après moi, et ce que vous nommerez éter- nellement la sagesse antique. Ce que vous serez tou- jours forcés de nommer la sagesse antique. Elles étaient jolies comme des cœurs, les toutes petites, les petites païennes; jolies à croquer. Ah ça leur a servi de suivre les conseils que je leur donnais tous les matins, en leur mettant leurs petits tabliers blancs, d'être bien sages à l'école du maître Apollon, notre oncle. Elles furent en effet bien sages, plus que bien : sages ; sages et de toutes ces infantes sagesses composèrent ce que vous serez éternellement contraints de nommer la sagesse antique : cette invention, unique; cette institu- tion composée, née d'une seule race, inventée, forgée, plus qu'imaginée, créée, enfantée par une seule race et dans une seule race, née d'un seul peuple et poussée, tiédie, fomentée d'une seule terre pour l'humanité. Notre oncle Apollon leur faisait l'école. Nous l'appe- lions notre oncle, parce qu'il nous faisait l'école; mais il était en réalité notre cousin germain, du côté de notre père. Ou plutôt il était notre frère même. Le même sang divin coulait dans ses veines. Seulement nous l'appelions notre oncle, parce qu'il était (un divin) ins-

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�� � OEUVRES POSTHUMES tituteur. C'était déjà la grande querelle des Apolliniens et des Dionysiens. Vous en avez entendu parler. Tous deux Dieux, tous deux fils du même père; mais non point hélas de la même mère. Tous deux nos frères, du côté de notre père ; et le même sang divin coulait dans leurs doubles veines; tous deux fils de notre père, mais non point hélas malheureusement de notre pauvre mère. Le blond Apollon était naturellement le fils de la blonde Latone aux bras blancs, fille de Kronos. Le rouge Bacchos était fils de Sémélèla foudroyée. Ce fut une grande querelle, vous le savez, un débat qui parta- gea tout le monde antique. Un (bien) plus grand débat, vous pouvez m'en croire, croyez-en l'histoire, que le débat des dreyfusiens et de V Action française. Un Dieu vint, qui nous mit rapidement et pour éternelle- ment d'accord. Nous autres, les Musettes, nous étions naturellement apolliniennes. Préférentiellement. Les grandes soulographies dionysiennes ne nous épouvan- taient pas seulement. Elles nous révoltaient. Je vou- drais que vous les ayez pu voir, les petites sœurs. Vous ne pouvez pas vous représenter cela, aujourd'hui. Elles étaient jolies comme des amours. Aujoud'hui vous ne pouvez plus les voir ainsi, et vous ne pourrez plus éternellement jamais. Trop de littératures ont passé sur ces mémoires. Trop de littératures les ont rééinbar- bouillées. Trop de littératures ont passé sur ces enfants. Et je ne suis plus là, elles ne sont plus petites, pour les moucher le matin, pour moucher leur petit nez apolli- nien. Nous autres neuf nous étions naturellement apol-

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liniennes. C'était plus correct et plus exact, seul par- faitement correct et parfaitement exact, seul parfait, seul harmonieux. J'ai appris depuis, comme histoire, j'ai connu tous ces odieux abus, ces abominables excès des populations dionysiennes ; j'y suis bien forcée, comme histoire ; je suis bien forcée de tout savoir ; c'est mon métier. Ce n'est pas gai. Mais comme Muse, comme la première et l'aînée des Muses, fille de ma mère Mémoire, j'en ai horreur. Ces rites orgiaques, ces barbares cérémonies dionysiaques, venues de quel Orient, me donnèrent la nausée ; longtemps ; aujour- d'hui encore, d'y penser, elles me donnent le frisson ; elles font des consonances et des rimes barbares, qui me crèvent encore le tympan; des désinences dures; des complications de syllabes bizarres. Votre Dieu vint, qui nous mit rapidement et pour éternellement d'accord. Tous les matins elles allaient à l'école chez notre oncle Apollon. Nous l'appelions notre oncle, parce que c'est plus sérieux. Je leur mettais leur manger pour midi dans leur petit panier : un morceau de gâteau de farine de froment (parce qu'enfin elles étaient déesses et il faut tout de même respecter les rangs), (ce que vous nommez aujourd'hui dupain blanc, du pain de ménage, du pain de fantaisie); un carré de fromage sec, de fro- mage de bouc, c'est-à-dire, comme vous l'entendez, d'un fromage de chèvre très dur; mais elles avaient de belles dents, les petites coquines; quelquefois, pour se partager à elles toutes, un petit cuissot rôti de che- vreuil, une aile de poule faisane, un petit gigot

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�� � ŒUVRES POSTHUMES d'agneau, un menu râble de lièvre ou de lapin, une blanche et tendre épaule de chevreau, un blanc de poulet : car alors nos autels n'étaient point délaissés. Elles buvaient dans le creux de leur main des eaux non filtrées, ni des eaux en bouteilles, rassurez-vous ; nullement de vos eaux minérales ; au long- du chemin elles buvaient au creux de leurs petites mains des eaux salutaires, les eaux des ruisseaux des bois, elles se pen- chaient aux sources des Nymphes Ilamadryades. Quand je n'étais pas là pour les conduire, elles faisaient sou- vent l'école buissonnière. Elles s'arrêtaient en chemin, causaient aux passants, bavardaient avec les nymphes des bois. Je dois dire qu'elles apprirent des passants et des nymphes des bois, qu'elles reçurent beaucoup d'enseignements que notre oncle Apollon ne pouvait décemment leur distribuer. Je suis la première à avouer qu'il y avait beaucoup de manques dans les enseigne- ments apolliniens, et qu'il était bon, qu'il était néces- saire de les complé(men)ter par certains autres ensei- gnements sur lesquels vous me permettrez de n'insister point. Moi je restais presque tous les jours à la maison pour aider ma pauvre mère à faire le ménage. Notre pauvre père, vous le savez, ne s'occupait presque jamais de nous. Il avait des mœurs déplorables. Ne vous étonnez pas que j'ose ainsi, moi une fille, parler ainsi de mon père. Ne vous en offensez point. Moi l'histoireje suis forcée de tout dire et de ne pas igno- rer bien des choses. Notre pauvre père n'était jamais à la maison. Notre (pauvre) mère était bien malheureuse.

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�� � G L I Faut-il le dire ? notre père courait le guilledou. Tou- jours quelque histoire de jupons. Et encore quand je dis de jupons, c'est plutôt par habitude. Des déguise- ments grotesques. Des mascarades. Une quantité de faux ménages.

La prostitution, l'adultère, V inceste, Le vol, Vassassinat et tout ce qu'on déteste, C'est Vexemple qu'à suivre offrent nos immortels. Notre pauvre mère avait bien du mal. Notre père était bien grotesque avec toutes ses bonnes fortunes, ses victoires archéologiques sur de faibles femmes, ses innombrables déguisements, pour Molière, ses faciles triomphes sur tant de femmes faciles ; et son aigle deuxième Empire; et sa foudre en zig-zag, souvent cruelle, souvent injuste, souvent brutale, et qui se trompait. Qui savait se tromper. Tout ce qu'il avait pour lui, mon pauvre père, et il ne s'en doutait peut-être pas, ce n'était point sa force, dont il était si fier; ce n'était point cette puissance dont il avait conçu tant d'or- gueil ; il ne s'en doutait peut-être pas, tout ce qu'il a pour le sauver, mon ami, c'est qu'il était le Dieu des portes et du seuil des portes, c'est que pas un naufragé ne ten- dait sur la mer ses mains suppliantes, vers quelque trirème lointaine entre-aperçue au ras des flots, c'est que pas un naufragé ne tendait sur la terre ses mains suppliantes, c'est que pas une barque à une voile ne sombrait insecourue, pas un fugitif, pas un proscrit, pas un exilé, pas un cpuyàç, pas un exsul, pas un misérable, pas un aveugle, Homère,

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�� � Œdipe, et Priam aux pieds d’Achille, et Ulysse aux genoux de Nausicaa, pas un naufragé ne frappait au seuil d’une porte; des frimas hyperboréens aux chaudes oasis d’Ammon, des plaines Cimmériennes et des neiges des Cimmériens à l’antique Thèbes aux cent portes et à l’Egypte don du Nil; et dans l’autre sens des colonnes d’Hercule et des plus lointaines colonies siciliennes et provençales même et de Marseille, de Massilia, de la future Marseille, de la Marseille phocéenne aux Ioniens antécédents, aux premiers philosophes, des Siciliens arithméticiens aux Ioniens physiciens, premiers physiciens et naturalistes, de Syracuse et d’Agrigente et de Messine aux premières physiques d’Éphèse et de Milet, des sages et arithméticiens Pythagoriciens aux Ioniens physiciens des éléments, des Pythagoriciens du nombre aux Ioniens élémentaires et par delà et au delà jusqu’aux barbaries persanes, jusqu’aux chaudes et molles barbaries orientales, jusqu’aux mollesses persanes, eîç xàç [xaXaxdT^Taç, dans tout le monde grec et jusqu’au delà, jusqu’aux confins et par delà les confins mêmes, et en travers des Syrtes les plus dangereuses jusqu’aux plus profondes et aux plus courbes Trébizondes, que nous nommions Trapézonte, c’est-à-dire la ville Tabulaire, dans tout le monde hellénique et jusque dans les mondes barbares mêmes, des barbaries glaciaires aux barbaries que nous nommons équatoriales ou intertropicales, des déserts de neige aux déserts de sable, des déserts de glace aride aux déserts de sable aride, dans tout ce vaste monde grec, C L I

unique au monde, unique dans l'histoire, des déserts boréaux aux déserts africains, des déserts peuplés de glace aux déserts peuplés d'hommes noirs, des déserts glaciaux aux déserts torrides, des colonnes d'Hercule ouvrant sur quelles mers ultérieures, sur quels Océans du monde moderne jusqu'aux vallées originelles, jus- qu'aux fleuves originaires d'Orient, d'où est sorti l'homme, des barbaries trop dures aux barbaries trop douces, des barbaries trop rudes aux barbaries trop molles, des barbaries d'avant aux barbaries d'après, des barbaries antérieures aux barbaries ultérieures, des barbaries pas assez avancées aux barbaries trop avan- cées, des barbaries pré-antiques aux barbaries modernes, dans tout cet unique monde hellénique pas une main sur terre et sur mer ne se levait suppliante, pas un naufragé de la terre et de la mer, pas un hôte, pas un voyageur, pas un navigateur, pas un pèlerin, pas un criminel ne se présentait au seuil d'une porte sans que la majesté de mon père le revêtit d'un impérissable manteau; et il était enveloppé de toute la majesté de mon père. Voilà ce qui le sauve, le pauvre vieux. Cela seul compte, mon pauvre ami, et lui sera peut-être compté au delà de son temps mortel, au delà même de son temps immortel : qu'il fut le Çév.oç, que pas une porte ne s'ouvrait à l'étranger sans qu'il y présidât, que pas une porte ne se fermait sans que sa majesté, par un sacrilège, fût atteinte.

J'ai été malade récemment. Vous le savez : rien de l'histoire ne peut passer inaperçu ; et vous rien de

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�� � ŒUVRES POSTHUMES ce qui concerne l'histoire ne peut vous demeurer étran- ger. Il ne vous est donc point resté étranger qu'il y a huit ou dix mois je fus assez sérieusement malade. Je relus VIliade et Y Odyssée, ces livres de ma jeunesse. Mais je les relus comme il faut les lire, à moins que de les lire dans le grec. J'ai assez bien su le grec, au temps de ma jeunesse sage. Mais je ne suis plus au temps de ma toute première jeunesse, et je ne sais même plus le grec comme sous le père Édet. J'ai pris la tra- duction, à défaut de ce grec. J'ai pris Y Iliade et Y Odyssée dans la traduction (française) la moins savante que j'ai pu trouver; si pervertis que nous soyons, si corrompu que soit devenu notre temps, si arriérés, si barbares que nous soyons (re)devenus, nous modernes, et que nous nous soyons faits, il existe encore, au moins chez les bouquinistes, des traductions qui ne sont pas savantes; (malade je redeviens sincère, et il faut bien que je me repose, que je me délasse, que je me change un peu de mes exercices habituels). (Mes exercices habituels ce sont aussi les traductions savantes, et sur- tout les éditions savantes. Non, ce que j'en ai fait, des traductions savantes. Ça me connaît aussi, les traduc- tions savantes. Dans la traduction la plus ancienne, la plus innocente, la plus humaine, la plus simple, la plus honnête, la moins prétentieuse, la plus universitaire, ancienne universitaire, une édition, une traduction du bon temps, où Clytemnestre fût appelée bien authen- tiquement Clytemnestre, Minerve, Minerve, et Ulysse, Ulysse. Une traduction qui ait été donnée le plus sou-

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vent comme prix aux distributions de prix, dans le» distributions des anciens prix, dans les belles distribu- tions solennelles en province, dans les lycées de pro- vince, dans les belles et archaïques préfectures, dans les distributions présidées par monsieur le député de cet arrondissement. J'ai nommé la traduction, l'hono- rable traduction P. Giguet; Paris, Paulin, libraire- éditeur, rue de Seine, 33, 1844. Quand on a l'honneur d'être malade, et le bonheur d'avoir une maladie qui vous laisse la tête libre, (au moins provisoirement et pour le temps de sa durée propre, car après, et dans le temps dit de convalescence elle se rattrape bien, la gueuse) la jaunisse par exemple, pour prendre un exemple au hasard, la grossièrement dite et vulgaire- ment nommée jaunisse, grossièrement grotesque, le terriblement plus grave et scientifique ictère (grave), qui vous laisse la tête saine, mais qui (heureusement?) vous empêche rigoureusement de travailler, défense rigoureuse du médecin, défense rigoureuse de la nature, c'est alors, et alors seulement, qu'on est le lecteur idéal ; et c'est bien la seule fois qu'on le soit (car ce n'est pas à vous, mon ami, qu'il faut que j'apprenne que la lec- ture elle-même est une opération, qu'elle est une mise en œuvre, un passage à l'acte, une mise en acte, qu'elle n'est donc point indifférente, nulle, qu'elle n'est point un zéro d'activité, une passivité pure, une table rase); car nous sommes tellement pressés de travail de toute(s) part(s) dans la vie ordinaire, assaillis, assiégés, bloqués des nécessités de l'existence, bourrés de travail, bour-

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�� � rés de scrupules, bourrés de remords, que nous ne lisons plus jamais que pour travailler; quand nous sommes malades, et alors seulement, et seulement de ces sortes de maladies, qui laissent la tête libre et saine, et cependant forcent à garder le lit, et interdisent formellement de travailler, alors par exception, par une sorte de respect, imposé, temporairement, par une sorte de trêve, provisoirement (au lieu qu’il faudrait que ce fût essentiellement) nous redevenons momentanément ce qu’il ne faudrait jamais cesser d’être, des lecteurs; des lecteurs purs, qui lisent pour lire, non pour s’instruire, non pour travailler; de purs lecteurs, comme il faut à la tragédie et à la comédie de purs spectateurs, comme il faut à la statuaire de purs spectateurs, qui d’une part sachent lire et d’autre part qui veuillent lire, qui enfin tout uniment lisent ; et lisent tout uniment; des hommes qui regardent une œuvre tout uniment pour la voir et la recevoir, qui lisent une œuvre tout uniment pour la lire et la recevoir, pour s’en alimenter, pour s’en nourrir, comme d’un aliment précieux, pour s’en faire croître, pour s’en faire valoir, intérieurement, organiquement, nullement pour travailler avec, pour s’en faire valoir, socialement, dans le siècle ; des hommes aussi, des hommes enfin qui sachent lire, et ce que c’est que lire, c’est-à-dire que c’est entrer dans ; dans quoi, mon ami; dans une œuvre, dans la lecture d’une œuvre, dans une vie, dans la contemplation d’une vie, avec amitié, avec fidélité, avec même une sorte de complaisance indispensable, non seulement avec sympathie, mais avec amour ; qu'il faut entrer comme dans la source de l'œuvre ; et littéralement collaborer avec l'auteur ; qu'il ne faut pas recevoir l'œuvre passivement ; que la lecture est l'acte commun, l'opération commune du lisant et du lu, de l'œuvre et du lecteur, du livre et du lecteur, de l'auteur et du lecteur ; comme le spectacle est l'acte commun, l'opération commune de l'œuvre dramatique et du spectateur, de l'auteur dramatique et du spectateur; comme la contemplation de la statue, la représentation de la statuaire est l'acte commun, l'opé- ration commune de l'œuvre et du spectateur, de l'auteur statuaire et du spectateur. Une lecture bien faite, une lecture honnête, une lecture simple, enfin, une lecture bien lue est comme une fleur, comme un fruit venu d'une fleur ; (elle est comme le duvet sur la pêche, disait l'an- cien) ; elle est comme un spectacle bien vu, bien regardé ; comme une statue harmonieusement vue, eurythmi- quement regardée ; la représentation que nous nous donnons d'un texte est comme la représentation que l'on nous donne d'une œuvre dramatique (et aussi que nous nous donnons) ; elle est comme la représentation que l'œuvre nous donne (et que nous nous donnons aussi) d'une œuvre statuaire; elle n'est pas moins que le vrai, que le véritable et même et surtout que le réel achèvement du texte, que le réel achèvement de l'œuvre ; comme un couronnement ; comme une grâce particu- lière et coronale; comme une ombelle à l'achèvement d'une tige ; comme un fronton mis sur les colonnes du temple; comme un fronton placé, harmonieusement posé ; comme un fronton mis, placé à l’achèvement du temple; comme une fructification mise et poussée à point; comme une maturation, un point de maturité, une fois posé, une fois choisi, une fois abouti ; comme un complètement ; comme un point rare, unique, singulier ; comme une singularité; comme une réussite ; comme un point une fois obtenu, une fois réussi ; comme une atteinte ; comme une nourriture et un complément et un complètement de nourriture; comme une sorte de complètement d’alimentation et ensemble d’opération. La simple lecture est l’acte commun, l’opération commune du lisant et du lu, de l’auteur et du lecteur, de l’œuvre et du lecteur, du texte et du lecteur. Elle est une mise en œuvre, un achèvement de l’opération, une mise à point de l’œuvre, une sanction singulière, une sanction de réalité, de réalisation, une plénitude faite, un accomplissement, un emplissement ; c’est une œuvre qui (enfin) emplit sa destinée. Elle est ainsi littéralement une coopération, une collaboration intime, intérieure ; singulière, suprême; une responsabilité ainsi engagée aussi, une haute, une suprême et singulière, une déconcertante responsabilité. C’est une destinée merveilleuse, et presque effrayante, que tant de grandes œuvres, tant d’œuvres de grands hommes et de si grands hommes puissent recevoir encore un accomplissement, un achèvement, un couronnement de nous, mon pauvre ami, de notre lecture. Quelle effrayante responsabilité, pour nous. (Et aussi, en un sens, quelle responsabilité pour l’auteur, pour les auteurs, pour C L I ce petit peuple d'auteurs qui forcent ainsi, qui entraînent, qui induisent à la collaboration, ultérieure, à la coopération, temporellement indéfinie, ce grand peuple des lecteurs, au moins ce peuple plus grand, si grand jadis, dont aujourd'hui le nombre diminue tous les jours). C'est ici un jeu cruel du sort, comme on disait, nous dirons un des jeux les plus cruels de la destination temporelle, et qui lui ressemble tout à fait, qui est tout à fait dans son genre et de sa sorte, que nul auteur n'ait temporellement jamais le droit de fermer sa porte, que nulle œuvre ne soit éternelle- ment temporellement jamais close dans aucun ate- lier; c'est un des mystères les plus inquiétants peut- être de la destination temporelle, un des plus pleins, des plus bourrés d'inquiétude, que nulle œuvre, si achevée soit-elle, et qu'elle nous paraisse, et peut-être qu'elle ait paru à l'auteur son père, nulle œuvre pourtant n'est temporellement si achevée, n'a temporellement si complètement reçu son chef qu'elle ne doive encore en un autre sens (et peut-être au fond en le même sens, car tous les hommes sont hommes, et cet auteur est homme, et nous aussi, petits, nous sommes hommes, et quoi que nous en ayons nous con- tinuons l'auteur même en un sens) être perpétuelle- ment achevée comme inachevée, au titre d'inachevée, qu'elle n'ait à recevoir et qu'elle ne reçoive et qu'elle ne doive recevoir perpétuellement un chef, un couron- nement lui-même perpétuellement inachevé. C'est le sort commun de tout le temporel, de l'œuvre même,

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�� � ŒUVRES POSTHUMES en ce qu'elle est temporelle. Elle obtiendra toujours, bon gré mal gré, volens nolens, un accomplissement perpétuel, un achèvement, un couronnement perpétuel- lement éternel, perpétuellement incomplet lui-même, perpétuellement inachevé, que peut-être, que sans doute elle ne demandait pas; à laquelle elle pouvait ne pas tenir; à laquelle généralement elle ne tenait certaine- ment pas ; l'auteur aimant bien, l'ignorant, le sot, le d'avance déçu, — le plus grand génie du monde, — être maître chez lui. Comme si l'homme jamais pou- vait être maître chez lui, ni même être chez lui dans aucune maison. Car dans les maisons temporelles il est du jeu même du mécanisme temporel qu'il ne soit jamais chez lui, qu'il n'obtienne, qu'il n'atteigne jamais d'être chez lui; et dans l'autre maison il est dans la maison d'un autre. Vouloir être maître chez soi, avoir même cette imagination, quelle vanité. C'est en vain que le maître a fermé sa porte. Le maître a laissé l'œuvre dans son atelier, mon cher Pierre Laurens, et il a fermé l'oeuvre dans son atelier; et il a fermé son atelier sur son œuvre ; et il a enfin fermé sa porte sur son atelier; et il n'a point laissé la clef sur la porte; voyez, la clef n'est point dans (le trou de) la serrure, nous ne pour- rons pas entrer; et la clef n'est point non plus chez le concierge, pendue au tableau ; et l'auteur voudrait bien qu'on lui laisse la paix, il a tant fait pour avoir cette paix, qu'on lui fiche un peu la paix, n'est-ce pas, puis- qu'il a fini ; parce qu'il a beaucoup travaillé, pour faire cette œuvre, et qu'il est éreinté; il a mal à la tête; il

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�� � C L I a l'imagination statuaire foulée aux pieds comme un sen- tier que lui-même il aurait rebattu ; non seulement il n'en peut plus, ce qui ne serait rien, et est trop naturel, mais il n'en veut plus. Et il ne veut plus en entendre parler. Et la mort est venue, la dernière femme de ménage. La mort vient. Elle a donc fait le ménage ; pour la dernière fois elle a balayé le plancher, elle a mis en ordre les œuvres. Elle a aussi mis en ordre l'auteur. Elle a rangé les œuvres. Elle a aussi rangé l'auteur et son imagina- tion statuaire piétinée. Pour la dernière fois elle a épousseté, elle a classé les œuvres. Elle a aussi classé l'auteur. Pour la première et pour la dernière fois. Pour cette seule fois. Pour la dernière fois elle a fermé l'ate- lier sur l'œuvre et la porte sur l'atelier. Elle a aussi fermé sur l'auteur la lame, la porte et la pierre du tombeau,

Et tôt serons étendus sous la lame.

Et elle n'en a laissé aucune clef temporelle. Et l'au- teur voudrait bien jouir (en paix) d'une paix qu'il croit avoir gagnée. L'auteur voudrait goûter, l'auteur vou- drait se nourrir du repos de la paix éternelle. Déce- vance: dans cet atelier fermé nous sommes tous per- pétuellement toujours : une mauvaise lecture d'Homère a un retentissement sur et dans l'œuvre, sur et dans l'auteur. Et une mauvaise lecture d'Homère est toujours tout ce qu'il y a de plus possible, tout ce qu'il y a de plus facile, tout ce qu'il y a de le plus dans nos moyens. On le sait de reste et on ne s'en fait pas faute. Une

�� � ŒUVRES POSTHUMES mauvaise lecture d"Homère de nous découronne en un certain sens et d'une certaine sorte et pour une cer- taine part, pour un fragment, proportionné, découronne d'autant l'homme et l'œuvre; une bonne lecture le (re)couronne(rait). Une mauvaise lecture de nous d'Ho- mère, enfin d'Homère par nous, le redécouronne. Et c'est ainsi, un perpétuel, un temporellement éternel va-et-vient, un achèvement qui n'est lui-même jamais achevé, un désachèvement qui lui-même est le seul qui puisse peut-être s'achever, car c'est ici l'ordre du tem- porel, et c'en est la loi, c'est (ici) le mécanisme même du temporel que dans cet ordre, dans cet acte commun, dans cette opération commune du lisant et du lu, de l'auteur et du lecteur, du texte et du lecteur, les achè- vements, les couronnements, les augments, les incré- ments ne sont jamais assis, éternellement acquis, irré- vocablement posés. Et au contraire les dégradations, les déperditions, les décroissances peuvent être, devenir acquises, être assises, être acquises, éternelles, tempo- rellement éternelles, posées, irrévocables. C'est la loi même, le jeu, le fonctionnement du mécanisme tem- porel. Les valeurs positives ne peuvent point s'y ajou- ter imperturbablement, en toute sécurité, indéfiniment, perpétuellement ni surtout irrévocablement. Les valeurs négatives au contraire peuvent (se retrancher) s'y ajouter indéfiniment, imperturbablement, en toute sécurité, perpétuellement, irrévocablement, irrépara- blement. Les valeurs d'accroissance, d'accroissement, de couronnement ne sont jamais sûres de leur accrois-

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�� � C L I

sèment. Les valeurs de décroissance, de décroissement, de découronnement peuvent être, peuvent devenir sûres du découronnement et de la décroissance. Toutes les bonnes lectures d'Homère ne feront pas que ce texte, ne feront pas que Y Iliade et Y Odyssée reçoivent un couron- nementimpérissable.Trop de mauvaises lectures peuvent avilir, peuvent mutiler littéralement un texte, peuvent comme désorganiser ce texte de telle sorte que le monu- ment même qu'il constitue puisse périr, périsse irré- vocablement. Ici les pertes sont acquises, et les gains ne le sont pas, ne le peuvent pas être. C'est la loi com- mune, générale, de tout le temporel. Si dur que soit ce marbre du Pentélique, non seulement il a reçu et per- pétuellement il recevra les atteintes physiques du temps, que les philosophes nous ont habitués à considérer, mais il a reçu et perpétuellement il recevra les atteintes non moins graves, les couronnements et les découron- nements, les accroissements et les déchets de la colla- boration de tous ceux qui sont dans le temps. Et il n'y a point à se sauver par l'indifférence et l'indifférent et le zéro de lecture pour échapper à choisir entre la bonne et la mauvaise lecture et notamment pour échap- per à la mauvaise lecture. Car cet ordre, de cette colla- boration, qui est un ordre particulier de Tordre général de la vie, comme généralement Tordre de la vie, par- ticulièrement n'admet pas le zéro, l'indifférent, l'indif- férence, le nul enfin, le ni l'un ni l'autre, le entre deux. Il n'admet pas le neutre. Un zéro de lecture d'une œuvre en est en un sens le découronnement suprême.

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�� � En ce sens un zéro de lecture peut en être, en est assurément la plus mauvaise lecture. A la limite. Elle peut faire, elle fait assurément à l’œuvre l’atteinte la plus mortelle. Car elle ouvre la porte à l’oubli, à la désuétude ; non seulement à la déshabitude, mais à la dénutrition. Car il s’agit ici de nourriture et d’une alimentation perpétuelle, non, nullement d’une inhumation, d’un recensement, d’un inventaire fait une fois pour toutes. D’un registre funéraire. Puisqu’il s’agit ici généralement de temporel, particulièrement d’une collaboration, d’une opération commune perpétuelle et perpétuellement temporelle. Si dur que soit ce marbre du Pentélique et quelle qu’en soit la patine, non seulement il reçoit perpétuellement, éternellement temporellement, les atteintes physiques du temps, atteintes à la considération desquelles nous sommes habitués par les considérations et souvent par les contemplations de tous les philosophes, mais en même temps, dans tout ce même temps il reçoit perpétuellement, éternellement temporellement, d’autres singulières atteintes, les atteintes, les couronnements et les découronnements incessants, les achèvements perpétuellement inachevés, les inachèvements réellement achevés, réellement acquis, réellement obtenus, les couronnements perpétuellement incouronnés et les découronnements perpétuellement et réellement incouronnés aussi de notre collaboration perpétuelle à tous tant que nous sommes, tout petits que nous sommes. C’est ici le plus grand mystère peut-être de l’événement, mon ami, c’est ici G L I

proprement le mystère et le mécanisme même de l'évé- nement, historique, le secret de ma force, mon ami, le secret de la force du temps, le secret temporel mys- térieux, le secret historique mystérieux, le mécanisme même temporel, historique, la mécanique, démontée, le secret de la force de l'histoire, le secret de ma force et de ma domination; c'est par là, exactement par le jeu de ce mécanisme, que j'ai assis ma domination tempo- relle. Vous savez qui je veux dire, mon ami, quand je parle de ma domination temporelle, et si elle est assise et bien solide. Elle me compenserait de ce que j'ai un zéro de domination éternelle, vous l'avez dit, si toute une éternité temporelle pouvait balancer un atome de véritable, de réelle éternité, d'éternité éternelle, si rien de temporel pouvait nous consoler. Si cette misère de domination éternellement temporelle est solide et bien assise, vous le savez. De reste. Elle tient toute par ce simple mécanisme. Si dur que soit ce marbre du Pen- télique et quelle qu'en soit la patine séculaire, jaune, chaude, blonde, paille, dorée, de vingt-quatre et de vingt-six siècles de soleils dorée, qu'elle en est comme une croûte dorée, comme un affleurement de soleil à la surface de la pierre, comme une cristallisation super- ficielle de soleil, de l'antique soleil, à la surface de cette vieille pierre, ce marbre reçoit d'autres atteintes, et il reçoit incessamment ou incessamment il perd une autre patine. Incessamment il prend et incessamment il perd des patines autres que la patine physique, autres que la patine du (vieux) soleil. Incessamment il reçoit des

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�� � «H«Mi««Bnnaai

��OEUVRES POSTHUMES atteintes autres que les atteintes physiques des intem- péries. En vérité je vous le dis, moi l'histoire: C'est vraiment un scandale ; et c'est donc un mystère ; et c'est vraiment le plus grand mystère de la création tem- porelle : Que les (plus grandes) œuvres du génie soient ainsi livrées aux bêtes (à nous messieurs et chers con- citoyens) ; que pour leur éternité temporelle elles soient ainsi perpétuellement remises, tombées, permises, livrées, abandonnées en de telles mains, en de si pauvres mains: les nôtres. C'est-à-dire tout le monde. Si dur que soit ce marbre, les architectures qu'il a édifiées reçoivent et perdent de nous incessamment, de tout le monde, une autre patine, que la patine du soleil char- nel, une patine nouvelle; nos regards, nos sots regards y laissent et y reprennent incessamment, y mettent et y regrattent sans cesse une patine invisible. C'est cette patine qui est proprement la patine historique. Nos mauvais regards, nos regards indignes découronnent ces temples. Des bons regards, des regards dignes les recouronneraient temporairement. Des compléments, des complètements indispensables se feraient. Des achèvements indispensables se feraient.

Je dis indispensables, car si nous ne les faisons pas, nul ne les fera, jamais. Un bon regard, un regard an- tique achève. Un mauvais regard, un regard barbare, un regard moderne désachève. Un regard nul, zéro regard, pas de regard du tout est en un sens le plus mauvais, le pire mauvais regard : car c'est le regard de la dénutrition définitive, de la désaffection finale, c'est

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�� � C L I

le regard de l'abolition éternelle, c'est enfin le regard de la désintégration de l'oubli.

L'artiste a fermé l'atelier sur son œuvre. Il avait les yeux brouillés. C'était fini. Il ne voulait plus rien sa- voir. Il ne pouvait plus voir son œuvre. J'entends qu'au lieu de la voir du seul regard, du regard tou- jours frais, toujours neuf, toujours nouveau, toujours innové du créateur, de l'auteur, il commençait de la voir, bon gré mal gré, éxwv zs. x<x\ axcov, invilus invitatus, il commençait irrévocablement de la voir d'un regard habitué, ce regard à partir du commence- ment duquel il n'y a plus rien à faire. Il n'y avait donc plus rien à faire. Son regard n'était plus neuf. C'est la seule cécité qui soit irréparable pour l'artiste. Alors il a fermé la boîte. Lui l'auteur il commençait de voir comme un public. Il devenait son premier public, son commencement de public. Et dans cet atelier que l'au- teur a fermé, que la mort a fermé, nous sommes tous tout de même toujours, nous (autres) les petits, et l'œuvre est en(tre) nos mains, et le sort de l'œuvre, puisqu'elle est sous nos regards. Et nous emplissons l'atelier de notre indigne, de notre indigent brouhaha. Les mots ont un sens infiniment plus profond que leur sens, et surtout, petits misérables, que leur si-gni-fi- ca-tion. Si dur que soit ce marbre de Paros, et quelle qu'en soit l'antique, l'insoleillée patine, incessamment nos regards feront ou déferont l'Aphrodite antique. A chaque instant nous sommes libres de dire et de faire des bêtises, mon pauvre ami, et nous en faisons, ce

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�� � CE U V R E S POSTHUMES

n'est rien de le dire. Nous sommes libres de tenir les propos que nous voulons, hélas, c'est-à-dire d'appor- ter, d'introduire les collaborations que nous voulons. Nous sommes libres de dire et de faire toutes les sot- tises, que nous voulons. Et nous en voulons beaucoup. Et ce qu'il y a de pire, c'est que quand nous n'en vou- drons plus, alors ce sera le pire, car ce sera l'oubli, fourrier de cette mort. Si dur que soit ce texte, et si marmoréen, ce texte du Pentélique, ce texte de Paros, et quelle qu'en soit la patine trente fois séculaire, il est tout de même en nos mains (quelle imprudence ! mes enfants) (et comme j'avais bien raison de dire : quel scandale ! et par voie de conséquence et ensemble quel mystère donc.) Trois mille ans ont passé sur la cendre d'Homère. Trois mille ans de lectures, sauf quelques siècles d'interruption, et les (innombrables) siècles d'interruption et de barbarie qui viennent. Enfin, sans nous, qui allaient venir. Trente siècles de bonnes et de mauvaises lectures, sauf quelques siècles de zéro lecture, les pires de tous, y compris ceux qui viennent. Enfin qui allaient venir. Qui s'ajoutent non comme un supplément arbitraire, mais comme un complément inévitable, comme un complément définitif, aux siècles de mauvaise lecture. Les bonnes lectures achèvent et ne parachèvent pas. Elles ne mettent point la fer- meture. Les mauvaises lectures désagrègent. Les nulles lectures font la consommation des siècles ; elles font la consommation des temps; elles accomplissent la désagrégation suprême, la désagrégation finale ; elles

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�� � réalisent comme un premier jugement dernier, temporel elles font comme une (première) image, temporelle, d’un jugement dernier.

Il est effrayant, mon ami, de penser que nous avons toute licence, que nous avons ce droit exorbitant, que nous avons le droit de faire une mauvaise lecture d’Homère, de découronner une œuvre du génie, que la plus grande œuvre du plus grand génie est livrée en nos mains, non pas inerte mais vivante comme un petit lapin de garenne. Et surtout que la laissant tomber de nos mains, de ces mêmes mains, de ces inertes mains, nous pouvons par l’oubli lui administrer la mort. Quel risque effroyable, mon ami, quelle aventure effroyable ; et surtout quelle effrayante responsabilité. Quelle conjecture, quelle conjonction que cette opération bilatérale. D’un côté, d’une part quel risque pour l’auteur ; l’auteur ne voyait plus clair sur son œuvre ; il s’apercevait, non sans un certain effroi, non sans une certaine contrariété, intérieure, car il connaissait bien, il reconnaissait que c’était la fin, que dans un instant il n’y ferait et n’y pourrait plus rien, que dans tous les instants ultérieurs il n’y serait plus rien, que c’était l’annonce et l’antécédence de la mort de son opération propre, de son effectuation propre de son œuvre par lui, l’auteur s’apercevait qu’il fallait laisser ça, (parce) qu’il se retournait pour ainsi dire lui-même en lui-même contre lui-même, qu’il prenait, malgré lui-même et contre lui-même, qu’il revêtait pour ainsi dire une attitude contraire à son attitude originelle, une attitude ŒUVRES POSTHUMES mentale originairement et toute contraire à sa première attitude, à son attitude d'auteur. Involontairement, irrévocablement, quoi qu'il en eût, à son génie défen- dant, il se sentait devenir un autre homme, un homme tout contraire ; il revêtait un autre homme, dont à mesure qu'il y entrait, qu'il en recevait le (re)vêtement il ne pouvait pas se débarrasser ; un manteau de Cen- taure ; d'auteur il se sentait invinciblement devenir le contraire, public. Il se sentait devenir le premier rang de son public, l'homme qui est là devant, qui regarde, l'im- bécile, qui ouvre d'autres yeux, des yeux inconnus, in- connaissants ; bleus ou noirs, tous aimés, tous beaux ; le premier de ces messieurs ; le premier à passer, dans le temps, dans le passage du temps ; celui qui est à la barrière, là, à la barrière qui sépare les œuvres du pu- blic; celui qui a cette main (grossière) (si grossièrement) appuyée sur la balustrade ; il se sent invinciblement devenir, il devient cela, cette misère, cette stérilité, cette impuissance, le premier spectateur, le premier lecteur, le premier qui regardera ; il se voit ; il se reconnaît là ; c'est lui cet homme ennemi, désormais ; plus qu'ennemi, irrévocablement étranger. C'est lui- même, cet autre, c'est lui-même et c'est désormais son plus grand ennemi, infiniment plus : son plus grand étranger. Alors il ferme. Il faut rompre. Il faut fermer. C'est lui, l'homme à la balustrade. On va fermer, il ferme. Il ne se doute pas, le malheureux, que le public, lui, ne fermera jamais, ou que s'il ferme, ce sera jamais la pire des hypothèses, la pire des solutions, éven-

�� � tuelles ultérieures, la pire, la dernière des conclusions. Lui-même il ne peut plus, il ne veut plus (y) travailler parce qu’il se sent devenir public ; et que c’est pour lui comme un écœurement, une pétrification. Mais ce même public au contraire il ne se sent pas devenir public. Il est venu au monde comme ça. Il n’a jamais été auteur. Il n’est point le père de cette œuvre. Et au moment même que vous cessez d’y travailler, que vous ne pouvez plus, que c’est plus fort que vous, parce que vous sentez qu’invinciblement, vous auteur, d’auteur vous commencez de devenir public, à ce même moment même ce même public, lui qui n’a pas les mêmes raisons, c’est à ce même moment qu’il commence au contraire de travailler; impudent : impudemment ; grossier : grossièrement. Et il en a comme ça pour longtemps. Il faut espéier: pour toujours. Car s’il s’arrêtait une fois, ce serait encore pire ; ce serait le pire. Quel risque, mes amis. Et pour l’œuvre, et pour l’auteur, quelle infortune. C’est pourtant la commune infortune temporelle. C’est la commune infortune historique même. C’est hélas la seule fortune. Courir ce risque, être entre toutes les mains, les plus grossières, courir ainsi, y courir tous les risques ; ou courir ce risque pire au contraire, le risque suprême : n’être plus en aucunes mains. C’est-à-dire, au fond, la maladie, ou la mort. Telle est la commune mesure historique, la commune infortune historique mécanique même, la commune infortune temporelle de l’œuvre et de l’événement temporel, de l’œuvre et de l’événement historique, c’est-à-dire de l’œuvre et de l’événement enregistré. Briséis est entre nos mains. C’est un grand danger pour elle. C’est un grand danger pour Achille. C’est exactement de cette contrariété intérieure que tout le temporel est véreux, mon pauvre ami, que l’historique, tout l’historique, défini comme historique, est véreux, que l’événement est véreux, que l’œuvre, cet événement, cette part(ie) intégrante de l’événement, est véreuse. Telle est ma profonde blessure, ma blessure temporelle, ma blessure éternellement temporelle. Telle est ma secrète blessure, qui ne guérira jamais. Certes née dans un peuple intelligent quand innocente j’envoyais mes jeunes sœurs par les sentiers de cette montagne intelligente, je ne prévoyais pas, qui aussi eût soupçonné que notre grand-père le temps nous réservait en secret une telle infortune, intérieure, ultérieure, temporellement éternelle, invincible, indépouillable, un tel creux secret : d’être comme lui véreuse ; irrévocablement ; et comme lui d’être rongée de ce cancer ; comme le vieux grand-père (et ce n’est pas Guillaume I er que je nomme ainsi) nous a légué cette tare, secrète ; et comme il nous Ta léguée à tout ce qui est de lui, à toute la création, temporelle, universellement à tout ce qui est du temps. Quelle effrayante application, mon ami, quelle effroyable, quelle universelle application de ce vieux principe que naïvement et (pseudo-) scientifiquement vous croyez avoir découvert, et qu’un peu solennellement vous nommez, vous avez intitulé le principe de l’hérédité. Tout ce qui procède du temps, G L 1

c'est-à-dire tout, est marqué du temps et de cette tare du temps. Et ce n'est plus seulement la lèpre ou le péché mortel, Péguy, c'est la lèpre et le péché mortel. Toute la création temporelle, toute la matière histo- rique est ainsi et pour tout son temps recreusée d'une tare intérieure, d'une vanité, d'une viduité. D'une va- nité comme elle éternellement temporelle. D'une vi- duité ensemble avec elle et en dedans d'elle temporel- lement éternelle. Un vautour extérieur mordait au foie, un vautour infatigable rongeait l'impérissable Promé- thée. Un vautour intérieur nous ronge, un vautour héréditaire, d'autant plus sûr, d'autant plus impla- cable, nous mord au foie, un vautour infatigable ronge l'impérissable, et pourtant périssable création tempo- relle. Définitivement périssable. Un jour périssable. Car c'est ici très exactement, c'est littéralement, c'est diamétralement le contraire d'Anligone. C'est bien la loi d'aujourd'hui et d'hier, et c'est la loi écrite, tout ce qu'il y a de plus écrite, la loi de l'inscription histo- rique même. Nùv ye xocyôèç, xai àec 7roxe | Çyj rauxa, xal 7tavTsç ï<ï(X£v \\ otou '«pav»j. Elle vit aujourd'hui (du moins) et hier, et toujours ; (toujours temporellement; et nous savons tous (très bien) de qui, d'où elle est ap- parue. Elle nous est venue, elle nous est léguée, elle nous vient, elle (nous) est apparue de notre grand- père Chronos. (Nous éviterons, n'est-ce pas, de Yor- Mographier Khronos, parce qu'avant tout il ne faut pas ressembler à Leconte de Lisle). Malheureusement, l'aïeul Temps, le vieux squelettique, le vieux à la faux,

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

le vieux sénile, il n'est pas seulementnolre grand-père, à nous malheureuses. Il est le grand-père général de tout le genre. Il est le grand-père commun. Il est le grand-père universel de tout cet ordre.

AXTirONII. Où yàp xi [v.cu Zeùç ïjv b XT|pû:aç -ràoe,

oÙS'ï) ÇÙVOIXOÇ TtoV XOCTO) OetOV AlXTj TOlOUSo' Iv àvôpdJTTOtClV (op'.iJEV VOJAOUÇ"

oùoè cOéve'.v tocoïtov wdtnr^v rot cà x^pûyaaO' w<it' ScypaiCTa xxn^'kr^ 6ewv vôij.'.[i.a oûvacOat Qvyjtgv ov6 ' Û7ispopa|JLStv. Où yâp ti vuv ye xày-Oeç, àXX'àeî tiote Çyj raùxa, xoûSelç oiBev z\ ô'tou 'cpâv^.

ANTIGONE

Car ce n'était pas Zeus qui me les avait proclamées (comme un héraut), ni la Justice qui demeure avec les dieux d'en bas na pas défini de telles lois chez les hommes ; ni je ne pensais pas que tes décrets (procla- més par ton héraut) fussent de force (eussent tant de force) à pouvoir, étant mortel, transgresser (passer par dessus) les lois non écrites et inébranlables (ou infaillibles) des dieux. Car elles ne vivent pas aujour- d'hui (du moins) et hier, mais toujours, et nul ne sait de qui elles apparurent.

C'est tout diamétralement le contraire, mon pauvre ami. Nous savons de qui apparut la loi, non seulement la

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�� � C L I

loi écrite, maislaloi de récriture et de l'inscription même. Ainsi des jouvencelles, ainsi des petites filles naissent et croissent innocentes, et elles portent dans leur sein les tares ancestrales : ainsi et non autrement, haud secus, nous croissions innocentes, et déjà je portais en mon sein le secret du mal qui me ronge. Ou la mala- die, ou la mort : tous vous n'avez plus qu'à choisir. Et toute la création aussi naissait et croissait innocente. Toute la création autour de nous, ensemble avec nous, ainsi comme nous. Mais tout ainsi comme nous toute mal saine aussi en dedans; car l'éternité seule est saine et pure. Ainsi l'œuvre et l'auteur choisira : ou de ris- quer d'être avilie, d'être tripotée aux mains les plus grossières, d'être tripatouillée aux pires mains, comme de la copie d'auteur aux mains de votre grand ami M. Ernest Lavisse, ou de risquer pire encore, de ris- quer le risque suprême : de ne plus recevoir même ces grossières et ces avilissantes caresses, c'est-à-dire d'être morte. Ou l'avilissement, cette sorte, particu- lière, cet ordre, cette classe pour ainsi dire d'avilisse- ment, ou la mort. Ou l'avilissement, cette mort, ou la mort, cet avilissement ; suprême, ce comble de l'avilis- sement, cette limite, cet avilissement accompli, cette vilitude. Ou l'avilissement, l'injure perpétuelle, cette incompréhension, cette inintelligence, le risque de cet avilissement ; ou en être réduit à ceci : regretter cet avilissement même, et le risque de cet avilissement, regretter de n'être plus avilie. Un chien vivant vaut mieux qu'un lion mort. Quel risque effrayant pour

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�� � ŒUVRES POSTHUMES l'auteur. Et pour nous, mon ami, quelle effroyable res- ponsabilité. Le voilà bien, mon ami, le quasi-contrat, et toutes les responsabilités qu'il emporte. Le contrat fait sans nous, où nous sommes liés sans qu'on nous ait demandé notre avis. Parmi tant d'autres, quasi- contrats, qui nous ont lié les poignets pour toute notre vie temporelle, et peut-être pour un peu plus. En voici un. D'une part, de son côté l'auteur met l'œuvre. De l'autre part, de notre côté nous apportons toute la mé- moire du monde, nous mettons la commune mémoire de la commune humanité. Nous mettons cette com- mune mémoire, si précaire, si puissante, qui incessam- ment se fait et se défait. Tels sont les apports contrac- tuels. Et les rapports, et les relations, et les ligatures mutuelles. Telles enfin, de part et d'autre, les contrac- tuelles obligations. C'est un contrat manqué, comme tous les contrats, et qui, comme tous les contrats, est indéfaisable. Contrat pour lequel nous n'avons jamais été et ne serons jamais consultés, ni d'une part l'au- teur, ni de l'autre part nous le public. Ces œuvres sont en nos mains comme des otages, elles sont des prison- nières esclaves, les femmes de Darius. Aux mains, hélas, de quelle postérité d'Alexandre. De nous leur honneur dépend, et leur estimation, et leur vie. Leur estimation, l'estimation d'elles, qui est encore leur être même. Il ne vous échappe pas, mon ami, que c'est le plus grand honneur qui puisse nous être fait dans le temps, et que nous ne l'avons point demandé.

On nous a fait, seigneur, en nous honorant beaucoup

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�� � d’honneur. La plus grande œuvre du génie est remise en nos mains débiles. Par nos mains, par nos soins, par nos seules mains elle reçoit un accomplissement incessamment inachevé. Une lecture de nous achève ou corrompt cette Antigone ; une lecture de nous couronne ou découronne cet achèvement d’Homère, cette Iliade et cette Odyssée. Quelle injustice, mon ami, criante, et non pas une injustice accidentelle, un décalage fortuit, mais une injustice essentielle, inhérente au temps, inhérente à cet ordre, incluse dans l’ordre même ; quelle injustice organique, mécanique, je veux dire tenante au mécanisme même, technique, tenant à la technique même ; quel scandale donc, et si je puis dire, quel scandale justifié ; par conséquent, attention : quel mystère donc sans doute. C’est le mystère propre de l’histoire et de l’ordre historique. L’histoire est profondément injuste. L’ordre historique est profondément injuste. C’est dans les petits traités de morale à deux sous, mon cher enfant, dans les petits bouquins de morale plus ou moins universitaire, primaire, secondaire, et même supérieure, et même extérieure, dans les petits traités laïques, civiques, morale et civique, instructifs, je veux dire d’instruction, et d’éducation, éducatifs, étatiques, sommaires, commodes, ecclésiastiques, d’encouragement, et qui préparent très bien au baccalauréat, et même au brevet supérieur, que ça s’arrange bien, que tout s’arrange, que le juste est heureux sur terre, qu’il réussit, que la justice donc règne temporellement. Tout est organisé au contraire au plus ŒUVRES POSTHUMES profond pour que l'iniquité règne temporellement. Même dans le civisme le bon citoyen ne réussit pas. A plus forte raison le juste dans (tout) ce qui (dé)passe le civisme. Il n'a pas besoin d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. C'est fort heureux. Car s'il attendait d'espérer pour entreprendre et de réussir pour persévérer. Cette grande règle de morale et d'héroïsme et d'invention et de persévérance dans l'héroïsme n'est point tant une règle de morale et d'héroïsme et d'invention et de persévérance dans l'héroïsme ; ce n'est point une règle sublime ; une règle choisie, une règle élue ; arbitrairement choisie, arbitrairement élue ; une règle pour ainsi dire faite et portée (volontairement) à une certaine hauteur. C'est (au contraire?) une règle de soumission, en un certain sens, profond, une règle de résignation à l'inévitable, à ce qui est l'ordre même de l'événement et de l'his- toire, la technique même et la mécanistique temporelle, enfin la technique et la mécanique de l'opération de l'événement. Ce n'est peut-être pas, pour certains tem- péraments, pour certains caractères, une règle parce qu'on ne peut pas faire autrement : il y a des tempéra- ments, des caractères, qui aiment cette sorte de règle et particulièrement celle-ci. Mais enfin c'est une règle tout de même qu'on ne peut pas faire autrement. C'est une règle forcée. Elle n'a pas besoin de nous. Elle se passe de notre permission. Elle n'attend pas notre con- sentement. Elle n'a pas besoin de notre agrément. Elle n'a pas besoin du tout que nous la choisissions, que

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�� � G L I nous l'élisions ; que nous l'aimions. Elle se passe fort bien de nous. Par elle en réalité tout homme héroïque est héroïque malgré son consentement. La réalité, l'événement, l'histoire, le temporel n'est pas seulement injuste. Il est en réalité tout ce qu'il y a de plus injuste. Et surtout il n'est pas injuste accidentellement, il est en réalité injuste essentiellement. Cette idée que c'est commode, que ça s'arrange (bien) est l'idée la plus fausse du monde. Quand on dit que la justice n'est pas de ce monde, on ne veut pas dire seulement, ce qui ne serait rien, ce qui n'aurait qu'un peu de sens et pas beaucoup d'intérêt, que la justice ne règne point sur cette terre uniformément, posément, calmement, ennuyeusement, comme en plaine, et pour ainsi dire horizontalement, qu'il y a des trous, qu'il y a des manques ; qu'il y a des à coups; encore des fondrières ; que le sol de cette terre n'est point uniformément revêtu de cet uniforme, d'un manteau de justice, du manteau de la justice temporelle ; que fragmentaire- ment, parcellairement, comme une mosaïque qui man- querait par places, qui par morceaux se serait effon- drée ; on ne veut point dire que par hasard et tempo- rairement, que fortuitement la justice manque ; comme dans un mauvais pavé de bois il manque des pavés. Cette idée fausse pédagogique, cette idée d'enseigne- ment public et privé, cette idée d'homélie et d'exhorta- tion que c'est facile, je vous crois, que c'est commode, que ça s'arrange bien, la vie, que c'est'arrangeant, que c'est une histoire commode, une aventure ordinaire,

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�� � ŒUVRES POSTHUMES où on se retrouve, où tout le monde et surtout l'hon- nête homme y retrouve son compte, cette idée fausse et naturellement régnante, cette idée dominante est encore tout autrement fausse, infiniment plus. Quand on dit que la justice n'est point de ce monde on va beaucoup plus loin, on signifie infiniment plus. On veut dire que l'événement et la justice, (il faut mettre l'événement le premier), l'ordre de l'événement et l'ordre de la justice ont en eux et entre eux une con- trariété native, une incompatibilité, une inconciliabi- lité ; que tous ces deux ordres ont une contrariété inté- rieure telle, une répulsion, si profonde, si intérieure pour ainsi dire, et qui atteint si profondément aux sources, aux forces vives, aux sources vives, aux ra- cines dans la terre, au cœur même de l'arbre, que nulle entente, que nul recouvrement n'est à chercher, n'est à espérer entre eux. Que l'iniquité ne règne pas seule- ment en souveraine sur terre, mais en souveraine la plus profondément légitime. Et même habituée. L'évé- nement, l'histoire est toujours injuste, je le sais, moi l'histoire. Quand elle n'est pas cruelle. Et elle n'est pas injuste et cruelle arbitrairement, fragmentairement, par oubli, mais essentiellement et dans sa racine même. Loin que ce soient les injustices de l'histoire qui soient extraordinaires, qui fassent tache et qui soient difficiles à expliquer, qu'il faille expliquer, ce sont au contraire les justices, les prétendues justices de l'histoire qui ne sont qu'apparentes, non réelles, superficielles, non profondes ; ce sont ces (apparentes) justices de l'his-

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�� � G L I toire qui pour moi font scandale, parce que je sais la règle, et qu'elle est dure, et la nature, et qu'elle est dure, qui sont extraordinaires et pour moi invraisem- blables, qui font tache, parce que je sais, qui maculent, que je voudrais bien que l'on m'explique. Ce sont elles au contraire qui posent un problème. Croyez- moi, ces recouvrements, ces prétendus recouvrements de la justice et de l'histoire ne sont que de fausses, de fortuites coïncidences. Quand on dit que la justice n'est pas de ce monde, on veut dire, on entend, on dit qu'il y a entre l'une et l'autre une contrariété orga- nique, mécanique, technique. On veut dire qu'elles se font, et qu'elles sont forcées de se faire, une guerre inexpiable. Quand l'histoire s'oublie, alors elle peut paraître juste. Quand elle ne s'oublie pas, l'iniquité passe.

Or ceci, mon ami, d'avoir à faire ce choix, entre l'avi- lissement et la mort, entre de multiples, d'innom- brables, de perpétuels avilissements et ce suprême avi- lissement dernier qu'est la mort, entre ce risque cons- tant d'avilissement, sous certitude d'être en effet avili, et la mort, non pas seulement d'avoir à faire ce choix, entre ces deux misères, entre cette misère perpétuelle, ce risque de misère et cette misère limite, ce risque de misère limite, non pas seulement d'avoir à faire ce mi- sérable choix, mais de pouvoir le faire, d'être contraint de le faire, d'être appelé, d'être conduit à le faire, d'être (mis) en situation de le faire, cela, mon enfant, c'est la plus haute fortune de l'homme, hors le salut.

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�� � ŒUVRES POSTHUMES Pour être appelés entre tous à pouvoir opérer ce mi- sérable choix, entre ces deux misères jumelles, entre ces deux misères appareillées des millions d'hommes inexplorés sont morts. Et ceux qui ont été conduits jusqu'au double chemin, les quelques-uns qui ont été admis au double seuil de la double misère savent très bien, et tout le monde sait très bien, qu'ils ont été élus entre tous, qu'ils ont reçu la plus grande grâce qui soit jamais tombée dans le monde, hors le salut.

Quelle grâce pourtant, et amère et ingrate. Tant d'autres sont morts pour obtenir cette ingrate grâce. Et lui qui n'est pas mort, mais lui qui n'est pas mort il faudra qu'il paye. Et avec quelle constance, avec quelle opiniâtreté, (sinon de sa part), avec le raffine- ment d'une sorte de quelle cruauté. Cet avilissement qu'il faudra qu'il supporte, qu'il faudra qu'il endure, et dont il faudra qu'il rende grâce, puisque c'est la plus haute fortune temporelle, cet avilissement entre lequel il faudra qu'il choisisse et la mort, cet avilisse- ment ou la mort il va être chargé de l'organiser lui- même et de l'administrer lui en tête, lui le premier. Cet avilissement il va être chargé de l'instituer, de l'in- nover, de l'initier. Car il est condamné, car il va être chargé, et c'est une mission de confiance, une autre, une deuxième vocation, une autre, une deuxième mis- sion d'une haute confiance, car il va être celui qui commencera, celui qui le premier introduira, inventera l'avilissement de son œuvre. C'est lui, il est devenu

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�� � l’homme de la balustrade, le premier homme du public à passer, à défiler devant son œuvre. Cette main, cette même main qui a fait l’œuvre, c’est elle qui est devenue la main sur la balustrade. Et lui il est devenu le premier homme du public. Il ouvre le défilé du public. Triste inauguration. Singulière, irrévocable inauguration. C’est lui l’appariteur de cet enterrement qui (il faut l’espérer) ne finira point. Car l’espoir n’est point de n’être pas enterré. L’espoir, un entre mille, un entre des millions, est que l’enterrement dure longtemps. Qui sait. S’il pouvait durer toujours. L’espoir est que l’enterrement ne s’achève point en une inhumation. Cette œuvre qu’il a faite en un moment unique, cette œuvre qu’il a quasi créée, il y portera le premier marteau. Puisque la connaissant avant tout le monde il a le premier de tout le monde, dans le secret de sa propre mémoire, porté sur elle un regard de spectateur.

L’auteur avait quitté la place ; il avait laissé son œuvre parce que finie et comme faite et parfaite ; autant qu’humainement. Il n’avait plus le regard natif, le regard de naissance et de commencement, le regard de tête de chapitre, le premier regard, le seul vrai ; plus que vrai, réel; enfin le regard de la révélation, première. Il commençait de voir d’un regard habitué : déchéance d’art qui ne se remonte point, déchéance irrévocable de la création même de l’œuvre. Son regard déjà n’était plus un regard neuf, un regard inexpert, un regard nouveau, un regard natif, un regard né, un regard venant de naître. C’était un regard habitué, pour dire le mot un regard vieilli. Corneille vieilli qui défera peut-être le plus beau vers, enfin le vers cardinal de toute l’articulation de Polyeucte. Non plus un regard d’auteur, premier ; mais un regard de spectateur et de public, deuxième ; le premier spectateur, le premier des spectateurs et du public étant irrécusablement deuxième. Son regard n’était plus un trait de crayon fin taillé, tracé fin, posé, un trait de plume sec sur un papier neuf. C’était un trait non plus posé, non plus tracé, mais appuyé, un regard hébété, émoussé, usé, mal taillé, non plus taillé même, et impossible à retailler pour cette fois et pour toujours au moins pour cet objet de regard ; un trait fatigué, gommé, repris, effacé, recommencé ; non plus une pointe sèche, une ligne sèche, mais un trait mouillé, une ligne délavée ; un trait fatigué sur du papier fatigué ; le champ de son regard était comme ce papier; quand la surface du papier, le dessus, la couche du dessus, la superficie, la couche superficielle est évidemment abîmée, quand la fleur du papier enfin est irréparablement écrasée, et en même temps entamée, ensemble enlevée, irrévocablement maltraitée, quand de la gomme et du crayon elle a reçu visiblement, précisément à force d’effacer, une injure elle-même ineffaçable, quand la page est toute faite de reprises, de regrets et de remords, quand derrière chaque trait censément définitif, mais qui justement pour cela n’est que final et n’est pas, ne sera jamais définitif, on découvre tant d’essais, tant d’inutiles et injurieuses tentatives, tant de vanités, tant de stérilités, tant de cadavres d’anciens tracés, d’anciens traits, sacrifiés, tant de poussières d’anciens traits, abolis, tant de cendres d’anciens traits, volontairement oubliés, rageusement reniés, quand sous le trait si péniblement définitif, si arbitrairement choisi et en désespoir de cause comme devant être définitif, sous le dernier essayé, simplement, en somme, on lit, on est forcé de lire tant d’anciennes, tant de mauvaises lectures, abandonnées pourquoi plus que telle autre ? Malheur à l’artiste, malheur à l’auteur, malheur au créateur dont le champ du regard est devenu ce papier fatigué, dont le regard même est devenu ce crayon mal taillé, cette plume ébréchée, une pointe laborieusement désaiguisée. Malheur à l’auteur dont le champ du regard a reçu trop d’injures, a enregistré trop d’essais, a eu à publier trop d’amnisties, est écrasé de trop d’habitude. Il ne vous échappe pas, mon ami, que nous touchons ici à l’un des problèmes les plus difficiles et les plus profonds (les deux vont quelquefois ensemble) de la création même et de l’opération de l’œuvre. Mettons, pour être sage, et pour parler comme eux, à l’un des problèmes les plus délicats de l’esthétique. Et il ne vous échappe pas non plus que ce problème le plus délicat peut-être de l’esthétique, le problème de la conception même et de l’exécution de l’œuvre, le problème de la sortie, le problème de la production, le problème de la création même de l’œuvre, enfin de tout ce que nous avons nommé la création et surtout l’opération de l’œuvre est essentiellement un problème d’histoire, ŒUVRES POSTHUMES un problème de l'organisation même de la mémoire. Tout ceci me revient encore et toujours, comme par hasard. C'est de mon domaine (il est grand), et de ceci aussi je suis naturellement reine. On vous parlait hier aux cahiers de ce très grand peintre moderne et con- temporain qui avait fait vingt-sept ou trente-cinq fois ses célèbres Nénuphars ; ou Nymphéas ; (je donnerais cher, dit l'histoire, pour savoir en ce moment la diffé- rence qu'il y a, ou qu'il doit y avoir, entre des Nénu- phars et des Nymphéas, s'il y en a une ; et qui les avait vendus au moins trente mille francs chaque (fois). Trente mille francs l'un, ou trente-et-un mille francs. Ces comptes là ne sont jamais justes. Je ne vous dis pas cela, mon ami, je ne vous le rappelle pas, d'hier sur aujourd'hui, pour vous inciter traîtreusement à faire une multiplication. (Qui d'ailleurs serait téméraire, car je ne vous garantis pas les uns ni les autres nombres, d'abord parce que je ne les sais pas (moi même l'his- toire je ne sais pas tout;, et si je vous les livrais, (quand je les saurais), j'aurais l'air de (vouloir) désigner quelqu'un). Non seulement donc je ne lui reproche pas de les avoir vendus trente mille francs l'un (moi l'his- toire je sais un peu ce que c'est que le temporel) ; mais je ne lui reproche pas plus de les avoir faits trente fois. Comment lui en faire un grief, quand au contraire les plus grands ont fait ainsi, — et n'ont peut-être été grands que pour cela, — quand les plus grands génies en ont fait autant, — et n'ont peut-être été grands et génies que pour cela. — Je serais fort ingrate de lui en faire un

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grief, car si je vous en parle, c'est au contraire que ce grand peintre n'a pas peint seulement vingt-sept et trente-cinq fois ses admirables nénuphars, mais il a peint aussi en même temps dedans ainsi l'exemple le plus parfait que l'on puisse imaginer, le cas le plus ramassé qui se pût faire, le modèle pour ainsi dire, que sans cela il eût fallu faire exprès, l'exemplaire culmi- nant, l'exemple le plus et le mieux approprié de ce pro- blème central, un cas vraiment type, l'exemple le plus plein de sens et de représentation. Tous nous refaisons nos célèbres Nénuphars. Tous nous petits. Mais les plus grands génies du monde n'ont point procédé autre- ment. Et c'est peut-être en cela que consiste qu'ils aient été des génies, et les plus grands génies du monde. Les uns expressément et très visiblement, les autres plus sourdement, plus secrètement ; les mêmes plus ou moins expressément ou plus secrètement, plus ou moins visiblement, superficiellement, ou plus inté- rieurement pour ainsi dire, plus profondément, dans un intérieur plus profond ils n'ont souvent fait, ils n'ont peut-être jamais fait que recommencer leurs admirables Nénuphars. Les uns de les peindre ; et les autres de les chanter ; de les écrire ; de les conter. C'est à se deman- der si ce n'est point la marche propre du génie, si tel n'est point l'ordre du génie, sa technique et sa desti- nation : de donner une /ois pour toutes, autant que possible pour éternellement, une certaine résonance temporelle. C'est vrai, c'est réel pour un Rembrandt. Combien de fois expressément n'a-t-il pas fait le(s)

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�� � ŒUVRES POSTHUMES même(s) dessin(s), la même peinture, les mêmes por- traits, de lui, les mêmes Rembrandts. Et profondément n'a-t-il pas toujours fait le même ? A une certaine pro- fondeur, dans un certain secret, dans un dedans infini- ment plus profond que le dessus. C'est vrai, c'est réel d'un Beethoven, d'un Corneille, d'un Michelet, ce génie de l'histoire. Il ne faut pas perdre une occasion, mon ami, de redéclarer que Michelet est le génie même de l'histoire, d'abord parce que c'est vrai ; et puis ça em- bête tant de monde ; et c'est un si grand supplice pour nos grands amis les modernes. Mais je ne crois peut- être pas que jamais on ait réalisé un cas si bien ramassé, si merveilleusement unique, si rare, si limite, si par- faitement réussi que celui de ces propres nénuphars. Je ne crois pas que jamais on en ait peint, ni chanté, ni écrit, ni conté un plus typique. Il pose en effet dans toute sa beauté, dans tout son cas le problème où nous sommes arrêtés, ce problème central. Etant donné qu'un très grand peintre a peint vingt-sept et trente- cinq fois ses célèbres nénuphars, quand les a-t-il peints le mieux. Et vous voyez où ça mène, ensemble, pour tous les autres. Lesquels de ces vingt-sept et de ces trente-cinq nénuphars ont été peints le mieux? Le mouvement logique serait de dire : le dernier, parce qu'il savait (le) plus. Et moi je dis : au contraire, au fond, le premier, parce qu'il savait (le) moins.

Jamais le mouvement logique n'a paru plus indigent que dans ce cas, plus mal averti, plus mal renseigné, plus raide, plus étranger à la réalité, même, à la réalité

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�� � C L I mère, à la vaillance, à la verdeur de la réalité. A la souplesse de la réalité. Le mouvement logique est de croire, de professer que naturellement l'auteur gagne à chaque fois, avance à chaque fois, progresse à chaque fois, parce qu'à chaque fois (d'après) il sait évidem- ment mieux qu'à la fois d'avant. L'idée du mouvement logique, si je puis dire, son orgueil total et son orgueil échelonné, son orgueil d'escalier et son orgueil d'échelle, c'est qu'à chaque fois sachant plus, à chaque fois ainsi il sait mieux. Jamais le mouvement logique ne s'est montré plus indigent, aussi indigent que dans ce cas. C'est la pauvreté du riche, la plus pauvre de toutes les pauvretés. La plus misérable misère. C'est justement parce que ce cas est un cas limite, non seu- lement un cas rare, mais un cas limite, un cas type, un cas unique, un cas comme fait exprès, un cas admira- blement ramassé, admirablement dessiné, un cas pour ainsi dire concentré, que le mouvement logique y répugne d'autant plus, et infiniment, qu'il y a une répugnance elle-même limite, qu'il s'y sent d'autant plus étranger. Il s'y révèle d'autant plus incompétent, d'autant plus gauche, d'autant plus barbare, d'autant plus mal à l'aise, et gêné aux entournures, il y tombe d'autant plus pleinement à faux et à contre-sens que ce cas est un cas plus essentiellement organique, un ramassement, un raccourci de cas organique, un type, un extrait, une limite, une essence de cas organique, et ainsi essentiellement un cas d'histoire et de mémoire. Toujours moi. Vraiment c'est un beau problème. Étant

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�� � ŒUVRES POSTHUMES donné que ce grand peintre a fait vingt-sept et trente- cinq fois ses célèbres nénuphars, quand les a-t-il faits le mieux ; la première fois ; ou la trente-cinquième ; ou une autre, intercalaire. C'est un beau problème de maximum et de minimum. Quel sera le nénuphar le mieux fait. Toutes choses égales d'ailleurs, naturelle- ment, les humeurs, les affections, les intérieurs, et d'être (plus ou moins) en train chaque jour, enfin les circonstances quotidiennes et les quotidiennes dispo- sitions, le pain quotidien, l'appareil quotidien des dis- positions intérieures, toutes autres choses égales quel sera le meilleur nénuphar ; le premier ; ou le trente- cinquième ; ou un autre, intercalaire. Le premier mou- vement, sot, le (premier) mouvement logique, l'idée logique est de répondre immédiatement : le trente-cin- quième, parce que c'est alors qu'il a le plus appris, qu'il sait le plus, qu'il sait le mieux. Et moi je dis : la première, le premier nénuphar, la première fois parce que cest alors quil sait le moins. Justement parce que c'est alors qu'il a le moins appris, qu'il sait le moins. Misère des thésauriseurs. L'idée logique, le (pre- mier) mouvement logique est que chaque fois constitue un progrès (indéniable) sur la fois précédente, puis- qu'elle est après, une acquisition, ferme, un progrès, acquis, classé ; que c'est comme un escalier qu'on monte, un degré ; que toute marche est irrécusable- ment plus haute que la marche précédente ; puisque c'est un escalier ; puisqu'elle est la suivante ; autre- ment ce ne serait pas un escalier; et elle ne serait pas

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�� � G L I une marche ; telle est la théorie du progrès, telle est la théorie logique ; telle est la croyance commune, puisque c'est la théorie logique, et la théorie du pro- grès. Théorie régnante s'il en fût. Qu'à chaque fois on apprend pour la fois d'après et que c'est ainsi que l'on fait les bonnes maisons. En épargnant, pour ainsi dire, en économisant d'une fois sur l'autre, en mettant de côté d'une fois sur l'autre, en accumulant, en capitali- sant d'une fois sur l'autre du savoir, du savoir appris, de la science, du savoir faire, du renseignement. C'est la théorie même et l'idée du progès. Elle est au centre du monde moderne, de la philosophie et de la politique et de la pédagogie du monde moderne. Elle est au centre de la situation faite au parti intellectuel dans le monde moderne ; elle est au centre de la domination du parti intellectuel dans le monde moderne; elle est au centre de ma domination à moi, l'histoire, tant ils me connaissent mal, tant ils ignorent mon mal et mon creux et ma secrète faiblesse ; elle est au centre de la situation faite, de la domination faite à l'histoire et à la sociologie dans les temps, dans le monde moderne. C'est une théorie (parfaitement) logique; malheureu- sement c'est une théorie (d'autant ?) (par conséquent?) inorganique, non organique. Antéorganique. Il s'en faut d'autant que ce soit une théorie organique, une théorie d'un organisme. C'est aussi, et donc, une théo- rie commune, la théorie, l'idée commune en pareille matière, l'idée facile, portative, enfin l'idée vulgaire. C'est aussi, c'est enfin, et très évidemment, une idée

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

d'un temps et d'un peuple, une théorie fabriquée par les intellectuels, par le parti intellectuel d'un temps et d'un peuple qui venaient d'entrer dans l'âge bourgeois, dans leur âge bourgeois, dans l'âge et dans leur âge capitaliste, où toutes les forces et toutes les sèves et toutes les sources et tous les instincts de la force des races, où tous les obscurs et clairs instincts organiques, où toutes les (anciennes) poussées du sang des races diminuaient, allaient eux aussi s'effacer, allaient à leur tour s'écraser sous le pouce, comme un trait fatigué, allaient s'obnubiler (pour quel temps ?) devant la montée des nouveaux instincts, instincts acquis, des instincts modernes, des instincts intellectuels, devant la montée des instincts sordides, le grand triomphe du monde moderne : épargne et capitalisation, avarice, ladrerie, économie(s), cupidité, dureté de cœur, intérêt(s) ; caisse d'épargne et recette buraliste. C'est bien une théorie d'une capitalisation non seulement à intérêts, mais à intérêts composés. Le monde moderne se retrouve ici, se contemple et se complaît, se chérit en une de ses institutions essentielles. Et ce tout se vérifie en une de ses parties. Car cette théorie du progrès revient essentiellement à être une théorie de caisse d'épargne. Elle suppose, elle crée une petite caisse d'épargne intellectuelle particulière automatique pour chacun de nous, automatique en ce sens que nous y mettons toujours et que nous n'en retirons jamais. Et que les apports d'eux-mêmes s'ajoutent infatigablement toujours. D'ensemble, et universellement, elle suppose,

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elle crée une énorme caisse d'épargne universelle, une caisse d'épargne commune pour toute la commune humanité, une grosse caisse d'épargne intellectuelle générale et même universelle automatique pour toute la commune humanité, automatique en ce sens que l'humanité y mettrait toujours et n'en retirerait jamais. Et que les apports d'eux-mêmes s'ajouteraient infatiga- blement toujours. Telle est la théorie du progrès. Et tel en est le schème. C'est un escabeau. C'est un escalier que l'on monte, et de qui l'on ne descend jamais, et où même l'on ne descend jamais, et de marche en marche toute acquisition de hauteur est acquise; définiti- vement; sans perte ; finalement; sans déperdition; et même sans frottement; (car il faut qu'ils ignorent le frottement, et le tiennent égal à zéro) ; c'est un escalier bien fait; toute marche qui vient après est forcément plus haute que toute marche qui vient avant; on ne peut que monter; on monte toujours ; on ne descend jamais; on ne peut pas descendre. Malheureusement pour ce système, pour le système de cette théorie, la réalité ne monte point aussi facilement à l'échelle ; et ni la réalité généralement, ni particulièrement l'orga- nique ne se sont point engagés à suivre aveuglément la logique, aveuglément ou non, et ils ne la suivent peut-être jamais. Les fonctions d'épargne ont leur importance, qui est grande. Les betteraves et les carottes, les pommes de terre et les navets sont là pour nous le dire. Les pommes de terre rendent de grands services, surtout frites. Mais elles ne sont pas

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�� � ŒUVRES P S T H U M E S tout. Et surtout, quand elles nous servent à nous, elles rendent moins de services aux solanées d'où nous les retirons. Et dans les animaux même il y en a. Pas des pommes de terre, des fonctions d'épargne. Mais elles ne sont pas tout. La graisse n'est pas tout l'homme. Ce système du progrès en caisse d'épargne est au fond, mon ami, vous le voyez, un système adipeux. La nature, vous le savez, la réalité, l'orga- nique se gouverne aussi par d'autres lois. Il y a une déperdition, une perte perpétuelle, une usure, un frot- tement inévitable, qui n'est point d'accident, qui est dans le jeu même, dans les règles du jeu, dans les lois ou plutôt dans la loi, dans le mécanisme et dans l'automatisme, enfin dans le mécanisme au sens et dans la mesure où dans l'organisme, dans tout organisme il y a le mécanisme. Il y a une déperdition perpétuelle, une usure, un frottement, un irréversible qui est dans la nature même, dans l'essence et dans l'événement, au cœur même de l'événement. D'un mot il y a le vieillissement. Ces malheureux supposent, mon ami, leur système suppose que le temps serait uniquement un temps pur, un temps géométrique, un temps spatial, une ligne absolue, infinie (au moins par sa termi- naison, si je puis dire, sinon par son origine), un temps imaginaire, arbitraire, imité de l'espace, fait comme un espace, fait à l'image et à la ressemblance de l'es- pace, un temps fait, factice, arbitraire, trop bien fait, une pure ligne pure, parfaitement continue, parfaite- ment homogène, au long de laquelle, comme au long

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�� � d’un espalier temporellement infini, un progrès perpétuellement croissant s’inscrirait en une courbe perpétuellemement montante. Je ne veux point me donner le ridicule, mon ami, de refaire l’Essai sur les données immédiates, ni de le retrouver, ni de le découvrir. Ni Matière et Mémoire. Et je le voudrais, n’est-ce pas, que je ne le pourrais point, puisqu’on ne l’avait pas pu, et que l’on ne l’avait pas fait jusqu’à lui, et ce sont de ces découvertes, mon petit, que l’on ne fait pas deux fois. Mais il est singulier; il est incroyable; et il est merveilleux comme on ne peut pas travailler dans ces régions, poursuivre des recherches et des élaborations dans une certaine matière sans retomber sous l’éclairage des clartés qui nous sont projetées pour toujours de ces grandes découvertes. Particulièrement en la matière qui nous a retenus, le temps homogène et le temps spatial nous le connaissons, mon ami, le temps figuré, le temps imaginé, le temps fictif, le temps dessiné, le temps feint, le temps géométrique, mathématique : c’est très précisément justement le temps de la caisse d’épargne et des grands établissements de crédit, le temps que depuis l’école primaire nous savons si fraternellement faire figurer dans les règles de trois et dans les calculs d’intérêt : une échelle d’intérêts ; monsieur, il faut multiplier le temps par le taux et diviser par 100 ; c’est le temps de la marche des intérêts rapportés par un capital ; c’est le temps des traites, et des effets de commerce, et des anxiétés des échéances ; temps bien véritablement homogène, puisqu’il exprime par et dans des calculs homogènes, puisqu’il traduit, puisqu’il transpose en un langage (mathématique) homogène les innombrables variétés des anxiétés et des fortunes. Ainsi apparaît une fois de plus cette vérité, cette réalité que nous avons si souvent soupçonnée au cours de ces longues recherches : qu’il y a une affinité, une parenté profonde et qui va loin, qui va on ne sait jusqu’où, entre le moderne, le monde moderne, et le capitalisme bourgeois, entre le procédé même, la procédure du (monde) moderne et la démarche, le procédé, la procédure du capitalisme et du bourgeois ; qu’il y a une affinité, une parenté extrêmement profonde entre le (monde) moderne et le non organique et l’argent ; comme il y a une affinité, une parenté infiniment profonde et qui va infiniment loin entre le christianisme et l’organique (la vie éternelle) et la pauvreté ; comme il y a déjà une affinité secrète, une parenté profonde entre le paganisme et l’organique et la supplication ; l’ordre moderne se distinguant, lui seul, de tous les autres ordres, se contrariant, lui seul, à tous les autres ordres, selon un rythme, selon une loi (de stérilité) que nous avons tant de fois rencontrée, comme ayant un goût secret honteux pour l’inorganique, et tous les autres ordres ensemble au contraire ayant une ligature organique à l’organique, un profond rattachement placentaire.

Sur votre escabeau tout le monde y monte. Chaque homme toute sa vie fait perpétuellement une ascension aux branches de cet espalier. C’est le célèbre espalier CLIO en branches parallèles, la fameuse palmette simple, dont les branches seraient horizontales. Et toute l'hu- manité ensemble monte aussi ainsi dans une ascension perpétuelle d'ensemble. C'est le progrès, comme ils disent. Mais moi je sais qu'il y a un tout autre temps, que l'événement, que la réalité, que l'organique suit un tout autre temps, suit une durée, un rythme de durée, constitue une durée, réelle, est constituée par une durée, réelle, qu'il faut bien nommer la durée bergsonienne, puisque c'est lui qui a découvert ce nouveau monde, ce monde éternel. On ne saura jamais, mon ami, jus- qu'où vont les anticipations, les emprises de cette phi- losophie ; jusqu'où elle mord, jusqu'où elle avance; jusqu'où elle annonce, jusqu'où elle éclaire ; jusqu'où elle gagne de proche en proche ; jusqu'où elle mouille, comme une eau qui gagne un terrain ; jusqu'où elle éclaire, jusqu'où en vont les éclairages, les lueurs secrètes, les lointaines projections de lumière, les occultes éclairements ; combien même elle se dépasse elle-même pour ainsi dire, je veux dire à quelle(s) distance(s) elle atteint (profondément) très au delà de ce qu'elle atteint expressément, combien elle porte (très) au delà de ce qu'elle dit, comme il est difficile enfin non seulement de ne pas la rencontrer dans les parages qui lui reviennent en quelque sorte, quand on a l'imprudence de s'approcher des régions qui lui reviennent, de toucher aux matières qu'elle a expressément même effleurées, mais combien on est surpris de la recouper inopinément, de la rencontrer,

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�� � ŒUVRES POSTHUMES d'en rencontrer des prolongements inconnus, des antennes de lumière obscurément poussées, indéfini- ment projetées, allongées dans des parages, dans des régions, dans des matières éloignées, où imprudent on s'y attendait le moins. C'est la marque même, c'est le propre d'une très grande philosophie que de n'avoir pas seulement une force logique, (dé)limitée, dont on pourrait découper les bords, mais à son tour une force de race, une race littéralement organique, une force organique, une force féconde, une force d'événement et de réalité, de dépasser ainsi dans tous les sens, de déborder de toutes parts son objet propre, son premier domaine, sa matière, son objet particulier. Mais moi je sais qu'il y a le vieillissement. Le vieillissement de tout homme et le vieillissement de tout le monde. La durée réelle, mon ami, celle qui sera toujours nommée la durée bergsonienne, la durée organique, la durée de l'événement et de la réalité implique essentiellement le vieillissement. Le vieillissement est essentiellement organique. Le vieillissement y est incorporé au cœur même de l'organisme. Naître, grandir, vieillir, devenir et mourir, croître et décroître, c'est tout un ; c'est le même mouvement ; le même geste organique ; c'est tout ce que nos anciens disaient excellemment être du domaine de la corruption. De la naissance temporelle à la mort temporelle il y a un certain chemin que le voya- geur (c'est nous, mon ami, c'est tout homme, c'est toute (l')humanité, c'est toute (la) création temporelle), il y a un certain itinéraire, (et par suite un certain

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�� � C L I horaire), un certain chemin de pèlerinage (sacré? pro- fane?) que tous pèlerins suivent toujours, et dans le même sens ; et que l'on ne refait pas ; et où l'on ne retourne pas. De la création temporelle à la consom- mation des temps il y a un certain commandement irré- cusable de l'irréversible, une usure, un frottement irrévocable, un vieillissement, un mouvement que le mobile (c'est nous, c'est tout) suit toujours dans le même sens, fait, exécute, effectue, accomplit toujours dans le sens de la même flèche vers la même destina- tion, sans (faculté de) recommencement, sans retour, sans reprise, sinon sans regrets et sans remords, vers l'accomplissement, vers la consommation du temps même et la destination du jugement. Il y a le vieillis- sement. Comment ne le saurais-je point, je n'ai qu'à me regarder, quand moi-même je fus, quand mon corps fut la matière et l'objet d'un tel vieillissement. Je n'ai qu'à me considérer, quelle je fus et quelle devenue; et si vous saviez combien le monde a vieilli depuis le temps que j'étais jeune ; comme c'est loin (on voit qu'elle parlait tout à fait comme une vieille femme, du peuple naturellement, non du monde) ; quelles fortunes nous avons courues, mes sœurs et moi, quelles car- rières nous avons parcourues, si différentes. Nul vieil- lissement, toutefois, n'est aussi caractérisé, aussi ramassé que le vieillissement du nénuphar. C'est une plante unique, un végétal singulier. D'ailleurs d'une beauté admirable. Cette fortune qu'il a, d'être un modèle, de constituer un cas, de faire un maximum,

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�� � OEUVRES POSTHUMES

en dessinant un raccourci, ne m'étonne (d'ailleurs) pas autant que vous le pensez. Elle ne m'étonne pas de lui. Pensez que le nénuphar ou nénufar appartient à la grande famille des nymphéacées (aquatiques). Le nénu- far blanc est le lotus sacré des Égyptiens. Il est ainsi apparenté à très haute et très puissante famille, à très honnête, et haute, et noble lignée le nélombo ou nelumho, qui sert de marque de fabrique à de jolies petites éditions, et même belles, dont une espèce est le lotus sacré des Hindous. C'est évidemment le lotus des Latins, des Français et des gens du monde, le lotos des Grecs et de Leconte de Lisle :

��Et tu nés pas la Muse aux lèvres éloquentes,

Vous voyez qu'il nous traite bien, nous les neuf, tout en nous distinguant de cette Aphrodite.

El tu nés pas la Muse aux lèvres éloquentes, La pudique Vénus, ni la molle Aslarté Qui, le front couronné de roses et d'acanthes, Sur un lit de lotos se meurt de volupté.

Il nous distingue aussi de cette Astarté molle ; et il a bien raison ; car nous vieillissons, nous obéissons à la loi du vieillissement; et nous ne mourons point de volupté. Mais il dit, il écrit aussi lotus :

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�� � C L I Pleurez, contemplateurs ! votre sagesse est veuve Viçnou ne siège plus sur le Lotus d'azur.

��Ni lotus, ni lotos, simple enfant de la terre, Victor Hugo en était resté au vieux, au célèbre nénuphar. Il n'était pas si bête que de renoncer à une rime en phar, ou en far, à cette rime triomphale, disons le mot : à la rime masculine de fanfare .

Hugo, Leconte de Lisle, deux systèmes en ces deux hommes. Vous vous rappelez encore leur vieillesse, Péguy, leur double vieillesse, non point précisément jumelée, non point précisément parallèles, mais si je puis dire comme parallèles sensiblement consécutives. En report de l'une sur l'autre. Quelle(s) différence(s) pourtant entre ces deux hommes. Et qui, comme toutes les différences d'hommes, se sentait encore plus peut- être aux différences de leurs vieillissements. Car vieil- lissants l'un après l'autre, et comme en imitation l'un de l'autre, l'un était un vieillard, mais l'autre était un vieux :

Rois, un vieux de mon temps vaut deux jeunes du vôtre.

L'un vieillissait vieillard, l'autre vieillissait vieux. Vous pensez bien, mon ami, que c'était Leconte de Lisle qui finissait, qui vieilfïssait vieillard, et Victor Hugo qui vieillissait vieux. Ils se suivaient ainsi à quelque distance. En un certain sens l'un portait l'autre.

��

ŒUVRES POSTHUMES

Ce fut la grande inauguration de la carrière de Barrés, il nous l’a conté, ce fut sa grande initiation à la contemplation de la grandeur, qu’étant allé un jour à la bibliothèque du Sénat il y vit ensemble, il eut cette fortune, il y trouva Hugo en visite chez Leconte de Lisle. Hugo sénateur, si je me rappelle bien, chez Leconte de Lisle bibliothécaire. Évidemment cela devait se voir. Gela ne se fait pas deux fois. Gela devait donner un grand coup. Moins heureux que Barrés, vous Péguy, et suivant sensiblement Barrés à la même distance, j’entends à la même distance temporelle, dix ou douze ans plus tard, peut-être plus, peut-être un peu moins, vous ne reçûtes que le coup de tomber sur Leconte de Lisle, débouchant inopiné au coin sud-est sous les galeries de l’Odéon. Non non vous nous conterez cela une autre fois. 11 faut bien que vous en laissiez pour vos Confessions.

Vous, Péguy, vous n’avez connu que le vieillard. Vous n’avez point connu le vieux. Vous n’avez connu que cette eau-forte, cette admirable tète blanche, ces admirables cheveux blancs, cette noble tête, admirablement modelée, admirablement majestueuse, et le profond regard, doux et profond comme la mer, calme comme la mer. Et ce monocle de commandement. Vous avez connu la chevelure d’argent, la tête olympienne ; Zeus lui-même ; et la face exactement rasée. Vous avez connu la face de médaille. Mais vous n’avez pas connu le vieux.

Le vieux avait pris soin de mourir, et de se faire

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enterrer, comme lui seul savait le faire, pendant que vous étiez encore retenu, non point sans doute à cin- quante, mais tout de même à trente lieues de là, dans votre cinquième ou votre sixième de votre lycée de province.

Tout ce que les paysans de votre pays, Péguy, mettent dans ce mot, un vieux, tout ce qu'ils y entendent, tout ce qu'ils y mettent de noueux, de racine, de ayant résisté, de ayant poussé, de ayant vieilli, de ayant tenu le coup, de ayant passé par n'im- porte quoi, victorieusement, et pour ainsi dire de ne devant jamais finir, c'est tout cela qu'il faut mettre, qu'il faut laisser dans le mot et dire du vieil Hugo : Ceta.iL un vieux. Il laissait à l'autre le soin de porter le monocle et d'être un Olympien, 'OXûfrruôç xiç. Lui il portait ses deux yeux, les yeux aux lourdes paupières, aux deux poches dessous, les yeux sinon les plus pro- fonds, du moins les plus profondément voyants qui se soient jamais ouverts sur le monde charnel. Qui sur la création se soient jamais posés. Il portait ses yeux grands ouverts. Il était un homme, simplement, (c'était lui le mangeur de bœuf), un vieil homme à l'écorce ridée. Il savait ce qui éclate partout dans Homère, qu'il y a plus dans un homme que dans un Dieu qui étonne au loin. Et passible il ne voyait aucun inconvénient à laisser Leconte de Lisle impassible poursuivre sa car- rière de vieillard et de dieu.

Mais, vieux, oti tremble ainsi qu'à Vhiver le bou- leau. Pareillement il n'avait jamais donné beaucoup

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�� � OEUVRES POSTHUMES dans les lotus et dans les lotos et dans les archéologies et dans les restitutions. Ni même dans les Aphrodite. Il était comme Racine, Vénus lui suffisait, à sa proie attachée. Et c'est donc lui qui avait fait au vieux nénu- phar, au simple nénuphar, non plus sous le nom de lotus, mais sous le nom de nénuphar, sa fortune maxima.

De tous les livres du monde, vous le savez, il n'y a pas dans les livres de l'humanité un seul livre qui soit certainement aussi pamphlétaire, aussi polémique, et certainement aussi lyrique, sinon tragique, mais peut- être aussi épique que les Châtiments. Or dans ces Châtiments mêmes, dans ces sept livres des Châti- ments il y a un Châtiment, une castigation funèbre entre toutes, et qui sonne comme Villon le glas de la mort même et qui sent comme Montfaucon l'odeur du cadavre même. Or ce Châtiment d'entre les châtiments, ce châtiment de cimetière et cette résurrection du crime est tout entière conduite sous le commandement de cette rime funèbre et sous la menace de ce mot secrètement affreux : le nénuphar.

��C'est un poème chanté. Ou pour parler exactement c'est un poème à chanter. Il est extrêmement remar- quable qu'il y ait si peu de poèmes à chanter dans cette immense et glorieuse histoire des lettres françaises. Là aussi il y aurait peut-être matière à quelque approfon-

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�� � G L I

dissement. Que les plus grands maîtres de la parole dite se soient à ce point défiés de la parole chantée, ce n'est peut-être point l'effet du hasard, ni d'une insuffisance, ni d'une certaine bassesse. Il y a peut-être tout de même là, et un problème, et une difficulté, et une pro- fonde contrariété intérieure. Que les maîtres du rythme dit, et entendu au plus profond de l'être, se soient aussi constamment défiés du rythme chanté, avec cette espèce d'inquiétude, constante, et d'opiniâtreté, et de sûreté dans la défiance, c'est un phénomène de créa- tion, c'est un fait si général qu'il est bien difficile de ne pas le considérer comme une sorte de loi. Pour nous en tenir à nos grands maîtres du dix-neuvième siècle, et sans remonter à nos grands classiques, je veux dire à nos grands autres classiques, à nos grands premiers classiques, que des hommes comme Lamartine, Vigny, Musset (quoi qu'il en ait dit), et en tête Hugo aient eu non pas seulement pour la musique (ce serait encore une autre question), mais pour le rythme chanté, pour la parole chantée, qu'ils en aient eu cette incurable défiance, on ne sait quelle aversion profonde, voilà qui est constant, qui ne souffre aucune exception, voilà qui exigerait une requête, une réquisition approfondie. N'en doutez pas, mon jeune ami, il y a là quelque secret l'un des plus recreux de la création. Je ne parle point ici de la défiance qu'ils ont de la musique, c'est encore une (tout) autre question. Je parle de la défiance qu'ils ont de lWrchanté.

Ils sentent que c'est un autre être.

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�� � OEUVRES POSTHUMES Cela étant, il est d'autant plus remarquable qu'un air, un même air a servi deux fois dans l'histoire des lettres françaises. C'est un air très simple, un air popu- laire. (Ayant noté cette défiance profonde qu'ils ont de Pair, il faudrait noter aussitôt, sur la technique même, que par exception quand ils mettent des paroles sur un air, ils choisissent toujours, ou enfin ils prennent, ils suivent naturellement des vieux airs populaires, des airs simples, bien marqués, connus, commodes, tout ce qu'il y a de plus posé. Jamais un air de musicien. Si les musiciens ont jamais fait un air.)

Or un air a servi deux fois. Et par une rencontre singulière, ou plutôt par une singulière diversion, par une singulière contrariété ce même air a servi pour ce qu'il y a peut-être de plus gracieux, et pour ce qu'il y a peut-être de plus terrible dans l'histoire des lettres françaises ; pour ce que le gracieux dix-huitième siècle nous a laissé peut-être de plus gracieux, et pour ce que le terrible dix-neuvième nous a laissé peut-être de plus terrible. Si les historiens de la littérature se préoccu- paient un peu moins d'établir sur nous la domination d'un parti intellectuel, ou de ce qui reste d'un parti intellectuel, des quelques débris qui en restent, et s'ils s'occupaient un peu de leur métier, on aurait remar- qué depuis longtemps, on aurait noté, on nous aurait dit que ce vieil air de Malbrou est un air qui a eu une singulière fortune, double, puisqu'il est d'une part celui sur lequel est établie la romance de Chérubin :

��7i

�� � C L I

J'avais une marraine. (Que mon cœur, mon cœur a de peine).

et celui sur lequel est établi dans les Châtiments ce funèbre enterrement du Sacre, tout entier commandé par la mise à la rime, au couronnement du premier couplet, de ces funèbres nénuphars.

Livre V. — L'autorité est sacrée. — I. — Le sacre. — Sur Vair de Malbrouck. — Vous qui vous l'êtes fait chanter si souvent, Péguy, avec une sorte de passion, de fidélité propre, avec une certaine joie propre de retour, constant, par la voix la plus grave de Paris, et qui avez pour ce sinistre poème une funèbre prédilec- tion, vous savez bien que vous y retrouvez, dans cette lugubre évocation, dans cet effroyable résurrection des morts les plus affreux, vous savez bien que vous y res- sentez, que vous y reconnaissez, que vous y réentendez le pire glas, que vous y retrouvez la plus funèbre Danse macabre, qui ait jamais été peinte, sculptée, contée, chantée. Battant de fort loin les danses macabres les plus authentiques et les plus « médiévales ». Car c'est lui, mon ami, lui toujours, lui partout, l'homme de la grande réussite, c'est lui qui devait encore achever et couronner, réussir la danse macabre comme il a encore obtenu tant d'autres réussites, tant d'achèvements et de couronnements. C'est lui qui devait effectuer, con- duire dans son plein et au faîte la danse macabre. Tout un genre. Tout un âge. Tout un monde. Et la laisser

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�� � ŒUVRES POSTHUMES là. Et qu'il n'y en aurait plus après lui. Et que ce ne serait pas la peine d'essayer. Que ce serait la consom- mation de la mort, et la mort de la mort, et la dernière danse de la danse macabre, et l'enterrement de l'enter- rement même. Et tout cela naturellement, sans y pen- ser même, comme il faut, sans archéologie romane et sans philologie. Qu'il ferait la plus grande et la plus terrible et la finale et la définitive Danse macabre sans penser même en faire une, sans penser que c'en était une et qu'il en faisait une, uniquement avec sa propre colère et sa propre rage, enfin, comme on dit, avec sa propre expérience. Ni archéologie et philologie antiques, ni archéologie et philologie romanes, voilà le secret de son génie, voilà le secret peut-être de tout génie. (Et ni archéologie et philologie chrétiennes, voilà le secret peut-être de toute sainteté). Parce qu'il n'avait pas voulu faire une Danse Macabre, il l'a faite, et bien faite, et il la tient, et pour éternellement il la tient. De ses plus récentes colères il a fait une œuvre antique, de ses précaires, de ses temporaires, de ses passagères, de ses périssables colères politiques il a fait une œuvre éternelle. Ce n'est point avec des momies exhumées, c'est avec des cadavres déterrés qu'il a fait ce grand enterrement. Voilà le secret de ce grand enterrement. Ni archéologie, ni philologie antiques, voilà le secret des Bannis. Car n'est-ce pas nous ne sommes pas dupes des noms propres qu'il y a là-dedans ni des affectations d'érudition si grossières, si grossiè- rement apparentes qu'elles en sont innocentes, si évi-

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�� � C L I

demment sorties qu'elles en sont désarmantes. Ni archéologie ni philologie romanes et généralement modernes, voilà le secret d'Aymerillot et du petit roi de Galice et du Mariage de Roland et d'Eviradnus. Ni archéologie ni philologie hébraïques, enfin, voilà le secret de Booz endormi.

(Étant bien entendu que cette Danse Macabre la plus funèbre de toutes et pour ainsi dire la plus accomplie est un peu, je le sais, une Danse Macabre à l'envers, en ce sens que ce n'est pas tant des vivants qui y mènent jjne danse des morts que des morts au contraire qui y dansent la danse (politique) des vivants. Mais ceci ne servirait qu'à montrer une fois de plus combien c'est le ton et la matière qui fait l'œuvre, infiniment plus que le sens.)

Écrivain enfin comment ne pas être frappé d'une sorte de stupeur devant cet art incroyable, devant cette architecture unique de certains sons, choisis de main de maître pour la terreur, devant cet épuisement pour ainsi dire total de ce que peut donner en français, dans le verbe français, la plus profonde articulation des con- sonnes, un épuisement comme exemplaire de ce que peuvent donner les rimes sourdes, les rimes sévères, les rimes en r et en bre, les vertèbres et les ténèbres, et par conséquent, et éminemment les rimes en ar et en nénuphar. Sans parler du rythme lui-même, ce rythme imposé ici (et encore) par l'air traditionnel, mais qui

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�� � OEUVRES POSTHUMES ressemble si étrangement, qui s'apparente si étrange- ment aux singulières coupes inventées, introduites dans les Châtiments beaucoup plus que partout ailleurs. Par le plus grand tambour qui ait battu dans le monde et qui ait roulé depuis le commencement du silence du chœur antique.

Air : Malbroug s'en va-t-en guerre, dit cette vieille édition de Beaumarchais dans le Théâtre d'autrefois, chefs-d 'œuvres de la littérature dramatique. — Sur Vair de Malbrouck, dit cette vieille édition des Châ- timents, grande, plate, en deux colonnes, Hetzel, illus- trée, où tout un peuple a appris par cœur les Châtiments.

Sur Vair de Malbrouck.

Dans l'affreux cimetière,

Paris tremble, ô douleur, ô misère !

Dans l'affreux cimetière

Frémit le nénuphar.

Gastaing lève sa pierre,

Paris tremble, ô douleur, ô misère !

Castaing lève sa pierre

Dans l'herbe de Glamar,

Et crie et vocifère, Paris tremble, ô douleur, ô misère ! Et crie et vocifère : — Je veux être César !

Cartouche en son suaire. . . 78

�� � C L I

��Suivent les treize rimes en ère, en aire, en erre les plus redoutables qui aient jamais frémi, elles-mêmes, sans aucun doute, jusqu'à ce couplet de couronnement et littéralement de sacre qui est le plus fort peut-être de ce que l'on ait jamais fait dans la technique du rythme, où par un retournement total de tout, du rythme, de la rime, de la coupe, du nombre, de tout, soudain le vers sur qui tout s'appuyait, sur qui tout tournait, le vers cardinal au dernier moment se retourne totalement sur lui-même contre lui-même et finit ce monde du rythme funèbre en une sorte de désar- ticulation totale, de contre-création totale, en une sorte de jugement dernier du rythme.

��Arrêtons-nous un peu ici, dit l'histoire. Il fait bon. Considérons un peu ce chef d'oeuvre peut-être unique, certainement unique. Prenons le temps, dit l'histoire. Le temps est à nous. Le temps est notre homme. Nous ne sommes pas pressés. Considérons longuement, con- sidérons dignement ce chef d'œuvre que nous pouvons dire inconnu, oublié, méconnu. Qui en effet aujourd'hui le sait. Qui le chante. (Il est vrai qu'une seule voix est digne de le chanter). Qui le lit seulement dans ces Châ- timents, où tout le monde encore lit, récite, apprend, sait presque tout le reste. C'est une chanson, dit-on,

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�� � et on passe. Une deuxième, une troisième Guitare. — Gastibelza, Vhomme à la carabine. — Vous n’y êtes pas, mes enfants. C’est simplement, de toutes les Danses macabres, celle qui est la moins indigne du Dies irae. Et pour qui sait lire (et peut-être un peu transposer) celle qui en est certainement la moins éloignée.


Que du même air Beaumarchais ait fait la romance la plus gracieuse, (si vieille France en un certain sens et ensemble déjà l’annonce et le commencement de Musset), et Hugo le chef d’oeuvre de la plus funèbre Danse macabre, voilà peut-être qui nous renseignerait un peu, dit l’histoire, sur la situation faite à l’air sinon au rythme dans un double poème. Mais il est entendu que nous laissons cette question. Je ne veux pas me faire d’ennemis, dit l’histoire. J’en ai assez comme ça. Je suis un pauvre être sans défense. Je ne veux pas me faire encore une affaire. Et puis j’en ai tant vu, (dit-elle un peu grossièrement), (elle était décidément un peu vulgaire). J’ai tant vu de batailles qui ne valaient pas la peine d’être données. (Comme elle manquait de grandeur, l’histoire). Tant d’affaires où on s’est donné tant de mal. (Elle répétait les mêmes mots, quelle paresse, quel signe de fatigue, quelle faiblesse, d’esprit, quelle sénilité. Au lieu d’employer des synonymes.) Laissons, dit-elle, cette question de la situation faite à CLIO l'air, (et par voie de complémentation à la parole) dans ces deux poèmes comme jumeaux, dans l'appareillage, dans l'articulation de ce double poème. Tout ce que je veux retenir aujourd'hui, (laissons l'autre question pour demain ou pour quelque après demain: il faut remettre au lendemain ce que l'on pourrait faire le jour même), le peu que je veux retenir aujourd'hui, (je n'oublie point qu'aujourd'hui nous appartenons au problème du nénuphar), c'est cette jointure unique du métier et du génie, que nous aimons tant à trouver, qu'en fait nous trouvons toutes les fois qu'il est nécessaire, je veux dire toutes les fois que nous sommes réellement en présence d'un chef d'oeuvre. Il n'y a point de grand réussite dans l'ordre du génie, dit l'histoire, (et peut- être dans l'ordre de la sainteté), sans que l'un suive l'autre, sans que l'un aille avec l'autre, sans que l'un s'entende bien avec l'autre, sans que le serviteur marche bien dans les pas du maître. (Comme il n'y a sans doute pas de sainteté sans une secrète obéissance, sans une secrète entente du corps à l'âme, même dans la querelle). (Là est véritablement, et là seulement, la fleur de grâce). (Et il y a certainement un métier de la sainteté comme il y a un métier de génie). Je ne retiens pour aujourd'hui, dit l'histoire, dans cette sorte de chef d'oeuvre unique, que l'appareillage du métier au génie, que cette obéissance parfaite, que cette sujétion, cette séquence, la parfaite jointure de l'articulation du métier à l'articulation du génie. (Et secrètement peut-être la parfaite contre-jointure de l'articulation du

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

génie à l'articulation du métier). (Pour un homme comme Hugo l'un sert l'autre, l'un commande l'autre si étroitement que distinguer où est Tordre et où est le renversement deviendrait arbitraire. Qui est le servi- teur, qui est le maître, c'est le secret de la fabrication, c'est le plus profond de l'opération même, et quand le métier conduit le génie, commande le génie, ce n'est pas alors que le père commun de l'un et de l'autre obtient ses moindres réussites).

��Dans ce convoi de dix-huit strophes, ou nous pouvons dire de dix-huit couplets, le rythme est donné par l'air traditionnel. Mais cela même est un coup du génie, et un coup du métier, puisque c'est un coup de force. Ces réussites de l'événement n'arrivent qu'aux forts, ces réussites de fortune n'arrivent qu'aux grands. Il n'y a que les maîtres du rythme qui trouvent ainsi dans le commun, sur le marché des valeurs, de ces airs tra- ditionnels qui commandent ainsi toute une réussite. Chacun des couplets est commandé par cette sorte de refrain intérieur que (lui) fait le deuxième vers :

Paris tremble, ô douleur, ô misère !

Il n'y a qu'aux très grands qu'arrivent de telles for- tunes ; ou plutôt il n'y a que les très grands qui viennent sur la place du marché et qui achètent pour rien, aux bonnes femmes de la campagne, de si hautes

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�� � G L I

occasions. Ce vers, ce second vers, si profondément coupé, si profondément nombre lui-même sur un rythme de glas, ce plus long- vers, ce vers de neuf contre des vers de six fait la barre d'appui de chaque couplet. Répété, refrain secret, refrain intérieur de couplet en couplet il fait la barre d'appui de tout ce funèbre con- voi funéraire. Il correspond d'ailleurs au refrain même (intérieur) de Malbrou, il procède, il vient directement du refrain intérieur de Malbrou. (C'est ainsi déjà, c'est ainsi pareillement que Beaumarchais avait mis exac- tement là, ou plutôt avait laissé là son refrain ainsi, — Que mon cœur, mon cœur a de peine). — Car c'est aussi une marque propre du génie, son procédé même, et le respect qu'il a certainement de la plus commune réalité, — (d'autant plus peut-être qu'elle est plus com- mune), — dans ces sortes d'emprunts que de respec- ter, que de ménager, de procéder par dérivation, par déduction, par déconduction, sans aucun chambarde- ment.

��Avec une sorte de piété il faut que le couplet suive le couplet. Je veux dire : Il faut que le couplet litté- rairesuivelecoupletpopulaire. Autrement, à la moindre incartade, tout le bénéfice, tout le sérieux, tout le sel de l'opération disparaît. Si on s'écarte, si on triche, alors ce n'est pas la peine. Ces sortes de jeux ne sont graves, ils nesont tragiques qu'autant qu'ils sont fidèles

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�� � OEUVRES POSTHUMES

En quoi ils ressemblent à beaucoup de jeux moins innocents.

��Ce refrain donc intérieur, à la place traditionnelle et léguée du refrain traditionnel et légué, ce vers de neuf lui-même coupé selon la coupe traditionnelle et léguée, nombre selon le nombre traditionnel et légué, lui-même commandé par la rime traditionnelle en ai ou enè ren- due funèbre seulement par la mutation de la consonne d'appui, rendue ainsi sévère et grave, ce long vers de commandement régnant sur des vers de six, à rythme ternaire, scandé, coupé en trois fois trois, commande tous les couplets comme une règle éternelle dans un monde périssable. Il est le constant des philosophes et peut-être des mathématiciens. Par sa rime il commande es dix-sept premières rimes des dix-sept premiers vers des dix-sept premiers couplets. A peine posé, son gou- vernement se redouble, car ces dix-sept premiers vers se doublent instantanément en dix-sept troisièmes vers de ces dix-sept premiers couplets, selon le retour :

Cartouche en son suaire, Paris tremble, ô douleur, ô misère ! Cartouche en son suaire S'écrie ensanglanté :

Je veux aller sur terre, Paris tremble, ô douleur, ô misère !

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��

CLIO

Je veux aller sur terre,
Pour être majesté !

Mingrat monte à sa chaire,…

Et alors les quatrièmes vers, ne trouvant aucun point d’appui, aucune rime d’appui dans leurs propres couplets, dans les couplets où ils sont, à l’intérieur de leurs propres couplets, puisque par ce commandement et par cette réduplication que nous avons dite, par ce gouvernement et ce redoublement des rimes en ère les trois premiers vers (sur quatre) de chaque couplet riment toujours ensemble, serrés à bloc, formant bloc, et toujours en ère, alors les pauvres quatrièmes vers de chaque couplet, isolés, perdus, sans rime où s’appuyer dans leur propre maison, dans leur propre couplet, sont forcés de faire la chaîne, de se donner la main de couplet en couplet, et c’est encore cette chaîne qui lie d’une deux fois plus sévère étreinte les couplets les uns aux autres tout le long de cette affreuse marche funèbre.

Comment ne pas noter ici, dit l’histoire, s’interrompant. Mais il faut toujours s’interrompre de suivre, quand on parle de ce Hugo, tellement il est riche, et de trésors divers. Comment ne pas noter ici, puisque OEUVRES POSTHUMES

nous parlons de ses fortunes, que tous les noms propres, que tous ces noms d’assassins non seulement étaient des noms d’assassins, de toute évidence, mais qu’ils étaient préformés pour entrer, qu’ils entraient d’eux-mêmes d’avance exactement dans la sonorité de ce lugubre cortège, dans cette articulation unique de consonnes, dans cette qualité unique, uniquement lugubre de voyelles. Gastaing, (Clamar), (César), Cartouche, Mingrat, (Nicolas), Poulmann, Mandrin, Lacenaire, Souflard, Robert Macaire, non seulement ne semble-t-il pas que ces assassins aient pris exprès des noms pour être des assassins, ou plutôt cela n’est-il pas évident, mais n’est-il pas évident aussi qu’ils avaient pris des noms pour figurer juste dans la sonorité générale de ce funèbre cortège, dans ces articulations de consonnes et dans ces éclatements de voyelles peut-être uniques au monde, dans les ondes et dans les redondances de ce glas le plus affreux qu’il y ait peut-être dans l’histoire littéraire universelle. Castaing, (Clamar), (César), Cartouche, Mingrat, (Nicolas), Poulmann, Mandrin, Lacenaire, Soufflard, (le Louvre), Robert Macaire.

Sonorité générale. — Quel que soit le commandement de la rime sur le vers, quel que soit le gouvernement de la force et de l’ordre et de la nature du rythme, ce commandement et ce gouvernement ne sont eux-mêmes que des éléments, des composantes élémentaires, C L I évidemment importantes, peut-être capitales, maig nullement épuisantes, et il s'en faut, de ce qu'on peut nommer la sonorité générale de toute œuvre, non seu- lement de tout poème et de toute prose, de tout texte , mais aussi bien de toute œuvre plastique, de toute œuvre contée, dessinée, peinte, de toute œuvre sta- tuaire, enfin généralement de toute œuvre. Ce n'est pas la rime seulement et le commandement de la rime, ce n'est pas le rythme seulement et le gouvernement du rythme, c'est tout qui concourt à l'opération de l'œuvre, toute syllabe, tout atome, et le mouvement surtout, et une sorte de sonorité générale, et ce qu'il y a entre les syllabes, et ce qu'il y a entre les atomes, et ce qu'il y a dans le mouvement même. C'est cette sonorité générale qui fait la réussite profonde d'une œuvre. Non point cette réussite d'un détail qui fait lever l'œil, qui s'ac- croche à quelque détail victorieux, à quelque acro- tère du temple de quelque Victoire. Mais cette réussite profonde que l'on ne sent même pas.

Une fois ceci entendu, on s'apercevra aisément qu'une des sonorités générales les plus profondément et les plus totalement réussies, en elle-même et dans son genre et absolument parlant, est celle de Booz endormi et, dans la sonorité du glas, celle de notre présent Nénuphar.

��De la complaisance de tous ces assassins. — Non

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

seulement de leur complaisance, qui est acquise, mais de ce qui est moins acquis, de cette sorte de prédesti- nation propre de leurs noms, qu'ils avaient reçus pour- tant sans doute avant de devenir des assassins in vivo, en réalité, en fait, et qui sont si évidemment pourtant déjà, d'avance des noms d'assassins, dès avant des noms d'assassins. Avant quoi, avant ce qui est arrivé. Cas- taing et Lacenaire. Soufflard, Robert Macaire. Poul- mann, Mandrin. Et ce Mingrat.

��Il y aurait une thèse à faire, et ça en ferait toujours une de plus, dit l'histoire, et une belle grosse thèse, comme on les veut, bien nourrie, certainement une thèse « latine », mais peut-être fort bien une opulente thèse « française » sur la situation faite aux assassins dans toute l'œuvre de Victor Hugo. Non seulement dans les Châtiments, où il le fallait, où c'était indiqué, où ça venait tout seul et de soi-même. A cause de Napoléon. Mais aussi bien et presque autant dans toute son œuvre depuis toujours, dans les Misérables, dans la Légende des Siècles, et je pense jusque dans les plus pures Contemplations. Ça ferait vraiment une belle et forte thèse d'histoire littéraire, bien spécifiée, bien nette en matière, en même temps bien pleine, bien pertinente, bien délimitée, comme on les aime, et on a raison. Hugo aimait les assassins, c'estun fait. Il y étaitcertainement poussé par son goût des noms propres singuliers et qui

�� � C L I endai nt (or nous venons de voir que ces assassins avaient justement des noms d'assassins). Il y était cer- tainement poussé par son goût de l'antithèse (les assas- sins fournissent évidemment une excellente matière, une excellente thèse à toute antithèse). Mais enfin il y était poussé encore plus que cela. Et encore il y était poussé encore plus que par son romantisme. Il faut le dire, il avait une prédilection particulière pour les assas- sins. Ils sont partout dans son œuvre en des points secrets de compétence. En des points secrets de complaisance. Dans cette énorme érudition sans base qui lui a si par- faitement réussi, il avait une érudition particulière, très bien assise, des assassins. Il savait des secrets, de ces choses que personne ne sait. Il avait des renseigne- ments à lui. Dans cette œuvre énorme, c'est tout un filon, auquel il tenait évidemment beaucoup. Dans son esprit la guillotine avait une grandeur (de romantisme) unique. Une sorte de grandeur limite. La guillotine était évidemment pour lui un instrument merveilleux de sang et de mort, un appareil. La guillotine est dans toute son œuvre. Elle se lève comme une aurore de sang. Elle se couche comme un couchant de sang. Voyez encore dans les Châtiments, VII, v, la première idée qui lui vient, l'idée poétique que lui donne la lune qui roule, c'est que c'est une tête coupée :

Tout à coup la nuit vient, et la lune apparut Sanglante, et dans les deux, de deuil enveloppée, Je regardai rouler cette tête coupée.

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�� � OEUVRES POSTHUMES

Jersey, mai 1853.

Dans son esprit la guillotine criminelle rejoignait cer- tainement la guillotine révolutionnaire, l'échafaud était toujours l'échafaud, et il faudrait faire une étude plus générale de tout le supplice dans son œuvre, depuis le tourmenteur-juré jusqu'aux plus modernes exécuteurs. Ces échafauds ne commençaient peut-être pas au vieil échafaud royal ; mais avant ; et ils ne finissaient certai- nement pas à l'échafaud révolutionnaire ; mais après ; ils ne commençaient peut-être pas en place de Grève ; mais avant ; et ils ne finissaient certainement pas en place de la Révolution ; mais après ; ils ne commen- çaient peut-être pas à Notre-Dame-de-Paris ; mais avant ; et ils ne finissaient certainement pas à Quatre- vingt treize. Mais après. Tout cela procédait des plus anciennes chambres de torture. Et cette préoccupation du supplice faisait si je puis dire une excursion, et importante, en Angleterre, dans V Homme qui rit; et elle avait je pense commencé par faire une excursion coloniale importante dans Bug-Jargal, (bien que per- sonne n'ait jamais su ce qu'il y avait dans Bug-Jargal). Et enfin il y avait eu le Dernier jour d'un condamné. Or ce dernier jour d'un condamné a commandé d'en avant toute sa fortune. Il ne faut jamais perdre de vue l'influence capitale (s'il est permis de parler ainsi) du dernier jour d'un condamné sur la carrière littéraire, politique, romantique, humanitaire de Victor Hugo, et

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�� � C L I

non pas seulement sur sa carrière mais sur son œuvre même.

��Il avait certainement la hantise de la guillotine. Il n'avait pas seulement la hantise des assassins. Il en avaitla connaissanceet pour ainsi dire la compétence et l'érudition. Messieurs lesassassins le lui ont bien rendu. Ils lui ont rendu en effet de réussir cent fois non pas assurément dans le tragique, mais enfin dans le théâ- tral ensanglanté. C'est tout ce que l'on pouvait raison- nablement leur demander. C'est tout ce que l'on pou- vait attendre d'eux. Ils ont fait plus. Sortant de leurs propres tombes ils en ont fait sortir pour lui cette unique danse macabre du Nénuphar. Et Lacenaire et Robert Macaire ces assassins poussent même la docilité jus- qu'à lui fournir eux-mêmes deux rimes en aire de noms propres. Etluiqui sait ne manque pas de les placer bien.

��Reprenons, dit l'histoire, notre leçon de technique. Non pas celle que nous donnons, certes, mais celle que nous recevons de ce grand texte. Lisons seulement ce texte. Loin d'être infidèle au rythme traditionnel et légué, à la coupe traditionnelle et léguée, loin de la relâcher, loin de s'en détendre il l'a rendue plus stricte

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�� � ŒUVRES POSTHUMES encore et plus astreignante, ce qui était la meilleure façon de lui demeurer fidèle. Sans doute il n'a point gardé au long vers du refrain, comme Beaumarchais put le faire, la rime en aine (et par là même aux deux vers de chaque couplet qui sont commandés par le vers faisant refrain, rimant avec lui) ; mais une fois la rime en aire établie par mutation de la consonne d'appui, il s'y tient très sévèrement. L'idée de la rime en ère ou en aire et le premier branle funèbre lui étant d'ail- leurs donnés par le premier vers de l'ancien Malhrou.

Ainsi dans l'ancien Malhrou le refrain était en aine, mais il ne commandait pas les autres vers. Je veux dire que la î-ime en aine du refrain ne commandait pas les rimes des autres vers. Les autres vers s'arrangeaient entre eux, rimant, assonnançant comme ils pouvaient, généralement très bien, dans le même couplet et de couplet à couplet. 11 y avait déjà, dans l'ancien Mal- brou, qui était tout de même une chanson (à peine pa- rodique et secrètement tendre peut-être et certainement secrètement pieuse) de funérailles un grand nombre de ces rimes, de ces consonnances, de ces assonnances en & et en o (souvent avec r comme consonne d'appui, (soit avant, soit après) qui annoncent, qui introduisent déjà et les rimes, et les assonnances, et la sonorité gé- nérale de notre Nénuphar.

��Beaumarchais détendit le couplet traditionnel en ce • 92

�� � C L I

sens qu'ayant mis dans le premier couplet le vers qui forme refrain comme deuxième vers, comme il fal- lait, au lieu de répéter par un ter le quatrième et der- nier vers de chaque couplet, comme le faisait la chan- son, de ce bis et de ce ter il fait deux vers nouveaux qui deviennent les deux premiers vers, le premier et le deuxième vers de chaque couplet suivant, avançant ainsi pour chaque couplet de deux vers la coupure entre les couplets.

��Cette fois-ci, dit l'histoire, je ne m'en tirerai pas sans employer la méthode « scientifique ». Nous allons nommer les vers par des lettres. Nous mettrons ces lettres en italiques de 8. C'est par de tels procédés que nos professeurs à la Faculté des Lettres ont fini par se faire estimer de leurs collègues de la Faculté des Sciences, et presque ont réussi à se faire agréger, (si ce verbe n'est point exclusivement affecté à l'enseigne- ment « secondaire »), comme des collègues de deuxième zone à la Faculté des Sciences. Nous dirons donc, (et elle prit un ton de docteur), nous dirons que dans le vieux Malbrou les couplets étaient établis suivant le schème suivant :

��a b

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�� �

a
c (bis ou ter).

D’autre part si nous mettons les nombres de syllabes en chiffres arabes, pour chaque vers, et entre parenthèses, autrement dit si nous représentons en chiffres arabes la métrique du vers, notre formule devient deux fois plus scientifique, car elle prend l’aspect suivant :

a (6)
b (8 ou 9)
a (6)
c (bis ou 1er) (6).

Voilà, dit l’histoire, nous avons mis en équation Malbrou s’en va-t en-guerre. Ça va bien. Il y en a qui sont célèbres, et qui ont des chaires, et douze mille francs de rente en Sorbonne pour en avoir fait moins. Mais notre formule n’est pas encore assez « scientifique », car elle ne doit pas être encore assez « mathématique ». Et elle ne doit pas être assez « mathématique » parce qu’elle ne m’a pas l’air assez compliquée. Une vraie formule mathématique est toujours compliquée. C’est du moins ce que savent tous nos professeurs, de lettres. Or moi, dit l’histoire, je suis comme les autres, je suis un professeur de lettres. Pour compliquer notre formule nous allons y introduire la rime (après les nombres et les chiffres arabes, je veux dire après les nombres en chiffres arabes, et après les parenthèses fermées, puisque la rime vient en fin du vers). Est-ce pas là une belle raison. Notre formule deviendra ainsi d’autant plus mathématique que, toutes les fois que la rime sera libre, ou indéterminée, c’est-à-dire toutes les fois qu’elle ne sera point forcée d’être en aine, comme dans le refrain, nous ne manquerons pas de l’affecter du symbole de l’indétermination. — Mon vieux, dit tout à coup l’histoire, (et cette familiarité me choqua), le premier couplet de Malbrou s’en va-t- en guerre devient enfin :

Ici elle hésita un instant. Mais quel symbole de l'indétermination allons-nous prendre, dit-elle. Mes collègues de mathématiques m’en donnent au moins trois.

Il y aurait zéro sur zéro : 0/0 . Il y aurait l'infini sur l’infini : ∞/∞. Il y aurait aussi l'infini multiplié par zéro, (ou, se hâta-t-elle d’ajouter, zéro multiplié par l'infini, car je sais très bien que dans un produit on peut intervertir l’ordre des facteurs), soit : ∞ X 0 (ou ∞ x 0). Je crois, dit-elle d’un air entendu, que je m’arrêterai au troisième et dernier de ces symboles. Il est plus savant. Il est plus complet. Il intéresse à la fois zéro et l'infini. Notre premier couplet du vieux Malbrou devient ainsi : OEUVRES POSTHUMES

a (6) X °°

b (8 ou 9) aine

a (6) X °o

c (Aw ou fer) (6) X °°

— Ce n'est pas trop mal, dit-elle se frottant les mains, mais il faut encore entendre que nous avons ici deux sortes d'indétermination. Nous avons une indétermina- tion proprement indéterminée et une indétermination pour ainsi dire déterminée. Je m'explique, dit-elle. (Elle semblait à l'aise dans tous ces embarras de voi- tures). La rime du quatrième vers est proprement indé- terminée, absolument. Elle n'est tenue que de rimer plus ou moins vaguement, s'il se peut, et encore, et d'assonancer quand elle pourra aux rimes et aux asso- nances indéterminées à venir. Au lieu que la rime indé- terminée du troisième est forcément la même que la rime indéterminée du premier, puisque le troisième n'est que le premier simplement répété. (C'est curieux, dit l'histoire, mais il ne faut pas le dire : on établit des symboles à grands frais. Puis, pourvu qu'on ne se serve pas de symboles, on comprend tout de suite).

��Beaumarchais fit un curieux et gracieux desserre- ment, une première opération, une sorte d'échelonne- ment, une détente, au sens où on dirait d'une machine

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�� � G L I O à vapeur que son expansion est à plusieurs détentes. Il détendit ce bis et ce ter du quatrième vers et en fit (dirai-je fort ingénieusement) le premier et le deuxième vers du couplet suivant, avançant ainsi de deux vers le commencement de chaque couplet, avançant de deux vers par couplet la coupure entre les couplets, et ce qui crée une sorte d'antécédence, une sorte de pas de danse d'un couplet à l'autre. L'effet obtenu est qu'une moitié du couplet pour ainsi dire danse devant lui. Ce qui donne :

a (6) aine h (8) aine c (6) aine

d (6) er

d (6) er e (6) er f (6) aine b (8) aine g (6) aine h (6) er

h (6) er

Et ainsi de suite, la coupure entre les couplets étant ainsi avancée de deux vers à partir du deuxième cou- plet inclus jusqu'à la fin du huitième et dernier, et en outre le premier vers de chaque nouveau couplet

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�� � OEUVRES POSTHUMES n'étant que le dernier vers du couplet précédent répété, ce qui accroît encore cet effet d'un pas antécédent à chaque retour d'une danse. Mais je préfère vous dire tout de suite, dit l'histoire, que ça donne :

��ROMANCE

AIR : Malhroug s'en va-t-en guerre.

PREMIER COUPLET

Mon coursier hors d'haleine, (Que mon cœur, mon cœur a de peine I) J'errais de plaine en plaine, Au gré du destrier.

DEUXIÈME COUPLET

Au gré du destrier, Sans varlet, n'écuyer ; Là, près d'une fontaine, (Que mon cœur, mon cœur a de peine!) Songeant à ma marraine, Sentais mes pleurs couler.

TROISIÈME COUPLET

Sentais mes pleurs couler, Prêt à me désoler.

Et ainsi de suite. Le deuxième vers, l'ancien deuxième 98

�� � vers, enfin le vers qui fait refrain ne vient plus que le quatrième. Le couplet est beaucoup plus long - , six vers pour quatre, et dans le couplet cette sorte de grande barre d’appui horizontale ne vient désormais plus qu’un peu après le milieu de chaque couplet, immédiatement juste après le milieu, ou pour parler exactement elle commence exactement la deuxième moitié. De là un effet de préavancement qui accentue encore cet effet d’antécédence.

Elle regardait complaisamment ces colonnes de formules qu’elle avait écrites au tableau noir : car que serait un enseignement des mathématiques si on n’inscrivait pas des formules au tableau. La première colonne lui paraissait plus belle, (c’est-à-dire la colonne des formules du vieux Malbrou), parce qu’il y avait de l’infini dedans. Et les philosophes ont mis tant de choses extraordinaires dans leurs infinis plus ou moins qualitatifs qu’il en est resté quelque chose à des infinis plus quantitatifs. Elle regardait avec des yeux un peu noyés ces 8 couchés sur le flanc. Mais un sursaut de raison lui rendit la sagesse et elle continua la leçon :

Sur la rime au contraire Beaumarchais tendit l’astreinte en n’acceptant aucune rime indéterminée. Il ŒUVRES POSTHUMES garde pour le vers d'appui, pour le refrain la rime tra- ditionnelle en cime. Mais au lieu d'accepter comme la vieille chanson que les autres rimes soient libres, ou indéterminées, c'est-à-dire qu'elles riment, ou asson- nent sensiblement, entre elles, à peu près comme elles veulent, il fait commander, par cette rime magistrale en aine, par cette rime souveraine, la rime du vers qui vient immédiatement avant, et la rime du vers qui vient immédiatement après. En d'autres termes il fait commander par cette rime du deuxième devenu qua- trième la rime du troisième et la rime du cinquième. En d'autres termes il fait commander par aine de h aine de a et aine de c, aine de /"et amede g. C'est une pre- mière astreinte, et elle est importante. Il s'en est imposé une deuxième en donnant comme sourdine à ces pro- fondes rimes en aine une seule rime masculine, et en s'imposant que cette rime masculine, la même, la seule, commandât tous les autres vers sans aucune exception, d'un bout à l'autre, c'est-à-dire les premiers, deuxièmes et sixièmes de tous les couplets complets.

Ainsi toute la romance roule sur deux rimes seule- ment, la rime féminine traditionnelle, et une rime masculine. La rime féminine traditionnelle commande la moitié des vers. La rime masculine introduite com- mande toute l'autre moitié. La rime féminine tradi- tionnelle commande les troisièmes, quatrièmes, cin- quièmes. La rime masculine commande les premiers, deuxièmes, sixièmes.

D'autre part cette rime masculine a été choisie la

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�� � C L I plus éteinte, la plus voilée, pour ne pas nuire à la rime féminine traditionnelle en aine, pour la faire sortir au contraire. Elle a été choisie la plus discrète, la plus effacée, une rime masculine ombrée, une rime de deuxième plan, une rime de simple soutien, une rime de base, de simple accompagnement, un petit mari de rime en é très effacé pour accompagner seulement dans le monde cette rime capitaine.

Ainsi, dit l'histoire, la rime reine, la rime tradition- nelle en aine commande a h c, f h g. La rime subsi- diaire, la rime servante, (ici c'est le masculin qui sert), (et nous sommes proprement sousle règnedes femmes), la rime masculine, la rime en é commande (en second) tous les autres, c'est-à-dire d e h. On peut dire que cette rime masculine n'est faite que pour servir de fond aux éclatements profonds de la rime traditionnelle. Aux sourdes résonances sereines et si mélancoliques de la rime en aine.

En un mot, dit-elle, c'est un ménage où la femme fait plus de bruit que le mari. On dit qu'il y a des ménages comme ça. Je parle des ménages de rimes.

��Par ces commandements masculins et féminins sur a et sur/), sur c et sur d elle était ramenée à considérer ses formules. Un rire la secoua soudain. Une idée lui était venue, concernant la première colonne de for-

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�� � ŒUVRES POSTHUMES mules, celle qui avait la préférence de son cœur. Et montrant du doigt cette première colonne : Si je chas- sais les parenthèses, dit-elle, et un rire innocent con- tinuait de l'agiter, pensant à la salade que les infinis et que les zéros feraient, tombant dans les rimes et dans les numérotations littérales des vers.

��Ainsi la vieille chanson, dit l'histoire, a poussé une romance et une danse macabre. La vieille souche a poussé d'une part une tige et une feuillaison du plus jeune printemps. Et d'autre part elle a poussé ce tronc blanchi d'hiver et de mort. Cette contrariété n'est peut- être qu'apparente.

Nous pourrions dire d'abord qu'elle n'est peut-être qu'apparente en ce sens que c'est toujours avec du bois vif que l'on fait du bois mort. C'est l'ordre et c'est la nature et c'est le vieillissement temporel. C'est la mort temporelle. Qu'une même souche donne toutes les pro- messes du printemps et ensuite tous les regrets et tous les blanchiments de l'hiver, qu'elle donne toutes ces vertes promesses et qu'ensuite et qu'aussi elle donne cette vieille souche fendue et blanche et moisie et cre- vassée, non seulement il n'y a là aucune contrariété naturelle, mais cela est l'ordre même de la nature.

A une condition toutefois : c'est que cette souche elle-même, cette antique, cette première souche soit elle-même une souche naturelle, une antique souche

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�� � C L I

populaire, non pas, nullement une misérable imagina- tion arbitraire d'intellectuel. Il faut que la plus vieille souche, celle dont tout est sorti, soit elle-même une vieille souche de naissance et de fécondité, pleine (d'avance) de vie, (et de vieillissement), et de mort.

Pleine de vie et de mort, c'est le sort commun.

Or de toutes ces souches, naturelles, de toutes les souches populaires nulle ne sera jamais aussi féconde, c'est-à-dire aussi pleine d'avance de vie et de mort que nos vieilles chansons populaires. Et de nos chansons populaires il y en a peu qui soient aussi profondément populaires et ainsi aussi profondément fécondes que Malbrou. On objectera qu'elle est assez récente. Mais enfin, récente, ancienne, est-ce pas le même peuple.

Et la paix et la guerre et l'amour et la haine et la vie et la mort et le vieillissement, est-ce pas la même paix et la même guerre, et le même amour et la même haine et la même vie et la même mort et le même vieillisement. Et le salut enfin, dit l'histoire d'une voix soudainement devenue grave et comme un témoin forcé, est-ce pas le même salut.

��Elle se tut un long temps. C'est la même chanson populaire, dit-elle enfin. Rien n'est aussi profond que la chanson populaire. Et il n'y a point d'homme aussi sot que celui qui traiterait légèrement une chanson comme Malbrou.

��103

�� � ŒUVRES POSTHUMES

��— Et la peine, dit-elle lentement, est-ce pas la même peine, et les larmes, est-ce pas les mêmes larmes, et les funérailles, est-ce pas les mêmes funérailles.

��Un esprit frivole, dit-elle, lui-même un esprit léger traiterait légèrement notre vieux Malbrou. Rien n'est aussi triste que nos chansons populaires, d'une aussi noble et aussi antique et aussi ancienne et aussi authen- tique et aussi profonde et grave tristesse et mélan- colie. Nulle ne fait exception, ni celles qui parlent de guerre et de conquête, ni celles qui parlent de villes et de pays et de mer et de plaine et de voyage, ni celles qui parlent du trône et de la fille du roi. Ni celles... Les plus profondément graves et les plus profondément tristes et les plus profondément pieuses sont naturelle- ment celles qui parlent d'amour. Et elles en parlent toutes.

Du même Malbrou une jeunesse de grâce et une mortelle vieillesse et procession de mort, du même Malbrou une romance de grâce et le plus affreux cor- tège de funérailles sont successivement et pour ainsi dire également sortis. Mais c'est que tout était déjà dans ce Malbrou. Oui ce Malbrou est une chanson d'ironie et de polémique et de pamphlet, un pamphlet

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�� � CLIO politique et militaire, mais il est dessous une marche militaire et même une marche guerrière, et il est sous son ironie plus apparente que réelle une marche de funérailles. Mettons que c'est une sorte de romance de funérailles. De cette romance de funérailles Beaumar- chais a retenu la romance et des funérailles Hugo a fait ce lugubre enterrement.

La vieille chanson était et une danse et une marche et une ronde et un cortège et toute une cérémonie de fu- nérailles. Beaumarchais en a retenu, il en a fait une danse et une ronde, non pas une marche, il en a fait un cortège et toute une cérémonie de peine. Une sorte de ronde de grâce, de tristesse et de peine. Hugo en a fait une ronde aussi, puisqu'une Danse macabre est originairement et littéralement une danse. Une ronde.

��— Et la peine, dit-elle, est-ce pas la même peine. Et mort, est-ce pas la même mort.

��(Elle se reprit). — Pour mesurer, dit-elle, tout ce qu'il y a de tristesse dans cette romance de Chérubin, (et même dans tout ce rôle, comme ils disent), il suffit certainement de l'entendre chanter. (Et dele voirjouer). Mais on n'a point cette mesure véritablement accomplie si on n'a point lu cette autre pièce extraordinaire dont

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

je vois que l'on ne fait jamais état quand on parle de Beaumarchais. La Mère Coupable, non plus comédie en quatre actes comme le Barbier, non plus comédie en cinq actes comme le Mariage, mais l'autre Tartufe, ou la Mère coupable, drame en cinq actes, par Beaumar- chais. Il y a quelque chose de changé. Il s'est passé quelque chose. Il s'est passé que le Barbier était de 1775 et le Mariage de 1784 ou enfin ne fut joué qu'en 1784 et que la Mère coupable fut représentée pour la première fois en 1792. Entre 1784 et 1792 il s'était en effet passé quelque chose, dit l'histoire. On en parle. On m'avait beaucoup dérangé, dans cet intervalle, parce que ce peuple avait été repris de cette manie qu'il a de faille des inscriptions 1784-1792. Ce furent huit ans fort occupés. Et Beaumarchais allait mourir en 1799, fort désarçonné, si je puis dire.

Je vois qu'on ne parle jamais de cette Mère coupable, dit l'histoire. C'est pourtant une pièce fort curieuse, d'une très bonne et très ferme écriture, sotte à souhait (mais n'est-il pas de jeu et n'est-il pas de règle que tout homme d'esprit professionnel finisse ainsi), et surtout admirablement mise au goût du temps. Les autres aussi, les deux premières avaient été dans leur jeune temps mises au goût du temps; ou enfin elles s'étaient trou- vées naturellement au goût du temps ; mais le goût du temps était moins marqué en 1775 et en 1784 qu'en 1792. Et déjà il n'était plus le même. Et il s'en fallait de beau- coup. En 1792 il ne s'agissait plus de fronder, de frauder l'ancien régime. La fronde était finie, ou enfin elle était

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�� � C L I achevée. La fraude était finie, ou enfin elle était ache- vée. En 1792 il s'agissait de faire sa cour aux tumul- tueuses installations du régime nouveau. Il y en avait qui faisaient leur cour au régime nouveau sur la butte de Valmy et sur les hauteurs de Jemmapes. Ceux-là sont mes fils, dit l'histoire, et je leur ai donné d'impérissables noms. Grands comme les anciens, héros antiques, héros impérissables. Nul ne fut plus grand, nul ne fut plus antique parmi les héros antiques. Et leur Valmy fut en effet les Thermopyles de la France. Mais c'était comme aujourd'hui, mon enfant, dit-elle souriant. 11 y en avait déjà qui défendaient la jeune République sur les scènes des Théâtres Subventionnés. Ce vieux véreux fripé d'agioteur, cet horloger désabusé, Caron de Beaumar- chais, n'y manqua point. (Ou peut-être de faire sem- blant). La scène est à Paris, dans Vhôtel occupé par la famille du comte, et se passe à la fin de 1790. On a déjà pensé, quand on en est là de la pièce, (bien que ce soit au commencement), que la scène se passe à la fin de 1790. Ou à la fin de 1792. Car le tableau des personnages est lui-même, lui déjà tout un poème. Dans le Barbier et dans le Mariage il avait naturellement énuméré les personnages en tête de la pièce à la bonne simplette, à la queue leu leu, sans rien. C'est la bonne manière. C'est l'ancienne. C'est celle de Molière et de Marivaux. C'est celle de Beaumarchais. C'est à peine s'il s'est permis dans les personnages du Barbier de mettre I'Eveillé, autre valet de Bartholo, garçon niais et endormi. Dans le vieux temps, dit l'histoire, c'était

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�� � ŒUVRES POSTHUMES dans la pièce que l'on voyait ce qu'étaient les person- nages, et non pas dans le programme. Et les jeux de scène même parmi les jeux de l'amour et parmi les jeux du hasard étaient inclus dans le texte, comme le noyau dans le fruit. Les accessoires même passaient dans le texte. Aujourd'hui, je veux dire en 1792, les personnages sont textuellement :

LE COMTE ALMAVIVA, grand seigneur espagnol, d'une fierté noble, et sans orgueil. (Aussi il n'est pas étonnant que dès la scène II Figaro nous rapporte que le comte ne veut plus se faire appeler que monsieur. — Depuis que nous sommes à Paris, et que M. Alma- viva... (Il faut bien lui donner son nom, puisqu'il ne souffre plus qu on V appelle monseiqneur...) Ce qui est d'ailleurs d'une assez belle ingratitude, car si je me rappelle bien, dit l'histoire, ça lui avait un peu servi, dans le Barbier, dans le temps, d'être le comte. Et c'était Bartholo qui était monsieur Bartholo. M. Almaviva, M. Almaviva, nous-mêmes nous trou- vons que c'est un peu court; et que c'est un peu drôle ; et que c'est un peu beaucoup; et qu'on ne lui en demandait pas tant. Mais c'est la grande ingrati- tude de tout nouveau régime à tout ancien régime. Les autres personnages ne sont pas moins retaillés :)

LE CHEVALIER LÉON, son fils; jeune homme épris de la liberté, comme toutes les âmes ardentes et neuves. (On ne nous dit pas l'âge de ce chevalier

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�� � G L I

Léon. Mais nous saurons bientôt qu'il est né dans le même temps, ou enfin peu après, ou peu avant que Chérubin mourait).

M. BÉGEARSS, Irlandais, major d'infanterie espa- gnole, ancien secrétaire des ambassades du comte ; homme très profond, et grand machinateur d'intri- gues, fomentant le trouble avec art.

FIGARO, valet de chambre, chirurgien et homme de confiance du comte ; homme formé par l'expérience du monde et des événements.

M. FAL, notaire du comte, homme exact et très- honnête.

GUILLAUME, valet allemand de M. Bégearss, homme trop simple pour un tel maître.

LA COMTESSE ALMAVIVA, très malheureuse et d'une angélique piété.

FLORESTINE, pupille et filleule du comte Almaviva; jeune personne d'une grande sensibilité.

SUZANNE, première carriériste de la comtesse, épouse de Figaro • excellente femme, attachée à sa maîtresse, et revenue des illusions du jeune âge.

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�� � OE U V R E S POSTHUMES On voit que Rousseau a un peu passé par là, s'il est encore permis de prononcer ce nom de Rousseau. Florestine est sensible. Tout le monde est sensible.

Cette pièce est un autre Tartufe, comme l'indique le premier titre, je veux dire le premier titre des deux (titre complet : L'autre Tartufe, ou la Mère coupable), et même elle est fort ostensiblement et formellement reportée du premier. Enfin du Tartufe. Du grand. A ce titre déjà elle est fort intéressante. Et de bonne tenue. Et de bonne compagnie. Et de bonne leçon. Bien élevée. Et importante même pour la technique profonde de l'art. Voulant donner une réplique, faire une réplique, ayant à opérer une réplique il a eu cent fois raison de la faire ostensiblement une réplique. Loya- lement. Car il y a une loyauté d'art aussi certaine et aussi saisissable, aussi pure que toute loyauté. Aussi compétente que tout honneur. Voulant donner un report, un deuxième Tartufe, une deuxième édition du Tar- tufe, il a eu cent fois raison d'en faire assez exactement un report, franchement, ostensiblement, et de marquer le coup, et de marquer que c'était (bien) un report. Sans tricher, sans truquer, sans faire le niais, sans nous vouloir abuser, sans feindre, sans innover, et que ce fût une invention première. Dès la scène II, et même dès le commencement de la scène II, Figaro s'amuse à nommer Bégearss, en appuyant, dit le texte, Honoré- Tartufe. Quelque sot eût essayé, (vainement), de fuir le premier Tartufe et jusqu'à l'ombre et au souvenir du premier Tartufe, (ou il se serait mêlé de le vouloir faire

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�� � G L I oublier, le sot), et se serait efforcé d'éviter à tout prix d'en donner, d'en éveiller l'idée, d'en éviter à tout prix le report, et jusqu'à l'apparence même du report, d'éviter à tout prix un rapprochement, et de risquer d'éveiller l'idée même d'un rapprochement, et cette grosse malice nous eût outrés, et tant d'efforcement nous eût fait peiner, et cette incessante et inutile tentative de fuite nous eût été insupportable. Trop visible et trop miséra- ble. Trop apparente et trop perpétuellement défaillante. Trop petite. Trop à la suite. Trop petite servante (de Molière, c'est le cas de le dire). Un autre se fût efforcé, et se fût perdu, par cet efforcement même, et nous eût dégoûtés. Par tant de simplicité. (Que d'ignorerMolière). C'est-à-dire enfin par tant de duplicité. Mais de 1784, et même de 1775 à 1792 Figaro n'était pas devenu une bête. Voulant faire un autre Tartufe, il a pris les devants, il a eu cet esprit, il a simplement fait un autre Tartufe. La directitude est la plus grande malice, parce qu'elle est la droiture. La véritable simplicité est de toutes les filles celle qui aie plus d'esprit. Ce Figaro n'a pas vou- lu nous donner le change et nous lui en savons d'abord le plus grand gré. Il a eu l'esprit de faire tranquillement un autre Tartufe. Alors ça va bien. Nous savons à quoi nous en tenir. Nous savons à qui nous avons affaire. Il a eu l'esprit de nous faire confiance. Cette confiance qu'il nous fait nous met aussitôt à l'aise. Il se met si résolument derrière le grand frère que c'est nous qui aurions mauvaise grâce à lui reprocher d'être le deu- xième.

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

Cette confiance qu'il nous fait fait naturellement que nous lui faisons confiance.

Il ne fait pas le malin, et c'est ce que nous aimons le plus.

Je ne sais pas pourquoi, dit l'histoire, on ne parle jamais de cette troisième pièce. On la traite comme une Fanchon, comme une Cendrillon qu'on laisserait au coin du feu. Elle vaut infiniment mieux que cette cendre. Et que cette négligence et que cet abandon. Et que cet oubli. D'abord elle est fort bien faite, plus ferme, plus robuste, plus saine (j'entends de construction) (et de tout) que le Mariage, mieux conduite, (parce qu'elle est moins conduite et que la main de l'auteur y est moins), (je ne parle pas du Barbier), moins fragile- ment embroussaillée d'intrigues, (oui c'est une pièce beaucoup moins intrigante, et même pas intrigante du tout), plus une, plus allante son chemin, d'un tissu plus ferme et d'une toile beaucoup plus robuste. Enfin elle est très bonne. C'est une bonne pièce. Pourquoi la laisse-t-on à la maison. Et elle est fort bien écrite. Mais ce n'est pas ce que je retiens aujourd'hui dans ce drame.

Oui pourquoi, dit l'histoire, pourquoi la laisse-t-on à la maison ? Il y en a peut-être une raison, bien simple, j'en vois peut-être une raison, qui me touche de très près, qui tient à mon essence même et à ma nature même et à ce qu 'il y a de plus profond dans mon com- mandement. Dans mon être même. Je crois fortement, dit l'histoire, que non seulement les œuvres en géné-

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�� � C L I rai mais tout particulièrement les pièces de théâtre n'ont de grandes fortunes temporelles qu'autant qu'elles ont eu de grandes naissances temporelles. La fortune suit la naissance. C'est l'ordre de l'ancien régime. C'est l'ordre naturel. C'est l'ordre que je suis. C'est l'ordre que suit la nature. Généralement les œuvres, mais tout particulièrement les pièces de théâtre ont des fortunes temporelles comme elles ont des naissances tempo- relles. Enfin comme elles ont eu des naissances tempo- relles. Au sens, dans la mesure, à proportion. Il faut qu'une pièce éclate pour que le retentissement s'en prolonge au long des siècles temporels. Il faut du bruit, un premier bruit, une rumeur de naissance pour qu'il y ait un écho. Il faut un scandale pour qu'il y ait la gloire. Un scandale au début, un éclatement, une sorte de scandale, un véritable scandale. Il faut un éclat d'abord. 11 faut que la fusée parte, et ensuite fuse. C'est généralement l'ordre de presque toute l'œuvre. C'est tout particulièrement Tordre du théâtre. Ces pièces de théâtre sont toujours un peu des pièces d'ar- tifice. Surtout les pièces de Beaumarchais. On a bien pu supprimer l'ancien régime, (dit l'histoire), (et encore vous entendez bien ce que je dis quand je dis qu'on l'a supprimé). On a seulement négligé de le supprimer de l'œuvre (et du théâtre) et de l'histoire et de la for- tune, en un (petit) mot de toute réalité. On a seule- ment négligé de le supprimer de l'événement. Le Bar- bier et le Mariage ont bien pu contribuer à supprimer l'ancien régime. Mais ils n'ont pas pu contribuer à

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

supprimer l'ancien régime de l'œuvre de Beaumar- chais, de la relation du Barbier et du Mariage à la Mère coupable. Le Barbier et le Mariage ont bien pu contribuer à supprimer le droit d'aînesse. Mais ils n'ont pas pu contribuer à supprimer ce droit d'aînesse que le Barbier et le Mariage avaient sur cette petite cadette de Mère coupable. Le Barbier et le Mariage ont bien pu contribuer à supprimer le droit de naissance. Mais ils n'ont pas pu contribuera supprimer le droit de nais- sance qu'ils avaient. Et ils n'ont pas pu contribuer à donner à cette petite cadette le droit de naissance qu'elle n'avait pas. Ils n'ont pu empêcher qu'eux-mêmes le Barbier et le Mariage fussent de haute naissance et que cette petite cadette fût enfin la cadette.

(On peut faire de tout le monde des égaux, (dit l'his- toire), (enfin vous entendez bien ce que je veux dire), mais on ne fera jamais de tout le monde des aînés. Napoléon même, toute sa vie, sentit qu'il n'était pas l'aîné des huit).

(Un bon article du petit Larousse, (dit l'histoire), ou d'un autre : Bonaparte. — Voir Napoléon).

Être de haute naissance, c'était être arriéré, c'était être né en 1775 et même en 1784. Etre de naissance cadette, (pour une pièce de théâtre), c'était être né en 17 ( J2. En 1792 on avait tout de même autre chose à faire que de faire à une pièce de théâtre un sort comme

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�� � C L I

celui que l'on avait fait en 1775 au Barbier et en 1784 au Mariage.

Or nulle pièce ne se rattrape, nulle piècene se revaut, nulle pièce ne se réchappe de n'avoir pas eu à son ber- ceau un retentissement scandaleux. Il faut qu'une pièce explose l'année même de sa naissance. D'autres œuvres, il y a des exemples que des œuvres soient nées obscures et par un secret accroissement soient enfin parvenues à d'éternelles fortunes. Mais une pièce de théâtre il faut qu'elle naisse publique, et que sa fortune soit publique et immédiate, et que tout son accroissement temporel se fasse en un instant. Une pièce de théâtre ne peut pas naître et croître dans l'ombre. Elle ne peut pas naître et croître en plusieurs fois. Le feu de la rampe est une ligne de feu. Une pièce de théâtre ne peut pas, elle n'a pas le droit de faire la silencieuse. Elle a convoqué tout le monde. Tout le monde est là. Il faut qu'elle sorte, ou qu'elle crève. Or en 1792 il y avait d'autres feux, et d'autres lignes de feux, que les chandelles .

Telles sont, disait l'histoire à cette âme païenne, telles sont quelques-unes de mes temporelles régula- tions. Elles commandent simplement tout. A quoi bon apprendre le reste, quand tout ce reste, quand tout est commandé par elles. Elles courent sous tout. Elles cou- rent sous les apparences. Elles courent sous les faits. Elles courent sous les lois mêmes. Elles sont ce que l'on trouve au fond de toute expérience. Elles sont ce que l'on sait au fond de toute science. Elles seules demeurent sous vos périssables lois. Telle est, dit l'his-

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�� � OEUVRES POSTHUMES

toire, ma vieille liaison avec le temps. Rien n'y fait. Rien d'autre n'y fait. On a le temps, ou on n'a pas le temps. En 1775 on avait le temps d'écouter le Barbier. En 1784 on avait le temps d'écouter le Mariage. En 1792 on n'avait pas le temps d'écouter la Mère cou- pable. En 1775 on avait le temps, et le goût, de faire un sort au Barbier. En 1784 on avait le temps, et le goût, de faire un sort au Mariage. En 1792 on n'avait pas le temps, quand on en aurait eu le goût, de faire un sort à la Mère coupable.

Telles sont, dit l'histoire, mes impérissables lois, temporellement impérissables. Une autre œuvre à la rigueur peut encore naître un autre jour que le jour de sa naissance. Elle peut être en quelque sorte en un cer- tain sens posthume à elle-même. Elle peut naître (long- temps) après qu'elle est morte. Il faut qu'une pièce de théâtre naisse au plus tard le jour de sa naissance. Gela est si vrai que nos modernes, qui savent y faire, les font naître généralement avant. C'est plus sûr. Sen- siblement avant. Sensiblement anthumes. De ce qu'elle n'avait point fait une sortie publique en 1792, le jour de sa naissance, cette Mère coupable ne s'est jamais relevée. Nous rejoignons ici, dit l'histoire, tout ce que nous avons dit de l'inscription historique, de l'inscrip- tion temporelle. On peut attendre longtemps son ins- cription temporelle. Mais il ne faut pas la manquer. On peut peut-être en un certain sens l'attendre toujours. Il n'y y a peut-être pas grand mal. Mais le jour qu'on inscrit, il faut être inscrit. C'est le sort, c'est la for-

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�� � C L I

tune même. Or les pièces de théâtre ont cette clause dans leur nature même et dans leur institution qu'elles ont despremières. C'est-à-dire officiellement et formel- lement et solennellement des jours d'inscription. Des jours de leur inscription. Elles nous convoquent. Nous y allons. Tant pis pour elles si ce jour-là elles man- quent leur inscription. Elle est vraisemblablement manquée pour toujours. Ces sortes de procès ne se revisent guère. On ne peut pas manquer aussi solen- nellement la première d'un livre, ou d'un tableau, ou d'une statue. Un livre, un tableau, une statue ne peu- vent pas manquer aussi formellement, aussi officielle- ment leur entrée dans le monde. Un livre, un tableau, une statue ne peuvent pas manquer leur première, parce qu'en somme ils n'ont point de première. Ni même les monuments et bâtiments du roi, malgré le jour de l'inauguration par le Président de la Répu- blique. Ni les livres malgré le lancement et le célèbre jour de lancement des éditeurs. Ni les tableaux ni les statues malgré les salons et les célèbres vernissages. Au contraire une pièce de théâtre peut toujours man- quer sa première, parce que organiquement, techni- quement elle a toujours une première. La première fait partie de son état, de sa sorte. De sa nature. Elle est son appareillage même. Il faut qu'il y ait une pre- mière pour une pièce comme il faut qu'il y ait un lan- cement pour un bateau. Une pièce qui n'aurait pas de première serait comme un bateau qu'on ne lancerait pas. Alors elle ne naviguerait jamais.

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

Tout cela est toujours de moi, dit l'histoire. La pre- mière d'une pièce, c'est son entrée solennelle dans le royaume du temps.

Par son entrée, par sa première une pièce entre solennellement, déclare solennellement qu'elle se met, qu'elle entre sous le gouvernement du temps.

C'est une entrée en matière de temps. Ce que nous faisons tous plus ou moins obscurément, la pièce est forcée de le faire par une prise de date.

Or, dit l'histoire, en 1792, il y avait d'autres pre- mières que la première de la Mère coupable. Il y avait même une certaine concurrence.

��Non pas qu'il suffise de naître pour vivre, dit-elle. Mais, pour vivre, il est nécessaire d'être né. Il y a une certaine pente que l'on ne descend pas toujours, mais que l'on ne remonte jamais. Que toujours l'on ne remonte pas. Celui qui est né ne vit pas toujours. Mais celui qui n'est pas né, toujours ne vit pas. Nous retrouvons ici, nous rejoignons notre plus vieille loi temporelle, la loi même de l'événement, la loi même de l'écoule- ment du temps et pour parler bergsonien de l'écoule- ment de la durée, cette vieille, cette totale, cette uni- verselle loi de l'irréversibilité, à qui rien (de temporel) n'échappe, à laquelle, dit l'histoire, je vois que le

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�� � C L I monde moderne lui-même enfin aboutit de toutes parts par les voies tortueuses de l'exploration scientifique.

Le Temps porte sa faux toujours sur la même épaule, dit l'histoire. Et en un certain sens il moissonne tou- jours dans le même sens. Et en un certain sens le mois- sonneur ne se retourne point de moissonner. En ce sens- là on perd toujours et on ne gagne jamais. C'est une loi unilatérale par excellence. C'est la loi même de l'unilatéralité. En ce sens-là tout se perd et rien ne se gagne. En ce sens-là tout se perd, et, on l'a dit, rien ne se crée.

Quand on a dit que le temps passe, dit l'histoire, on a tout dit.

��Nous pouvons, nous, nous glisser plus ou moins subrepticement dans cet Océan qui fait le tour du monde. Mais il faut qu'une pièce appareille.

Et il faut qu'elle convoque tout le monde à cet appa- reillage.

Nous pouvons sombrer inaperçus ; et peut-être nous rattraper. Une pièce ne le peut pas.

Il faut que l'on scie lesaccores, et qu'une pièce appa- reille pour la fortune ou pour l'infortune.

�� � D'innombrables pièces ont eu des succès éclatants, qui les ont perdus. Ou enfin qui en ont perdu la consécution, la suite naturelle, attendue, légitime, tout naturellement, tout légitimement escomptée. D'innombrables pièces ont eu des inaugurations triomphales, qui en ont perdu la suite et le résultat et la directe conséquence. On me citerait difficilement, dit l'histoire, une seule pièce qui ait remonté une absence d'inauguration. On peut remonter, une pièce peut remonter une mauvaise inauguration, un échec, pourvu que lui-même il soit retentissant, un scandale contre, comme elle peut dériver d'un scandale pour. C'est en ce sens que tout vaut mieux qu'un succès médiocre. On ne remonte pas l'oubli, et le silence, et l'ombre. Parce que la déperdition est là, et coule toujours dans le même sens.

Et pourtant, dit-elle, ni d'abord cette grande leçon de simple probité dans le report, ni ensuite cette grande leçon d'un échec obscur en 1792 n'est encore ce que je retiens aujourd'hui dans ce drame.

D'autre part c'est une fort grande idée, ingénieuse et grande, dramatique, et scénique, et philosophique, et historique, enfin une grande idée que d'avoir pensé à voir dès 1792, et avant, (au moins le temps de faire la G L I pièce), qu'il venait de naître dans le monde une deuxième tartuferie, qui serait proprement celle de « l'humanité ». N'en doutons point, c'est une grande vue, et il est saisissant qu'il l'ait eue si nette, et déjà s 1 scénique, (ce qui est la netteté même), dès 1792. Et alors plus son autre Tartufe est simplement un report de l'autre, servilement et comme secondairement, mettons fidèlement etcomme auxiliairement, plus l'idée est juste et plus elle est grande. Qu'un homme ait vu, dès 1792 et avant, qu'il était né dans l'histoire du monde, qu'il venait de naître non pas seulement un fils de Chéru- bin, mais exactement un autre Tartufe, un deuxième Tartufe et une deuxième tartuferie, voilà ce que j'ap- pelle un événement, dit l'histoire, et voilà ce que j'ap- pelle une vue.

Je m'entends, dit-elle, je m'explique. Qu'en 1775, et même en 1784, il y ait eu un Français qui ait vu que l'ancien régime tombait, cela, n'est-ce pas, n'a rien d'extraordinaire. Tout le monde le voyait. Un Français voit toujours que le régime tombe. Qu'en 1775 et même en 1784 un Français (de plus) ait aidé à faire tomber l'ancien régime ou plutôt ait aidé l'ancien régime à tomber, il n'y a là non plus rien de bien extraordinaire. Un Français aide toujours le régime à tomber. Qu'en 1775 et même en 1784 il y ait eu dans Paris un gamin de Paris de plus, cela, dit l'histoire, n'a rien de bien extraordinaire. Il y a toujours des gamins de Paris. Il n'y en aura jamais trop. Qu'en 1775 et même en 1784 il y ait eu dans Paris un homme d'esprit de plus qui ait

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�� � OEUVRES POSTHUMES

criblé d'épigrammes l'ancien régime, cela, dit l'histoire, n'a rien d'extraordinaire. 11 y a toujours des hommes d'esprit dans Paris, et jusqu'en Seine-et-Oise. Il n'y en aura jamais trop. Mais qu'en 1792 il se soit trouvé un homme qui ait vu, et qui ait écrit /'autre Tartufe, cela me passe un peu, dit l'histoire, je l'avoue, c'est ce que j'appelle une vue et ceque je nomme un événement. Moi-même je trouve que c'est un peu fort. On lui en aurait fait un sort, à celui-là, si ce n'était pas Beau- marchais. On lui en aurait fait un sort et de penseur, et de prophète, et de philosophe, et qui sait de socio- logue, si seulement ce n'était pas un auteur comique. Mais voilà. L'homme qui s'amuse ne veut pas que celui qui l'amuse soit profond. L'homme risible, l'homme ridicule n'admet pas que le maître du rire soit un pen- seur, et un historien, (même des mœurs), et un pro- phète et un philosophe. Comme le dit si bien Quin- tilien, GLI, xvn 92, D 8 , celui qui meut le rire ne souffre pas que celui qui tient le rire soit un philo- sophe. Homo qui movet risum non patitur eum, qui tenet risum, philosophum esse.

Il faut tout de même avouer, dit l'histoire, que créée en 1792 cette expression Vautre Tartufe prend tout de même une singulière valeur. Et un sens et une extraor- dinaire portée. Enfin c'est une expression qui se voit. Que dès 1792 un homme ait vu, ait écrit que ça allait recommencer exactement pareil sur l'autre bord, que c'était déjà fait, que c'était déjà recommencé, cela, dit l'histoire, n'a qu'un nom, c'est un coup de génie, et

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�� � G L I un homme comme ça, c'est ce qu'on a toujours nommé un homme de génie. Pourvu seulement, à cette seule condition, à cette seule exception près : Pourvu : Que ce ne soit pas un homme d'esprit.

Qu'un homme ait vu dès 1792 qu'après avoir nourri le Tartufe clérical il faudrait, il fallait déjà nourrir le Tartufe humanitaire. Que dis-je, après; en même temps. Car l'un ne tuait pas l'autre et peut-être au contraire. (Et c'était peut-être le même). Que le même brave peuple, qui avait (et l'on peut dire si bénévolement') nourri pendant des siècles l'ancien Tartufe, le vieux Tartufe, le Tartufe classique, le Tartufe clérical, que ce même peuple, cette bonne pâte de même peuple sujets, citoyens, ouvriers, paysans, électeurs, contri- buables, pères, mères, enfants, que cette bonne race aurait en outre ensemble en même temps à nourrir pareillement, parallèlement, de l'autre main le deuxième Tartufe, le Tartufe du monde moderne, l'anti-Tartufe, le Tartufe de deuxième main, le Tartufe humanitaire, enfin Vautre Tartufe. Et pour combien de temps les deux, l'un portant l'autre, l'un combattant l'autre, (l'un soutenant l'autre), l'un nourrissant l'autre (par le minis- tère du même nourricier). Pour longtemps sans douter, pour un siècle, pour toujours, caries bonnes inventions ne se perdent jamais.

Et ces deux tartuferies sont aujourd'hui germaines et collatérales.

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�� � OEUVRES POSTHUMES

��Pourtant ce n'est point encore ce coup de génie, dit l'histoire, que pour aujourd'hui je retiens de ce drame. Si j'étais professeur d'histoire, (dit l'histoire), j'en retien- drais que c'est, ou enfin que ça fait une bonne leçon d'histoire. Ça fait proprement vingt ans après dans l'histoire de France et peut-être dans l'histoire du monde. Si j'étais professeur d'histoire de France, (dit l'histoire), et peut-être d'histoire du monde, je ferais lire cette pièce à mes élèves. Ou plutôt je me ferais une voix plus douce que le miel. Car je me ferais une voix aussi suave que celle de notre maître M. Lanson et je la leur lirais moi-même. Je leur lirais d'abord les deux comédies ; et ensuite je leur lirais le drame. 1775, 1784, 1792, rien ne pourrait marquer ces trois dates dans l'histoire de France et dans l'histoire du monde, rien aussi fidèlement, rien aussi exactement, rien aussi pro- fondément, pour tout dire d'un mot rien ne pourrait dater ces trois dates comme ces trois pièces et par suite comme une lecture de ces trois pièces. Rien ne permet- trait autant de mesurer la différence de temps, la diffé- rence de ton, enfin ce qui fait proprement l'histoire et l'âge et l'événement d'un peuple et du monde. Je vou- drais donner à mes élèves le goût même, la saveur pour ainsi dire physique de ce que c'était que 1775, 1784 et 1792 : je leur lirais simplement ces trois pièces.

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�� � Mais je n’aurai jamais, dit l’histoire, la voix même de M. Lanson. Je préfère donc vous dire tout de suite ce que je retiens aujourd’hui dans ce drame. Ce que j’en retiens c’est précisément que ça fait vingt ans après. Mais non plus seulement vingt ans de la vie d’un peuple ou de la vie du monde, vingt ans de l’événement d’un peuple ou de l’événement du monde, vingt ans d’histoire générale et publique, ce qui regarderait encore le professeur d’histoire, mais plus profondément vingt ans d’histoire absolument parlant, vingt ans d’événement absolument parlant, vingt ans enfin eux- mêmes absolument parlant, vingt ans du vieillissement même, vingt ans de l’âge de l’homme, même.

Plus on a fait de ces personnages le type de la jeunesse même, et plus ils sont réussis comme types delà jeunesse même, plus ils en sont les types classiques, traditionnels, réussis, heureux et presque sacramentels, plus il est poignant de les retrouver comme tout le monde, je veux dire vieillis, enfin hommes et femmes, comme tout le monde, à quarante ans.

Rien n’est aussi poignant, dit l’histoire, que le sort de ces personnages. Plus il est entendu qu’ils sont jeunes, plus il est poignant qu’il y ait une pièce de Beaumarchais où ils ne sont plus jeunes. En ce sens, dit l’histoire, nulle pièce au monde, rien au monde peut-être dans l’œuvre littéraire, et peut-être dans toute l’œuvre, et peut-être dans tout, ne m’appartient autant, ne m’exprime autant, n’est autant de moi, n’est temCE U V R E S POSTHUMES porelle autant, n'est littéralement historique autant que cette pièce de Beaumarchais. Au fond, dit-elle, je me demande si ce n'est pas plus fort que la belle Haumière, je veux dire d'un effet plus fort. Car dans la belle Hau- mière c'est le sort même de l'homme et de la femme, qui est grand. Mais dans Beaumarchais c'en est le vieil- lissement, qui est vieux. C'en est l'âge, qui est vieux. Nulle part ma funeste puissance, dit-elle, n'éclate au- tant que dans cette pièce. C'est mon propre royaume. Et mon gouvernement même. Je necrois pas, dit-elle, qu'on ait jamais fait une pièce aussi réaliste, rien d'aussi réa- liste, à condition seulement de laisser à ce mot de réaliste un sens un peu honorable etlui-même réel. Ma puissance éclate partout dans cette pièce, non pas qu'elle y soit mise et épinglée dans un mot ou dans un autre, mais justement au contraire parce qu'on n'en parle pas, parce qu'où n'y fait pas attention, parce qu'elle va de soi, parce qu'elle y est dans la texture même, dans le tissu, dans le climat. Le voilà, mon ami, le témoignage, le monu- ment, ce que c'est que l'homme et la femme de quarante ans. Ils n'ont pas fait autant d'affaires que vous, ceux-là, mon ami, pour avoir quarante ans. Ils les ont tout de même. Et ils les ont bien. Je ne crois pas que jamais on ait autant fait sentir, aussi profondément, sans le faire exprès (mais c'est la meilleure manière, c'est la seule), ce que c'est que le mariage, et le ménage, et l'homme et la femme et les enfants, et ce que c'est que le temps qui a passé, et la vie, non pas la Vie des imbéciles, avec un grand V, mais la vie qui use tout avec un petit v.

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Notez que l'auteur croit et veut faire tout autre chose. (Mais souvent c'est le génie même). (Moins toutefois qu'on ne l'a dit). Il est homme de théâtre. Il travaille pour le théâtre. Il sait son métier. Il a fait une comédie. Il fait un drame (Sans compter quelques broussailles). Il fait donc une pièce. Il sait faire une pièce. Il pense à l'intrigue, à nourrir l'intrigue, à la retordre, à la faire jouer. Il pense aux personnages, (c'est-à-dire souvent aux spectateurs, comme modèles, comme spectateurs ; comme juges; et comme payants; payant en argent, payant en gloire, payant, nous l'avons vu, il le sait, en postérité même). (En mémoire). Il pense à tout, c'est son métier. Aux décors. Aux entrées. Aux sorties. Ace qui arrive dans la pièce. Il pense à son talent. Il pense évidemment aussi, il pense évidemment partout au suc- cès des deux précédentes pièces, dont il était l'auteur, au succès de ses deux (anciennes) comédies. Et ce qu'il y a de fort, ce qu'il y a d'unique, c'est que nous pensons constamment à autre chose.

Nous pensons peut-être précisément à ces anciennes comédies. Mais nous pensons surtout. Entendant, lisant la pièce dans une sorte de double opération, dans une sorte de double mémoire nous les voyons doubles ses personnages et sans même nous en apercevoir nous nous disons : C'est donc là le comte, et c'est donc là Rosine. Et cest donc là Suzanne et cest donc là Figaro.

La fortune de cette pièce est unique. Tout avait con- couru à faire de ces personnages pour ainsi dire des

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professionnels de la jeunesse, et de ce qu'il y a déjeune dans une jeunesse française. Les professionnels de la jeunesse, c'est peut-être aussi triste que les profession- nels de l'amour. De la même tristesse et de la même mélancolie. Tout s'était réuni pour faire de ces deux comédies (de la deuxième plus encore peut-être que de la première, malgré les apparences), une sorte de moment unique, d'heure unique de jeunesse réussie. Le talent, le génie, la race de l'auteur, l'esprit de l'au- teur, l'intelligence de l'auteur, l'esprit et l'intelligence au moins égale et parfaitement accordée de son public, toute une atmosphère de jeunesse et d'esprit, tout un climat d'un peuple et d'une société, tout un climat unique réalisé une fois, tout un certain point de jeu- nesse de tout un régime et de tout un monde, vingt fées s'étaient donné rendez-vous pour faire de ces deux pièces le moment unique, l'heure même de la jeunesse, l'heure sonnante, et de ces deux comédies plus que la comédie pour ainsi dire professionnelle de la jeunesse, ecesp et quatre ou cinq personnages les types mêmes de la jeunesse.

Plus on y avait réussi, tout le monde s'y mettant, l'auteur, le public, l'âge d'un peuple et d'une société, les conjonctures, les conjonctions, la mémoire, la tradi- tion, une sorte de consécration universelle, plus ces quatre ou cinq personnages étaient investis, consa- crés, constitués, institués princes de la jeunesse, plus il est poignant, plus il est unique de les voir hors de page. Et cela pendant toute une pièce. Car je n'ai pas besoin

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de vous dire que la mère coupable n'est autre que notre Rosine. Par quelque surprise elle a eu un enfant de Chérubin. Ce fut toute une affaire. La principale sur- prise, pour nous, c'est que Chérubin nous ait laissé un fils aussi peu dégourdi. Car ce fils n'est autre, vous l'avez pensé, que ce chevalier Léon, jeune homme épris de la liberté, comme toutes les âmes ardentes et neuves. Comme on voit que Chérubin est bien mort. Dès la scène I, actel, Suzanne nous le met en mémoire, (je veux dire nous met en mémoire qu'il est mort), Suzanne, seule, tenant des fleurs obscures dont elle fait un bouquet. — Que madame s'éveille et sonne; mon triste ouvrage est achevé. (Elle s'assied avec aban- don). A peine il est neuf heures, et je me sens déjà d'une fatigue... Son dernier ordre, en la couchant, m'a gâté ma nuit tout entière. .. Demain, Suzanne, au point du jour, fais apporter beaucoup de fleurs, et gar- nis-en mes cabinets. — Au portier: Que, de la jour- née, il n'entre personne pour moi. — Tu me formeras un bouquet de fleurs noires et rouge foncé, un seul œillet blanc au milieu... Le voilà. — Pauvre maîtresse j elle pleurait !... Pour qui ce mélange d'apprêts?... Eeehl si nous étions en Espagne, ce serait aujourd'hui la fête de son fils Léon (avec mystère) et d'un autre homme qui n'est plus ! (Elle regarde les fleurs). Les couleurs du sang et du deuil ! (Elle soupire). Ce cœur blessé ne guérira jamais! — Attachons-le d'un crêpe noir, puisque c'est là sa triste fantaisie. (Elle attache le bouquet).

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C'est en effet le bouquet qu'elle voulait attacher, malgré des malentendus de syntaxe qui laisseraient croire qu'elle veut attacher le cœur. Mais il ne faut pas juger la pièce sur ces incohérences de syntaxe. Il est vrai qu'on a rarement vu une phrase faire autant de fautes de français dans les possessifs, adjectifs et pro- noms. En une seule phrase. A qui se rapporte le le. A qui se rapporte le sa. C'est une gageure. Ce cœur blessé ne guérira jamais ! — Attachons-le d'un crêpe noir, puisque cest là sa triste fantaisie. — Le, c'est le bouquet, ce n'est pas le cœur. Sa, ce n'est plus ni le bouquet ni le cœur, c'est sa maîtresse. Ne nous indi- gnons point de cet accident de cette sorte de bilboquet de syntaxe. Ça arrive très bien aux hommes d'esprit. Ça arrive même de préférence aux hommes d'esprit. Et surtout au style d'esprit. Et enfin c'est du théâtre. Ce n'est pas tout cet appareil qui est saisissant, et ce mys- tère, et ces apprêts, et ce mélange d'apprêts. Justement parce qu'il veut être lugubre, cet appareil nous laisse parfaitement indifférents. C'est déjà le romantisme, (et nous le connaissons le romantisme), et l'appareil romantique, et le drame en prose et même en vers de Hugo. Ce qui va être saisissant, puisqu'aussi bien nous ouvrons cette pièce, c'est au contraire quand il n'y aura plus rien, c'est tout le long du drame partout où il n'y aura pas d'appareil. Ces personnages (et entre tous notre Chérubin et entre notre Chérubin même pour ainsi dire ce nouveau personnage, ce personnage

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encore intérieur que nous nommons la romance de Chérubin, qui fait proprement dans la mémoire un personnage particulier fort distinct), tous ces person- nages avaient réussi à constituer leur jeunesse en une telle effigie que le souvenir de leur jeunesse marche partout derrière eux dans leur maturité. Ils sont les demi-soldes de la jeunesse professionnelle. Ils sont comme tout le monde, ils ne savent plus bien quoi faire, depuis qu'ils n'ont plus ceci à faire : qu'ils soient jeunes. Un certain Léon d'Astorga, qui fut jadis mon page, et que Von nommait Chérubin...

Aussitôt que le style est redevenu simple et français et que le texte est redevenu simple et français connais- sez-vous, dit l'histoire, rien de si émouvant que ces simples paroles : Un certain Léon dWstorga. Comme tout porte, à présent, et comme tout porte à plein. Et ce jadis : qui fut jadis mon page. Et ce verbe et cet imparfait de l'indicatif: et que Von nommait Chérubin. Eh quoi, mon ami, c'est donc là, c était donc là ce Chérubin. 11 n'avait donc pas seulement un prénom, ou un surnom, un nom de guerre et un nom d'amour. Il était comme tout le monde. Il avait un nom de famille. Chérubin avait un nom de famille. Et c'était Léon. Il avait un lieu d'origine. Et un nom d'ori- gine. Et c'était Astorga. Le vilain château d'Astorga, chef-lieu d'une méchante terre que j'avais achetée des parents de ce page. Il était donc situé, ce Chérubin. Il avait donc un état-civil. Il était donc esclave. Il était

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donc lié. Il était donc saisissable au vieillissement.

Le vieillissement est tout, dit l'histoire. Homère ne voulait pas seulement que l'égide d'Athênê fût très précieuse, et quil en pendit cent franges toutes d'or, toutes bien tissues, chacune valant cent bœufs. Il ne voulait pas seulement que cette égide fût immortelle. — Iliade, II 447 il voulait aussi qu'elle fût invieillis- sahle. Il était Grec, il savait que la mort et la vieillesse et la corruption c'est la même chose. \i.t~x Se, yXauxcoztç 'AOtH,

aly'S' eyoïxr' èp'/ni/ov, ày/jcaov, a6avâTr,v te -

et avec eux Alhênê aux yeux clairs,

Ayant I égide très précieuse, invieillissable, et immortelle.

'Ay^paov, littéralement invieillissable. J'avais peut- être raison, Péguy, (ainsi parlait l'histoire, affectueu- sement, à cette âme moderne), j'avais peut-être raison de vous dire que pour bien saisir dans toute sa mélan- colie, cette romance de Chérubin, pour en savourer toute la mélancolie, Vunique mélancolie il fallaitlire cette Mère coupable. Le plus grand vieillissement qui puisse arriver à un homme, c'est d'avoir un enfant sensiblement idiot. C'est précisément ce vieillissement sensiblement posthume qui est arrivé à notre Chérubin. Voici en effet

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quelques réparties de notre (nouveau) jeune homme. On y trouvera du changement. Ce jeune homme arrive pour la première fois dans la scène XII. — Scène XII. — Léon, le Comte, Bégearss. — (Léon, on ne sait plus si c'est un prénom ou un nom de famille, et c'est bien fait exprès).

Le comte veut sortir, il voit entrer Léon. Voici Vautre !

(Il a raison plus qu'il ne pense. Lui aussi, lui Léon, c'est Vautre. Beaumarchais a intitulé la pièce Vautre Tartufe. Il pouvait la présenter sous un tout autre jour, exactement la même, en l'intitulant Vautre Ché- rubin).

Léon, timidement, veut embrasser le comte. Mon père, agréez mon respect. Avez-vous bien passé la nuit?

Le comte, sèchement, le repousse. Où fûtes-vous, monsieur, hier au soir ?

Léon. Mon père, on me mena dans une assemblée estimable...

Le comte. Où vous fîtes une lecture ?

Léon. On m'invita d'y lire un essai que f ai fait sur Vabus des vœux monastiques, et le droit de s'en relever.

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

Le comte, amèrement. Les vœux des chevaliers en sont? (Il a voulu mettre ce garçon chevalier de Malte, je crois).

Bégearss. Qui fut, dit-on très-applaudi ?

Léon. Monsieur, on a montré quelque indulgence pour mon âge.

Le comte. Donc, au lieu de vous préparer à partir pour vos caravanes, à bien mériter de votre ordre, vous vous faites des ennemis ? Vous allez composant, écri- vant sur le ton du jour ?... Bientôt on ne distinguera plus un gentilhomme d'un savant !

Léon, timidement. Mon père, on en distinguera mieux un ignorant d'un homme instruit, et Vhomme libre de V esclave.

— On ne l'accusera pas de parler comme son père, celui-là, dit l'histoire. Et, (dit-elle tristement), il nous chante une autre romance.

Le comte. Discours d'enthousiaste ! On voit où vous en voulez venir. (Il veut sortir).

Léon. Mon père!...

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�� � C L I Le comte, dédaigneux. Laissez à l'artisan des villes ces locutions triviales. Les gens de notre état ont un langage plus élevé. Qui est-ce qui dit mon père à la cour, monsieur ? Appelez-moi monsieur ! Vous sentez V homme du commun ! Son père!... (Il sort; Léon le suit en regardant Bégearss qui lui fait un geste de compassion). Allons, monsieur Bégearss, allons !

Je ne suis point démocrate, dit l'histoire. Je ne suis point aristocrate non plus, puisque je suis historienne. Je demanderais seulement qu'on distingât entre les petites gens et les gens du commun. J'ai horreur des gens du commun. J'adore les petites gens. La piétaille à Valmy, la piétaille au Mont-Saint-Jean, c'étaient des petites gens, mon ami, ce n'étaient pas des gens du commun.

Ce n'étaient même pas des gens du commun du tout, dit-elle en riant, car elle était soudain toute ragail- lardie, et redevenue solide, et toute animée, et en elle- même comme hautement honorée, au seul souvenir de cette piétaille, et de ce qu'elle avait vu en ce soir de juin, et de ce qu'elle avait vu en ce jour de sep- tembre.

On verrait beaucoup clair, dit-elle, dans l'événe- ment, et même dans les événements, (mais c'est peut- être ce qu'on ne veut pas), et à très peu de frais, si seu- lement on introduisait, et on maintenait quelques dis- tinctions utiles, comme celle que nous venons de recon-

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naître entre les petites gens et les gens du commun. Ce ne sont généralement pas les petites gens qui sont des gens du commun ; et réciproquement. Les gens de Valmy et les gens de Waterloo n'étaient point des gens du commun. Ce Léon est malheureusement en effet un homme du commun. Le comte a malheureusement raison de penser qu'il est un homme du commun, lui Léon, s'il a peut-être, lui le comte, un peu tort de le lui dire. Or dans le Mariage et dans le Barbier il est permis de dire qu'il y avait peut-être de tout excepté du commun. Rien n'est plus contraire, rien n'est plus non pas opposé seulement, mais étranger à tout l'esprit même du Mariage et du Barbier, à leur goût pour ainsi dire même physique, à leur climat, à leur être même, que l'idée seulement du commun. Nul n'était commun dans le Mariage et le Barbier. Rien n'y était commun, en ce sens. L'événement même n'y était pas commun. Et entre tous notre Chérubin était bien de tous les êtres du monde celui à qui l'idée même de commun était pourrait-on dire tout ce qu'il y a de plus inconnu. Or le fils de Chérubin est incontestablement commun, un homme du commun. Cela aussi, dit l'histoire, est de mon domaine le plus profond, car cela aussi est du vieillissement. Comme il y a un épaississement du corps, il y a aussi un épaississement de l'esprit qui est le vieil- lissement même. C'est cet épaississement, c'est ce vieillissement qui d'un poète fait un homme du com- mun, et d'un homme nouveau fait un homme du com- mun, et d'un homme de cœur fait un homme du com-

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�� � C L I mun. C'est cet épaississement, c'est ce vieillissement, car il peut porter sur une race même, sur une filiation, et non pas seulement sur un individu, qui de Chérubin fait le fils de Chérubin. Ce Léon.

Ce Chérubin était la jeunesse même et ni la jeunesse ni l'enfance n'est point du commun. Le jeune homme est toujours un gentilhomme. L'enfant est toujours un gentilhomme. C'est ce qui vient après qui n'est plus gentilhomme.

Le manque de grâce est proprement ce qui fait l'homme du commun. La jeunesse est toute gracieuse. L'enfance est toute gracieuse. C'est ce qui vient après qui est disgracié.

��Un certain Léon cTAslorga, qui fut jadis mon page, et que l'on nommait Chérubin... Quelle mélancolie, dit l'histoire. Fut-il jamais mélancolie plus mortelle et ensemble plus pieuse et plus noble que celle qui sort de tous ces simples mots. Fut-il jamais mélancolie plus austère et plus grande, plus chrétienne et plus simple et plus classique. On nous avait dit, dit-elle, quec'étaient les romantiques, eux seuls, eux premiers, qui nous avaient inventé, qui nous avaient apporté la mélanco- lie. On nous parle toujours de la mélancolie romantique. Voici pourtant de la mélancolie classique, la plus saine

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�� � ŒUVRES POSTHUMES et la plus profonde. Fut-il jamais mélancolie plus pleine de mémoire et plus commémoratoire et plus pleine de cette invincible connaissance, de ce sens profond que le temps lui aussi est une mer inlabourable et que la mort est un océan qui ne se remonte pas. Gomme tous ces mots portent, qui ne voulaient point porter, qui n'étaient point faits, qui n'étaient point nés pour por- ter. Un certain Léon d'Aslorga, qui fut jadis mon page, et que l'on nommait Chérubin... Voici comme réagit à l'évocation de ce souvenir notre Bégearss. Bégearss, c'est notre Tartufe du monde moderne, qui vient doubler le Tartufe ancien régime. On l'a fait Irlandais, ce nouveau Tartufe, cet autre Tartufe; et on l'a fait major ; et on l'a fait servir dans un régi- ment d'infanterie espagnole. On ne sait pas bien pour- quoi toul cela. Il est vrai qu'il fallait bien qu'il eût un état de situation. Dans ce régiment d'infanterie espa- gnole il a connu notre Chérubin. Le nouveau Tartufe a connu l'ancien Chérubin. Le nouveau Tartufe a servi dans le même régiment que l'ancien Chérubin. Voici comme il réagit à cette évocation :

Begearss. — Je l'ai connu ; nous servions dans le régiment dont je vous dois d'être major. Mais il y a vingt ans qu'il n'est plus.

Le comte. — C'est ce qui fonde mon soupçon. Il eut V audace de V aimer. Je la crus éprise de lui ; je l'éloi- gnai d'Andalousie par un emploi dans ma légion.

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��

CLIO

Moi qui ai quitté tant de monde, dit l’histoire, je ne puis me résoudre à quitter la mémoire de ce jeune homme. Je sais que Hugo m’attend. Mais quand je suis en proie à cette sorte de mélancolie, quand je savoure cette sorte de mélancolie, quand je m’attarde à cette sorte de mélancolie je ferais attendre même Hugo. Je ne quitterai donc point ceux-ci sans relire la dernière lettre de la comtesse à Chérubin, et la réponse écrite sur la même lettre. — « Malheureux insensé ! lui écrit la comtesse, notre sort est rempli. La surprise nocturne que vous avez osé me faire dans un château où vous fûtes élevé, dont vous connaissez les détours ; la violence qui s’en est suivie ; enfin votre crime, — le mien. . . — Condamnée désormais à des larmes intarissables, je sens quelles n’effaceront point un crime... dont l'effet reste subsistant. Ne me voyez jamais : c’est l'ordre irrévocable de la misérable Rosine... qui n’ose plus signer un autre nom. » — Mais faisons comme le comte, dit l’histoire, voyons la réponse écrite sur la même lettre. — « Puisque je ne dois plus vous voir, lui avait répondu Chérubin, la vie m’est odieuse, et je vais la perdre avec joie dans la vive attaque d’un fort où je ne suis point commandé.

« Je vous renvoie tous vos reproches, le portrait que j’ai fait de vous, et la boucle de cheveux que je vous dérobai. L’ami qui vous rendra ceci quand je ne ŒUVRES POSTHUMES

serai plus est sûr. Il a vu tout mon désespoir. Si la mort d'un infortuné vous inspirait un reste de pitié, parmi les noms qu'on va donner à Vhéritier... d'un autre plus heureux !... puis-je espérer que le nom de Léon vous rappellera quelquefois le souvenir du mal- heureux... qui expire en vous adorant, et signe pour la dernière fois, Chérubin Léon, d'Astorga ? »

... Puis, en caractères sanglants... « Blessé à mort, je rouvre celte lettre, et vous écris avec mon sang ce douloureux, cet éternel adieu. Souvenez-vous. »

Le reste est effacé par des larmes... Il faudrait être bien abandonnée, dit l'histoire, pour ne pas sentir, pour ne pas entendre dans cette innocente bravoure, et dans cette innocente bravade, et dans cette tendre, dans cette innocente jeunesse un écho des jeunesses corné- liennes et de l'héroïsme cornélien. Et il faudrait être bien abandonnée, et bien incompétente en jeunesse et en héroïsme, pour ne pas sentir passer déjà, passer d'avance, pour ne pas sentir annoncé, pour ne pas entendre évoqué d'avance dans cette innocente jeu- nesse, dans cet innocent héroïsme romantique les jeunes amours, les jeunes innocences, les jeunes héroïsmes de Musset. Pour moi, dit l'histoire, je trouve au cœur de cette lettre, (et s'il est encore permis de parler de for- mule), la formule même de la jeunesse de tout un peuple, (dans la jeunesse de Chérubin), et la formule de la jeunesse de tout un monde, et la formule de la jeunesse même absolument parlant. Puisque je ne dois plus vous voir, la vie m'est odieuse, et je vais la perdre

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�� � C L I avec joie dans la vive attaque d'un fort où je ne suis point commandé. Tout est là, dit l'histoire, et ce qui nous fait encore si mélancolique la romance de Chéru- bin, c'est qu'elle date exactement ce temps, et qu'elle date exactement de ce temps où tout un monde, où tout un peuple se perdit avec joie (ou fit tout ce qu'il fallait pour cela) dans la vive attaque d'un monde où il n'était point commandé.

Chérubin c'est Bara et Chérubin c'est Viala. Et Ché- rubin et Bara et Viala c'est tout un peuple ensemble et cette vive attaque d'un monde où il n'était point commandé. Chérubin Léon, d'Astorga, c'est ce petit gars de Palaiseau, ce hussard de la République, tué à l'ennemi à quatorze ans. Tout s'était employé, les évé- nements, l'événement, la race, les circonstances, le climat du pays et le climat du cœur, pour faire de tout un peuple une sorte d'innocent et ardent jouven- ceau, brûlant de jouer le monde à la face du monde, brûlant surtout de se faire périr pour tout ce qui ne le regardait pas. Et je vais la perdre avec joie dans la vive attaque d'un fort où je ne suis point commandé. On n'est jamais commandé, quand on ne veut pas. On est tou- jours commandé, quand on veut. Car n'est-ce pas, dit l'histoire, nous le savons. J'y étais peut-être. Ce n'est pas à cause de Taine que l'on a fichu l'ancien régime par terre. Nul n'était commandé pour fiche l'ancien régime par terre. Nul n'était requis, nul n'était tenu de fiche l'ancien régime par terre. C'est uniquement une idée qui leur a passé. Et ce n'est pas à cause de

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�� � OEUVRES POSTHUMES Taine que l'on a pris la Bastille. Nul n'était commandé pour prendre la Bastille. Nul n'était requis, nul n'était tenu de prendre la Bastille. Enfin j'y étais, dit l'his- toire. On sait très bien comment ça s'est fait, la prise de la Bastille. C'était le 14 juillet, naturellement. Il faisait beau, il faisait chaud (dans ce temps-là). Le vieux Paris se chauffait au soleil. Le bon peuple ne savait pas bien quoi faire. Ce qu'il savait, c'est qu'il avait envie de faire quelque chose. Tout le monde était à Longchamp, à cause de la revue, le gouvernement, la police, les troupes. Alors les ébénistes du faubourg- Antoine, pour se reposer un jour de faire les plus beaux meubles du monde, ils ont pris la Bastille.

La Bastille ne leur avait jamais rien fait. La prise de la Bastille, dit l'histoire, ce fut proprement une fête, ce fut la première célébration, la première commémo- ration et pour ainsi dire déjà le premier anniversaire de la prise de la Bastille. Ou enfin le zéroième anni- versaire. On s'est trompé, dit l'histoire. On a vu dans un sens, il fallait voir dans l'autre. On a vu. Ce n'est pas la Fête de la Fédération qui fut la première com- mémoration, le premier anniversaire de la prise de la Bastille. C'est la prise de la Bastille qui fut la première Fête de la Fédération, une Fédération avant la lettre.

Les abus de l'ancien régime, dit-elle en riant. On n'a jamais mis un régime par terre parce qu'il commet- tait des abus. On met un régime par terre parce qu'il se détend.

Les abus de l'ancien régime, dit-elle, nous en avons

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�� � G L I supporté bien d'autres. Depuis. Et nous en avons connu de nouveaux. Et nous en avons connu de totaux. Dans ses plus grands abus l'ancien régime n'a jamais été le règne de l'argent. Je veux dire qu'il ne l'a jamais été et uniquement et totalement. Le monde et le régime moderne est le règne de l'argent.

Sans aucunes réserves, sans limitation ni défaut.

Le règne inexpiable de l'argent.

Mais voilà, dit l'histoire, nous ne sommes plus ce peuple qui bouillait dans sa peau. Et c'est ce qui fait encore si mélancolique, dit-elle, cette romance de Ché- rubin. C'est qu'alors c'était ce peuple qui se sentait partir pour faire la plus grande inscription que l'on ait jamais faite dans le monde, pour inscrire la plus grande histoire temporelle que l'on ait jamais inscrite dans l'histoire du monde. C'est qu'alors c'était ce peuple qui sentait que rien ne lui résisterait, ce peuple qui ne pouvait se tenir d'en mettre, qui se sentait du sang plein les veines, qui se sentait appelé vers ces premiers moulins sur cette butte et à travers vingt et trois années de la plus grande épopée qui ait jamais été jouée dans le monde vers cette dernière ferme au coin de ce bois vers cette plaine sur ces hauteurs de Hougoumont.

Depuis cette canonnade où tout devait commencer, jusqu'à cette nuit tombante où tout devait finir.

(L'ancien régime, dit l'histoire, au moins n'avait pas commis cet abus d'être uniquement, inexpiablement le règne, le régime de l'argent. Des puissances spirituelles

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�� � ŒUVRES POSTHUMES existaient encore, balançaient encore la puissance de l'argent. Des puissances intemporelles balançaient encore les puissances temporelles. Parmi les puissances temporelles mêmes il y en avait encore qui balançaient la puissance temporelle de l'argent. Dans le monde moderne, dit l'histoire, ce n'est pas même un abus. C'est l'exercice même et l'institut pour ainsi dire et la substance du monde moderne que cette implacable, que cette épuisante omnipotence de l'argent).

C'est ce qui fait si mélancolique, dit-elle, cette romance de Chérubin. Elle marque un âge, elle date un peuple, elle date un monde qui ne retournera sans doute jamais dans l'histoire du monde. C'était alors une jeunesse, un peuple gonflé de sa propre sève. Plus tard viennent les réalisations. Nous déclarons tous, nous nous affirmons à nous-mêmes que rien ne vaut les réalisations. Nous savons que rien n'est profond, et grave, et sérieux comme les réalisations, comme une œuvre faite, comme l'opération même, comme une guerre faite et une victoire couronnée. Comme une conquête enregistrée. Comme une victoire acquise. Comme une victoire inscrite. Nous le savons, nous en sommes sûrs. Et nous savons aussi que nous ne nous retournons jamais sans une profonde mélancolie vers cet âge où l'œuvre était espérée seulement, où la for- tune encore n'était pas jouée, où tout était dans le risque mais dans la promesse, où la bataille enfin n'était pas donnée.

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�� � C L I

Il y a un certain goût propre, un goût austère et salubre, une deuxième pureté dans l'opération même et dans la réalisation. Nous ne nous retournerons jamais sans une profonde mélancolie vers la première pureté, vers l'âge qui avait un autre goût, vers l'âge où rien n'était engagé encore, où nulle insertion n'avait commencé de s'insérer.

��Hugo en somme, dit-elle, a suivi de plus près le vieux Malbrou. Dans le mouvement même et dans le détail du mouvement. Mingrat monte à sa. chaire, c'est l'évocation même, transférée en funèbre, de Madame à sa tour monte, qui n'était que funérailles. Hugo commence par ne pas garder au refrain l'ancienne rime, la rime du refrain, la rime commandante en aine. Mais cette infidélité à la vieille chanson n'est qu'appa- rente. Ce qui nous frappait dans la vieille chanson et nous retenait, ce qui commandait ce n'était point tant le refrain et cette rime en aine du refrain. Quand nous nous rappelons Malbrou, quand nous nous chantons Malbrou dans la mémoire, prenons-y garde : Ce qui nous frappe, ce qui nous retient, ce qui commande ce n'est point le refrain et cette rime du refrain. C'est le

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�� � ŒUVRES POSTHUMES premier vers et la rime du premier vers. C'est cet admirable départ, d'une seule venue, si je puis dire, et la rime qui enlève ce départ. Malbrou s en va-t-en guerre, tout est là, toute la chanson est là, et tout l'air et tout le rythme et tout, dans ce premier vers. La chanson est partie. Mutations faites, c'est comme le premier vers de la Marseillaise. Nous rejoignons ici ce que nous avons dit de la décision du départ dans les véritablement grandes œuvres.

Il en résulte que le vers qui reste dans notre pensée, dans notre mémoire, dans la réalité ce n'est pas le refrain, c'est ce premier vers; (d'autant que ce refrain est un refrain de cor de chasse et d'onomatopées et de trompettes de lèvres et non pas un refrain de paroles). C'est le premiers vers, le vers de départ, qui est le vers de commandement. Et à la rime il en résulte que ce qui reste dans notre pensée, dans notre mémoire, dans la réalité, ce qui commande ce n'est point la rime du refrain, ce n'est point la rime en aine, c'est la rime du premier vers, cette retentissante rime en erre. C'est cette rime qui est vraiment la rime commandante, dans notre pensée, dans notre mémoire, dans la réalité. Or c'est précisément cette rime que Hugo a prise pour en faire la rime commandante du refrain même et ainsi la rime commandante de tous les couplets et de toute cette danse macabre même. (A peine est-il besoin par ailleurs de faire remarquer combien cette rime en erre était elle-même commandée pour faire, pour deve- nir la rime commandante de cette marche funèbre).

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�� � C’est là une de ces outrances de décision où se reconnaît la patte du génie. Il ne fait une infidélité (apparente) à la vieille chanson que pour la renforcer et la précipiter dans son propre sens. 11 ne lui désobéit que pour la mettre elle-même sous son propre commandement. Comme un excellent peintre de portraits qu’il est, il la rend plus semblable à elle-même, plus ressemblante (à elle-même) qu’elle n’était, (parlons platonicien) il la rend plus elle-même qu’elle n’était, il l’approfondit dans sa rime dominante et dans sa propre idée. Il ne s’est soustrait à son commandement, j’entends à son commandement littéral, au commandement littéral du texte, que pour la remettre elle-même sous son propre commandement. Il l’a faite plus elle-même qu’elle n’était. Il l’a comme redressée de son propre événement. D’une chanson en aine il fait une chanson en erre : Mais c’est qu’elle était déjà une chanson en erre. Hugo, bon entendeur, l’avait entendue pour nous. Hugo l’avait entendue comme elle était et non pas comme elle paraissait être. Hugo l’avait entendue mieux qu’elle ne s’était entendue elle-même.

Voilà ce que c’est pour une chanson, — et même pour une chanson populaire, — que de ne pas tomber, c’est le cas de le dire, dans l’oreille d’un sourd. La rime en erre ne commandait guère dans la vieille chanson, (j’entends ne commandait pas officiellement et formellement et littéralement, car nous avons vu que réellement elle commandait tout le reste et tout), mais officiellement et formellement et littéralement elle ŒUVRES POSTHUMES

ne commandait que le premier vers. (Les autres rimes et assonances sont plutôt généralement en a dans le vieux Malbrou). Alors dans Hugo la rime en erre com- mande comme une grande barre de gouvernement les dix-sept couplets. Ou plutôt elle arme comme une extrémité de résonance funèbre ces dix-sept grandes barres de gouvernement que sont les dix-sept deuxièmes vers, les dix-sept refrains retombant comme autant de glas, les dix-sept refrains dix-sept fois identiques à eux-mêmes, les dix-sept longs vers horizontaux comme une barre de justice, les dix-sept vers de neuf pieds commandant dans des vers de six, les dix-sept balan- ciers du règlement de cette danse :

Paris tremble, ô douleur, ô misère !

Ce vers unique, ce glas commande tout et de toutes mains. Il commande de tous les commandements. Il commande par sa teneur, il commande par le rythme, il commande par la rime, il commande par la position.

Il commande par la teneur. Ceci est le secret même du secret. Paris tremble, ô douleur, ô misère ! Par son texte même il a un commandement funèbre d'une grandeur peut-être unique. Mais n'analysons point, dit l'histoire, ce qui est du génie même. N'analysons point ce jeu de consonnes en r et des plus funéraires voyelles.

Il commande par le rythme. Non seulement il est un vers de neuf commandant à des vers de six, mais il est

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�� � CLIO un vers ter-ternaire de neuf commandant à des vers bi-lernaires et ter-binaires de six. Une coupe profonde et par suite une parenté profonde l'unit à ces vers sur lesquels il commande. C'est un glas à trois et le glas et trois sont présents partout. Lui-même il est ter-ter- naire, coupé en trois fois trois. Alors il règne. Et les autres, les vers de six, donnent une impression de sujétion, une impression d'être commandés. D'être moins forts, dans le même genre, d'être moins puis- sants, moins réussis, de ne pas être pleins, de ne pas être totaux, de ne pas être aboutis, dans la même coupe, car quand ils veulent se couper en trois ils ne peuvent se couper que par deux, et quand ils veulent se couper par trois ils ne peuvent se couper que en deux. Ils ne peuvent faire que du trois fois deux ou du deux fois trois. Lui seul peut faire du plein, du total, du quarré : du trois fois trois. C'est bien là le vrai commandement. Il est le chef, mais commandant à des membres, à des hommes de même race.

Il commande parla rime, puisque Hugo s'est astreint à trouver, (ce n'était point difficile), mais à mettre en rime à cette misère successivement dix-sept rimes en ère et en erre et en aire. Puisqu'il a fait dix-sept pre- miers vers dans cette rime et puisque suivant fidèlement la leçon de l'ancien Malbrou ces dix-sept premiers vers, passant par-dessus les dix-sept deuxièmes, par-dessus le deuxième-refrain, se redoublent et par cette rédu- plication forment les dix-sept troisièmes. Ainsi en définitive dans Hugo la rime en erre (ou en ère) com-

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�� � OEUVRES POSTHUMES mande le premier vers, qui est le premier, (comme dans le premier couplet seulement de l'ancien Malbrou) ; elle commande le deuxième vers, qui est le refrain; elle commande le troisième vers, qui est le premier. Elle ne laisse aux autres rimes que les retombées suc- cessives des quatrièmes vers. C'est dire qu'elle ne laisse à toutes les autres rimes ensemble qu'un vers sur quatre, et le dernier vers, faisant la retombée du cou- plet même. Ces autres rimes s'arrangent d'ailleurs entre elles, successivement et de proche en proche, c'est-à-dire que par deux ou par trois, n'ayant chacune rien de commun avec les trois autres rimes de son cou- plet, puisque les trois autres rimes, les trois premières rimes du couplet, de chaque couplet sont toutes et invariablement en ère, elles riment entre elles de l'une à l'autre, de quatrième vers à quatrième vers, de fin de couplet en fin de couplet, ce qui établit une sorte de guirlande funèbre, une sorte de cordon de rime cou- rant d'un couplet à l'autre (jusqu'au dernier) en fin de couplet. La plupart de ces quatrièmes rimes, treize sur dix-huit, sont d'ailleurs en a ou dans les assonnances de l'a, comme elles étaient souvent et peut-être la plupart (et en tout cas les plus frappantes) dans l'ancien Malbrou. Et comme le dernier vers du dernier couplet est tout de même le dernier vers de tout, c'est la rime en ois qui a le dernier mot.

Enfin elle commande, la rime en ère commande par sa situation même et par sa position. Et le deuxième vers commande par sa situation même et par sa posi-

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�� � G L I tion. Il est le même, d'un bout à l'autre, quand tous les autres changent. Quand tous les autres pour ainsi dire alternent. Il est la fixité dans ce déroulement. Il est l'éternité dans cet événement.

Merveilleux métier. Les quatrièmes vers, justement parce qu'ils sont sans relation chacun dans son couplet, sans liaison chacun dans son couplet, justement parce qu'ils sont étrangers chacun dans son couplet, parce qu'ils sont libres, et isolés et comme disponibles, libres entre eux, rimant entre eux, sans s'occuper des autres les quatrièmes vers enlacent d'un bout à l'autre les couplets dans la chanson. Ou plutôt ils enlacent d'un bout à l'autre la chanson en couplets. Ils se tendent d'autant plus librement d'un couplet à l'autre, de fin de couplet en fin de couplet. Ils font un pas dans cette marche, un pas chacun, ils font un pas dans cet événe- ment. Ces festons font un lien. Cette guirlande fait une chaîne.

Et dans cette guirlande et dans cette chaîne les deuxièmes vers, (le toujours identique deuxième vers), sont la funèbre barre d'équité, qui ne plie et ne se déplace point. Immuable dans sa teneur, immuable dans son texte, immuable dans sa situation ce vers de commandement fait ceci qu'il demeure. A cheval sur deux fois le même vers, (j'entends sur le premier qui se redoublant passe de l'autre côté et par cette rédupli- cation même devient le troisième), ou si vous préférez il a un huissier devant, qui l'annonce, et un huissier, le même huissier derrière, qui l'escorte. Et ils sont bien

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

de ses gens, (tous ces assassins en aire), puisqu'ils sont de sa rime. Encadré entre ce double honneur, notre refrain, notre dieu terme exercera dans le balancement un inébranlable pouvoir.

��C'est ici, mes enfants, que nous allons prendre une leçon, dit l'histoire. Non point une leçon de génie, ça n'a jamais servi à personne. Mais une leçon de tout ce qui, dans la technique, dans la ressource, dans le métier, doit se mettre et se tenir aux ordres. A la dispo- sition du génie. Vous êtes comme moi, dit l'histoire. Vous croyez qu'il est bien établi, son gouvernement. — Que! gouvernement? — Le gouvernement de la rime en ère. Le gouvernement du vers de la rime en ère. Le gouvernement triple ternaire. Le gouvernement ter- naire au carré. Vous suivez le courant. Vous suivez le rythme, et le nombre, et tout. Vous roulez de couplet en couplet. Dix-sept fois. Dix-sept couplets. Vous dan- sez cette danse. Vous croyez Hugo sur parole. Impru- dent. Et sur -son rythme et sur son nombre. Au moment même que vous êtes endormi dans le balancement de ce glas funéraire et dans le faux équilibre de cette mou- vante fixité, au moment même que vous jouissez de cette sécurité funèbre et qu'elle est pour vous comme la sécurité même de la mort, soudain la barre d'appui

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�� � C L I vous manque, la barre d'équité, la barre de justice et de sécurité. C'est elle-même qui manque, au dernier moment, dans le couronnement de cette romantique terreur. Quoi. Oui. Elle vous manque, elle vous a (déjà) manqué. C'est la fixité même qui se disjoint, et qui se démembre, et qui se retourne entre elle-même contre elle-même. Et comme cette fixité était ternaire, elle se retourne elle-même d'un retournement ternaire, elle se renverse d'un renversement ternaire. On pouvait consi- dérer l'ancien vers, le deuxième vers, enfin l'ancien deuxième vers comme formé de deux membres.

Cet ancien deuxième vers, cet inébranlable refrain était évidemment ternaire. Paris tremble, ô douleur, ô misère. Mais dans cette coupe ternaire ou plutôt sur cette coupe ternaire il y avait une surcoupe. Paris tremble fait évidemment à lui tout seul un membre et on pourrait presque dire une moitié du vers. O douleur, ô misère ensemble fait évidemment un deuxième membre et on pourrait dire une deuxième moitié. Ou encore une fois divisé en trois ternes ce vers ternaire, qui seront, le premier : Paris tremble; le deuxième : ô douleur; le troisième : ô misère; il est évident que le premier terne forme un premier membre : Paris tremble; et que les deuxième et troisième ternes ensemble forment un deuxième membre : ô douleur, ô misère !

Cela étant, le texte exige de lui-même, entrant ainsi profondément dans les intentions du poète, (mais Hugo a constamment de ces insolentes fortunes), que le

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�� � ŒUVRES POSTHUMES retournement du vers se fasse en brisant les membres eux-mêmes, en retournant les membres eux-mêmes. Et non pas seulement en brisant, en renversant, en retour- nant le vers lui-même, dans son ensemble. Non pas seulement en retournant le vers d'un membre sur l'autre. Mais au deuxième degré, par un deuxième retournement, par un retournement encore intérieur en retournant, dans le vers, le deuxième membre d'un terne sur l'autre. Si on pouvait laisser les membres intacts, si le retournement du vers consistait simple- ment à ce que le premier membre, tel que, devînt le second, et à ce que le second membre, tel que, devînt le premier, il n'y aurait encore qu'un demi renverse- ment. Mais forçant l'auteur le texte a voulu que le ren- versement fût total, qu'il eût lieu en outre a l'intérieur même du second membre entre les deux ternes. Autre- ment le vers serait faux. douleur, ô misère, Paris tremble. Pour qu'il redevienne juste il faut que la dislocation, il faut que le retournement soit porté jusque dans ses profondeurs et dans ses éléments. Il faut que le deuxième membre lui-même, lui aussi, se brise en ses deux éléments et qu'à l'intérieur de ce deuxième membre les deux éléments, les deux ternes se retournent de l'un sur l'autre. On obtient ainsi dans le vers ce résultat définitif, que le premier membre passe deuxième et que le deuxième membre passe premier, mais que le premier terne passe troisième, que le deuxième reste deuxième, et que le troisième passe premier.

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�� � C L I Quand a lieu ce retournement, dit l'histoire. Au moment même que l'on s'y attendait le moins et qu'il y fallait le moins compter. Quand tout s'achevait dans une sécurité mortuaire. Quand on y était habitué et quand tout était habitué. Quand on n'y pensait plus. Quand tout s'achevait dans une sorte pour ainsi dire de tranquille halètement final. C'est à ce moment même, renversement inattendu, que la barre se retourne et dans son retournement elle ne se retourne pas seule- ment elle-même, elle ne revêt pas seulement elle- même une autre rime, elle ne prend pas seulement elle- même une fin de mot, (une rime), une fin de terne pour en faire son extérieure, son extrême rime ; sa propre fin : dans ce renversement, dans cette rime elle entraîne ses deux concomitants, ses deux huissiers, le premier et le troisième. C'est dire que dans ce brise- ment, dans ce retournement, dans ce renversement elle entraîne tout le couplet, le rythme, la situation, la rime, l'attente, tout. Plus on était tranquille, et plus on est défait, dit l'histoire. Plus on avait été embarqué par ces nénuphars dans la résolution même de la mort, plus dans cette résolution même et dans cette mort on est soi-même retourné dans le retournement de tout. Je ne sais pas, dit l'histoire, s'il y a dans toute l'histoire du rythme, de la rime, de la technique, un autre exemple, un autre tel exemple du saisissement que peut donner, au moment que l'on croyait saisir le couronnement d'un poème, ce retournement de tout :

��155

�� � ŒUVRES POSTHUMES

��Nous sacre tous ensemble, misère, ô douleur, Paris tremble, Nous sacre tous ensemble Dans Napoléon Trois.

��Jersey, juillet 1853. Il a tellement trompé tout le monde par ce retournement qu'il a trompé les typos eux-mêmes, qui sont, on le sait, les gens les plus diffi- ciles du monde à tromper. De même que nous nous étions habitués à lire, à trouver ce vers, cette barre de sécurité, de même, (avant je pense), les typos s'étaient habitués à le composer. De même que nous nous étions habitués à le trouver, de même aussi les typos s'étaient habitués à le trouver. De même que nous nous étions habitués à le trouver pour ainsi dire au bout du regard, de même les typos s'étaient habitués à le trouver au bout de la main, dans les doigts mêmes, tout fait dans la casse. Ils n'avaient plus qu'à le mettre. Sa place attendait. Lui attendait la place. De même que nous nous étions habitués à l'attendre de couplet en couplet jusqu'au dernier, fidèle à son rythme, fidèle à sa rime, fidèle à sa teneur, à son texte, fidèle à sa deuxième place, fidèle à tout, ainsi et je pense avant les typos s'étaient habitués à s'attendre à le composer de couplet

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�� � en couplet jusqu’au dernier. On serait tenté de dire de génération (mortuaire) en génération mortuaire. Ils s’y attendaient si bien que généralement ils ont fini par le composer, tel que, sans le retournement, dans le dernier couplet aussi. Ils s’attendaient tellement pour ainsi dire à ne pas s’en apercevoir qu’en effet ils ne s’en sont pas aperçus et qu’ils ont généralement préféré le composer tel que, à la longue, à la lente, à l’unilatérale. Il y aurait une belle thèse à faire, dit l’histoire, sur les innombrables incorrections et je ne dis pas variantes mais variations des éditions de Victor Hugo. Entre toutes rien n’est difficile comme de trouver une édition des Châtiments où le dernier couplet du sacre soit correct. C’est-à-dire où le deuxième vers de ce dernier couplet ait été imprimé

O misère, ô douleur, Paris tremble.

et n’ait pas été imprimé

Paris tremble, ô douleur, 6 misère.

Quand les typos avaient composé dix-sept fois

Paris tremble, ô douleur, ô misère !

l’habitude est une seconde nature, ils composaient encore, ils composaient toujours, ils composaient une dix-huitième fois : CEU VRES POSTHUMES

Paris tremble, ô douleur, ô misère!

et c'est le cas de le dire, cela ne rimait plus à rien. Et quand les typos l'avaient composé sans s'en apercevoir les correcteurs ne le corrigeaient pas sans s'en aperce- voir, les tierceurs le tierçaient sans s'en apercevoir; et les lecteurs lisaient sans s'en apercevoir, et Hugo tou- chait les droits d'auteur sans s'en apercevoir, parce que Hugo a toujours été un pauvre homme abandonné de tout le monde, et de Hugo même, excepté de Péguy. Rien n'est difficile, dit l'histoire, comme de trouver une édition des Châtiments où le dernier couplet du sacre soit :

Nous sacre tous ensemble, O misère, ô douleur, Paris tremble, Nous sacre tous ensemble Dans Napoléon Trois !

Il est vrai qu'on ne peut pas trouver une édition de Hugo qui se ressemble, pour ainsi dire, dit-elle. Voici une édition des Châtiments. C'est la seule édition complète, dit la couverture. C'estl'ancienne édition Hetzel. (Dans le petit format). Treizième édition mais c'est comme la première puisqu'on tirait inlassablement sur les vieux clichés. La seule différence qu'il y avait entre les édi- tions suivantes et les premières, c'est que les suivantes étaient de plus en plus cassées. Or ce Hetzel donne :

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�� � C L I

Nous sacre tous ensemble, Paris tremble, ô douleur, ô misère! Nous sacre tous ensemble Dans Napoléon trois !

11 n'y a pas de virgule après Paris ; il y a un petit t à trois; mais il y a un exclamant après trois ! finissant le vers, et le couplet, et la chanson. Bon. Voici à présent l'édition Lemerre. La petite édition Lemerre. Elle est soignée celle-là. Elle donne le texte suivant :

Nous sacre tous ensemble, Paris, tremble, ô douleur, ô misère! Nous sacre tous ensemble Dans Napoléon trois.

Il y a une virgule après Paris, et cette virgule est même fortement marquée. Alors que sans la virgule dans tous les autres couplets Paris est au nominatif et tremble à l'indicatif, par le ministère de cette virgule dans ce deuxième vers de ce dernier couplet Paris est au vocatif et tremble à l'impératif. C'est un tout autre sens. Bon. Et le quatrième vers finit par un point ordi- naire et non plus par un point d'exclamation. C'est dire que le quatrième vers, et le couplet, et la chanson finissent eux-mêmes en indicatif, en pose, en (proposi- tion, et non plus en exclamation, en éclatement. C'est un tout autre ton. Bon. Bien. Voici une autre édition

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�� � OEUVRES POSTHUMES

des Châtiments, dit l'histoire. Soyons patients. M. Rudler est bien patient. Ce sera notre troisième. Non pas notre troisième M. Rudler, notre troisième édition. Et cette fois-ci, dit l'histoire, c'est la vraie édi- tion, celle-ci la seule qui m'intéresse, ma vraie édition, l'édition historique enfin et l'édition historienne. Les autres éditions, les éditions précédentes, les premières éditions, l'édition héroïque, la célèbre édition de Bruxelles, ou de quelque autre Gaule Belgique, enfin la célèbre édition de 1853, comme tous les héroïsmes antécédents, comme tous les héroïsmes antérieurs, comme tous les héroïsmes presque préhistoriques en somme aujourd'hui n'est plus et ne peut plus être qu'un objet d'archéologie. En fait elle est devenue, elle a été forcée de devenir une édition de bibliophiles. Tout y est, la rareté, la précarité, la gloire. (Sous l'Empire la République était fort archéologique, et fort préhisto- rique, et fort héroïque). 1853, c'était le lendemain même du jour. Depuis, d'innombrables contrefaçons en avaient été faites dont le moindre défaut était sou- vent Vincorrection la plus grossière. Mais voici, dit l'histoire, la vraie édition. C'est celle qui a fondé la troi- sième République. C'est ma grande édition à moi; et ma première. C'est mon édition historienne et c'est mon édition historique. Ce n'est point l'édition secrète. Mais c'est ma grande édition publique. Ce n'est point celle qui courait subreptice dans les ateliers républi- cains sous l'Empire. Mais c'est celle qui courait, publique, subreptice, dans les ateliers républicains sous

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�� � C L I

les commencements de la République. Or le commen- cement de la Troisième, mon enfant, (dit-elle, car on ne sait pourquoi elle se paraissait infiniment plus vieille quand elle me parlait de Mac-Mahon et de Dufaure et de Dufeuille que quand elle me parlait de Gharlemagne et d'Homère), le commencement ou les commencements de la Troisième République, ses débuts dans le monde ou son début et son entrée ce fut, ne l'oublions pas mon enfant, il ne faut jamais l'oublier ce fut la réaction versaillaise, et le 24 mai, et le 16 mai, (qu'eux-mêmes il ne faut point confondre ensemble, je le sais, vous me l'avez fait dire quand j'avais laissé passer cette faute dans le dernier cahier de M. Milliet). Ils n'ont pas été brillants, mon enfant, les commencements de la troi- sième République. (C'est même pour cela qu'ils ont pu être héroïques, (de la part des républicains). S'ils avaient été brillants ils n'auraient peut-être pas été héroïques). Et surtout ils n'ont guère été républicains, les commen- cements de la troisième République. On commence comme on peut. Voici, mon enfant, redonnez-moi, mon ami, cette édition qui fonda la troisième République. Sous Thiers, contre Thiers ; sous Mac-Mahon, contre Mac-Mahon ; sous le 40 mai, contre le 40 mai ; (je nomme ainsi, dit-elle, la réunion du 16 et du 24 mai, c'est plus court). Laissez-la moi revoir, cette édition, mon ami. Voici bien la vulgaire, la populaire édition plate cartonnée rouge, le dos en toile rouge faisant quelque simili-chagrin. La grande édition plate à deux colonnes. Tout Homère, tout Eschyle, tout Pindare, tout Sha-

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11

�� � ŒUVRES POSTHUMES kespeare et plusieurs fois Jésus-Christ faits républi- cains. (Nous ne comptons plus Virgile et mon vieux Juvénal). — (Et de Jésus-Christ même et de Dieu, dit l'histoire, il est évident que Veuillot n'est point celui qui a fait à un martyr, et Lazare, et ces deux formi- dables strophes que je suis bien forcée, dit l'histoire, de déclarer purement prophétiques, proprement bibliques :

Les césars sont plus fiers que les vagues marines, Mais Dieu dit : — Je mettrai ma boucle en leurs narines ,

Et dans leur bouche un mors, Et je les traînerai, qu'on cède ou bien qu'on lutte, Eux et leurs histrions et leurs joueurs de flûte, Dans l'ombre où sont les morts !

Dieu dit; et le granit que foulait leur semelle

S'écroule, et les voila disparus pêle-mêle

Dans leurs prospérités !

Aquilon ! aquilon ! qui viens battre nos portes,

Oh! dis-nous, si c'est toi, souffle, qui les emportes,

Où les as-tu jetés ?

Si dans un temps donné, dit l'histoire, les chrétiens faisaient pour Dieu ce que les autres font contre Dieu, il y aurait du bon, dit-elle. Mais si dans un temps, donné les chrétiens avaient pour Dieu du génie comme cet autre en a quelquefois eu pour Dieu, ce serait trop beau, dit l'histoire). Cette grande édition plate est, s'il est permis de rien affirmer dans cet ordre,

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�� � G L I la plus pleine de fautes, ou une des plus pleines de fautes qu'il y ait dans tout Hugo. Ce n'est pas peu dire. Il faut dire, dit-elle, que c'était entre toutes une édition populaire. Pleine de fautes, dit-elle, je l'aime comme elle est. Moi aussi c'est ma méthode. Laissez- moi revoir cette vieille connaissance, dit-elle ; cette vieille amie. (L'attendrissement la rendait un peu commune, comme disait le comte). (Almaviva). Lais- sez-moi voir ces grandes pages plates rectangulaires sur deux colonnes. Toute votre jeunesse est là-dedans, Péguy, me dit-elle. (Ainsi parlait l'histoire, familière- ment, à cette âme républicaine). Et ces gravures extraordinaires, noires, fortement encrées, deux toutes les huit pages, accolées, ou plutôt affrontées, rectan- gulaires elles-mêmes dans ces grands rectangles, et qui répondaient à des gravures pareilles dans une autre édition de l'Année terrible. Deux images toutes les huit pages. C'est qu'en effet l'ouvrage paraissait par livraisons, comme Eugène Sue et comme Monte- Christo ; et il y avait une gravure en tête et une en queue de chaque livraison. Et la signature de l'impri- meur, Paris, Imprimerie Gaulhier-Villars, était à la page 8 de chaque livraison. Tout au bas à droite. Ce n'était qu'ensuite, après d'innombrables lectures en livraisons, que dans les familles on commençait à les relier. Heureux temps, dit l'histoire, et je voudrais bien y être encore, (mais c'est tout justement ce qui m'est interdit, depuis le commencement du déroulement éternel, de rester, fût-ce une seconde, ou de retourner),

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�� � ŒUVRES POSTHUMES heureux temps, je le dis, dit-elle, où la publication clandestine, où la livraison que les apprentis se pas- saient en cachette dans les ateliers c'était V Expiation et les morts du 4 décembre, c'était Ultima verba et les Soldats de l'an II. Oui, mes enfants, dit-elle soudain mélancolique, pour eux c'était ça qui venait de paraître, et c'était ça qu'il y avait cette semaine. C'était leur feuilleton dans ce temps là et leurs faits divers ; et leurs crimes, c'était toujours le même, leur crime d'hier, leur crime éternel : c'était toujours le deux décembre. Nul ne savait, Péguy, vous non plus, que les illustrations étaient de Théophile Schuler. Nul ne l'avait lu sur le titre. Mais il n'y avait pas un trait de l'une de ces illustrations qui ne fût inscrit pour éternel- lement dans la mémoire de votre regard. Et le bon bourgeois dans sa maison. Et le boulevard Mont- martre, le 4 décembre 1 851. Et ce beau jeune homme joufflu, les joues comme des pommes, qui marche dans les chardons en écartant les mains : le Progrès calme et fort. Et en face l'expiation, l'horrible vision s'éteignit. Et le Chasseur Noir. Et le forçat en sabots, voici la chaîne que je porte. Et le lion de Wagram. Et les pros- crits, Oiseaux dites-leur nos misères ! Mais vous ne voudriez tout de même pas, dit-elle, que je vous fasse une table des illustrations. Je la ferais. Heureux temps où ils se cotisaient dans les ateliers, et ce qu'ils ache- taient c'était la dernière, et la dernière c'était le Man- teau impérial ou Pauline Roland. De tels exemplaires couraient dans tout le peuple. Verra-t-on jamais un tel

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�� � G L I temps. Verra-t-on jamais un tel peuple. Ce qui venait de paraître, c'était Comme ils sortaient tous trois de la maison Bancal. C'était Sonne aujourd'hui le glas, bourdon de Notre-Dame,

Et demain le toscin ! C'était Rozel-Tower, qu'on leur donnait simplement comme une chanson. Nous nous promenions parmi les décombres,

A Rozel-Tower,

Et ce qui venait de paraître enfin c'était V Eternel :

Avenir! avenir ! voici que tout s'écroule!

Les pâles rois ont fui, la mer vient, le flot roule, Peuples ! le clairon sonne aux quatre coins du ciel; Quelle fuite effrayante et sombre ! les armées S'en vont dans la tempête en cendres enflammées. L'épouvante se lève : — Allons, dit l'Éternel !

Et ce qui venait de paraître, dans l'Éternel encore, c'était cette admirable illustration, une des toutes der- nières, ma foi : dans le cadre rectangulaire ce morceau de pignon de toit tout chargé, tout enguirlandé de vigne vierge. Une cheminée qui fume. Des nids qu'on ne voit pas. Une hirondelle qui vole. Un toit enfin. Tout cela dans des cimes, ou plutôt entre des abruptitudes, entre des versants de cimes. Entre des versants presque droits. Un aigle qui plane. Et dessous la légende :

Hirondelle, réponds, aigle à l'aile sonore, Parle, avez-vous des nids que l'Eternel ignore?

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�� � OEUVRES POSTHUMES C'en était, ça, une légende. Verra-t-on jamais un tel temps. Vous êtes heureux, Péguy, dit l'histoire, d'avoir touché fût-ce l'extrémité d'un tel temps. Vos Confes- sions ne seront point perdues si vous nous portez témoignage, si vous pouvez ; si vous réussissez à nous donner une impression de ce qu'était cette généreuse France et il faut le dire cette généreuse République. Portant tout ce que nous avons dit, et d'innombrables autres de telles livraisons, de tels exemplaires couraient le pays. Un tel exemplaire courait, entre tous un tel exemplaire, et ce n'était pas le vôtre, Péguy. Vous n'aviez pas un âge où on ait, à soi, (une édition), un exemplaire des Châtiments. Entre tous un tel exem- plaire courait, et ce n'était pas le vôtre, Péguy, puisque c'était celui que vous prêtait votre plus vieil ami et votre plus ancien maître, Louis Boitier. Vous avez connu, Péguy, dit-elle, enfin vous avez touché ce temps où on se cachait encore, où on se cachait à moitié pour emporter sous son bras un exemplaire des Châtiments. C'est ce qui empêchera pour toute votre vie, (et c'est ce qui empêchera votre instinct, qui vaut mieux que vous), (et c'est ce qui empêchera votre cœur, qui vaut mieux que vous), de donner jamais dans aucune tyran- nie temporelle, fût-elle radicale, et fût-elle, derechef, cléricale.

Or la grande édition plate illustrée sur deux colonnes, la grande édition populaire, notre édition à nous don- nait, elle n'a jamais cessé de donner :

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�� � C L I

Nous sacre tous ensemble, Paris, tremble, ô douleur, ô misère! Nous sacre tous ensemble Dans Napoléon Trois.

Elle met la virgule après Paris; elle met le point ordinaire à la fin du quatrième vers. Ce qu'elle a d'in- téressant c'est qu'elle met un grand T à Napoléon Trois. Mais ce qu'elle a surtout, c'est qu'elles s'ac- cordent toutes à donner ce deuxième vers non retourné. Si c'était la majorité qui dût décider ici, dit l'histoire, je ne vois que des exemplaires qui votent pour la mau- vaise leçon. Qui sait, dit-elle, il n'y a peut-être pas une seule édition de bonne. Ce serait curieux. La faute est peut-être dans le manuscrit. Nos philologues l'oublient trop, dit-elle, le manuscrit lui-même n'est point infail- lible comme un sacrement. Le manuscrit lui-même n'est qu'une lecture, et il n'est qu'une leçon. Lui-même il n'est qu'une édition, mettons la première, et un exem- plaire de cette édition, mettons le premier. Mais il n'est pas même cela, dit l'histoire. Il est le premier exem- plaire de la première édition pour l'enregistrement de l'histoire. Nos philologues en font grand cas, dit-elle, (mes philologues, hélas), du manuscrit. Ils ont leurs raisons pour cela. Ils savent très bien ce qu'ils font. Le manuscrit, de l'auteur, c'est la première édition qui leur soit saisissable. Et dans cette édition c'est la première passe, c'est le premier exemplaire qui leur

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�� � ŒUVRES POSTHUMES soit saisissable. Alors ils disent que c'est la source. (Car ces desséchés ne parlent que de sources). C'est-à- dire ils disent que c'est la première édition en tout, et dans cette première édition ils disent que c'est le premier exemplaire en tout. C'est de là qu'ils com- mencent à compter. C'est de là qu'ils commencent à dater l'œuvre. C'est de là qu'ils commencent à cadrer le génie. Pauvres fils. Saurons-nous jamais combien de fois et en combien de langages et sous combien de formes l'œuvre s'est jouée avant que de tomber sur le papier, cette fois-ci, sous cette forme, dans ce langage du papier. Cette fois, que vous dites la première, elle entre en série parmi des fois innombrables. Elle n'est point une origine, elle n'est pas un point de source, elle n'est pas une création de rien. Ce langage, que vous dites le premier, entre en série parmi d'innombrables langages. Cette forme, que vous dites la première, entre en série parmi d'innombrables formes. Rassurez-vous, mes enfants, leur dit-elle, et modérez votre audace tac- tile. Ce qui vous est saisissable n'est peut-être point tout ce qui est et les sources ne sont peut-être point pour votre fin museau.

Il s'ensuit qu'un manuscrit n'est point un absolu, dit-elle. Un manuscrit ne fait point un commencement absolu. Par conséquent il n'est point non plus un par- fait, il ne fait point non plus un parfait. Étant deux divi- sions, ils étaient deux colonnes. Étant un manuscrit, étant une édition lui-même il est faillible. Comme un autre, comme une autre édition, comme un autre exem-

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�� � CLIO plaire il peut donner une deuxième leçon, il peut don- ner une mauvaise leçon, il peut donner une mauvaise lecture. De même que le compositeur, qui est un com- positeur de typographie, peut composer un autre texte que celui qu'il a sous les yeux dans le manuscrit, de même l'auteur, qui est un compositeur d'écriture, un compositeur de graphie, peut très bien écrire un autre texte que celui qu'il tient sous le regard intérieur. Un manuscrit est une édition après tant d'autres, un exem- plaire après tant d'autres. Un manuscrit n'est pas le commencement du monde.

(D'autant qu'il est bien rare, dit-elle, que la main de l'auteur marche comme sa tête. Je veux dire : L'auteur a un souci constant d'invention de son propre texte que le typo n'a pas. Le typo à la rigueur peut ne penser qu'au texte qu'il compose. Mais l'auteur, s'il est vrai- ment un auteur, vit dans un affleurement perpétuel de textes. L'un fait tort à l'autre. Celui qui attend presse celui qui passe. Ceux qui attendent pressent, appuient sur celui qui passe. Et une remémoration intempestive de celui qui vient de passer, d'un de ceux qui viennent de passer, peut encore troubler les uns et les autres. Un auteur digne de ce nom vit dans un perpétuel affleure- ment. Une masse énorme, (et non pas seulement des pensées) : des mondes veulent à chaque instant passer par la pointe de sa plume. C'est un océan qui doit, qui veut s'écouler par une pointe. Or il ne peut passer à la fois que l'épaisseur, que la largeur d'une pointe. Com-

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�� � OEUVRES POSTHUMES ment s'étonner que les vagues se pressent. Des ombres innombrables, une masse énorme d'ombres veulent boire ce sang sur le bord de la tombe. Or elles ne peuvent boire que une à une et Tune après l'autre. Comment s'étonner que les ombres se pressent.

Elles veulent toutes passer par cette pointe qui est leur point d'insertion dans la réalité. Nous le sentons très bien, quand nous lisons, dit l'histoire. Un texte devient illisible aussitôt que nous avons l'impression que la main attend après la tête, que la plume attend après la pensée. Il ne faut pas que nous ayons l'impression que la plume est levée. Il faut que nous ayons l'impres- sion que le papier se déroule, que le papier attend la plume, que le papier demande la plume. Que le papier appelle la plume. Il ne faut pas que nous ayons l'im- pression que la plume se lève du papier).

Etant deux divisions ils étaient deux colonnes. Com- ment ne pas les reconnaître, les deux divisions lourdes, dans la grande édition plate, et comment ne par recevoir cette impression physique, (mais une impression phy- sique est légitime chez Hugo), que les deux colonnes, sur la plage de la page, sur la double page plate éten- due à plat, que les deux colonnes, sur le plat de cette plaine double ouverte, double étendue les voilà bien alignées pour la revue et pour la guerre, pour la parade et pour la bataille, les deux lourdes colonnes rectangu- laires. Et déjà elles s'ébranlent pour marcher. Com- ment ne pas voir, comment ne pas reconnaître dans les

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communs alexandrins les rangs communs, parfaitement alignés, parfaitement dressés, et les files communes de la commune infanterie. Comment ne pas reconnaître l'esprit militaire, l'intention militaire, l'invention mili- taire dans l'esprit poétique. Ceci aussi est la grande armée. L'ordre est l'ordre. Comment ne pas saluer ici un ordre militaire. L'ordre militaire même. Ou aussi bien, ou ensemble, n'est-ce point la grande armée, je dis la grande armée militaire, qui marche comme la plus grande armée poétique du monde. Même ordre et même ordre, que l'on ne nomme pas en vain l'ordre de bataille. Ici comme là la commune, la régulière infan- terie. Ici c'est l'alexandrin. Ce n'est pas seulement la reine des batailles. Mettons pour nous que c'est le fond même de toute armée. Et dans cette infanterie d'alexan- drins, dans cette piétaille de Hugo les strophes sont les formations ; parfaitement régulières ; formations de rassemblement, prêtes à marcher; formations de déploiement, prêtes à mourir. Formations de rassemble- ment, qui sont comme des noyaux vivants, (des noyaux carrés), des noyaux de giration d'où tout un tourbillon va sortir. Développements de ces noyaux, formations de déploiement, déroulements qui sont comme des vagues qui déferlent. Et les intervalles aussi, parfaitement gardés entre ces bonnes troupes, comme sur le terrain. Car l'ordre des pleins n'est pas le seul ordre qui marche. Il faut qu'il y ait aussi, complémentairement, l'ordre des vides. Ou plutôt il n'y a point deux ordres, et qui soient complémentaires. Il n'y a qu'un ordre, et c'est

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�� � ŒUVRES POSTHUMES ensemble l'ordre des pleins et des vides, comme dans toute architecture. Et qu'est-ce autre chose ici qu'une architecture mouvante, la plus grande architecture du monde, parfaitement géométrique ensemble et parfai- tement organique, plaquée comme un programme, lisible comme une carte, vivante comme un être, qu'elle est. Et les autres vers forment les troupes spéciales. Et Drouot est là et les caissons poudreux. Et dans l Expiation roulent les lourdes artilleries.

(Il faut, dit-elle, que la main coure sous la tête, que la plume coure sous la pensée comme un cheval qu'on crève).

Eh bien non, dit-elle, il ne sera pas dit qu'il n'y a pas une édition de bonne. J'en ai vu une, dit-elle. Mais il faut avouer que pour la trouver j'ai dû aller jusque dans ma vieille bibliothèque de la Sorbonne. On a bien raison de dire que la Sorbonne est mon réduit. Je suis remontée dans ma vieille bibliothèque. Rassurons-nous, mes enfants. Il y a une édition de bonne. Je l'ai vue. Dans la grande édition Hetzel et Quantin in octavo le texte est bon, le vers est donné retourné.

Et dans le manuscrit aussi il devait être bon, (me dit-elle), car des mains de votre ami et de votre confi- dent voici une petite édition à mettre dans votre poche et qui est je pense une des toutes premières. Vous savez, me dit-elle, pourquoi on les faisait si petites. Ce n'est pas seulement pour les mettre dans votre poche.

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�� � Mais c’est parce qu’il est de tradition qu’on les faisait passer en France dans les bustes de l’empereur. Cette petite édition est intitulée Châtiments et non les Châtiments. Châtiments par Victor Hugo. Sans date c’est en réalité l’édition originale : Hugo écrit en préface : « Il a été publié, à Bruxelles, une édition tronquée de ce livre, précédée des lignes que voici (suit la pré- face de la première édition). Les quelques lignes qu’on vient de lire, préface d’un livre mutilé, contenaient l’engagement de publier le livre complet. Cet engagement, nous le tenons aujourd’hui. » V. H. Édition sans non d’imprimeur. C’était le bon temps. Elle est enfin localisée de Genève et New- York, ce qui est vraiment une bonne cocasserie, ou plutôt une sorte de gageure, un grandiose défi géographique. Genève et New-York c’étaient les deux continents. C’étaient je pense les deux seules républiques qu’il eût à sa disposition. Genève et New-York donnent ce qu’il faut ; le Sacre ; page 181 :

…Nous sacre tous ensemble,
O misère, ô douleur, Paris tremble !
Nous sacre tous ensemble
Dans Napoléon trois !

ŒUVRES POSTHUMES

��Quand on aura fini toutes ces thèses, dit l'histoire, le temps est long, il sera peut-être temps de penser à moi. La thèse complémentaire sera sur moi dans Hugo, s'il est permis de parler ainsi, ou peut-être, car un tel sujet serait peut-être bien vaste pour une thèse complé- mentaire, et par suite bien peu scientifique, le sujet de la thèse complémentaire serait : (le sujet et le titre) : Thèse complémentaire : Contribution à la reconsti- tution de la situation faite à Clio dans les Châtiments de Victor Hugo. Ça sonnerait très mal. C'est ce qu'il faut pour un titre de thèse. Ça rimerait même. Voici mes fiches, Péguy, elles étaient toutes prêtes. Il y a si longtemps que j'attendais mon heure. Il y a si long- temps que j'attendais mon tour. Nous qui nous occu- pons toujours des autres, on ne pense jamais que nous ayons envie de nous occuper de nous. On ne pense jamais à l'impatience qui nous ronge, à cette envie que nous avons, (notre seule pensée), enfin de nous occu- per de nous. J'ai fait tant de fiches sur tout le monde. On me passera peut-être que j'en aie fait trois ou quatre sur ma misérable personne. On croit toujours que ceux dont la profession est de s'occuper des autres n'ont jamais la tentation de s'occuper d'eux-mêmes. Voici mes fiches, Péguy. Je vous les passe pour votre thèse com- plémentaire. Ce n'est pas la première fois qu'on se sera passé des fiches pour une thèse :

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Première fiche. I. 7. Mais ce n'est pas un fiche sur moi. C'est une fiche sur ce qu'il y a de biblique dans les Châtiments. Ce n'est pas la première fois qu'une fiche sort pour une autre :

— Quand vous habiteriez la montagne des aigles, Je vous arracherai de là, dit le Seigneur ! »

Il dit le Seigneur comme il dit VEternel. Voici les fiches sur moi. Non, non, c'est Galliope qui passe avant moi. Cette enfant, qu'est-elle devenue. Comme on voit bien que le droit d'aînesse s'est perdu dans le monde moderne :

Le poê'te nest plus l'esprit gui rêve et prie; — Il a la grosse clef de la Conciergerie. Quand ils entrent au greffe, où pend leur chaîne au clou, On regarde le prince aux poches, comme un drôle, Et les empereurs à l'épaule ;

Tout ça n'est pas très fort, (dit-elle).

Macbeth est un escroc, César est un filou.

Vous gardez des forçats, ô mes strophes ailées !...

— Comme c'est plaqué, dit-elle. Quelle rhétorique. Quand on pense que c'est le même homme qui a eu ailleurs, à deux pas, de telles réussites. Des mouve- ments si profonds. Si ardents. Si d'une seule venue.

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�� � OEUVRES POSTHUMES

D'une seule tenue. Enfin finissons toujours cette strophe. D'autant que ma sœur Calliope n'est point encore sortie :

Vous gardez des forçats, ô mes strophes ailées!... Les Calliopes étoilées Tiennent des registres d'écrou.

C'est mauvais signe, dit-elle, quand il nous met au pluriel. Les Calliopes. Les Clios. Je n'aime pas qu'on me mette au pluriel. Cette petite Calliope enfin c'était la plus jeune, la dernière des neuf, la plus cadette. C'était notre petite Cendrillon.

Il ne faut pas commencer par les cadettes.

C'est mauvais signe aussi pour tout le monde, pour les autres, quand on met les singuliers au pluriel. Vous savez, les Turennes, les Condés ; les Dantes, les Eschyles ; les Socrates, les Platons ; les Hugos, les Clios. C'est de l'excitation. Les Voltaires, les Rousseaux. On écrit ça les jours où l'inspiration ne vient pas du tout.

Quand ça va bien, les singuliers suffisent.

C'est mauvais signe aussi, dit-elle, pour tout le monde, pour Hugo, pour les autres, quand on met les Calliopes étoilées. Etoilées c'est aussi de l'excitation. Étoilées c'est aussi les jours où ça ne marche pas du tout. Etoilées, c'était Uranie, l'avant-dernière, qui était étoilée. Nos parents l'avaientmis dans l'astronomie. Mais cette petite Calliope n'était pas plus étoilée que moi.

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(Dit-elle). Il faut surtout se méfier de cet étoilées quand il rime non seulement avec ailées, mais avec ailées suivies d'un point d'exclamation et de trois points de suspension : ô mes strophes ailées !... Non. Quand ça marche bien, il n'a pas besoin de parler à ses strophes. Il n'a pas besoin de s'adresser à ses strophes. Quand ça marche bien, il sait à qui s'adresser. — Il serait peut-être temps, dit-elle, de trouver ma fiche. — Schin- derhannes, ce doit être un assassin encore celui-là :

Tandis qiïon va sacrer Vempereur Schinderhannes,

Il n'y en a que pour les assassins. Toutes les fois qu'on ne sait pas ce que c'est qu'un nom propre dans les Châtiments, (et quelquefois généralement dans tout Hugo), c'est un nom d'assassin. Cette grande prédilec- tion pour les assassins, c'est encore la grosse innocence de Hugo. Sa grosse ignorance. Du bien et peut-être surtout du mal. Ce n'est pas seulement un témoignage, une preuve, après tant d'autres, du goût qu'il avait pour l'antithèse. Evidemment, il avait besoin du mal pour l'opposer au bien, pour en faire antithèse au bien. C'est son goût, c'est son besoin maladif de l'antithèse qui le poussait ici. Mais une fois qu'il était dans le mal, (c'est bon, dit-elle, je lui accorde le mal), si ce n'était cette grande gaucherie qu'il y avait, cette ignorance et cette grossièreté, cette gratuité, cette grossière igno- rance, cette grossière innocence, il n'aurait pas eu besoin de se porter tout de suite à ces dernières extré-

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12

�� � ŒUVRES POSTHUMES mités. Nous quand nous voulons nous représenter, (nous remémorer, hélas), les ravages du péché, les abîmes de la tentation, (elle employait soudain le lan- gage chrétien), nous n'avons pas besoin de penser tout de suite à des assassins et à la guillotine. Lui il lui fal- lait au moins des forçats, la chiourme et le banc des rameurs. La guillotine c'était le moins qu'il pût oppo- ser au trône. (Il est vrai que moi l'histoire, dit-elle, je suis quelquefois romantique, et que je les ai quelquefois confrontés Tune à l'autre). (La guillotine au trône). J'ai été tout, dit-elle, j'ai tout fait et j'ai fait de tout. J'ai donc été romantique aussi, romantique parmi, roman- tique dedans, et j'ai fait du romantisme et des anti- thèses romantiques. Quelquefois).

Il n'est rien que je n'aie fait, dit-elle. J'ai fait les pires métiers. J'ai commis les pires bassesses. Je me suis rendue coupable des pires manques de goût. Quel- quefois. Notamment quelquefoisje me suis faite roman- tique. Par quelle aberration, moi l'aînée des neuf Muses, moi la fille de Mémoire et la propre nièce d'Apollon, par quelle déchéance, par quel goût du vice, faites-moi l'amitié de ne point nous y appesantir. Enfin ce qu'il y a malheureusement de certain, c'est que moi aussi j'ai fait des antithèses, quelquefois. Moi aussi j'ai quelquefois mis l'échafaud tout à côté du trône. Et soit dit sans me vanter, mes antithèses n'étaient peut-être pas moins réussies que celles de M. Victor Hugo.

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Continuant de feuilleter ses fiches elle retomba natu- rellement sur cette cérémonie du Sacre. Quand on a une fois ouvert un livre à une certaine page, c'est tou- jours à cette page que le livre se rouvrira. — Ce qu'il y a de plus fort dans ce Sacre, dit-elle, c'est que ce Sacre de Victor Hugo est bien le seul sacre que ce deuxième ou ce troisième Napoléon ait jamais reçu sur le plat de la tête. En fait, dit-elle, autant qu'il me sou- vienne, l'empereur deuxième, ou l'empereur troisième, (puisque c'est le second Empire qui fait le troisième Napoléon), n'a jamais voulu, ou osé, ou risqué se faire sacrer. Il n'a tenté ou voulu tenter ni le vieux sacre des rois de France, à Reims, ni le jeune sacre des Napo- léons, à Paris. En somme il n'était pas comme Napoléon Premier : il n'était pas légitimiste. Il était entouré, son vieil et son véritable entourage, son original entourage était de vieux conspirateurs profondément anticléri- caux, anticatholiques, antichrétiens. Lui-même il était profondément anticlérical, anticatholique, antichrétien. C'était un vieux conspirateur, au fond, un vieux libre penseur, un vieux carbonaro. En ce sens-là c'était un vieux libéral, au sens que l'on donnait à ce mot dans ce temps-là, enfin ce que Ton pourrait nommer un vieux libéral italien. En somme c'était un combiste. Il fau- drait, dit-elle, ne pas voir clair, et être encore plus bête que l'on ne m'a faite, pour ne pas voir à quel point le radicalisme français a toujours été un césarisme. En définitive ce n'est que dans Hugo que « Mastaï » a sacré Napoléon III.

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

Encore de la Bible, dit-elle, et des Évangiles, et Dieu :

Ce qui mène aujourd'hui votre troupeau dans Vombre, Ce n est pas le berger, cest le boucher, Seigneur!

Il serait temps de penser à moi, dit-elle. On na pas trop de soi pour penser à moi. Je me laisse toujours arrêter partout. Je me laisse toujours arrêter à tout le monde. Et c'est ainsi depuis toujours. Le résultat : c'est que j'ai toujours fait l'histoire de tout le monde ; et que tout le monde n'a jamais pensé à faire mon his- toire. Enfin voici ma fiche. VI. V. Éblouissements. 19. Il parle de moi un peu, — comment dirai-je, — il me semble un peu légèrement. Mais enfin il m'a mis à la rime, c'est déjà beaucoup, et m'a même fait une rime qui n'est pas ordinaire :

Je contemple nos temps ; f en ai le droit, je pense. Souffrir étant mon lot, rire est ma récompense. Je ne sais pas comment cette pauvre Clio Fera pour se tirer de cet imbroglio.

Je ne suis pas très fière, dit-elle, de cette citation. J'ai un instant pensé à la supprimer. Il est évident qu'il y a là-dedans une familiarité un peu blessante. Cette pauvre Clio. Vous n'aimiez pas, vous, Péguy, quand Polémarque disait : ce pauvre Péguy. On a chacun son

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�� � G L I honneur. J'ai fini par la laisser tout de même. Un long usage de la publicité m'a fait connaître qu'il vaut mieux laisser et même faire dire du mal de soi que de n'en rien laisser ou faire dire du tout. Et puis j'ai aussi une sorte de conscience professionnelle, (il faut avouer même ce que l'on a de bien), un honneur, une honnê- teté, (j'en ai honte), qui fait que j'ai toujours pris toutes les fiches que j'ai pu, et qu'une fois une fiche prise je ne l'ai jamais supprimée. Alors pourquoi me traiter autrement que les autres. Ma deuxième fiche, dit-elle, n'est guère honorable non plus. VII. II. La Reculade IV. 19. Il me cite toujours au vers 19. Ni un de plus, ni un de moins. Il y a certainement là une loi sociolo- gique. Il faudra que j'en parle à l'honorable M. Dur- kheim. C'est ainsi qu'il fabrique toutes ses lois socio- logiques. On ne me fera jamais croire que c'est par hasard qu'il me cite toujours aux vers 19. Dans chacune de ses pièces. Cette coïncidence est suspecte. Ce n'est pas un hasard. Il n'y a pas de hasard pour un véritable savant. Je n'ai pas de chance avec mon grand ami. (C'est Hugo que je veux dire, dit-elle, ce n'est pas l'hono- rable M. Durkheim). Il me cite toujours, nommément, dans des passages qui ne sont pas ce qu'il a fait de mieux. Ici ce sont dans des ïambes à la Barbier :

Donc i 'épopée échoue avant quelle commence !

Annihal a pris un calmant; L'Europe admire, et mêle une huée immense A cet immense avortement.

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�� �

Donc ce neveu s’en va par la porte bâtarde !
Donc ce sabreur, ce pourfendeur,
Ce masque moustachu dont la bouche vantarde
S’ouvrait dans toute sa grandeur,
Ce César qu’un valet tous les matins harnache
Pour s’en aller dans les combats,
Cet ogre galonné dont le hautain panache
Faisait oublier le front bas,
Ce tueur qui semblait l’homme que rien n’étonne,
Qui jouait, dans les hosanna,
Tout barbouillé du sang du ruisseau Tiquetonne,
La pantomime d’Iéna,
Ce héros que Dieu fit général des jésuites,
Ce vainqueur qui s’est dit absous,
Montre à Clio son nez meurtri de pommes cuites,
Son œil éborgné de gros sous !

Chacun de ces vers est bien fait, si on veut, dit-elle. Mais c’est comme une gageure de fabrication et notam- ment de rime. Gageure d’ailleurs parfaitement tenue. Et c’est comme une gageure d’embrocation l’un dans l’autre. Il m’a mis là encore dans une grande bassesse. Toute la suite est d’ailleurs d’un comique extraordinaire, une fois le genre admis :

Et notre armée, hélas! sa dupe et sa complice,
Baisse un front lugubre et puni,
Et voit sous les sifflets s’enfuir dans la coulisse
Cet écuyer de Franconi !

C L I

Cet histrion, qu'on cingle à grands coups de lanière^

A le crime pour seul talent;

Les Saint -Barthélémy vont mieux à sa manière

Qu' Aboukir et que Friedland.

Le cosaque stupide arrache à ce superbe

Sa redingote à brandebourgs ;

L'âne russe a brouté ce Bonaparte en herbe.

Sonnez, clairons ! battez, tambours !

Tranche-montagne, ainsi que Basile, a la fièvre;

La colique empoigne Agramant ;

Sur le crâne du loup les oreilles du lièvre

Se dressent lamentablement.

Le fier-à-bras tremblant se blottit dans son antre ;

Le grand sabre a peur de briller ;

La fanfare bégaye et meurt; la flotte rentre

Au port, et l'aigle au poulailler!

Il faudrait ne pas savoir ce que c'est qu'un rythme, dit- elle, et la secrète structure d'une phrase, et la secrète armature et ossature d'un vers pour ne pas reconnaître dans cette extraordinaire extinction le rythme même et la structure et l'armature et la secrète ossature de Y ex- tinction même de la chanson d'Eviradnus. Nous avons ici un beau cas, dit l'histoire, (car elle était aussi, entre tant d'histoires, histoires des littératures), nous avons ici un cas peut-être unique d'une parodie de Hugo par Hugo lui-même. (Mais j'entends parodie, dit-elle, nul- lement comme une moquerie, nullement comme ironie et comme dérision. J'entends, je veux entendre, dit-

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

elle, comme il faut, parodie comme un genre littéraire, entre tant d'autres). (C'est-à-dire deuxième jeu d'un même morceau sur un autre plan, de préférence sur le plan comique ou grotesque). Nous avons ici une paro- die peut-être unique d'un beau morceau de Hugo par un beau morceau de Hugo. D'un morceau lyrique et plus proprement élégiaque par un morceau comique ou qui va devenir comique. Une extinction admirablement réussie par une autre extinction dans son genre admira- blement réussie. La même extinction jouée deux fois, une fois sur le plan de Télégiaque et une fois sur le plan du comique :

La mélodie encor quelques instants se traîne Sous les arbres bleuis par la lune sereine, Puis tremble, puis expire, et la voix qui chantait S'éteint comme un oiseau se pose; tout se tait.

Ce n'est pas la fin de la chanson, dit-elle. C'est la fin après la chanson. Ce n'est pas l'extinction de la chanson en elle-même, qui est dans le dernier couplet. C'est l'extinction contée de la chanson. C'est l'extinc- tion de la chanson après elle-même. Et voici l'autre extinction, qui est aussi une extinction contée :

Le fier-à-bras tremblant se blottit dans son antre,

Le grand sabre a peur de briller;

La fanfare bégaye et meurt ; la flotte rentre

Au port, et l'aigle au poulailler!

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Pour celui qui ne sait pas, dit-elle, rien ne peut paraître étranger l'un à l'autre comme ces deux extinc- tions. Geluiqui nesait pasnevoitjamais que le registre où l'on joue. Il ne voit jamais ce que Ton (y) joue. Il voit rarement de quoi on parle. Il ne voit jamais ce que l'on dit. Il ne voit jamais le geste intérieur, le rythme, la technique, le nombre, l'armature, l'ossature et l'articu- lation de l'ossature. Celui qui ne sait pas ne voit jamais les intérieures parentés. Celui qui ne sait pas ne sait pas, ne voit jamais, ne soupçonne pas à quel point la comédie est profondément la sœur de la tragédie, à quel point elle a la même structure et la même charpente et le même tissu, à quel point elle est le même être. A quel point Molière dit la même chose que Corneille et Racine. A quel point ici Hugo dit la même chose que Hugo. Mais pour celui qui sait au contraire rien n'est instructif comme ces articulations parallèles tracées, poursuivies sur des plans différents. Et plus les plans sont différents, ou éloignés, comme ici, comme l'élé- giaque l'est du comique, plus la pureté du parallélisme apparaît.

Plus la fidélité du parallélisme est constante.

Plus l'exemple est instructif.

Plus l'étrangèreté ou l'éloignement des plans laisse à nu pour ainsi dire le pur parallélisme du dessin.

Cela est du Hugo ; et ceci aussi est du Hugo. Et c'est même du même Hugo, puisque c'est du Hugo même- ment articulé. Mais comme il avait tous les dons, et

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

faisait tout ce qu'il voulait, suivant les mêmes ïambes voici V suivant la même veine je ne dirai pas beau- coup plus que du Hug-o, et pourtant j'ai bien envie de le dire, puisqu'il est impossible de nier, s'il est vrai qu'il est impossible de nier, à moins d'avoir perdu toute mémoire intérieure, et toute connaissance des tons et des résonances, que suivant sa propre veine il a été jusqu'à la veine même de Molière, il a rencontré, il a poussé jusqu'à la veine même de Molière et que ce qui vient dans les mêmes ïambes, suivant la même veine, c'est simplement du meilleur Amphitryon, un Amphi- Irion seulement peut-être un peu plus lyrique, et encore, et peut-être aussi un peu plus comique, et encore:

V

Et tous ces capitans dont Vépaulette brille

Dans les Louvres et les châteaux

Disent: — Mangeons la France et le peuple en famille.

Sire, les boulets sont brutaux.

El Forey va criant: — Majesté, prenez garde.

Reyhell dit : — Morbleu, sacrehleu !

Tenons-nous cois. Le czar fait manœuvrer sa garde.

Ne jouons pas avec le feu.

Espinasse reprend : — César, gardez la chambre.

Ces Kalmoucks ne sont pas manchots.

— Coiffez-vous, dit Leroy, du laurier de décembre,

Prince, et tenez-vous les pieds chauds.

Et Magnan dit: — Buvons et faisons Vamour, sire!

Les rêves s'en vont à vau-Veau.

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�� � C L I ht dans sa sombre plaine, ô douleur, f entends rire Le noir lion de Waterloo !

Et quel art, dit-elle, pour brusquement remonter du Molière au Hugo, de Y Amphitryon aux Châtiments, du comique à l'élégiaque et au lyrique et à l'épique et au politique et à l'élégiaque lyrique et pour finir sur cette remontée. — Je ne vois plus d'autre fiche, dit-elle après un temps. J'en ai peut-être oublié. Rien n'est difficile comme de faire des recherches dans les Châtiments et généralement dans tout Hugo. On ferait peut-être mieux de les lire. Rien n'est difficile comme de prendre des fiches sur les Châtiments et généralement sur tout Hugo. On aurait peut-être plus tôt fait de les lire. On est éberlué par ce pullulement prodigieux de noms propres. Mettons qu'on a les yeux chavirés par ce cré- pitement de grandes capitales. C'est peut-être dans les Châtiments qu'il y en a le plus. A moins que ce ne soit peut-être dans certains morceaux de la Légende des Siècles. Il en faudrait, un Dictionnaire des noms pro- pres dans Victor Hugo. Mais ça ne serait pas un petit travail.

Deux fiches en tout c'est bien maigre, dit-elle, même pour une thèse complémentaire. Nous obtiendrons un résultat beaucoup plus sérieux si au lieu de nous limi- ter aux passages où il m'introduit nommément, sous mon nom propre de Glio, nous étendons nos recherches, (et nos enregistrements), à tous les passages où il m'introduit sous mon nom le plus commun, qui est

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�� � OEUVRES POSTHUMES

mon nom de V histoire. Car enfin l'histoire c'est moi. Il me cite, il m'introduit beaucoup plus souvent en me nommant l'histoire qu'en me nommant Clio. Il se con- forme ainsi à l'usage général. Il vaut mieux dire un professeur agrégé d'histoire au lycée de Chartres qu'un nourrisson de Clio dans la cité des Carnutes. C'est plus honnête homme. Ça se voit moins. Il est cent fois légitime de me nommer l'histoire au lieu de me nommer Clio. Vous-même c'est ce que vous faites constamment. Vous le faites ici même dans votre titre et sous-titre. On dit l'histoire pour la muse de l'his- toire. C'est une figure. Mais alors il est cent fois légi- time aussi que l'on me compte et que je me compte, personnellement à moi Clio, toutes les fiches qui sont à l'histoire, dans les h. Il y en a beaucoup dans les Châ- timents. Hugo a toujours beaucoup invoqué l'histoire. Ça faisait partie de sa grandeur. Mais il ne l'a jamais autant invoquée que dans les Châtiments. Quand un parti est victime d'un coup de force, notamment d'un coup de force politique, qui sous le nom d'insurrection est le plus sacré des devoirs quand il vient d'en bas, et sous le nom de coup d'État est le plus exécrable des abus quand il vient d'en haut, le parti des deux qui a été le moins fort, celui qui a perdu la bataille de la rue, fait appel volontiers au jugement de l'histoire. C'est un pli qu'ils ont pris. Les vainqueurs trouvent généralement que j'ai moins d'importance. Ils ont les élections, le plébiscite, le pouvoir. Ces ratifications leur paraissent pleines de valeur. Mais aux yeux des

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�� � CL10 vaincus je prends soudain une importance extrême. Les vaincus font appel au jugement de l'histoire. Les vaincus, ou enfin ceux qui en restent, ceux qui ont eu la sagesse, ceux qui ont pris la sage précaution de ne point se faire préalablement massacrer sur des barri- cades à vingt-cinq francs. Ceux qui en restent donc font alors appel au jugement de l'histoire. Ils y courent d'autant moins de risque que je n'ai jamais protesté contre les jugements que l'on m'attribue le plus officiel- lement, que l'on me prête le plus formellement. N'est- ce pas, je ne vais pas m'inscrire en faux contre tout ce qu'on me fait dire, moi l'histoire. Je suis comme Waldeck-Rousseau, je ne démens jamais. Alors ils ont beau jeu.

Aussi on m'en fait dire. Tout celui qui a perdu la bataille en appelle au tribunal de l'histoire, au juge- ment de l'histoire. C'est encore une laïcisation. D'autres peuples, d'autres hommes en appelaient au jugement de Dieu et nos anciens même en appelaient quelquefois à la justice de Zeus. Aujourd'hui ils en appellent au jugement de l'histoire. C'est l'appel moderne. C'est le jugement moderne. Pauvres amis. Pauvre tribunal, pauvre jugement. Ils me prennent pour un magistrat, et je ne suis qu'une (petite) fonctionnaire. Ils me prennent pour le Juge, et je ne suis que la demoiselle de l'enre- gistrement.

Peut-être veulent-ils dire un peu autre chose quand ils font appel au jugement de l'histoire, au tribunal de l'histoire. Ils veulent peut-être dire plus précisément

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�� � ŒUVRES POSTHUMES qu'ils font appel au jugement de la postérité, au tribu- nal de la postérité. C'est toujours la justification filiale, contre-partie nécessaire et complémentation de ce que nous avons nommé il y a quelque dix ans la malédic- tion et la réprobation filiale, la malédiction remontante. En somme ce sont des pères qui font appel au jugement de leurs fils, qui n'ont qu'une pensée : comparaître, se citer eux-mêmes au tribunal de leurs fils. Comment le nier, dit-elle, j'avoue qu'il y a là une pensée très grave, et très profonde, et très pieuse, une pensée très pauvre, très humble, une pensée très misérable et très touchante : que le jour d'aujourd'hui, si pauvre, fasse appel au pauvre jour de demain; que l'année d'aujour- d'hui, si misérable, que l'année de cette fois, que Tan- née d'à présent, si débile, fasse appel à la misérable année de demain ; que ces misères fassent appel à ces misères; et ces débilités à ces débilités ; et ces humilités à ces humilités ; et ces humanités à ces humanités.

C'est encore un mystère de noire jeune Espérance, Péguy, dit-elle, et certainement l'un des plus touchants et des plus merveilleux. S'il est vrai que nulle charité n'est aussi merveilleuse que celle qui vient d'un misé- rable et qui va vers un autre misérable, que celle qui s'exerce d'un misérable à un autre misérable, que celle qui passe d'un misérable à un autre misérable, que celle qui d'un misérable veille et plane et descend sur un autre misérable, pareillement, dit-elle, je dis, paral- lèlement je dis que nulle espérance n'est aussi touchante, aussi grave, aussi belle ; aussi merveilleuse, aussi pieuse ;

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�� � G L I

que cette déconcertante espérance que ces malheureux s'acharnent à placer dans d'autres malheureux. Cette confiance, cette sorte de crédit, cette espérance qu'ils se font de génération en génération. Cette sorte de report, de crédit, de confiance, d'espérance. Je veux dire de report de crédit, de report de confiance, de report d'espérance. En somme cette naïveté. Mais par suite cette innocence. Que ces malheureux fassent incessam- ment appel à de non moins malheureux, fassent inces- samment crédit à de non moins malheureux, fassent incessamment confiance à de non moins malheureux, demandent incessamment à de non moins malheu- reux et leur justification, et leur consécration, et leur glorification, c'est-à-dire et leur absolution, unique- ment parce que ces autres malheureux, parce que ces deuxièmes malheureux seront leurs fils, parce que ces deuxièmes malheureux viendront après eux dans le temps, seront des générations suivantes, seront la postérité, jiosleri ; cet acharnement inouï, enfantin, à se faire juger, glorifier, consacrer, absoudre par desêtres qui ne seront pas plus qu'eux, par des êtres qui auront la même nature, les mêmes limites, la même faiblesse, la même incompétence, uniquement parce que ces autres seront leurs fils, seront des nouveaux, seront des successeurs et des héritiers; une si parfaite naïveté; un tel enfan- tillage; un si parfait cercle vicieux, s'il est encore per- mis de donner ce nom, à la limite, à un cercle vicieux parfaitement allongé en une sorte de droite indé- finie qui est la ligne même du temps, ou plutôt la ligne

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�� � OEUVRES POSTHUMES

même de la durée, s'il est encore permis, dit-elle, d'employer ce mot ; cette rage de vouloir faire, d'espé- rer, de compter faire de l'éternel avec du temporel, (qui sait ?) en y mettant beaucoup de temps ; cette fré- nésie aussi de prendre le greffier pour le Juge, et l'enregistrement de l'acte pour l'acte lui-même ; et le notaire pour le Père et pour le maître de l'héritage ; enfin cette manie, au sens grec de ce mot, cette fureur, au sens latin de ce mot, ce fanatisme double de faire de l'éternel avec du temporel, avec du temporaire, et de l'impérissable avec du périssable, qui sait, en en mettant beaucoup, et pourvu que le deuxième péris- sable, que le périssable auquel on s'adresse, à qui on fait appel soit du nouveau périssable, du nouveau tem- porel, du nouveau temporaire, du périssable suivant, du périssable, du temporel, du temporaire ultérieur. Cette constance, (presque constamment mal récompen- sée), cette invincible opiniâtreté de ces pères de se faire juger par leurs fils, de se présenter au tribunal de leurs fils; une telle opiniâtreté, cet acharnement de ces êtres précaires à s'appuyer en avant sur une indéfinité d'êtres non moins précaires ; ou en arrière, si on veut compter dans l'autre sens ; comme si une indéfinité avait jamais fait un infini ; ces passagers qui s'appuient indéfiniment sur d'autres passagers; celte constance et cette stabilité et celte éternité de capucins de cartes ; ou de dominos ; tant de naïveté dans tant de rouerie ; tant d'humilité, au fond, dans tant d'orgueil ; une si désarmante naïveté, et, il faut le dire, un si désarmant

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�� � C L I orgueil, c'est tout l'homme, dit-elle. Tant de faiblesse dans tant de présomption. Tant d'arriéré dans tant d'anticipation. Un sort si misérable, et si évidemment misérable, qui lui fait chercher des appuis qui ne sont pas plus solides que lui, car ils sont d'autres lui-mêmes ; une si évidente et si scandaleuse débilité ; une telle maladresse dans l'orgueil, et si désarmante; une telle gaucherie en tout : voilà ce qui fait, dit-elle, qu'on n'a pas le courage de lui en vouloir.

C'est ce qui les sauverait à la face de Dieu. Pauvres êtres. Ils en sont réduits à faire appel au jugement de la postérité, c'est-à-dire à d'autres eux-mêmes, c'est-à- dire, je pense, à leurs suivants de semaine.

Et alors, ces malheureux, ils appellent ça un peu autrement. Ils font appel à l'histoire, au jugement de l'histoire, au tribunal de l'histoire. Pauvres êtres. Ils en sont réduits à faire appel à moi. Voyez- vous ces malheureux qui redoutant le Juge se tournent vers monsieur le greffier et lui demandent un petit acquitte- ment. — Monsieur le greffier, mettez donc seulement sur votre registre que c'est moi qui avais raison. — Ou encore : monsieur le greffier, inscrivez : que le droit, l'honneur, la justice étaient pour nous. — Ou plus simplement : monsieur le greffier, mettez donc que c'est moi Victor Hugo. Toujours cette religion du papier timbré, de la cote, de la feuille annotée, cotée, numé- rotée, reliée, signée, paraphée. Elle-même enregistrée. Toujours cette superstition, ce culte de l'inscription. Cette idée que l'inscription fait l'acte, qu'elle est l'acte.

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�� � ŒUVRES POSTHUMES Qu'elle épuise l'acte. Qu'elle fait, qu'elle est l'opéra- tion même.

C'est proprement la religion du papier. Vous vous rappelez, Péguy, quand vous étiez enfant, sur quel ton les paysans disaient : Il a fait un papier que. ..Ha fait un papier qu'il Va déshérité.

��Que dis-je, Hugo, dit-elle, Hetzel. Hetzel même, l'autre H majuscule, fait appel à moi dès l'avertisse- ment de V éditeur : « Lue ou relue, dit Hetzel, avec Vespril de vérité qui souffle enfin sur notre pays, Vœuvre de Victor Hugo semblera nouvelle aujourd'hui. (L'esprit de vérité, c'est justement l'esprit de la fondation de notre troisième République). Elle apparaîtra telle à ceux mêmes qui la savent par cœur ; elle montrera aux temps futurs qu'il y a eu, dès V empire, la justice antici- pée de la poésie sur V histoire. »

L'esprit de vérité ; — les temps futurs ; — la justice anticipée ; — la justice de la poésie ; — l'histoire : — on ne saurait mieux dire. Je ne saurais mieux lui faire dire. C'est bien ensemble, c'est tout à fait bien dans une certaine confusion ce double appel à l'histoire et à la postérité, à la double justice de l'histoire et de la postérité. — Heureusement, dit-elle, que nous avons démêlé un peu cette confusion, dédoublé un peu en deux

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�� � C L I

simples cette duplicité. L'analyse n'est pas un vain mot, dit-elle. (Avec un peu de fatuité). Elle donne quel- quefois quelque résultat. (Elle avait gardé de ses frotte- ments en Sorbonne, et de quelques mauvaises fréquenta- tions, une certaine vanité, un goût non pas tant des résultats que d'affirmer constamment (et de communi- quer au monde) quelque résultat). Voyez, me dit-elle, cette analyse que nous avions faite, cette différence que nousavions reconnue, cette distinction que nous avions introduite entre les petites gens et les gens du commun nous avait déjà donné de fort bons résultats. Elle nous en eût donné le double si nous l'avions doublée, ou plus exactement triplée en une triple analyse, en une triple introduction de différence, en une triple recon- naissance de distinction entre les petites gens, les gens du commun et les pauvres gens. Si en un mot nous avions adjoint une nouvelle, une troisième analyse, une troisième différence, une troisième distinction, brochant sur les deux autres, sur les deux premières, en introduisant ce nouveau, ce troisième terme, les pauvres gens. Ou plutôt les deux premiers termes ensemble nous donnaient une relation, une première liaison, la matière d'une première analyse. Le troi- sième terme introduit, ne se confondant avec aucun des deux précédents, nous donne deux nouvelles rela- tions, deux liaisons nouvelles, la matière ou plutôt les deux nouvelles matières de deux nouvelles analyses. Car aucun de ces trois termes ne se confondant avec les deux autres, ne coïncidant avec les deux autres, et

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�� � OEUVRES POSTHUMES avec aucun des deux autres, nous avons trois analyses, a de Z>, a de c, h de c. Ni le petit n'est le commun, ni ni l'un ni l'autre n'est le pauvre. Ni les petites gens ne se confondent avec les gens du commun, ni ni les uns ni les autres avec les pauvres gens. Ni les petits ne coïncident avec les communs, ni ni les uns ni les autres avec les pauvres. Comme c'est commode, dit-elle, les analyses de la logique formelle. Aristote avait du bon. Cette sorte de mathématique, cette géométrie de cercles plus ou moins excentriques qui pouvaient plus ou moins se superposer, qui ne pouvaient jamais coïncider et par suite qui ne pouvaient jamais se confondre intro- duisait elle-même dans l'esprit une clarté unique, une totale distinction. Vous savez, ces cercles discrets, à contours nets, à bords parfaitement délimités, que l'on pouvait toujours dessiner sur une feuille de papier. Petit faisait un cercle, commun en faisait un autre, pauvre en faisait un autre. Il ne restait plus qu'à étu- dier dans le plus grand détail les combinaisons, les superpositions de ces trois cercles discrets, leurs coïnci- dences partielles, leurs partielles discoïncidences, leurs plus ou moins partiels ou totaux éloignements. C'était commode, dit-elle, c'était tout fait, et en somme c'était un système de pensée qui souvent n'était pas beau- coup plus inexact que celui de la confusion.

Pareillement ici, dit-elle, nous avons tiré quelque avantage de n'avoir point confondu, d'avoir analysé, dialyse la postérité de l'histoire. Hetzel ne l'a point

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�� � G L I fait : « Les Châtiments, dit-il, resteront comme une de ces œuvres éternelles...

— Je ne le lui ai pas fait dire, dit-elle. Comme une de ces œuvres éternelles, il ne veut pas dire seulement une œuvre littéraire qui est littérairement éternelle, qui a une éternité littéraire (devant elle) ou même l'éternité littéraire, qui est assurée de cette éternité littéraire, qui vivra éternellement dans la mémoire (littéraire) des hommes. Il veut très bien dire (c'est assez confus en lui parce qu'il écrit comme Hugo. Mais mettez-vous à sa place. Un éditeur ne peut pas écrire moins bien et surtout moins que ses auteurs. Et sur- tout Hetzel, qui avait aussi un H, ou une H, Vautre H, ne pouvait pas moins faire que d'écrire comme Victor Hugo. N'est-ce pas, il était aussi bon républi- cain que lui. Il avait été, jusqiïk l'amnistie, pendant huit ans, le compagnon d'exil du poëte, un exilé comme lui). Mais enfin il veut très bien dire : (quand il dit : une de ces œuvres éternelles) un témoin éternel qui dans un procès éternel fasse rendre une éternelle sentence. Et c'est toujours cette idée de l'appel devant moi, d'un jugement déféré à moi, à la postérité et à moi, d'un procès perdu à une première instance, qui est l'instance du fait, de la réalité, de l'événement à sa date, et qu'il s'agit de gagner à une deuxième instance, à une suprême instance, qui est ensemble l'instance de l'histoire et de la postérité. Sans date. Et qui dans leur pensée serait ou ferait une sorte d'éternité. Les pau-

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�� � vres enfants. Comme si leur deuxième instance pouvait être autre chose qu’une deuxième première instance. Comme il y a des premiers seconds grands prix de Rome et des deuxièmes seconds grands prix. Une deuxième instance de même nature et pour ainsi dire de même degré. Une autre même instance. Comme si tout ce qu’ils pouvaient espérer, dans cet ordre, c’était autre chose, ce pouvait être autre chose que de l’événement encore et toujours; et de la matière encore et toujours ; et de la mémoire encore et toujours ; et des hommes encore et toujours.

Pour ce qu’elle s’en acquitte, la postérité, de cet arrêt que l'on veut qu’elle rende dans ce procès que l’on porte devant elle. Nous verrons peut-être un peu plus loin, dit-elle, comme elle s’en acquitte ; par quel mécanisme elle s’en acquitte. Car on ne peut pas tout dire à la même heure. Mais ce qu’il y a d’admirable, précisément, depuis le temps qu’ils font des appels à la postérité, c’est qu’ils n’aient jamais considéré, c’est qu’ils n’aient jamais voulu penser ce que c’était que la postérité. Que la postérité c’est comme eux. Que la postérité c’est eux plus tard. Tout simplement. Non, ils veulent en faire, ils en font un magistrat, de la postérité. Il faut toujours qu’ils confèrent une autorité à quelqu’un. Elle aura bien d’autres chiens à fouetter, la postérité ; c’est à savoir : ses propres chiens. D’autant qu’il se produit un phénomène temporel, je veux dire un phénomène de l’ordre du temps, de la nature même G L i du temps, auquel on ne veut pas faire attention, (mais on sait bien pourquoi on ne veut pas y faire attention) ; un phénomène de perspective temporelle qui commande tout le mécanisme de cet appel, puisqu'il commande tout le mécanisme de la remémoration qui est au fond de tout cet appel. Qui est sous tout cet appel.

Je m'explique, dit-elle. Laissons de côté la question de compétence. Nous nous sommes assez entendus là- dessus. Laissons de côté cette évidente homogénéité des temps futurs au temps présent, de la postérité à l'homme présent, des générations suivantes à la géné- ration présente, des générations ultérieures à la géné- ration contemporaine. Nous nous sommes assez enten- dus là dessous. Je veux dire dans ces très accessibles pro- fondeurs. Laissons de côté cette évidente, cette hu- maine homogénéité de tout le temps, ou, vous permet- tez, de toute la durée. Des temps ultérieurs au temps présent. Des hommes ultérieurs aux hommes présents. Des peuples ultérieurs au peuple présent. Mais tout ceci accordé, tout ceci entendu, il reste encore, il reste en outre un effet d'optique temporelle, un effet de pers- pective très particulier. Je m'explique.

Quand le siècle présent fait appel à la postérité, aux siècles ultérieurs, il fait appel à de non moins faibles que lui, à de non moins précaires, à de non moins hommes que lui, à de non moins passagers que lui, à de non moins périssables que lui, à de non moins incom- pétents que lui, il ne peutjamais faire appel qu'àd'autres

lui-mêmes, c'est évident, c'est entendu, c'est cela même

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�� � œuvres posthume; S

que nous avons entendu. Mais il se produit encore, il se produit en outre un effet propre, un effet très particulier d'optique et pour ainsi dire d'arithmétique temporelle. Je m'explique.

Quand le siècle présent, quand Hugo, quand la géné- ration présente fait appel à la postérité, c'est-à-dire aux siècles ultérieurs, aux générations ultérieures, il ne croit pas seulement, il ne se fait pas seulement croire que ces générations sont compétentes, il ne croit pas seulement, il ne se fait pas seulement croire qu'elles sont inoccupées ; qu'elles sont de loisir, pour lui ; qu'elles sont pour ainsi dire de service, pour lui; qu'elles sont pour ainsi dire de garde, pour lui. Il croit aussi, (en perspective, en arith- métique), il veut se faire croire, il veut les voir, il ne veut pas les voir seulement à sa disposition, il veut les voir indéfiniment nombreuses, indéfiniment ultérieures, indéfiniment développées et poussées en avant dans l'avenir. Et il veut les voir indéfiniment et par suite définitivement maîtresses d'un jugement définitif parce qu'étant indéfiniment échelonnées dans le futur elles lui paraissent, il veut qu'elles lui paraissent tenantes d'un temps définitif, d'un jugement, d'un arrêt définitif.

Étant tenantes d'un temps qui sera le dernier, qui aura le dernier mot, au moins en ce sens que le dernier n'arrivera jamais, que le dernier temps, que le dernier mot sera reculé toujours, sera toujours à venir.

Et par suite sera toujours à disposition, sera toujours comme sous la main. Lui-même sera toujours pour ainsi dire de loisir.

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�� � G L I O L'homme croyant toujours que ce qu'il n'a pas eu c'est une raison pour qu'il l'ait.

11 dit qu'il ne l'a pas eu encore, qu'il ne l'a jamais eu.

��Il est indéniable, dit-elle, et qui contesterait que ce sont là de bien malheureuses contrefaçons. Des imita- tions peut-être saugrenues. Qui ne reconnaîtrait dans cette fausse, dans cette indéfinie pérennité, dans cette malheureuse indéfinité une tentative, un pitoyable avortement d'éternité. Qui ne reconnaîtrait dans ce jugement prétendu définitif, qui recule et se dérobe toujours, une tentative, un pitoyable, un temporel, un temporaire avortement du jugement dernier. Mais ce n'est point à cette misère que je m'attache, dit-elle. Ce que nous notons, ce que je veux noter, c'est, dans le même ordre, dans l'ordre temporel, et ainsi dans l'ordre temporaire, le mécanisme de ce renversement très par- ticulier d'une illusion d'optique.

Ou plutôt d'une illusion de perspective. Je m'en- tends.

��Laissons la disposition, la disponibilité, la compé- tence. Quand Hetzel, quand une génération présente fait appel à l'histoire, c'est-à-dire plutôt à la postérité, elle se voit, elle veut se voir seule appelante. Et elle voit

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�� � ŒUVRES POSTHUMES devant elle une prospection indéfinie de générations juges, de générations magistrats. Elle se voit une devant une indéfinité d'autres, devant une indéfinité d'ultérieures. Elle voit converger sur elle le regard innombrable, le regard indéfiniment plus nombreux de cette innombrable, de cette successivement innom- brable, de cette successivement indéfiniment plus nom- breuse postérité.

Elle croit, elle veut croire qu'à mesure qu'elles arrivent toutes ces générations ultérieures n'ont qu'une chose à faire, (laissant de côté la disposition, la dispo- nibilité, la compétence), qui est de la regarder, la considérer, elle génération présente, génération appe- lante, de la juger, de venir à leur tour, d'arriver à la regarder, à la considérer, à la juger, qu'elles n'ont qu'une chose à faire, qui est à leur tour d'ajouter un regard, une considération, un jugement à ce faisceau de regards indéfiniment croissant, de considérations, de jugements.

Au fond même, dans la pensée de la génération appe- lante, ce qu'elle nomme arriver, pour chacune des géné- rations juges, c'est tout simplement arriver à la voir, elle génération appelante. Ou du moins à la regarder.

Cette génération présente se voit, veut se voir sous les regards, sous les considérations, sous les jugements de générations innombrables, indéfiniment croissantes en nombre. De toutes les générations ultérieures de

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�� � C L I

siècle en siècle, de génération en génération indéfini- ment plus nombreuses.

��Le chrétien se voit au contraire, dit-elle. Il se voit plutôt sous le regard des nombreuses mais non innom- brables générations antérieures (au moins depuis Jésus). (Je veux dire en les comptant depuis Jésus). Il se voit sous le regard, sous la considération, et non point tant sous le jugement que sous la protection d'innombrables saints antérieurs, d'innombrables patrons. Ou plutôt, ou exactement le chrétien se voit dans le passé, dans le présent, dans le futur. Car il se voit dans une véri- table, dans une réelle éternité. Le chrétien se regarde pour ainsi dire, dit-elle, sous le regard, sous la consi- dération, sous la protection de tous les saints passés, ensemble, et ensemble de tous les saints présents, et ensemble de tous les saints futurs et à venir. C'est même ce que Ton nomme la communion des saints. Toutefois nous n'en sommes pas là, dit-elle. Je n'en ai pas, aujourd'hui, à votre âme chrétienne. La commu- nion des saints procède d'une éternité, de la réelle éternité. Elle peut ensuite se distribuer dans les temps, et notamment dans et entre les passé(s), présent et futur(s). Elle peut le faire et elle le fait impunément. Elle n'en est, elle n'en demeure pas moins éternelle- ment et réellement une et communion. Et en un sens indivisible et indivisée.

203

�� � ŒUVRES POSTHUMES

Toutefois laissons cela, dit-elle. Nous n’en sommes pas là. Je n’ai pas affaire aujourd’hui à votre âme chrétienne. J’ai affaire à votre âme païenne, parce que je le veux, et à votre âme moderne, parce que je ne peux pas faire autrement. Les modernes veulent voir un faisceau de lumière, un faisceau de regard, un faisceau de considération, un faisceau de jugement dont ils sont en même temps la pointe et l’objet et qui partirait, sur eux, vers eux, d’une base indéfiniment accrue.

C’est beaucoup d’honneur. C’est trop. Généralement les faisceaux lumineux ne partent point d’une base indéfiniment accrue pour se concentrer merveilleusement vers un centre, sur un point qui serait géométriquement comme un point d’origine. Physiquement et géométriquement les faisceaux lumineux partent généralement d’un point d’origine et comme un balai se promènent sur des surfaces, sur des aires à volonté indéfiniment croissantes. Ou encore comme un pinceau. Il n’en va pas autrement de ce faisceau lumineux temporel pour ainsi dire qu’est le regard d’une génération vers et sur une génération précédente. La génération appelante se voit seule comme une pointe. Et elle voit toutes les générations ultérieures comme une immense base, comme une base indéfiniment croissante. Elle voit le regard sur elle de cette immense base. Or c’est exactement le contraire qui se produit.

L’inverse et il faut même dire le renversé.

C’est le contraire. Cette génération présente, cette

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�� � génération appelante se voit seule comme un homme sous une ligne de feu. Elle se voit seule sous le regard innombrable, sous la considération, sous le jugement d’une indéfinité indéfiniment croissante de générations ultérieures. C’est le contraire. C’est chacune des générations juges, des générations ultérieures qui est une en face, en présence de toutes les générations passées. Ce n’est pas un homme qui est le point de mire d’une ligne de feu indéfiniment croissante. C’est un homme successif qui s’épuise à tirer sur une ligne de mires indéfiniment accrue. Ce n’est point un faisceau lumineux, à l’envers, un cône renversé, qui partant toujours de la même base, (mais seulement toujours indéfiniment accrue), éclairerait toujours le même point, tomberait toujours sur le même point indéfiniment mieux éclairé, qui serait la génération appelante. Mais c’est un tout autre jeu de mémoire. C’est un jeu temporel contraire, inverse, et il faut dire renversé. C’est une mécanisme optique tout contraire, inverse, et il faut dire de renversement, puisqu’il donne un faisceau lumineux droit et non plus à l’envers, un cône de lumière à l’endroit et non plus à l’envers. Un cône de lumière où la lumière vient du sommet et se projette vers la base, non plus un cône de lumière où la lumière vienne d’une mouvante et d’une fuyante base et se concentre sur et vers un sommet. C’est chacune des générations ultérieures qui est juge à son tour et qui projette un unique regard, un unique faisceau vers une base incessamment accrue. Ce n’est point l’appelant qui est un et le juge CE II V R E S P S T H i: M E S qui est indéfiniment plus nombreux. C'est le juge qui est successivement un et les appelants qui sont indéfi- niment plus nombreux. Ce n'est pas l'appelant qui est toujours le même et le juge qui est indéfiniment accru. C'est le juge qui est indéfiniment changé et l'appelant qui est indéfiniment accru. Ce n'est point un océan croissant de regard qui éclaire un point de la côte, toujours le même, et qui l'éclairé toujours mieux, c'est un point de regard indéfiniment mobile, toujours à la même vitesse et dans le même sens, qui éclaire comme il peut une côte indéfiniment accrue. Cette génération présente, cette génération appelante, qui ne voit qu'elle, et qui ne veut faire voir qu'elle, à peine morte, aussitôt tombée, effacée seulement elle entre en concurrence, comme génération appelante, avec toutes les généra- tions qui ont appelé avant elle, et cela auprès d'une génération juge successive, auprès d'une seule généra- tion juge à la fois. Car elle n'en aura jamais qu'une seule à la fois. Et cette seule ne sera jamais la même. Et non seulement cela mais bientôt, mais demain. Elle entre en concurrence, le jour même de sa mort, avec toutes les générations effacées, avec toutes les généra- tions tombées, avec toutes les générations appelantes : avec toutes les générations mortes. Mais non seulement cela : bientôt, demain elle entre en concurrence, comme génération appelante, avec de nouvelles géné- rations appelantes encore, avec d'incessamment nou- velles générations appelantes, c'est à savoir ces géné- rations mêmes, ces générations à venir que l'on croyait

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�� � G L I

des juges et qui demain seront des générations mortes. C'est-à-dire elles-mêmes des générations appelantes. Longue poursuite temporelle, perpétuellement déce- vante poursuite, toujours en porte-à-faux, et singulière justice, justice de l'histoire, justice de la postérité, et singulière magistrature et singulière juridiction où suc- cessivement le juge en robe court après les inculpés pour se faire admettre lui-même au rang d'inculpé. Singulier tribunal. Et singulier prétoire. Ce n'est plus même Brid'oison. Le tribunal court après le prétoire. Le tribunal court après le box. Le magistrat lève le pied. Le juge retrousse sa robe et saute la barre pour se faire admettre accusé, pour se faire admettre mort.

Telle est l'infirmité. Telle est la creuse et l'intime et l'axiale et la centrale infirmité. L'infirmité n'est pas seulement dans la qualité des générations juges succes- sives. Elle n'est pas seulement dans leur plus ou moins de valeur propre et personnelle et pour ainsi dire nomi- native et dans leur plus ou moins de manque de valeur, et dans le genre et dans l'espèce et dans la sorte et dans la qualité de cette valeur ou de ce manque de valeur. Elle n'est pas seulement dans l'identité (indi- viduelle) de ces différentes générations, dans ce qu'elles sont. Elle n'est pas seulement dans leur commune identité, dans leur identité mutuelle, dans leur identité entre elles. Elle n'est pas seulement dans leur loisir ou dans leur manque de loisir, dans leur disposition ou disponibilité. L'infirmité profonde est dans le méca- nisme même de la remémoration à laquelle est liée

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

la possibilité même du fonctionnement de cet appel.

Qui dit appel dit rappel et tout est toujours un jeu de mémoire.

��Nunc autem vGv os. Et maintenant. A présent cette génération ultérieure, cette génération pour ainsi dire successive et promenée, cette génération pour ainsi dire mobile, cette sorte de Grands Jours qui se pro- mènent dans d'innombrables Auvergnes, cette généra- tion juge et cette génération magistrat, cette généra- tion réduite à un point de regard, pourquoi voulez- vous qu'elle se fasse votre juge et votre magistrat. Si elle a du cœur, elle ne pense elle-même qu'à se faire appelante. C'est-à-dire à soumettre elle-même un grand événement au jugement de l'histoire. Et si elle n'a pas de cœur, (si par suite elle n'a pas de jugement, si par conséquent en outre elle n'est pas compétente), si elle est incapable de faire un grand événement et de le soumettre au jugement de l'histoire, si elle n'a pas de cœur c'est alors qu'elle aura le temps de se faire et que vous la ferez votre juge et votre magistrat et voilà le juge et le magistrat après lequel vous avez couru, aux mains de qui vous avez remis votre sort.

Ou comme il est plus vraisemblable ces générations elles-mêmes se diviseront, elles s'éparpilleront en une

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�� � CLIO certaine poussière, car les générations ne sont jamais tout d'une pièce, (bien qu'elles soient beaucoup plus tout d'une pièce qu'on ne le croit généralement), et les hommes de cœur vous échapperont d'être vos juges et d'être vos magistrats, et les autres vous resteront ; et les hommes de cœur seront tout occupés de faire eux- mêmes quelque inscription, d'opérer eux-mêmes un grand événement qu'ils puissent proposer au jugement de l'histoire.

��Misérables modernes, dit-elle. Leur infirmité est- elle assez profonde. Leur infirmité est-elle assez ache- vée. Leur vient-elle assez de toutes parts. Leur vient- elle assez de toutes mains. Est-elle assez organique même, c'est-à-dire tenante, liée par la mémoire et dans la remémoration à l'articulation même du mécanisme organique. Est-il assez évident que ces malheureux ont voulu laïciser la communion ; et qu'ils en ont fait cette misérable solidarité historique. Qu'ils ont voulu laïciser le Jugement et qu'ils en ont fait ce misérable jugement historique. Et qu'ils ont voulu laïciser le Juge et qu'ils m'ont pris, moi misérable. Moi la plus périssable des créatures et la plus pauvresse, et la princesse du péris- sement même. Or là-dessus, et là-dessus les dévots se récrient, et crient à l'impiété, et crient au scandale, et crient au sacrilège, et crient à la parodie. Mais je dis : les Théologales sont si éclatantes que leurs lumières

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

transparaissent dans les détournements mêmes que l'on en fait. Les Théologales sont si nourrissantes que leurs substantielles nourritures apparaissent dans les détournements mêmes que Ton en fait. Les Théologales sont si pures que leurs trois puretés ne disparaissent point dans les détournements que l'on en fait. Et elles sont si bonnes que leur bonté apparaît et vaut dans les détournements mêmes que l'on en fait. La source se retrouve et se reconnaît dans les canalisations mêmes. Que m'importe, dit-elle avec une sorte de colère, que m'importent que ces détournements soient des laïcisa- tions. Dieu aime mieux peut-être une Vertu détournée que pas de Vertu du tout. Dieu aime peut-être mieux une Vertu laïcisée que pas de Vertu du tout. Oui ces modernes ont voulu éliminer d'eux, de leur société, de leur famille, de tout leur être toute substance de chré- tienté. Je le sais peut-être, dit-elle, et si quelqu'un le sais c'est moi. Mais je sais aussi, dit-elle, que la grâce est insidieuse, que la grâce est retorse et qu'elle est inattendue. Et aussi qu'elle est opiniâtre comme une femme, et comme une femme tenace et comme une femme tenante. Quand on la met à la porte, elle rentre par la fenêtre. Les hommes que Dieu veut avoir, il les a. Les peuples que Dieu veut avoir, il les a. Les huma- nités que Dieu veut avoir, il les a. L'humanité que Jésus a voulu avoir, la grâce de Dieu l'a donnée à Jésus. Quand la grâce ne vient pas droit, c'est qu'elle vient de travers. Quand elle ne vient pas à droite, c'est qu'elle vient à gauche. Quand elle ne vient pas

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�� � G L I

droite c'est qu'elle vient courbe, et quand elle ne vient pas courbe c'est qu'elle vient brisée. Il faut se méfier de la grâce, dit l'histoire. Quand elle veut avoir un être, elle l'a. Quand elle veut avoir une créature, elle l'a. Elle ne prend pas les mêmes chemins que nous. Elle prend les chemins qu'elle veut. Elle ne prend même pas les mêmes chemins qu'elle-même. Elle ne prend jamais deux fois le même chemin. Elle est peut-être libre, dit l'histoire, elle la source de toute liberté. Quand elle ne vient point par en dessus, c'est qu'elle vient par en dessous ; et quand elle ne vient point par le centre c'est qu'elle vient par la circonférence. Et cette eau de cette source, quand elle ne procède point comme une fontaine jaillissante, comme l'eau d'une fontaine jaillissante, elle peut, si elle veut, procéder comme une eau qui suinte sournoisement par en des- sous d'une digue de Loire. Quand donc je la vois qui filtre, moi l'histoire et la géographie, et quand je la reconnais dois-je donc la méconnaître. Quand la Vertu s'avance vers moi déguisée, fût-ce laïcisée, dois-je mé- connaître la Vertu. Tout le monde peut la méconnaître, tout le monde excepté moi. Oui le monde moderne a tout fait pour proscrire la chrétienté, pour éliminer de soi toute substance, tout atome, toute trace de chré- tienté. Mais si je vois une invincible, une insubmer- sible, une incompressible chrétienté, resourdre d'en dessous, resourdre du pourtour, resourdre de partout, vais-je la méconnaître, parce que moi infirme je n'avais pas calculé d'où elle viendrait ; et pour la punir peut-

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

être de ce que je n'avais pas calculé d'où elle viendrait. Quand l'éternelle source ressort d'une sourde infiltra- tion, vais-je déclarer que je trouve indigne, moi, indigne d'elle qu'elle sorte de là, comme une eau per- due. Et dois-je m'en réjouir, enfin, ai-je le droit, ai-je la liberté de m'en réjouir. Ou dois-je me contrister, pour plaire à quelques misérables dévots, que Dieu revienne par où je ne l'attendais pas. Oui le monde moderne a fait de moi une misérable idole. Mais qui sait si je ne reporte pas en leur lieu ces vaines adora- tions et si je ne les fais pas suivre. Il y a peut-être des prières qui sont mal adressées et qui arrivent, bien, tout de même. Et il y a des mouvements du cœur mal destinés qui arrivent peut-être directement où il faut par un système de messageries particulièrement accélé- rées. Ces adorations stupides que l'on me fait, qui dit que je les garde. Ces invocations saugrenues et ces appels à ma justice, qui dit que je les garde. 11 faut se méfier de la grâce, mon enfant. Il faut se méfier même de moi. Je suis très capable de redétourner ce qui avait été détourné premièrement. Elle fait faire ce que l'on ne veut pas faire, mon ami, et elle fait arriver du pied que l'on n'était pas parti. Moi-même aujourd'hui mon enfant ce n'était pas de la grâce que je voulais vous entretenir, et aujourd'hui jeudi 15 août jour de l'As- somption, (car à force de parler on en était venu jus- qu'au jour de l'Assomption), ce n'était point pour vous parler de la grâce que j'étais partie et que je faisais inconsidérément route étant partie de Beaumarchais et

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�� � CLIO de Hugo, et même de Hetzel. Mais elle est maline, comme disaient les bonnes femmes, et par elle la route que Ton avait commencée, on ne la finit pas, et la route que Ton n'avait pas commencée, on la finit. 11 serait trop facile de croire, dit-elle, pour plaire à quelques misérables dévots, que Dieu, lui aussi peut- être pour plaire à quelques misérables dévots, va aban- donner tout un peuple, et quel peuple, et tout un monde, et tout un siècle de ses créatures parce que ces créatures, parce que ce monde, parce que ce peuple sont dans le péché de n'être point dans les sacramen- telles formes. (Et un peuple couvert par quels patrons). Où est-il dit que Dieu abandonne l'homme dans le péché. Il le travaille au contraire. (On pourrait presque dire que c'est là qu'il l'abandonne le moins). Ce peuple achèvera un chemin qu'il n'a point commencé. Ce siècle, ce monde, ce peuple arrivera par la route par laquelle il n'est pas parti. Et beaucoup en outre et ainsi se revêtiront, se retrouveront dans les sacramentelles formes. Et moi-même dit-elle me voici comme l'ânesse de Balaam. Et pourtant je n'étais pas venue pour pro- phétiser. Mon métier, mon office est de parler après, c est même pour cela que je suis faite, nullement de parler avant. Oui ce monde moderne a tout fait pour éliminer de soi hermétiquement toute chrétienté. Mais il y a des reports. Et il y a l'éternelle attention. Tant d'ignorance, que nous avons vue, est déjà un com- mencement d'innocence, tant de gaucherie, tant de maladresse, une métaphysique si imbécile, une si rare,

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�� � une si louable incompétence. Ce n’est pas impunément que Dieu rend un siècle aussi niais. Il faut qu’il y ait quelque chose là-dessous. Quelque manigance de la grâce. Et cette infirmité que nous avons vue, non pas seulement une faiblesse, une imbécilité pour ainsi dire ordinaire, mais une détresse, mais une infirmité profonde, essentielle, mais une infirmité intime, mais une infirmité axiale, mais une infirmité centrale, au centre même du mécanisme organique, cela, mon enfant, c’est le sort même de la créature, c’est la nature même de l’homme, c’est le goût profond de la chrétienté et c’est toujours par là que la chrétienté rentre. Et moi je disais qu’aujourd’hui je n’en avais pas à votre âme chrétienne. Tant de détresse, et de cette détresse-là, est déjà le commencement de la Vertu. Car c’est la matière même qui attend et la Première, et la jeune Deuxième, et la Troisième. Dieu aime peut-être mieux celui qui pratique la vertu que celui qui en parle. Tant d’infirmité est déjà désarmante. Tant de détresse les fait presque innocents. Quand la détresse paraît, mon ami, c’est que la chrétienté revient. Et à ce point, et cette sorte de détresse. Quand cette sorte de détresse paraît, c’est que la chrétienté n’est pas loin. Il y a une confinité, une affinité, une liaison la plus profonde entre la détresse et la chrétienté, de la détresse à la chrétienté. C’est comme un gage et une mise en gage, une caution et un cautionnement, un pleige et l’une est le secret otage de l’autre : G L I

Et riesl qui de ses maulx l'alege : Car enfant n'a, frère ne seur, Qui lors voulsist estre son plege.

La misère de l'homme ou plutôt la détresse de l'homme, et surtout une certaine sorte, un certain goût de détresse, qui est précisément celle-ci, qui est notam- ment et entre toutes celles-ci est la marque même et la même articulation de la chrétienté. Quand une certaine détresse, quand un certain goût d'une certaine détresse, quand un certain degré ou plutôt quand un certain ton d'une certaine détresse apparaît, dans l'histoire du monde, c'est que la chrétienté revient. Or ils ont bien raison de me faire la maîtresse de leur monde moderne, moi l'histoire, et le centre de leur système, et la prin- cesse de leur égarement car par là même et par un singulier retour je suis, me voici désormais maîtresse de leur misère, et de leur plus grande misère, infirmière de leur infirmité, princesse de leur détresse, et de leur plus grande détresse, reine de leur irrévocable retour.

Fourrière d'une nouvelle, de la même chrétienté.

Pauvres êtres. Ils ont raison de me mettre au centre. Car en effet je suis au centre. Au centre de leur détresse. Au centre et au chef de leur infirmité. Mais qui dans une telle détresse oserait les condamner. (Au centre de leur chrétienté). Et dans une telle infirmité qui avant le Juge oserait les juger même. Noli, nolite judicare. (Les juger, ce qui est pire, ce qui est le pire de tout).

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�� � OEUVRES POSTHUMES L'histoire a les bras longs, mais elle n'a pas de bras. Une telle ignorance est déjà, fait déjà un commence- ment d'innocence. Une telle misère, c'est déjà que la chrétienté vient. Une telle détresse est un commence- ment de vertu. Dieu aime peut-être mieux ceux qui subissent la vertu que ceux qui en parlent. Et il n'y a peut-être rien de plus touchant pour un cœur chrétien, et rien de si désarmant pour Dieu qu'une infirmité si parfaite et presque si ostentatoire, une faiblesse aussi profonde et aussi organique, en somme aussi avouée, une misère aussi évidente, une détresse aussi achevée. Celui qui subit une vertu est peut-être plus que celui qui la pratique. Car celui qui la pratique la pratique seulement, ne fait que la pratiquer. Mais celui qui la subit est peut-être plus, fait peut-être plus. (Elle entrait ainsi, elle entrait en ceci dans une vue chrétienne, dans l'esprit chrétien même en ce qu'il a peut-être de plus profond et de plus spécifiquement chrétien). Car celui qui pratique la vertu, dit-elle, se désigne lui- même pour la pratiquer. Mais celui qui la subit est peut-être désigné d'ailleurs. Et celui qui pratique la vertu n'en est que le père et l'auteur ; mais celui qui la subit en est le fils et l'œuvre. Voyez, dit-elle, cet homme de quarante ans. Nous le connaissons peut-être, Péguy, notre homme de quarante ans. Nous commen- çons peut-être à le connaître. Nous commençons peut- être à en entendre parler. Il a quarante ans, il sait donc. La science que nul enseignement ne peut don- ner, le secret que nulle méthode ne peut prématuré

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�� � G L I ment confier, le savoir que nulle discipline ne confère et ne peut conférer, l'enseignement que nulle école ne peut distribuer, il sait. Ayant quarante ans il a eu, le plus naturellement du monde, c'est le cas de le dire, communication du secret qui est su par le plus d'hommes au monde et qui pourtant est le plus hermétiquement gardé. D'abord il sait qui il est. Ça peut être utile. Dans une carrière. Il sait ce que c'est que Péguy. Il a même commencé à le savoir, il en a vu les premiers linéaments, il en a reçu les premières indications sur ses trente-trois trente-cinq trent-sept ans. Il sait notamment que Péguy c'est ce petit garçon de dix douze ans qu'il a longtemps connu se promenant sur les levées de la Loire. Il sait aussi que Péguy c'est cet ardent et sombre et stupide jeune homme, dix-huit vingt ans, qu'il a connu quelques années tout frais débarqué à Paris. Il sait aussi qu'aussitôt après a com- mencé la période on serait presque forcée de dire, quelque répugnance que l'on ait pour ce mot, en un certain sens la période d'un certain masque et d'une certaine déformation de théâtre Persona, le masque de théâtre. Il sait enfin que la Sorbonne, et l'Ecole Nor- male, et les partis politiques ont pu lui dérober sa jeunesse, mais qu'ils ne lui ont pas dérobé son cœur. Et qu'ils ont pu lui dévorer sa jeunesse, mais qu'ils ne lui ont pas dévoré son coeur. Il sait enfin, il sait aussi que toute la période intercalaire ne compte pas, n'existe pas, qu'elle est une période intercalaire et de masque et il sait que la période de masque est finie et

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�� � ŒUVRES POSTHUMES qu'elle ne reviendra jamais. Et qu'heureusement la mort viendra plutôt. Car il sait que depuis quelques années, depuis qu'il a passé, depuis qu'il est parvenu à ses trente-trois trente-cinq trente-sept ans et qu'il les a biennalement passés il sait quil a retrouvé l'être qu'il est, et qu'il a retrouvé d'être l'être qu'il est, un bon Français de l'espèce ordinaire, et vers Dieu un fidèle et un pécheur de la commune espèce. Mais enfin et surtout il sait qu'il sait. Car il sait le grand secret, de toute créature, le secret le plus universellement connu et qui pourtant n'a jamais filtré, le secret d'état entre tous, le secret le plus universellement confié, de proche en proche, de l'un à l'autre, à demi voix basse, au long des confidences, au secret des confessions, au hasard des routes et pourtant le secret le plus hermétiquement secret. Le vase de secret le plus hermétiquement clos. Le secret qu'on n'a jamais écrit. Le secret le plus uni- versellement divulgué et qui des hommes de quarante ans n'est jamais passé, par dessus les trente-sept ans, par dessus les trente-cinq ans, par dessus les trente- trois ans, n'est jamais descendu aux hommes d'en des- sous. Il sait ; et il sait qu'il sait. Il sait que Von n'est pas heureux. Il sait que depuis qu'il y a l'homme nul homme jamais n'a été heureux. Et il le sait même si profondément, et d'une science si entrée dans le profond de son cœur, que c'est peut-être, que c'est assurément la seule croyance, la seule science à laquelle il tienne, dans laquelle il se sente et il se sache engagé d'hon- neur, la seule précisément où il n'y ait aucun entende-

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�� � C L I ment, aucun masque, aucune connivence. Pour dire le mot, aucune adhésion, aucun acquiescement, aucune bonne volonté. Aucune complaisance. Aucune bonté. Or voyez l'inconséquence. Le même homme. Cet homme a naturellement un fils de quatorze ans. Or il n'a qu'une pensée. C'est que son fils soit heureux. Il ne se dit pas que ce serait la première fois ; que ça se verrait. 11 ne se dit rien du tout, ce qui est la marque de la pensée la plus profonde. Cet homme est ou n'est pas intellectuel. Il est ou il n'est pas philosophe. Il est ou il n'est pas blasé. (Blasé de peine, c'est la pire débauche). Il a une pensée de bête. Ce sont les meilleures. Ce sont les seules. Il n'a qu'une pensée. Et c'est une pensée de bête. Il veut que son fils soit heureux. Il ne pense qu'à ceci, que son fils soit heureux. Il a une autre pensée. Il se préoccupe uniquement de l'idée que son fils a (déjà) de lui, c'est une idée fixe, une obsession, c'est- à-dire un siège, un blocus, une sorte de scrupuleuse et dévorante manie. Il n'a qu'un souci, le jugement que son fils, dans le secret de son cœur, portera sur lui. Il ne veut lire l'avenir que dans les yeux de ce fils. Il cherche le fond des yeux. Ce qui n'a jamais réussi, ce qui n'est jamais arrivé, il est convaincu que ça va arriver cette fois-ci. Et non seulement cela, mais que ça va arriver comme naturellement et planement. Par l'effet d'une sorte de loi naturelle. Or je dis, dit l'his- toire, que rien n'est aussi touchant que cette perpé- tuelle, que cette éternelle, que cette éternellement renaissante inconséquence ; et que rien n'est aussi beau ;

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�� � OEUVRES POSTHUMES et que rien n'est aussi désarmant devant Dieu ; et c'est ici la commune merveille de votre jeune Espérance. Mais, dit-elle, se taisant soudain, voici que nous reve- nons sur des terres que vous avez défrichées pour tou- jours.

��Les Châtiments, dit Hetzel, resteront comme une de ces œuvres éternelles qui plaident aux yeux de l'ave- nir pour les faiblesses d'un peuple aveuglé, et qui finalement les rachètent. « La lumière était donc quelque part. Il y avait donc quelque part un flambeau qu'aucune tempête n'avait pu éteindre, se diront nos enfants. Rinn n'était dès lors tout à fait perdu, puisque, du milieu des abaissements les plus extrêmes, une telle voix parlait encore. »

Il y a dans cette prose de Hetzel, dit l'histoire, une probité, d'intention, une sorte d'honnêteté, (et par suite presque un bon style), que l'on serait peut-être fort loin de trouver dans les vers correspondants de Victor Hugo, je veux dire dans les vers où Hugo dit la même chose en vers. Si peu approfondie que soit la pensée dans Hetzel, (elle l'est toujours autant que dans

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�� � C L I Victor Hugo), sa matière même l'entraîne, si l'on peut dire, la réalité lui fait un commandement, ce n'est point au hasard qu'il dit tout ce qu'il dit. Ce n'est point au hasard qu'il dit : nos enfants. Et qu'il parle de généra- tions, et de générations nouvelles. Et qu'il parle d'édu- cation h propos des Châtiments. Et qu'il parle d'enfants à propos de peuples. — L'éditeur de ce livre, dit-il, a été, jusqu'à l'amnistie, pendant huit ans, (jusqu'à l'amnistie, dit l'histoire, ce qui veut dire, je pense, jus- qu'à l'amnistie seulement, et par suite il tomberait direc- tement sous le coup anticipé des Ultima verha :

Sans chercher à savoir et sans considérer

Si quelqu'un a plié qu'on aurait cru plus ferme,

Et si plusieurs s'en vont qui devraient demeurer.

Mais ce ne serait pas la première fois, dit-elle, qu'un éditeur tomberait sous le coup de ses textes. Autre- ment le métier d'éditeur ne serait plus tenable. Et il n'est déjà pas devenu si alimentaire. — ... jusqu'à l'amnistie, dit Hetzel, (tombant peut être sous le coup de l'un des plus beaux textes qu'il publie), pendant huit ans, le compagnon d'exil du poêle, un exilé comme lui.

Depuis sa rentrée en France, il a consacré sa vie à publier des livres d'éducation à l'usage des générations nouvelles. C'était à son sens l'œuvre la plus pressante à faire. Il ne croit pas sortir de sa voie en l'agrandis- sant et en reprenant l'œuvre de l'exil.

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�� � ŒUVRES POSTHUMES Les Châtiments, comme les Annales de Tacite, comme les Satires de Juvénal, sont un livre d'éducation pour les peuples, — ces enfants qui ont tant de peine à mûrir. Nul homme sérieux, nul homme sincère ne reculera devant cet aveu.

Ainsi parlait Hetzel. Ainsi parle Hugo :

(D'abord Hugo en prose) :

Préface de fauteur. — Première édition, — 1853 :

Il a été publié, à Bruxelles, une édition tronquée de ce livre, précédée des lignes que voici :

« Le faux serment est un crime.

« Le guet-apens est un crime.

« La séquestration arbitraire est un crime.

« La subornation des fonctionnaires publics est un crime.

« La subornation des juges est un crime.

« Le vol est un crime.

« Le meurtre est un crime.

(Nous y venons, dit-elle, vous allez voir) :

<* Ce sera un des plus douloureux ètonnements de l'avenir

��222

�� � G L I

(Est-ce assez, dit-elle, ce que nous disions) :

« Ce sera un des plus douloureux étonnements de l'avenir que, dans de nobles pays qui, au milieu de la prostration de l'Europe, avaient maintenu leur constitu- tion et semblaient être les derniers et sacrés asiles de la probité et de la liberté, ce sera, disons-nous, l'élon- nement de l'avenir que, dans ces pays-là, il ait été fait des lois pour protéger ce que toutes les lois humaines, d'accord avec toutes les lois divines, ont dans tous les temps appelé crime.

« L'honnêteté universelle proteste contre ces lois protectrices du mal.

(Vous le voyez, dit-elle, d'accord avec toutes les lois divines ; l'honnêteté universelle, est-ce bien ces essais d'intégration, pour ainsi dire, que je disais, ce besoin, ce manque, cette détresse de laïciser au moins, de substituer au moins un consensus au jugement, est-ce assez bien ce rattrapage de substituer un universel au moins, une sorte d'universel, à l'éternel.

Commentdire, dit-elle. Ils vont chercherdanslesgéné- rations ultérieures quoi? au fond un procès, toute l'avo- casserie, le plaidoyer, cette misère, des dossiers, de la poussière, des cartons, des mémoires, de l'histoire. Quoi encore ? un acquittement, cette vanité, un jugement, ce faux-semblant, une apologie, cette faiblesse, une glorification, cette fanfare, une apothéose, cette cendre.

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�� � Et pour rendre tout cela, (la cour rend des arrêts et non pas des services), pour sonner cette fanfare, pour secouer cette cendre ils vont chercher qui ? justement tout ce qui dans les humanités ultérieures n’aura que ça à faire de s’occuper à ces avocasseries, la gent de robe, les Pas Perdus, la basoche. Les notaires. Or soit dit sans offenser personne toute la vie d’une nation n’est point concentrée au Palais.

Le résultat de tout ce déportement ne s’est point fait attendre. Le résultat de ce déplacement, de ce déport était fatalement que tout parût comme un procès ; que tout fût vu comme une avocasserie ; que tout fût pris dans le sens litigieux, qui est fort loin d’être même le sens juridique. Or soit dit sans offenser personne toute la vie d’un peuple ne réside point dans sa Cour de Cassation.

Des arrêts à rendre. Et surtout des arrêts à casser, (car il semble qu’un arrêt cassé soit deux fois rendu, soit deux fois un arrêt, soit deux fois litigieux et soit deux fois juridique), (soit deux fois meilleur), voilà leur idéal, voilà tout leur propos. Cette tendance, dit- elle, devait trouver son couronnement dans l’affaire Dreyfus. C’est encore un des résultats de l’affaire Dreyfus, dit-elle. C’est une affaire qui a ça de bon, dit-elle, que l’on ne sait jamais quand on a fini d’en épuiser les résultats. Je ne l’aime pas beaucoup, vous le savez de reste, et j’avais résolu de ne pas la faire entrer dans l’histoire. Mais vous m’avez un peu forcé la main, je ne sais pas comment vous vous y êtes pris. En fait vous en avez parlé de telle sorte que je ne sais pas trop G L I comment elle est devenue subrepticement historique. Eh bien une des conclusions, une des conséquences de l'affaire Dreyfus a encore été ceci : elle a confirmé tout ce monde, le monde moderne, dans cette idée que tout finirait toujours par et en un arrêt de la Cour de Cassation. Comme on avait vu qu'en effet une fois toute la vie d'un peuple avait été solennellement arrêtée et suspendue à une revision, à une enquête et à un arrêt de revision, (et on peut le dire aujourd'hui, non seulement la vie de tout un peuple mais le mouve- ment de l'opinion de tout le monde), on se confirma dans cette idée que tout finirait toujours par des revi- sions et que des revisions seraient toujours le dernier mot de tout. On ne vit plus que des maîtres des requêtes et des conseillers rapporteurs. On oublia, on ne vit plus ni boulangers, ni bouchers, ni maçons. Ni même les peintres en bâtiment.

��Il faudrait citer tous les Châtiments, dit-elle/ si on voulait mettre en fiches tous les passages où il fait appel à l'avenir, à la postérité. Nous nous en tiendrons aux passages où nommément il fait intervenir V histoire. Autrement notre thèse deviendrait trop grosse et pour ainsi dire elle ne serait plus assez complémentaire. Et aussi il faut que des fiches soient littérales et qu'elles soient nominales :

��225

15

�� � ŒUVRES POSTHUMES

(Nous n'attendrons pas longtemps, dit-elle. Dès la deuxième page, avant le livre premier, Nox, III, 17, 18, 19, 20. Il y a encore le 19 ; c'est une gageure) : (Non, j'oubliais que c'est une loi) :

« Nous nous partagerons, mon oncle et moi, V histoire;

Le plus intelligent, C'est moi, certe ! il aura la fanfare de gloire,

J'aurai le sac d'argent.

Même poème, eodem loco ; 25, 26, 27, 28; c'est-à- dire tout aussitôt :

« Je me cramponne à lui! C'est moi quisuis lemaîlre.

J'ai pour sort et pour loi De surnager sur lui dans l'histoire, ou peut-être

De l'engloutir sous moi.

Même poème, V, dit-elle, voici une autre affaire. Ce V est purement admirable. C'est une évocation de deuils et de funérailles comme il y en a peu, je pense, même chez les anciens. C'est d'une grandeur antique. Et d'une piété proprement eschylienne. D'une reli- gion ; d'un respect et d'un culte des morts. Une lamen- tation, un thème. C'est grand comme la peste d'Athènes. Et peut-être plus grand. Et d'une ligne. Mais voilà. Quand il s'est agi de couronner cette funèbre, cette funé- raire évocation, cette mortuaire apparition, cette dévo-

226

�� � G L I tion, ce cortège antique et cette cinéraire présentation, quand il s'est agi de mettre la clef de voûte à ce temple des morts, quand enfin, il faut dire le mot, il s'est agi de porter le coup, il a très bien senti que moi l'histoire cette fois-ci je n'étais pas capable de porter le coup. Que littéralement je n'étais pas de taille. Un secret instinct littéraire, le seul qui ne trompe jamais, l'aver- tit que cette fois-ci il fallait aller en chercher un autre que moi. Quand je dis porter le coup, je veux dire, j'entends porter au sens non pas tant de frapper le coup que de le soutenir, au sens de porter une charge. Comme la clef porte la voûte. En ce sens-là il a très bien compris, il a très bien senti que je ne pouvais pas tenir le coup, que les avancées, que les approchées, que tout ce qui précédait et annonçait, que les annoncées étaient non pas seulement trop charnelles (et trop réelles), mais trop éternelles, (et trop réelles); et qu'elles en voulaient et qu'elles en exigeaient un autre. Et qu'elles en annonçaient un autre. Un secret instinct littéraire, le secret instinct du génie même, l'avertissait que cette fois moi l'histoire je n'étais pas de force. Trop de mas- sacres avaient été consommés dans les vers précédents. Trop de morts avaient été remémorés et commémorés dans des alexandrins antiques. Trop de cadavres avaient été couchés, trop de cadavres avaient été enterrés. Trop de morts avaient été pleures. Trop de sacrifices et trop de meurtres avaient été roulés dans les plus purs linceuls. Trop de terre avait été versée. Trop de sang coulait encore. Trop de victimes et trop de mar-

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

tyrs avaient été ensevelis dans les plus purs alexandrins. Toutes ces annonces, les plus grandes annonces en porte- à-faux attendaient. Je n'étais pas de force à soutenir cette montante voûte. Je n'étais pas de force à tenir le coup. C'est alors qu'avec cette tranquille impudeur, la plus grande qu'il y ait jamais eu dans le monde, il n'hésita point un instant, il ne recula point de faire appel, c'est le cas de le dire, au jugement lui-même, au vrai, au réel, au propre jugement. Le jugement seul était d'une qualité littéraire suffisante, d'une dimension et d'une force, d'un calibre, d'un gabarit, d'un diamètre à tenir le coup. Mais alors et aussitôt, mais en même temps, mais ensemble il pensait à Combes, il pensait à Pelle- tan, il pensait aux radicaux-socialistes. Si on allait croire qu'il croyait au jugement. Que dirait la clien- tèle ? Aussi avec cette lâcheté civique pour ainsi dire, une des plus grandes qu'il y ait jamais eu dans le monde, s'il n'y avait pas eu depuis celle de M. Jaurès (si curieusement apparentée d'ailleurs à celle de M.Jau- rès, mais n'est-ce pas tout simplement la lâcheté des démagogues, et n'est-ce pas le secret, le commun secret de la popularité), avec cette même lâcheté il va se hâter de le mettre au conditionnel, le jugement, et d'en faire une figure, on eût dit. Comme ça tout le monde sera content. Le morceau qui demandait un couronnement, le poème qui montait aura une clef de voûte digne de lui, une clef de voûte qui sera de son même ordre de grandeur. Mais les radicaux ne seront point inquiétés. La grandeur voulue y sera tout de

�� � même, la grandeur exigée, la grandeur inévitable, la grandeur à proportion : ceci est pour le poète. Mais elle sera au conditionnel et au figuratif: ceci est pour l’homme politique. On ne saurait trop le répéter, on n’avait jamais vu un aussi grand génie dans un aussi pauvre caractère. On n’avait jamais vu un aussi grand poète coucher dans le lit d’un aussi pauvre politicien :

Et, tandis qu’on pleurait dans les maisons en deuil,
L’âpre bise soufflait sur ces fronts sans cercueil,
L’ombre froide emplissait l'enclos aux murs funèbres.

(Je ne dis pas que ce soient de ses meilleurs vers, dit-elle. Je ne dis même pas que ce soient des bons vers. Ce ne sont pas tant des vers à renversement que des vers à remplacements; à substitutions, interpositions ; des vers à parties interchangeables, verbes, adjectifs, substantifs, épithètes, attributs. C’est cela précisément qu’on appelle des mauvais vers. Mais voici) :

L’ombre froide emplissait l’enclos aux murs funèbres.
O morts, que disiez-vous à Dieu dans ces ténèbres ?
On eut dit, en voyant ces morts mystérieux,
Le cou hors de la terre et le regard aux deux,
Que dans le cimetière où le cyprès frissonne,…

(Que dans le cimetière où le cyprès frissonne,… c’est bien certainement, dit-elle, une première leçon, une leçon antérieure de notre ŒUVRES POSTHUMES

Dans Va/freux cimetière, Paris tremble, ô douleur, ô misère! Dans l'affreux cimetière Frémit le nénuphar.

Et comme nous retrouvons ici une fois de plus qu'il suit partout et toujours longtemps et longuement les mêmes veines, qu'il vit avec des arrières-pensées, constantes, qu'il essaye vingt fois, cent fois un effet, un mot, une image, une idée même, un mouvement, un ton, une vague avant d'aboutir, avant de réussir, avant de parvenir. Avant d'obtenir. Avant de recevoir cette forme éminente, cette image éclatante, cette réussite finale, définitive, cet aboutissement, cet exem- plaire unique, cet exemplaire parfait, cette frappe qui pour chacune de ses veines seule est demeurée par dessus les mémoires de toutes ses sœurs) :

Que dans le cimetière où le cyprès frissonne, Entendant le clairon du jugement qui sonne, Tous ces assassinés s'éveillaient brusquement, Qu'ils voyaient, Bonaparte, au seuil du firmament, Amener devant Dieu ton âme horrible et fausse, El que, pour témoigner, ils sortaient de leur fosse. Montmartre ! enclos fatal ! quand vient le soir obscur, Aujourd'hui le passant évite encor ce mur.

Dans le même ordre d'idée, dit-elle, il faut voir une 230

�� � C L I figure. Mais il faut voir plus et autre qu'une figure, il faut voir un substitut dans cet appel non plus à l'ave- nir, dans cet appel analogue au passé, dans cet appel symétrique aux grandeurs du passé : (Notamment aux grandeurs de crime du passé) : Même poème, VI, 14 et suivants, — (Il y aura donc encore le 19), — colonnes du temple !

Abîmes qu'à Palmos vit s'entrouvrir saint Jean, deux qui vîtes Néron, soleil qui vis Séjan, Vents qui jadis meniez libère vers Caprée, Et poussiez sur les flots sa galère dorée, souffle de Vaurore et du septentrion, Dites si l'assassin dépasse l'histrion !

Même poème. (Il est particulièrement fructueux, dit- elle). VIII, 1 :

Voilà ce qu'on a vu ! l'histoire le raconte,

El, lorsqu'elle a fini, pleure, rouge de honte.

Quand se réveillera la grande nation,

Quand viendra le moment de l'expiation,

Glaive des jours sanglants, oh! ne sors pas de l'ombre!

Non! non! il n'est pas vrai quenplus d'une âme sombre...

Et il va, il va. On dira tout ce qu'on voudra de Victor Hugo, dit-elle. On ne dira pas que c'est un moteur à gaz pauvre. Même poème, eodem loco, 28, fin du premier paragraphe, ce n'est pas moi, mais, me suivant, voici revenir l'avenir :

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

Ces hommes sont venus ! Lui, ce vivant a/front, Lui, ce bandit, qu'on lave avec V huile du sacre ! Ils sont venus, portant le deuil et le massacre, Le meurtre, les linceuls, le fer, le sang, le feu ; Ils ont semé cela sur l'avenir, grand Dieu !

Même poème. Même VIII. Troisième paragraphe, dans son invocation à Quatre-vingt-treize, 1 1 du para- graphe :

Toi qui vainquis V Europe et qui pris dans ta main Les rois, et les hrisas les uns contre les autres, Né pour clore les temps d'où sortirent les nôtres, Toi qui par la terreur sauvas la liberté, Toi qui portes ce nom sombre: Nécessité ! Dans Vhistoire où tu luis comme en une fournaise, Reste seul à jamais, Titan quatre-vingt-treize ! Rien d'aussi grand que toi ne viendrait après toi.

{Dans l'histoire où tu luis, c'est peu, dit-elle. Enfin c'est une fiche. Mais vraiment ici je suis bien peu « per- sonnifiée ».

��232

�� � C L I Elle se tut. Elle hésitait. Ses mains lassées retom- bèrent. L'avouerai-je à mon tour, elle me parut nota- blement découragée, et même, (il faut dire le mot), désabusée. Je doutai un instant si elle n'avait pas été blessée par cette absence, parce manque de personnifica- tion. Dans l'histoire, — dans, — ce dans m'avait moi- même paru un peu scandaleux. Dans l'histoire où tu luis, c'était bien, si on veut, mais en même temps c'était un peu brutal, et peut-être vraiment grossier. Je dou- tai qu'elle en eût été froissée. Je m'enhardis, je le lui demandai respectueusement. Tacuit et silebat. Long- temps elle garda un silence profond.

— Ce n'est pas seulement cela, dit-elle enfin. Quoi- qu'en effet il y ait dans ce commencement de vers une véritable grossièreté. Dans l'histoire où tu luis, çà me donne un peu l'air d'un appareil d'éclairage. Mais enfin, cela, dit-elle, passerait encore. J'y suis malheureuse- ment faite. Le respect s'en va tellement depuis Périclès. Mais ce qui m'arrête, dit-elle, c'est que je vois bien que cette histoire va finir comme toutes les histoires.

— Comment cela, lui repartis-je ingénument, elle ne fait que commencer.

Ce mot ne m'était point échappé que je le regrettai amèrement. Commencer, le pli de son front se creusa plus amer. Ce mot la plongea dans un abîme de tristesse.

— Commencer, dit-elle enfin, vous l'avez dit, malheureux enfant. (Je vis que je l'avais touchée en son point exactement le plus douloureux, mais com-

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�� � ŒUVRES POSTHUMES ment lui manifester que je le regrettais sans la blesser encore davantage. Elle était à ce point où la compas- sion, où l'intérêt même est ce qui blesse le plus. Je ne savais quelle contenance garder.

— Vous l'avez dit, mon pauvre ami, dit-elle, avec ce système des fiches mes histoires ne font jamais que commencer.

Vous pouvez les chercher dans le dictionnaire, dit- elle. N'ayez pas honte. Oui, oui, dans le petit Larousse. Elles y sont. Euterpe a pu achever un nombre incalcu- lable de chansons. Thalie achève une comédie quand elle veut; et Melpomène une tragédie. Qui empêche Terpsichore d'achever un menuet, Érato une élégie. Polymnie, une ode. Calliope, (vous savez, Galliope étoilée), un discours ou une épopée. Nous ne sommes que deux, dit-elle, qui n'aboutissons jamais. Et c'est Uranie parce qu'elle fait Yhistoire du ciel, et c'est moi Clio parce que je îaisV histoire de la terre.

Avec le sens qu'ils donnent aujourd'hui à ce mot his- toire, avec leur méthode et leur système de fiches ne parlons point d'aboutir, ne parlons point d'achever, nous n'arrivons pas même à commencer, nous n'arri- vons jamais à commencer, Uranie et moi, Uranie dans la mesure où elle fait l'histoire du monde, et moi parce que je fais l'histoire de l'homme.

Vous l'avez dit mon petit ami : cette histoire ne fait que de commencer. Eh bien toutes mes histoires sont comme ça. Toutes mes histoires, c'est la même histoire. Toutes mes histoires, toute mon histoire ne fait jamais

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�� � C L I

que commencer. Et il en est ainsi depuis l'avènement du Parti intellectuel dans le monde moderne, depuis la situation de gouvernement, depuis la situation de commandement faite au Parti intellectuel dans le monde moderne.

Dans ce système ce qui est est, dit-elle, ce qui arrive arrive. Mais moi je ne puis jamais achever. Je ne puis jamais faire l'histoire de ce qui est. Je ne puis jamais suivre l'événement à la course. L'événement suit son cours. L'événement coule, s'il est encore permis d'em- ployer cette expression, et moi je pêche à la ligne. Ce qui arrive continue d'arriver. Et moi je continue de n'être pas à la page. Uranie peut encore précéder l'évé- nement du monde, le saisir, l'événement des astres, l'événement du ciel, parce qu'elle a un monde à cons- tances, des astres obéissants, un ciel à répétitions. Mais moi on m'a donné l'homme. Et ce n'est pas un homme à constances.

Ni un homme à obéissance. C'est en un sens un homme à répétitions.

C'est un homme à fortunes.

Alors moi, avec mes fiches, je suis une qui court à pied après une automobile.

Moi que l'on a voulu faire régente et gouvernante, (reine des deux, régente terrienne), moi aux mains de qui, aux débiles mains de qui on a voulu remettre non pas seulement le gouvernement de ce monde, non pas seulement tout commandement temporel mais le gou- vernement spirituel même et surtout le gouvernement

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�� � OEUVRES POSTHUMES spirituel elle commandement de ce qui n'est pas de ce monde, et toute autorité de l'éternel, moi à qui on est venu demander le secret du salut même, et non pas seulement le gouvernement des cités, mais le gouver- nement des cœurs, en même temps, s'il est permis de parler ainsi, on me faisait entrer sous un régime tel, qui est proprement le régime moderne, on me munis- sait d'un appareil tel, on m'investissait d'une méthode telle que je vous défie bien, et que je me défie bien moi-même je ne dis pas de toucher à rien d'essentiel, je ne dis pas d'atteindre à rien d'extraordinaire, à rien de spirituel, de substantiel, d'éternel, (il s'agit bien de cela), mais que je me défie d'achever le commencement, de pouvoir arriver au commencement de la plus simple histoire du monde. De l'histoire la plus usuelle, la plus commune ; la plus toute venante, la plus ordinaire, la plus temporelle, la plus littéraire enfin. La plus banale. On nous a dressé un appareil, dit-elle, nous vivons dans un système où on peut tout faire, excepté l'histoire de ce fait, où on peut tout achever, excepté l'histoire de cet achèvement. Hugo a pu achever les Châtiments. Mais moi je n'achèverai jamais l'histoire des ChAli- ments. Voilà les destinées que Ton nous a faites. Jésus- Christ a pu sauver le monde. Mais moi je n'achèverai jamais l'histoire de Jésus-Christ.

Vous avez vu, dit-elle, ce qui nous est arrivé avec ces malheureux Châtiments. Nous sommes arrivés péni- blement jusqu'au seuil du livre premier. Hugo a pu finir d'écrire les Châtiments, (c'est le cas de lui emprun-

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�� � C L I

ter ce qu'il disait dans une des quarante-huit lettres à Noël Parfait : « L 'article les n'est pas indifférent. Je dis Châtiments et les Contemplations. ») mais moi je ne finirai pas d'écrire des Châtiments, et de Hugo. Je n'a- chèverai jamais l'histoire des Châtiments, et de Hugo. Ni même, ni seulement l'histoire de l'histoire dans les Châtiments et dans Hugo. Terpsichore peut achever un pas de danse. Mais moi, si on m'appelle, je n'achè- verai jamais l'histoire de ce pas de danse et à plus forte raison l'histoire de Terpsichore. Quatre pieds carrés de toile ont suffi à Rembrandt pour achever ces insurmon- tables pèlerins d'Emmaùs. Quatre mains de papier ont suffi à Corneille pour achever Polyeucte. (Deux ais de bois croisés ont suffi à Jésus pour sauver le monde). Mais moi, pour parler des pèlerins et de Rembrandt, pour parler de Corneille et de Polyeucte, (je n'ose plus parler de Jésus), il me faut des rouleaux de papier, que j'en épuiserai toutes les forêts du monde. Et je dépeuplerai les forêts de la terre. Et il n'y aura plus de cellulose.

Voilà où m'a conduit, dit-elle, leur idée d'épuiser le détail. Voyez ce qui nous est arrivé avec ces Châti- ments. Et encore. Aucun « sujet » était-il aussi simple, aussi limité, aussi littéraire, aussi livresque en lui- même, je dirai aussi grossièrement limité, aussi étran- ger à une vie un peu complexe, aussi éloigné d'une réa- lité un peu mouvante que cette matière, aucune matière était-elle aussi communément facile, aussi commode, d'accès, aussi communément accessible que ce propos :

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�� � ŒUVRES POSTHUMES Déterminer les références à Clio, puis les références et les appels à l'histoire dans les Châtiments de Victor Hugo. Et déjà le soir tombait, mon enfant, que nous nous présentions à peine au seuil du livre premier. Le soir tombe toujours. Et nous nous présentons toujours à peine au seuil du livre premier. Dans tout livre, dans toute œuvre, dans toute vie je vois toujours cette barr e auguste du livre premier, le titre du LIVRE PREMIER en grandes capitales, comme une sorte de barre limi- naire, comme une barre d'appui à laquelle je ne sais jamais si j'arriverai à m'appuyer. Livre premier, c'est le seuil auguste dont mes pieds au soir de mes jours approchent à grand peine. Commencement du livre premier, un roi peut achever un règne, mais on n'achèvera jamais l'histoire de ce règne. On peut faire une révolution, mais on n'achèvera jamais l'histoire de cette révolution. Rien était-il aussi facile, aussi sous la main, aussi tout préparé d'avance que ce modeste sujet que nous nous étions proposé pour une modeste thèse complémentaire. Quelle matière était déjà plus discrète, mieux et plus artificiellement délimitée, découpée, toute taillée déjà par petits morceaux. Ce n'étaient que des petits morceaux tout fait à réunir. Ce n'étaient que des textes, fort nets, à lier ensemble non point en une gorbe, non point en un faisceau : en un fagot de textes, (aussitôt que nous touchons un texte, il devient du bois mort). Et ces textes en outre, double facilité, double commodité, ces textes étaient reconnaissables verbalement. Je veux dire qu'ils étaient à déterminer

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�� � C L I

sur un mot, qui y était ou qui n'y était pas, sur un double mot, Clio, l'histoire. Qu'eût-ce été s'il ne se fût point agi d'un texte mais d'un mouvement même, d'une idée, de réalité, de vie, (vous savez pourtant que je n'aime point à abuser de ces mots). Ou simplement s'il se fût bien agi encore d'un texte, mais s'il ne se fût point agi de déterminer des textes sur un mot, mais sur une idée, par exemple, ou sur une intention, sur un mouvement. Sur un usage. Ou sur une parenté. Nous nous donnions encore une double facilité, une double commodité, une commodité l'une dans l'autre. La commodité du contenant et la commodité du conte- nu. La commodité du texte et la commodité du mot dans le texte. Rien n'est aussi commode qu'un texte. Et rien n'est aussi commode qu'un mot dans un texte. Nous n'avions que du livre à mettre dans du livre. Et cela sur un mot de livre. Que serait-ce quand il faut dans un livre, dans du livre mettre de la réalité. Et au deuxième degré quand il faut dans de la réalité mettre de la réalité. Qu'arrive-t-il toujours. Le soir tombe. Les vacances finissent. Il me faut une journée pour faire l'histoire d'une seconde. Il me faut une année pour faire l'histoire d'une minute. Il me faut une vie pour faire l'histoire d'une heure. Il me faut une éternité pour faire l'histoire d'un jour. On peut tout faire, excepté l'histoire de ce que l'on fait. Je ne peux pas conter une histoire, on ne voit jamais que le commencement de mes histoires premièrement parce que toute histoire n'est pas limitée, parce que toute histoire est tissue

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�� � CEUVRES POSTHUMES dans l'histoire infinie, deuxièmement parce que, dans leur système, toute histoire elle-même est finie. Il me faut une éternité pour faire l'histoire du moindre temps. Il me faut /'éternité pour faire l'histoire du moindre événement. Il me faut l'infini pour faire l'histoire du moindre fini. Voyez ce qui nous est arrivé aujourd'hui. Sous le nom de Clio nous n'avions pas assez de fiches pour établir même une pauvre petite thèse complé- mentaire. Nous n'avions, je pense, que deux fiches. Mais sous le nom de l'histoire nous allions à tant de fiches que par l'autre bout d'impossibilité il nous deve- nait impossible d'établir même peut-être une grosse thèse. Permettez, dit-elle, que je vois ici encore un symbole, s'il est encore permis d'employer ce mot. Sous mon nom de Clio^e n'ai jamais assez de fiches pour faire de l'histoire. Sous mon nom de V histoire je n'ai jamais assez peu de fiches pour faire de l'histoire. J'en ai toujours de trop. Quand il s'agit d'histoire ancienne, on ne peut pas faire d'histoire parce qu'on manque de références. Quand il s'agit d'histoire moderne on ne peut pas faire d'histoire parce qu'on regorge de réfé- rences. Voilà où ils m'ont mis, avec leur méthode de l'épuisement indéfini du détail, et leur idée de faire un infini, à force de prendre un sac, et d'y bourrer de l'in- défini.

Vous savez dit-elle, dans quelles tenailles ils m'ont mise, dans les mâchoires de quelles tenailles. Exacte- ment dans quelles deux mâchoires d'une seule tenaille. (Si on a le droit de mettre tenailles au singulier). Ou

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�� � bien, pour demeurer l’histoire selon leur cœur, il faut que je m’interdise tout raccourci, c’est-à-dire tout choix, et infailliblement alors, vous l’avez vu, je n’arrive jamais pas même au commencement de mon commencement. Ou bien je leur suis infidèle, s’il y a lieu d’employer ici un aussi grand mot, et d’aussi grande race, et je me hasarderais à quelque choix, à quelque raccourci. Mais alors, dans cette deuxième hypothèse, au premier soupçon d’infidélité, si je m’accorde le moindre choix, si je me permets la moindre liberté, si je me tolère le moindre raccourci, au premier symptôme je ne suis plus moi-même, selon eux, au premier symptôme c’est un procédé d’art, une méthode d’art, et aussitôt je suis encore perdue, car aussitôt j’entre en concurrence avec tout ce qui est vraiment art, avec les quatre pieds carrés de Rembrandt, avec les quatre mains de papier de Corneille. Vous ne me tirerez pas de ce dilemme. Ou bien je suis sotte, ou bien je suis infidèle. C’est-à-dire: ou bien je suis sotte, ou bien je suis sotte. Ou bien je veux comme ils veulent épuiser l’indéfinité du détail; et alors je ne peux jamais pas même commencer mon commencement. Ou bien je lâche, fût-ce d’un atome, la totale indéfinité du détail; et alors d’une part je perds tout, car tout mon prétendu système de sécurité tombe ; et d’autre part je ne gagne rien, car s’il s’agit d’art c’est à mes sœurs que l’on s’adresse, non à moi. S’il s’agit d’art, (de choix, de raccourci), Terpsichore même en sait toujours plus que moi. Au sens qu’ils ont donné à ce mot de science quand ils veulent que je sois une science, ou bien je ŒUVRES POSTHUMES suis en effet une science, au sens où ils entendent ce mot, et comme ils veulent, et alors je ne peux pas même commencer le commencement de mon commencement, ou bien je trahis, fût-ce d'un atome, d'être une science, une science leur, et comme ils m'ont rendue incapable d'être un art, je ne suis plus rien du tout. Melpomène, Érato, je ne sais qui, Terpsichore même passe avant moi. Je suis toujours prise dans des dilemmes. Clio, je manque de fiches, histoire j'en ai trop. Tant qu'il s'agit des peuples antiques, je manque de documents. Dès qu'il s'agit des peuples modernes, j'en ai trop. Langlois et Seignobos disent au commencement de leur livre que l'histoire se fait avec des documents. C'est une façon de parler bien grossière. (Et bien en rac- courci elle-même, pour des hommes qui n'aiment pas le raccourci). L'histoire se fait aussi contre des docu- ments. Elle se fait même surtout contre le document. Pour les temps perdus je manque de documents. Pour les temps non perdus j'en ai trop. Or il n'y a que de ces deux temps-là. (Et s'il y avait un troisième temps, un temps intermédiaire, où il y eût juste assez de docu- ments perdus, (et par suite où il restât juste assez de documents), qui garantirait qu'ils seraient perdus juste comme il faut, c'est-à-dire que ce seraient juste ceux qu'il fallait pex'drequise fussent perdus). Tout le débat est là. On feint qu'il n'y a qu'une histoire, or il y a deux histoires, Clio et Vhistoire, nous-mêmes nous l'avons vu de reste. Pour les temps antiques, pour les peuples antiques, pour les hommes antiques, pour les événe-

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jnents antiques, pour les mondes antiques je suis Glio, je manque de documents. Pour les temps modernes, pour les peuples modernes, pour les hommes modernes, pour les événements modernes, pour les mondes modernes je suis l'histoire, je manque du manque de documents. C'est de là qu'est née leur métaphysique de l'histoire. H y a deux histoires, mais on a feint qu'il n'y en avait qu'une. Pour le monde antique je manque de références. Pour le monde moderne je manque du manque, je manque du défaut de références. Tout le secret est là. Là est tout le mécanisme de l'établissement de cette métaphysique de l'histoire. Pour le monde antique je manque de renseignements. Pour le monde moderne je manque du manque de renseignements. Pour le monde antique le jour ne se lève jamais. Pour le monde moderne le soir tombe toujours, comme aujourd'hui le soir est déjà tombé. Et moi je ne puis jamais faire une bonne journée. Je ne puis jamais faire ma journée, ordinairement ma journée ordinaire, ordi- naire ma journée ordinaire, comme un ouvrier, ordi- naire, comme le dernier des laboureurs. Et ainsi je ne suis pas même la pauvre femme qui va en journée ; qui fait des journées chez le monde. Et je ne suis pas même la glaneuse, la dernière venue, (Laissez tomber exprès des épis, disait-il), qui elle au moins commence par un bout du champ et finit par l'autre. Ou bien je ne commence pas même ma journée ; et c'est dans le monde antique. Ou bien le soir descend avant que j'aie rien fait ; et c'est dans le monde moderne. Pour le monde antique je

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

manque de fiches. Pour le monde moderne je manque du manque de fiches. Pour le monde antique je ne puis jamais rassembler mon monde, 'ocyeipeiv, l'assem- bler. Mais pour le monde moderne vous voyez que nous allons être forcés de nous séparer avant d'avoir com- mencé même. Avant le rassemblement. Pour le monde antique l'histoire se fait parce qu'on n'a pas de docu- ments. Pour le monde moderne elle ne se fait pas, parce qu'on en a. Voulez-vous un peu plus de nuances ; et un peu plus de détail. Pour le monde antique l'histoire se fait avec les quelques documents que Ton a pourvu .surtout que l'on n'en ait pas d'autres, à cette seule condi- tion surtout que l'on n'en ait pas d'autres. Pour le monde moderne l'histoire se fait. parmi les documents que l'on a, elle se fait avec, entre, contre, autour, au-dessus, au- dessous des documents que l'on a, comme on peut. Vous savez très bien, mon ami, que si on apportait tout d'un coup aux historiens du monde antique la masse des do- cuments qui leur manquent, toute l'histoire du monde antique, tout ce que l'on nomme aujourd'hui l'histoire antique se ficherait par terre. Car on la mettrait exactement dans les mêmes conditions où est l'histoire moderne. Il y a deux hommes, l'historien antique et l'historien moderne, et on feint qu'il n'y en a qu'un. Mais l'historien antique serait perdu si on lui apportait ce qui lui manque. Car on le mettrait sur le même pied que l'historien moderne. L'historien antique joue sur ce qu'il n'a pas de documents. Il veut bien qu'on lui en apporte, un peu, pour entretenir le pot-au-feu, pour faire avan-

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cer la science, pour soutenir les carrières. Mais il s'effondrerait si on lui apportait tout. Et il serait bien malheureux si on lui en apportait seulement beau- coup. Voyons, Péguy, dit-elle, vous savez très bien comment ça se passait à l'École Normale et comment on y formait un bon historien antique, je veux dire un bon historien du monde antique, un bon historien de l'antiquité. Enfin vous vous rappelez Bloch. Ou Block. On l'appelait le gros Bloch. Il était gros en effet, mais à une condition. C'est que son histoire ne fût pas grosse. Eh bien rappelez-vous le gros Bloch. On profitait de ce qu'on n avait pas de documents. On profitait de ce qu'on manquait de documents pour faire l'histoire. Tout était retourné, tout chancelait si par malheur une masse de documents était tombée là dedans. Quand un historien du monde antique trouve un paquet de docu- ments sur le monde antique, (cela se voit), descolonnes, des plaques, des tombeaux, des papyrus, des cirques, des temples et autres mortuaires archéologies, des théâtres et amphithéâtres c'est fort heureux, dit-elle. (J'acquiesçais déjà. Elle se reprit) : Eort heureux pour lui, dit-elle, car sa carrière est faite. C'est l'Institut. Mais en ce faisant il n'est pas très heureux pour l'his- toire ; il n'est pas très heureux pour les historiens ; je veux dire il n'est pas très aimable pour ses collègues. Car il fiche généralement par terre (tout) ce que l'on avait trouvé avant lui sur les mêmes points, ce que ses prédécesseurs et ses collègues avaient établi, avaient péniblement, savamment échafaudé, ce qui était assis

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�� � ŒUVRES POSTHUMES le plus solidement, ce qui jusqu'à lui était Vhistoire. Et il en sera toujours ainsi, dit-elle. Il y a un tel manque de documents dans l'antique que toute survenue de documents, si faible soit-elle elle-même, bouleversera toujours tout le système que l'on avait jusqu'alors sur ce point. On a dans l'antique un document sur cinq cent cinquante-sept mille. — Mais, direz-vous, qu'importe, si ce document est justement le bon, celui qu'il fallait; un texte, une ligne peut éclairer un monde. — Pardon, mon ami, vous, vous pouvez parler ainsi, mais moi précisément je n'en ai pas le droit. Je n'en ai plus le droit. Dans le monde moderne. Qu'une ligne, qu'un mot éclaire un monde, cela, c'est un procédé d'art, permettez-moi de vous le dire, et les procédés d'art dans le monde moderne sont précisément tout ce qui me demeure interdit. Vous pouvez, vous, saisir dans un vers d'Homère, dans un mot une révélation sur les plus augustes profondeurs du monde antique. Vous pouvez recevoir, vous pouvez dans ce chœur de Sophocle trouver un éclairement soudain. Et dans quatre mots d'Hésiode une assurance, une certitude entre les plus graves certitudes. Mais c'est que vous procédez par une méthode d'art. Vous procédez par voie de raccourci, allusion, référence, saisie, étreinte, jeu, nourriture, éclairement, interférence. Correspondance, résonance, analogie, parallélisme. Recreusement. Intelligence, entente. Moi aussi, dit-elle, j'en ferais bien autant. Moi aussi, (ne suis-je pas l'aînée des Muses), je serais très capable de saisir d'un regard tout ce qu'il peut y avoir

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�� � C L I dans un vers d'Homère. Moi aussi, je serais très capable d'entendre un texte, au lieu de le compter, et d'être obéissante au texte. Et bien allante et bien venante. Et bien servante et bien suivante. Et (bonne) entendante et intelligente. Mais c'est justementce que l'on ne veut pas. C'est justement ce quils ne veulent pas. //s? Nos maîtres. C'est justement ce que l'on m'interdit. Moi aussi je serais la servante au grand cœur. Moi aussi je recevrais le texte comme un grand hôte au seuil d'une indigne maison. Moi aussi j'accueillerais le texte comme un hôte royal sur le pas de la porte de la plus humble maison. Et je me courberais sur les pieds de l'hôte Mais c'est justement ce qu'ils ne veulent pas. Respecter même un texte, c'est la dernière idée qui leur viendrait . Ces hommes qui passent leur temps k établir des textes, l'idée ne leur viendra jamais de servir un texte, d'en- tendre un texte, (et d'entendre à un texte), de l'accueillir comme un hôte auguste et pourtant familier. Auguste et d'autant familier. D'y chercher une auguste et d'y trouver une familière nourriture. Non pas même un enseignement, mais une païenne, une chrétienne, une spirituelle, une charnelle nourriture. C'est qu'ils ne sont en effet ni païens, ni chrétiens, ni spirituels ni charnels. Ils sont modernes. Un vers d'Homère, un vers de Sophocle ; un vers de Corneille, un vers de Racine; un vers de Ronsard; un \ers de Vigny, un vers de Hugo ; et pourquoi ne pas le dire un vers de Lamartine, un vers de Musset sont devant eux comme des accusés. Ils les établissent. Comme on établit un

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�� � ŒUVRES P OS T H U M E S

acte d'accusation. Moi aussi j'étais capable de saisir une lueur lointaine sur la mer inlabourable. Et dans une profonde forêt cette lampe perdue qui est quel- quefois la lampe dans la maison de l'ogre. Moi aussi je saurais voir un mot sur une cime, et les éclairements profonds d'une situation. Mais c'est ce qu'ils ne veulent pas, c'est précisément ce que l'on m'a retiré. C'est ce qu'ils ne veulent à aucun prix. Rembrandt même et Beethoven seraient accusés devant eux si par un phé- nomène fort extraordinaire, et partiellement inexpli- cable, et qui est peut-être fortuit, c'est-à-dire, je veux plutôt dire qui est de l'ordre de l'événement pur, les historiens de la plastique et les historiens de la musique n'avaient en grande, en très grande partie échappé à toute contamination moderne. C'est encore une autre question, dit-elle, étroitement connexe à toute cette centrale question dans les profondeurs, dans les diffi- cultés de laquelle nous nous sommes laissé entraîner aujourd'hui. Comme il est dommage, dit-elle, que la journée soit aussi avancée. Nous aurons d'autres jour- nées, peut-être. Mais déjà je prévois que vous ne les mettrez plus sous l'invocation de mon nom. D'autres invocations vous attendent. D'autres invocations vous sont entrées plus avant dans le cœur. Vous m'admet- trez encore dans votre compagnie. Peut-être en souve- nir des anciens. Vous m'écouterez avec déférence. Vous me donnerez, vous me laisserez quelquefois la parole. Vous au moins vous êtes bien élevé. Vous m'é- couterez, vous m'entendrez peut-être comme témoin.

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�� � G L I

Vous me citerez peut-être comme témoin, puisqu'il paraît que Ton ne veut, voir que des procès là-dedans. C'est peut-être moi qui parlerai le plus longtemps. Mais ce n'est pas moi qui parlerai dans les plus grandes pro- fondeurs et de qui jaillira la plus grave confidence. Une autre présidera, sans même avoir l'air de présider. Car il suffit qu'elle paraisse pour que je m'évanouisse comme un vain fantôme. Une autre invocation, une invocation à une autre présidera sur vos autres jour- nées. Une autre patronne sera votre éponyme. Une expé- rience de vingt siècles m'a montré qu'une fois que la dent de chrétienté a mordu dans un cœur, elle ne lâche jamais le morceau. Parlerai-je jamais plus à votre âme païenne. C'est une dent comme un croc de hallebarde de qui la morsure est irréversible. La dent peut entrer, elle ne peut pas sortir. La morsure est toute acérée du dehors vers le dedans. Toute incurvée du dehors vers le dedans, mais du dedans vers le dehors elle se retrous- serait, les plaies, les lèvres de la morsure se retrous- seraient. C'est une flèche barbelée, que l'on ne peut retirer, et saint Sébastien est le patron de tout le monde, excepté de d'Annunzio. C'est une morsure qui ne se remonte pas. Vous êtes souvent, vous êtes presque tou- jours infidèles à Dieu. Mais Dieu ne vous est pas infi- dèle. Et la dent et l'infusion de la grâce ne vous est pas infidèle. Ceux que Dieu veut avoir, il les a. Ceux que la grâce veut avoir, elle les a. Servus fugitivus Dei. A quo fugitivum suum non repetit Deus? L'homme peut oublier Dieu. Dieu n'oublie pas l'homme. La grâce de

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�� � ŒUVRES POSTHUMES Dieu n'oublie pas l'homme. Nos anciens dieux ne savaient pas mordre. Malgré tout ce qu'on en a dit. Mais vous avez touché le Dieu qui mord, vous avez touché le Dieu qui sait mordre. Notre Aphrodite n'était qu'une enfant, en comparaison de celle-ci. Nos anciens dieux ne dévoraient pas. Mais vous avez touché le Dieu qui ne lâche pas. Vous avez touché le Dieu qui dévore.

Je ne parle pas de votre foi, dit-elle, ni de votre espérance. Mais qui fut jamais fondu comme de votre grâce, dévoré comme de votre charité.

Vous m'effacerez donc, dit-elle, de vos prochaines, de vos suivantes journées. Vous me laisserez aller. Nunc dimittis. Ou plutôt je me laisserai aller moi- même. Je m'effacerai moi-même. Il suffit qu'ils appa- raissent, il suffit que je sois mise en leur présence pour que je m'évanouisse comme un fantôme léger. Car c'est eux qui sont charnels, et non pas moi. Ce sont les spirituels qui sont charnels, et non pas moi. Et Verbum caro factum est. Moi je ne suis qu'une ombre chez Hadès, une ombre au bord du tombeau parmi les innombrables ombres. Je suis l'ombre de Clio qui se presse au bord de la tombe. Je me penche au bord de la fosse. Mais la Victime ne fut point égorgée pour moi. Et ni je n'ai mangé le pain charnel, ni je n'ai bu le Sang, qui est le vin charnel. Et hahitavit in nohis. Le verbe est devenu charnel, étant devenu chair. Mais moi je ne suis pas même devenue charnelle. Ce sont les spirituels qui ont habité dans les charnels. Et moi je n'ai pas habité même dans les charnels.

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�� � Vous allez me délaisser, dit-elle. D’autres noms couronneront vos autres jours. D’autres patronnes présideront à votre propos. Je le sais, dit-elle, j’y suis habituée, dit-elle non sans mélancolie. Moi aussi je suis la servante du Seigneur. Mais je ne le sers que par mon délaissement. Per derelictionem. Je veux dire par le délaissement où l’on me laisse.

Avant de nous quitter, dit-elle, nous, c’est-à-dire non pas seulement vous et moi, mais tout le monde antique et vous, je vous demanderai seulement. Avant d’inscrire en tête de vos papiers ces grands noms qui ne vous quitteront plus.

Je veux lire en trois jours l’Iliade d’Homère,
Et pour ce, Corydon, ferme bien l’huis sur moi ; …
Je veux trois jours entiers demeurer à recoi, …

inscrivez en tête d’un papier le nom d’Homère. C’est le plus grand nom, mon enfant. Les dieux ne seraient rien, et non seulement les dieux mais les hommes, s’il ne les avait pas chantés. Je sais qu’en ce moment même et depuis plusieurs mois un heureux événement (il y en a si peu), fait que vous avez entrepris, que vous avez commencé de relire l'Iliade dans le texte grec. Mettez ce grand nom d’Homère en tête d’un papier. Et dites un peu qui nous étions. Avant d’invoquer ces grandes femmes à qui je sais bien que nous avons abandonné le monde, laissez encore une fois aller votre âme païenne, mon enfant, laissez-vous aller à votre âme CE U V R E S P O S T H U M E S

païenne, invoquez une fois celui qui invoquait les dieux. Car dedans les dieux il invoquait aussi les muses votre servante. Avant de nous quitter mon enfant prenez tout un jour encore, une grande journée. On disait une journée pour dire la journée d'une bataille. Prenez une journée pour être, pour en faire la journée d'un propos. Mettez ce grand nom d'Homère en tête de votre papier. Ecrivez-nous un Homère, essai sur la pureté antique. Nous voulons bien périr, mon ami, et quand nous ne le voudrions pas, nous péririons tout de même. Mais nous demandons au moins à périr ce que nous sommes, à périr ce que nous avons été, à être connues ce que nous avons été, à être ensevelies ce que nous avons été. Piieu n'était aussi pur que la cité antique. On peut nous reprocher ce que l'on voudra. Mieux que personne je sais ce qui nous manquait. Maison ne peut pas nous reprocher d'avoir manqué de pureté. Nous pouvons avoir manqué de tout excepté de pureté. Nous pou- vons avoir manqué de tout plutôt que de pureté. Et de piété. Rien n'est aussi pur qu'Homère. Nous finissons par être excédées, mon cher ami, de toutes les sottises que les modernes débitent sur notre compte. C'est assez de fadaises peut-être et assez de balivernes. Rien n'était aussi pur que la cité antique et le foyer antique et je dirai rien n'était aussi pieux et je dirai rien n'était aussi sacré. Nous sommes outrées de ces stupides im- puretés que les modernes nous attribuent. Si gratuite- ment. Rien n'était aussi sacré que l'hôte, rien n'était aussi pur que l'hospitalité antique. Rien n'était aussi

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�� � C L I pieux, rien n'était aussi pur que l'institution des mœurs antiques. Il faut aller plus loin: rien n'est aussi pieux, rien n'est aussi pur que la beauté antique. Il est temps de le dire, Péguy, et il faut leur expliquer cela: la beauté antique n'a pas toujours été située dans des cuisses russes. Et avant cet ancien qui se nomme Verhaeren, il y a eu cet ancien qui se nommait Homère.

Qu'Homère tout un long jour soit donc votre parrain. Vos éternelles patronnes n'en seront point jalouses. Elles savent le peu que nous sommes; et qu'elles ont pris la meilleure part. Comment celles qui demeurent seraient- elles jalouses de ceux qui sont déjà passés; comment les impérissables seraient-elles jalouses de ceux qui ont déjà péri ; comment celles qui sont en pleine vie, en plein dans la vie, éternellement vivantes porteraient-elles envie à ceux qui sont morts et dès longtemps ensevelis. Tout ce que nous demandons, c'est unjuste ensevelissement. Nous en avons assez, qu'on nous attribue toutes ces indi- gentes impuretés modernes, tant d'imbéciles, tant de dé- bilesluxures, tantde luxuresd'une si pauvre imagination. Pour un long jourgardez, retenez votre âme païenne. Comme vous avez arraché à ces stupides modernes les vivants témoignages de votre chrétienté, ainsi arrachez- leur pendant tout un jour les lambeaux sacrés de notre ensevelissement. D'une âme païenne on peut faire une âme chrétienne. Mais eux, qui ne sont rien, ni anciens ni nouveaux, ni plastiques ni musiciens, ni spirituels ni charnels, ni païens ni chrétiens, eux, ces morts vivants, qu'en ferons-nous?

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�� � ŒUVRES P S T H U M E S De Famé de la veille on peul faire l'âme du jour. Mais celui qui n'a point de veille, comment lui ferait- on un lendemain. Et celui qui n'a pas une âme de la veille, comment lui ferait-on une âme du lendemain. De l'âme du matin on peut faire le midi et le soir. Mais ces modernes qui n'avaient point d'âme ce matin, comment leur ferait-on un midi et un soir.

Ensuite vous revêtirez votre âme chrétienne. Et vous l'aurez peut-être même revêtue pendant. Vous l'aurez même certainement revêtue avant. Il y a eu sur l'anti- quité une grâce secrète, une grâce antérieure. D'une âme païenne on peut faire une âme chrétienne et sou- vent c'est peut-être d'une âme païenne que l'on fait la meilleure âme chrétienne. Il n'est pas mauvais d'avoir eu un passé. Antécédent. Il n'est pas mauvais d'être venu au monde la veille. Le jour est plus plein, qui a eu une veille. Il faut que la maison soit bâtie sur une cave. Le midi est plus mûr qui a eu son premier matin.

C'est souvent d'une âme païenne que l'on fait la meil- leure âme chrétienne. (Car il n'y a plus qu'à la faire). Il faut bien qu'il en soit ainsi, puisqu'enfin en fait, (en his- toire, dit-elle), c'est de l'âme païenne que fut faite l'âme chrétienne, et non pas, et nullement d'un zéro d'âme. C'est du monde païen que fut fait le monde chrétien, et nullement d'un zéro de monde. C'est de la cité païenne que fut faite la cité chrétienne, c'est de la cité antique que fut faite la cité de Dieu, et non pas, et nullement d'un zéro de cité. (Il ne restait plus qu'à les faire). Ces modernes manquent d'âme. Mais ils sont les premiers

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�� � G L I

qui manquent d'âme. Le monde antique ne manquait point d'âme. Il ne manquait point de son âme. Il était plein, ilétait nourri de l'âme la plus pieuse, la plus pure, il faut dire le mot, la plus sacrée. Un triple berceau tem- porel avait été préparé, (charnel, spirituel), et il faut croire que ce n'était pas de trop. Et il faut croire qu'il n'en fallait pas moins. Et il faut croire que c'était bien ainsi, puisqu'un triple berceau temporel avait été pré- paré. Et ce n'est pas à nous d'en oublier, ou d'en négliger, ou d'en mépriser, ou d'en méconnaître un seul, puis- qu'en fait un triple berceau temporel avait été préparé. Israël apporta Dieu, le sang de David, la longue lignée des prophètes. Rome apporta Rome, la voûte romaine, la légion, l'empire, le glaive, la force temporelle. Rome apporta le glaive, Israël apporta l'horreur du glaive, Couverte gladium tuum in locum suum. Rome apporta le lieu, Israël ayant apporté le temps. Rome apporta l'habitacle, Israël ayant apporté le tabernacle. Rome apporta l'habitat, le climat, les préfets, Israël ayant apporté la race et l'horreur des préfets. Mais Homère et Platon avaient apporté précisément ce que vous essaierez de dire dans votre Essai sur la pureté antique . Pour une longue journée, Péguy, vous retiendrez votre âme païenne. Ensuite elle ne s'évanouira que trop tôt. Il ne s'agit point de réhabiliter les dieux. Ils sont indéfendables. Mais le monde qui était dessous, le monde qu'ils surplombaient était peut-être, est peut- être, défendable, mérite peut-être qu'on ne le confonde point avec eux, vaut peut-être qu'on lui conserve son

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

honneur, qu'on lui maintienne son honneur propre.

Il ne s'agit pas de défendre les dieux. Ils sont indé- fendables. Non pas seulement qu'ils soient de faux dieux. Cela ne serait peut-être rien. Mais ils sont mau- vais, mais ils sont méchants, infiniment moins purs, infiniment moins pieux, il faut dire le mot infiniment moins sacrés que les hommes. (Excepté Zeus toutefois, lui seul, quand il agit comme Zeus des hôtes. Mais ce que vous aurez précisément à examiner, entre autres, ce que vous avez précisément à vous demander, c'est si la religion olympienne fut bien la religion du monde antique ou si elle n'en fut pas seulement la religion apparente, (je veux dire non pas tant celle qui parait que celle qui apparaît, qui apparaissait), la religion de surface et de couverture, la religion de dessus, et si la profonde et si la réelle religion antique ne fut point la religion des hôtes, la religion de la supplication antique. Pour aller tout de suite au fond du débat et nous rendre à la dernière extrémité, au point limite, ce que vous aurez à examiner, au point limite, ce que vous aurez à vous demander, à la pointe même de l'extré- mité du débat, c'est précisément, ce sera si nommé- ment le Zeus des hôtes est le même être que le Zeus olympien.

Littéralement si c'est le même Dieu. Mettons le même dieu.

Naturellement, dit-elle. Pour toute l'antiquité il fut le même dieu. Mais nous savons très bien aussi que ce n'est pas une raison. Ce fut historiquement le même

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�� � G L I

dieu. Mais qui sait mieux que moi que historiquement n'est pas tout.

Voilà le vrai débat, dit-elle. Ils n'étaient pas de leur monde. Leur monde n'était pas (feux.

Ce même monde pouvait ensuite ne pas s'en aperce- voir. Mais nous savons très bien que ce n'est pas une raison.

Vous m'entendez bien, dit-elle. Jésus est du même monde que le dernier des pécheurs; et le dernier des pécheurs est du même monde que Jésus. C'est une com- munion. C'est même proprement cela qui est une com- munion. Et à parler vrai ou plutôt à parler réel il n'y a point d'autre communion que d'être du même monde.

Une pleine journée encore, dit-elle, vous nous gar- derez, je ne veux pas dire, je ne peux pas dire que vous nous garderez votre âme, je veux dire que vous nous garderez votre cœur, je veux dire que vous nous garderez une sorte de commémoration, une remémo- ration pieuse. Ces dieux étaient des faux dieux, mais leur monde, je veux dire le monde qu'ils surplombaient, n'était pas un faux monde. Ils étaient méchants, ils étaientdes mauvais dieux, etmême des mauvaises bêtes. Mais leur monde, le monde qu'ils surplombaient n'était point un méchant monde, ni un mauvais monde.

Il ne s'agit point de défendre ces dieux. Il ne s'agit même point de les ensevelir dans le linceul de pourpre. Ça c'est justement du Leconte de Lisle, et peut-être du Renan. Tenez, voilà, c'est cela qui est de l'archéolo- gie, et du Leconte de Lisle, et du lotos. Il s'agit de

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�� � ne point mépriser, il s'agit de ne point méconnaître le troisième, et peut-être et assurément le deuxième berceau temporel.

Il s'agit de ne point faire porter à un monde la peine de ses dieux ; car enfin si ce n'était pas ses dieux. Il s'agit de ne pas entraîner un monde dans le déshonneur, dans un certain déshonneur de ses dieux. Avant d'avoir examiné si réellement ce sont bien ses dieux.

Pour lire Homère. Pour mieux connaître Homère. Faites comme moi, dit-elle. Prenez Homère. Faites comme il faut toujours faire. Avec les plus grands. Et surtout peut-être avec les grands. Ne vous dites pas: Il est grand. Non, ne vous dites pas cela. Ne vous dites rien. Prenez le texte. Ne vous dites pas : C'est Homère. C'est le plus grand. C'est le plus vieux. C'est le patron. C'est le père. Il est le maître de tout. Et notamment il est le maître de tout ce qu'il y a jamais eu de plus grand dans le monde, qui est le familier. Prenez le texte. Et qu'il n'y ait rien entre vous et le texte. Surtout qu'il n'y ait pas de mémoire. Permettez-moi de vous le dire et j'ai peut-être entre toutes le droit de vous le dire : Qu'il n'y ait aucune histoire entre vous et le texte. Et permettez-moi de vous dire même ceci: qu'il n'y ait entre le texte et vous en un sens aucune admiration, aucun respect. Prenez le texte. Lisez comme si ce fût un volume sorti la semaine dernière de chez Émile-Paul. Sans aucune interférence, sans aucun apprêt, sans aucune cérémonie, sans aucune intercalation, car la voilà bien la véritable interpolation. Comme si chacun de ces chants, chacune de ces rapsodies était de quinzaine en quinzaine, de semaine en semaine un cahier que vous viendriez de faire paraître. Comme si ce fût la dernière nouveauté. Je prends à dessein cette expression de librairie. Sans précaution. Sans attente. Sans émoussement. Et alors, ce qui vous sautera tout de suite aux yeux. Oui lisez comme un journal, comme une chronique, comme un fait divers, comme une histoire qui viendrait de se passer. Planement. Et alors ce qui vous frappera c'est que l'Olympe antique et le monde antique ne sont pas ajustés l'un sur l'autre, 'r i cu.o>zu.ïvo'.. &p7|poT6ç. Ils sont profondément décalés de l'un sur l'autre.

Je suis très étonnée, dit-elle, qu'on n'en ait jamais rien dit, depuis le temps qu'on en parle. Vous-même, une fois que vous y aurez pensé, vous serez supris, non pas seulement, vous serez saisi qu'on ne l'ait jamais dit. C'est peut-être qu'on ne lit jamais comme nous disons. Il y a dans Homère, et surtout peut-être dans Y Iliade, un certain ciel, et une tout autre terre ; de certains dieux, et de tout autres hommes ; un certain Olympe, et un tout autre monde antique. Les immortels et les mortels ne sont point immortels et mortels de la même mort. Les bienheureux, comme il les nomme, et les infortunés ne sont pas fortunés et infortunés de la même fortune. Le ciel et la terre, les dieux et les hommes, l'Olympe et le monde ne sont pas les mêmes, ne sont pas du même jeu, ne sont pas jointes. Il y a un décalage. Le ciel n'est pas le ciel de cette ŒUVRES PiO S T H U M E S

terre-là. C'est un autre. Les dieux ne sont pas les dieux de ces hommes-là. C'en est d'autres. L'Olympe n'est pas l'Olympe de ce monde-là. C'en est un autre. On s'est trompé. Ils ne sont pas ajustés. Il y a eu un glis- sement. Quelque interférence. Il y a une faille. Ce n'est pas le même terrain en dessus et en dessous. Le ciel et la terre, les dieux et les hommes, les immortels et les mortels, les bienheureux et les infortunés ne sont pas les uns des autres. L'Olympe et le monde ne sont pas l'un de l'autre. On s'est fourni ailleurs. L'Olympe ne domine pas le monde en couronnement d'une hiérar- chie ; sacrée ; il surplombe seulement le monde. Le monde ne le connaît que dans la mesure où il le subit, où il en est écrasé. Il ne le connaît que parce qu'il le subit. Il ne le connaît, il ne le retrouve jamais que pour le subir. Il n'en connaît, parce qu'il en subit, que d'innombrables et d'incroyables sévices, les persécu- tions, les elFets des persécutions les plus éhontées, des ressentiments les plus opiniâtres, les jeux les plus cruels, les plus sanglants caprices. Un manque d'honneur qui n'a d'égal que le respect même et la grandeur de l'homme chez les hommes. Une fourberie, une petitesse, une aigreur, une méchanceté, une félonie, un parjure constant, un manque à la parole donnée qui n'a d'égal que l'honneur et la fraîcheur et la nouveauté et la pu- reté et sinon toujours la droiture, au moins en principe le respect de la parole donnée chez les hommes.

L'Olympe n'est jamais là, on ne le trouve jamais que pour être subi.

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�� � C L I

Une duplicité près de qui Ulysse même est toute droiture.

De sorte que ce qu'il y a de plus grand dans toute l'antiquité, notamment dans Homère, ce sont les héros. Non point seulement au sens large les héros humains, les hommes héros, mais au sens propre les demi-dieux.

Et les héros nés d'un homme et d'une déesse ont peut- être encore quelque chose de plus grand, de plus grave, que les héros nés d'un dieu et d'une femme). Non point que ce soit leur demi -sang de dieux qui les avan- tage. Mais au contraire si l'on peut dire c'est leur demi-sang d'hommes qui les avantage comme dieux. Ils en retirent cette profondeur, cette gravité, cette connaissance du destin, cette usagère expérience du sort. De leur demi-sang d'hommes ils tirent tout ce qui est la vertu de l'homme dans le monde antique. Et comme leur demi-sang de Dieux ne consiste pas à en faire des moitiés de Dieux, (ils n'en tirent notamment aucune immortalité), comme leurdemi-sang de Dieux ne leur permet que de promouvoir pour ainsi dire la vertu humaineantiqueàun degré supérieur, (Superi, les dieux d'en haut , de ce redoublement, littéralement de cette

ré) duplication, (ils sont des doubles hommes beaucoup plus que des demi-dieux), de cette toute particulière exaltation il suit qu'ils sont en effet les plus beaux exemplaires de l'homme antique dans le monde antique. Ils sont des hommes agrandis, doublés, exaltés. Ils ne sont nullement des dieux diminués, dédoublés. Heu- reusement pour eux, heureusement pour nous ; heureu-

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�� � CE U V R E S POSTHUMES

sèment pour les hommes, heureusement pour le monde antique. Heureusement pour les dieux mêmes, dont tout le sang ainsi n'est point contaminé. Leur demi- sang de dieux ne leur confère par exemple aucune immortalité ni en somme aucune divinité. C'est pour cela qu'ils sont si grands. Ils partagent le sort de l'homme, la mort de l'homme. C'est ce qui les fait grands. Tout ce qu'ils ont, c'est qu'ils ont un père, (une mère), et par suite un patron plus haut placé. Et encore ces pères, ces patrons, (notamment Zeus), (un peu moins ces mères), sont souvent bien inattentifs. Eux-mêmes les héros ils ne sont nullement contaminés de leur demi-fortune, ils n'ont reçu aucune contami- nation de leur demi-sang. C'est pour cela que de tout ce que nous avons ils sont demeurés les plus parfaits exemplaires de l'héroïsme antique.

Vous m'entendez très bien, dit-elle. Jésus est du der- nier des pécheurs et le dernier des pécheurs est de Jésus. C'est le même monde. Eux, leurs dieux ne sont pas d'eux, et ils ne sont pas de leurs dieux.

Croyez-moi, lisez Homère comme je vous l'ai dit. Vous serez surpris. Vous y verrez, à votre grand éton- nement, que pour les Grecs eux-mêmes, et déjà, très certainement peut-être sans qu'ils s'en soient aperçus, sans qu'ils s'en soient même doutés, l'Olympe était déjà une mythologie.

Vous m'entendez très bien, dit-elle. Jésus n'est jamais un être de mythologie. Pour les chrétiens il est le Fils de Dieu fait homme. Pour les infidèles il est,

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�� � C L I enfin mettons qu'il est un homme. Mais ni dans l'un ni dans l'autre cas, ni pour les uns ni pour les autres il n'est jamais un être de mythologie. Pour les Grecs ils semble bien, dès Homère, et à plus forte raison dès les tra- giques, (et quand je parle des tragiques je ne parle que d'Eschyle et de Sophocle, je ne parle naturelle- ment pas de ce méprisable Euripide), il semble bien que l'Olympe, que les dieux sont déjà des êtres de mythologie. Non pas qu'ils n'y croient. Mais ils y croient d'une foi qui n'est pour ainsi dire que mytho- logique elle-même. Ils y croient surtout d'une foi de terreur et pour les coups qu'ils en reçoivent et pour ceux qu'ils en attendent incessamment.

Allons plus au fond, lisez tranquillement Homère. (Et peut-être encore plus les tragiques). Il est impos- sible de ne pas être très frappé d'un certain mépris très particulier qu'il y y a pour les dieux. Ce mépris est mêlé d'envie, c'est entendu ; et il est peut-être même à base d'envie. (Et encore). Oui l'homme envie aux dieux leur éternelle jeunesse, leur éternelle beauté; leur force illimitée, leur instantanée vitesse ; leur éternelle bataille, leur éternel festin, leur éternel amour. Mais il devient très vite évident que cette envie même est comme noyée dans un certain mépris propre. Mépris peut-être inconscient, mépris d'autant plus redoutable, et d'autant plus définitif. Et d'autant plus significatif. Et d'autant plus lui-même sans appel. Mépris de quoi? Mais précisément de ceci : que les dieux sont éternel- lement jeunes et éternellement beaux ; presque univer-

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�� � OE U V R E S PUS T H U M E S

sellement puissants, instantanément vites ; mépris de ce qu'ils livrent une bataille éternelle, un éternel fes- tin, et les batailles d'un éternel amour. Sourd mépris, au fond, pour tous les dieux, d'autant plus redoutable, dans les trafiques et peut-être au moins autant dans Homère, (excepté par exemple dans Aniigone Zeus comme auteur et source des lois non écrites. xMais préci- sément c'est ici le même Zeus que le Zeus des hôles, c'est le Zeus de l'hôte, du foyer, de la maison, de la cité, et la question est précisément toujours la mêmede savoir si ce Zeus à'Antigone, des lois non écrites, de l'hôte, du foyer, de la maison, de la cité, si ce Zeus des hôtes est bien le même Zeus que le Zeus Olympien, s'il n'en est pas un tout autre, s'il n'est pas un tout autre dieu, un tout aulre Zeus, un tout autre être. Car enfin s'il était lemème,quiauraitautantque lui transgressé ses propres lois, écrites et non écrites, qui aurait autant que lui porté atteinte à l'hôte, au foyer, à la maison, à la cité, qui autant que lui aurait porté atteinte à cette hospitalité même dont par ailleurs il était le patron. Qui autant que lui aurait porté atteinte à l'honneur de ce foyer dont par ailleurs il était le gardien. Qui autant que lui aurait violé la foi. Il faut bien que ce soit un tout autre être, dit-elle. L'un n'est qu'un Olympien, comme les autres, le premier des Olympiens sans doute, mais enfin un Olympien tout de même, le prince des dieux. Il y aura lieu d'examiner, dit-elle, s'il n'y en a pas un tout autre, si dans tout le monde grec ne circule pas un tout autre être, qui au fond perpétuellement invoqué ne serait

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�� � pas réellement en quelque sorte le prince des hommes).

Mépris de quoi ? Mépris au fond de ce que les dieux ne sont point périssables et qu’ainsi ils ne sont point revêtus de la plus grande, de la plus poignante grandeur. Qui est précisément d’être périssables. Mépris de ce que les dieux ne sont point passagers. Mépris de ce qu’ils ne sont point viagers. Mépris de ce qu’ils ne sont point transitoires. Mépris précisément de ce qu’ils demeurent et de ce qu’ils ne passent point. Mépris de ce qu’ils recommencent tout le temps et non point comme l’homme, qui ne passe qu’une fois. Mépris de ce qu’ils ne sont point comme l’homme, profondément, essentiellement irréversible. Mépris de ce qu’ils ont du temps devant eux. (Et ainsi de ce qu’ils n’en ont point derrière). Mépris de ce qu’ils ne sont point précaires, et temporaires. Mépris enfin de ce qu’ils ne présentent point cette grandeur unique que confère à l’homme d’être incessamment exposé.

Mépris de ce qu’ils n’ont point la triple grandeur de l’homme, la mort, la misère, le risque. ^Le propre du christianisme n’étant point d’avoir inventé, de nihilo, les trois misères, (les trois grandeurs), la mort, la misère, le risque, mais de leur avoir trouvé leur destination véritable et d’y avoir ajouté la maladie, cette moitié de l’homme moderne).

Et aux quatre d’avoir assigné toute leur véritable grandeur, d’avoir donné toute leur amplitude.

Mépris de ce qu’ils n’ont point revêtu cette triple grandeur que l’homme a reçue, que l’homme a revêtue, ŒUVRES POSTHUMES

qui a été conférée à l'homme. D'être un être qui passe et qui ne revient jamais deux fois sur la même route, (jui ne remet jamais ses pas dans les traces de ses pas. Notamment et ainsi et à la limite de ceci d'être un être qui meurt. (Ceci entre autres, ceci au bout ne se fait qu'une fois). (La mort, cette grande irréversible). De ne pas avoir tout le temps à sa disposition. Mais de n'avoir qu'un temps, chacun un, une fois et dans un seul sens. De risquer enfin, ce qui est la suprême, ce qui est la plus grande grandeur. De risquer précisément la mort, la misère, le risque. De risquer perpétuelle- ment dans la bataille, dans le festin, dans la guerre de l'amour.

Il est vite évident que dans Homère la grandeur des dieux est grande, (non pas infinie), (non pas non plus éternelle en un certain sens), en quantité, et peut-être même en qualité, mais qu'elle n'est pas grande pro- fondément en substance et en essence même. C'est une sorte de grandeur humaine transposée, (détournée), moins précisément ce qui fait la grandeur humaine, ce qui est le propre de la grandeur humaine.

Leur Olympe n'est donc point lié à leur monde, il n'est point un couronnement nourri de leur monde, du même monde, il n'est point ce que le roi de France était dans le royaume de France, et même ce qu'Ulysse était dans son royaume et dans sa maison d'Ithaque. 11 est pour ainsi dire juxtaposé dans le sens vertical. Il est superposé.

Un mépris latent pour les dieux, ignoré peut-être.

•2c.<;

�� � G L I inconnu peut-être, d'autant plus sûr de soi, d'autant plus irrévocable.

Un air de dire constamment, (et souvent ils le disent en propres termes) : Ils ont bien de la chance, d'être comme ci, d'être comme ça; de faire ceci, de faire cela ; d'avoir ceci, d'avoir cela. Et tout là dedans un sourd mépris. Exactement le ton dont, dans le monde moderne, les ouvriers parlent des bourgeois. Ils vou- draient certainement bien être à leur place. Ils ne demandent, ils ne cherchent certainement qu'à devenir des bourgeois. Mais tout là dedans un sourd mépris, (peut-être même pour eux-mêmes). (Certainement pour eux-mêmes). (Parce qu'ils convoitent d'être comme ces méprisables). (De devenir de ces méprisables).

Allons jusqu'au fond d'une pensée que peut-être ils n'eussent point avouée eux-mêmes : un latent, un sourd mépris pour les dieux parce qu'ils sont assurés de ne pas pouvoir devenir aussi grands qu Œdipe. Il est fort notable que dans le fond de la pensée antique Œdipe est certainement le plus grand personnage du monde. C'est lui qui a effectué, l'ayant subie, la plus grande opération du monde. La plus grande mise en œuvre. Car étant parti du faîte, qui est d'être roi de Thèbes, il a effectué la plus grande ascension spirituelle, qui est d'être descendu, par le plus âpre des chemins, d'être devenu le plus mendiant, le plus misérable, le plus errant des aveugles.

Mourir, dans Homère, c'est emplir sa destinée de mortel, ou c'est emplir la destinée d'un mortel. Si lu

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�� � (JE IVRES POSTHUMES mourais, dit Agamemnon à Ménélas, IV, 170; (quand Ménélas a reçu traîtreusement une flèche, en pleine trêve sacrée (jurée pour le combat singulier de Ménélas et de Paris) de la main de cet imbécile de Pandare, (imbécile, àcppwv, dit Homère). Heureusement la flèche L'a miraculeusement frappé à la croisée de son baudrier, de sa ceinture et de son bandeau. Ou enfin elle a été amortie par son baudrier, (toujours Malbrou), et en dessous par sa ceinture et son bandeau , Si tu meurs, dit Agamemnon à Ménélas, et que tu emplisses le des- tin de ta vie. Mourir, dans Homère, dans les tragiques, c'est accomplir le destin de sa vie. C'est en un certain sens et en somme se parfaire. C'est toujours tout de même un emplissement, un accomplissement, et le résultat en est tout de même une sorte de plénitude. C'est notamment de cet emplissement. de cet accom- plissement, de cette plénitude que les dieux manquent.

Les dieux manquent de ce couronnement qu'est enfin la mort. Et de cette consécration. Ils manquent de celte consécration qu'est la misère. (Notamment la misère de l'hôte, la misère du suppliant, la misère de l'errant et de l'aveugle, la misère d'Homère, la misère d'OEdipe,. Ils manquent de cette consécration qu'est le risque.

Car ils ne risquent même rien de tout cela. Ils sont assurés de ne pas risquer la mort, de ne pas risquer la misère, de ne pas risquer le risque même.

Ils n'ont même pas cette chance, de pouvoir risquer, de pouvoir espérer risquer la mort, risquer la misère,

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risquer le risque même. Ils sont assurés de ne jamais pouvoir prétendre à cette triple grandeur.

Au fond, pour Homère, pour les tragiques, pour tout le monde antique ils ne sont pas finis. Ils manquent d'un emplissement, du seul accomplissement, de la seule plénitude. Ils ont un destin qui ne s'emplit pas.

En somme pour le monde antique, (disait-elle), pour tout le monde antique et jusque dans Platon en un certain sens, et qu'ils se le soient avoués ou non, ou plus ou moins, les dieux ne sont pas pleins, et l'homme est plein.

Et moi l'histoire, dit-elle, parce que je suis tout de même une Muse et l'aînée des Muses et la fille de Zeus, et du Zeus olympien, c'est peut-être pour cela que mon sort aussi n'est jamais plein. L'homme qui fait sa prière est plein. L'homme qui reçoit un sacrement est plein. L'homme qui meurt est plein. Il est plein d'une vie et même d'une éternité. Mais l'homme qui se remé- more n'est jamais plein. Et moi je suis celle qui ne fait jamais que se remémorer.

L'homme qui se remémore, l'homme qui se rappelle, l'homme qui appelle, (c'est tout un), restera toujours sur sa faim. Et moi, qui ne fais jamais que tout cela, je ne serai jamais rassasiée.

Il me manque, dit-elle, naturellement, mais il manque aux dieux hommes ce qu'il y a peut-être de plus grand dans le monde; et de plus beau ; et de plus grand et de plus beau dans Homère : d'être tranché dans sa fleur; de périr inachevé ; de mourir jeune dans

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�� � ŒUVRES POSTHUMES un combat militaire. Le sort d'Achille. Et non pas seulement même un sort éminent, un sort d'élection. Non pas seulement même un sort unique. Non pas seulement le sort d'Achille, mais le sort du deuxième l'atrocle. Non pas même seulement cela. Le sort de milliers d'autres, Troyens dompteurs de chevaux, Achéens aux belles jambières ; le sort d'innombrables mortels ; le sort de tous ces jeunes gens ; entre tant d'autres le sort de ce malheureux Simoïsios.

Si tu meurs, avait dit Agamemnon à Ménélas, ou plutôt Si lu mourais et que lu remplisses le destin de ta vie. Combien est beau dans Homère le détachement du fruit prématuré ; le sort précoce ; l'arrachement de celui qui ne remplit pas le destin de sa vie. IV 473,

nous ne parlons jamais que de l'Iliade, dit-elle), Là,

(ou alors). Alors Ajax Télamonien frappa le fils d'Anlhémion, jeune homme florissant, Simoïsios ; qu autrefois sa mère, descendant de Vida, au long des bords du Simoïs enfanta, alors qu'elle suivait ses parents pour voir les brebis ; c'est pour cela qu'on Vappelait Simoïsios ; et à ses chers parents il ne ren- dit pas ses soins de nourriture, mais un âge diminué lui échut, (à lui) dompté par la lance du magnanime Ajax. MtvovôàStoç a'uov, un âge bref, un temps diminué, voilà précisément, dit-elle, ce qui manque à la gran- deur des dieux. Périr inachevés dans un combat mili- taire. Et ne pas rendre à leurs chers parents leurs soins de nourriture. Voilà ce qui manque aux dieux. Ils man- quent de manquer. Et non pas même périr jeunes,

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�� � G L I

mais courir seulement le risque de périr jeunes. Et moi évidemment je ne pouvais pas mourir jeune sur un champ de bataille. Mais il est d'autres morts, même pour une femme. Antigone a plus fait dans le soir de sa mort que moi je ne ferai jamais dans les innom- brables soirs. Antigone, la jeune Antigone en une seule journée a empli son destin. Et moi dans mes innom- brables jours je n'emplirai jamais rien, ni mon sort n un autre ni le tonneau des Danaïdes, parce que je n'ai ni sort ni fortune, dit-elle, parce que je n'ai rien et pas même un tonneau crevé.

En un jour le sort d'Antigone était fait un sort plein. Pour tout le temps, pour une éternité et peut-être pour l'autre. Et moi jamais mon sort ne sera fait un sort plein ; parce ce que je n'ai pas même de sort.

��Elle allait, elle allait, comme un vieil homme qui parle de son jeune temps, comme une pauvre créature qui parle de sa jeunesse. De tumultueuses remémora- tions se pressaient sur ses lèvres. Le soir tombait; (la lutte était ardente et noire). (Il avait l'offensive, et presque la victoire). Elle s'en aperçut, non pas sou- dain, mais par une sorte de reconnaissance sourde qui

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�� � ŒUVRES POSTHUMES montait, qui la gagnait progressivement ; et que le soir tombait, et qu'elle parlait toujours. Elle en eut une sorte de pudeur. N'ayez point peur, dit-elle, que je vous entame votre Homère. C'est un fleuve inépui- sable ; et plus on en prend, plus il en reste.

��Nous étions comme deux amis qui ont passé une longue journée. Toute la journée ils ont fait semblant de se faire la plus grave confidence. Mais l'aveu n'éclate qu'un peu après qu'ils ont commencé pour par- tir de se serrer la main. — Vous le voyez, dit-elle. Le soleil s'est couché dans le fleuve Océan. Depuis le temps que nous parlons du vieillissement, pendant tout ce temps que nous parlions du vieillissement me voici plus vieille d'un jour, et vous mortel vous voici plus vieux de toute une de vos quelques misérables années. Me voici plus vieille d'un propos ; et vous voici plus vieux d'un énorme et peut-être de deux volumes; et vous voici à la tête d'un énorme et peut-être de deux volumes. C'est toujours ainsi, dit-elle. Au matin de notre jour je ne dis pas que nous nous sommes égarés, mais enfin nous avons pris les longs chemins. Et le vieillissement du soir tombe toujours trop tôt. Nous nous quitterons sur des mots, dit-elle. C'est plus court. Et c'est plus mélancolique, parce que c'est gai. Et rien n'est aussi profond que l'incision d'un mot.

Le premier mot, dit-elle, est un mot admirable de

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�� � CLIO Courbet. Pas l'amiral, (qui fut un admirable homme de guerre), le peintre. Enfin oui celui d'Ornans, l'enterre- ment, la Commune, la colonne. Vous tenez ce mot de Vuillaume, qui vous le dit hier à déjeuner. Il ne faut pas le laisser refroidir à demain. Vuillaume avait bien raison d'y voir un très grand mot. C'est un mot qui porte sur tout.

Courbet donc était déjà célèbre, un jeune homme vint le voir, un jeune homme qui faisait aussi de la peinture. Il lui montra ce qu'il avait fait. — C'est bien, disait Courbet, c'est bien.

Les maîtres trouvent toujours que c'est hien, ce que l'on fait. (Il n'y a qu'un maître, en peinture, qui dise la vérité, et ce n'est pas Courbet). Le maître regarde. Mais ce qu'il se demande, ce n'est pas si ce qu'on lui apporte est bon, si ce morceau qu'on lui montre c'est bon. Le maître regarde en dedans et se demande anxieusement si ce qu'il a en train, lui le maître, si ce morceau qu'il veut faire aujourd'hui, lui le maître, sera bon. Et plus le maître est vieux et plus le maître est grand, plus il a derrière lui de chefs d'oeuvres accu- mulés, plus il se demande avec anxiété si ce n'est pas aujourd'hui qu'il fera faillite. Ce matin même. Tout à l'heure.

La cérémonie faite, l'autre rempliait ses papiers. Le vieux Courbet lui disait par politesse, (quand je dis vieux, dit-elle, il n'avait toujours pas plus de cinquante- huit ans, puisque c'est à cinquante-huit ans que l'on dit qu'il est mort), le vieux lui demandait, comme on

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�� � OEU VRES POSTHUMES

demande toujours : Eh bien, qu'est-ce que vous allez faire à présent ? L'autre lui répondit, comme on répond toujours : Eh bien j'ai un peu d'argent devant moi. J'ai fait des économies. J'ai un peu de temps. Je vais aller en Orient.

A ce mot d'Orient le vieux peintre se réveilla tout d'un coup, on ne sait pas pourquoi. C'était une brute, vous le savez, un homme sans aucune culture, il ne savait rien de rien, (on dit seulement qu'il savait peindre). A ce mot d'Orient tout à coup il se réveilla, il redevint présent. Il était là, lui Courbet, oubliant, la politesse, oubliant l'indifférence ; il vit ce petit jeune homme ; il ouvrit un œil tout rond, un œil de peintre, etde son gros accent franc-comtois : Ah ! (dit-il comme revenant de très loin). Ah vous allez dans les Orients. (Il disait les Orients, il était tout peuple, il disait les Orients comme on disait les fies, les Indes ; il parlait comme dans Manon Lescaut; et il avait tellement rai- son de dire les Orients). — Ah, vous allez dans les Orients, dit-il. Vous n'avez donc pas de pays.

Il faut entendre ce mot, dit-elle, comme il a été dit. Nullement comme un mot. Il en était à cent lieues. Nullement pour avoir de la portée. Encore moins pour faire de l'effet. Il faut le prendre comme un mot inno- cent, dit-elle, et c'est ce qui lui donne une portée incal- culable.

Nous tous, mes enfants, dit-elle, nous modernes ; nous tous nous allons dans les Orients ; et nous tous sommes ceux qui n'ont point de pays. Et doublement

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�� � G L I

nous allons dans les Orients. Et doublement nous n'avons pas de pays. Car il n'y a pas seulement les pays locaux, il y a aussi les pays temporels. Et il y a peut- être même plus encore les pays temporels, les zones temporelles, les climats temporels. Il n'y a pas seule- ment les pays géographiques, il y a aussi les pays histo- riques. Et il y a peut-être même plus encore les pays historiques, les zones historiques, les climats histo- riques. Quand je vois ces jeunes gens partir vers les Orients de l'archéologie, je suis comme l'autre, j'ai toujours envie de leur dire, à présent : Vous navez donc pas de pays ?

C'est-à-dire vous n'avez donc pas un endroit dans le temps, (De quel endroit que tu es, disaient les anciens aux conscrits), un lieu dans le temps pour ainsi dire, un temps où vous situer, un temps où vous soyez homme, citoyen, soldat, père, électeur, contri- buable, auteur, toutes les inévitables, toutes les irré- parables, toutes les sacrées sottises.

Et moi-même dit-elle la marâtre de tant de jeunes gens, moi qui erre sans cesse, plus aveugle qu'OEdipe et plus abandonnée, dans tous les pays temporels du monde, moi entre toutes je suis celle qui n'a pas de pays.

C'est Castre qui change de zone, si j'avais un pays, pensez-vous que l'on me verrait errer dans tous les pays du monde.

Homère avait un pays, Platon avait un pays.

Corneille avait un pays, Rembrandt avait un pays, Beethoven avait un pays.

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�� � CE U V R E S POSTHUMES

Et un pays local et un pays temporel.

(Jésus avail un pays. Et il n'est point venu sur toute la terre au hasard, mais il est venu sur toute la terre partant de la Judée ; et il n'est point venu dans tout le temps et dans l'éternité au hasard, mais il est venu dans tout le temps et dans l'éternité partant d'un certain point du temps).

Moi au contraire, mais moi on me donne tous les temps tant que j'en veux ; tous les temps temporels et tous les temps locaux ; toute l'histoire et toute la géo- graphie. On sait assez que ça n'a pas d'importance. On me donne tout au hasard, parce qu'on sait bien que je ne prends jamais rien. On m'adonne tout le monde, parce qu'on sait bien que je ne saisis rien du monde. On le sait assez, que je ne suis pas dangereuse. Alors on me confie tous les pays. Mais on n'avait pas confié tous les pays à Homère et à Platon ; et on n'a pas confié tous les pays à Corneille, et à Rembrandt, et à Beethoven.

Eux ils étaient dangereux. Mais moi je suis insigni- lianle. On le sait de reste. Je ne suis qu'une petite fille. (Et à Jésus même en un certain sens on n'a pas confié tous les pays. Il était de quelque part, né en un certain temps, et on ne lui a pas donné tout le monde pêle-mêle. Et dit-elle sourdement on ne lui a pas même donné tout le monde).

Mais moi dit-elle amèrement je suis de ces per- sonnes à qui on peut tout confier, à qui on peut tout donner. Cela n'est d'aucune conséquence. Je suis de

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�� � G L 1 ces personne? devant qui on peut tout dire. Je n'ai jamais compromis personne, hélas. On sait assez que je suis une innocente. On sait assez que je peux fré- quenter tout le monde. Impunément. Pour eux. Impu- nément pour moi. On sait assez que je ne suis pas méchante. C'est le cas de dire, je n'ai jamais mangé personne. Ce sont les autres qui dévorent et qui ont dévoré.

On sait assez qu'on peut tout dire devant moi, dit- elle. Vous savez certainement ce que les entants nomment un rapporteur. Monsieur, c'est vilain d'être rapporteur. Eh bien moi, je suis un rapporteur. Ou une rapporteuse. On sait assez que je rapporte. Mais je ne rapporte pas le millionième de ce qui se passe; et le mil- lionième que je rapporte je n'y comprends rien.

En somme, dit-elle, je suis une espèce d'exposition universelle; où il y a tout : où il n'y a rien. Seule- ment les expositions universelles avaient deux avan- tages, dit-elle: le premier c'est qu'il n'y en a plus; le deuxième c'est qu'on les inaugurait au mois de mai et qu'on les bouclait au mois de novembre. Moi il y a longtemps qu'on m'a inaugurée, dit-elle, et on ne me boucle jamais. Je suis une espèce d'exposition univer- selle qui dure tout le temps. Ou si vous préférez les anciennes expositions universelles étaient comme des coupes transversales ; elles étaient des géographies, des histoires transversales. Et moi, je suis une longue expo- sition universelle longitudinale.

Mon innocence même, dit-elle, {mon innocence enfin

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�� � ŒUVRES POSTHUMES commence à me peser), est proprement cette innocence qu'il y avait dans la tumultueuse débauche enfantine des Expositions Universelles.

Troie (ou Ilion) était un pays, dit-elle. Troyes en Champagne est un pays. La venteuse Ithaque était un pays. Crète ou la Crète, Argos était un pays,

Argos Vava.it frotté du sang de la Chimère.

Athènes était un pays, dit-elle, Rome était un pays.

Jérusalem dit-elle était un pays, et la colline de Sion, et Bethléem, et Nazareth, et le pays de Judée.

Et Thèbes aux cent portes, et Thèbes aux sept portes, et le désert même était un pays.

Rouen est un pays, dit-elle, et Compiègne; Dom- remy est un pays : Orléans est un pays et le pays de Loire est un pays. '

Saint-Jean-de-Braye est un pays, dit-elle, et Combleux et Vomimbert et Boignv et Vennecy et Bou et Mardié. Et le faubourg- Bourgogne est un pays aussi, dit-elle.

Et Saint-Aignan aussi est un pays, dit-elle. La paroisse Saint-Aignan. Toute paroisse de France est un pays.

Paris est un pays et toute paroisse de Paris.

Et même tout arrondissement et tout quartier de Paris. Sainte-Geneviève est un pays. Et un beau. La rue Mouflètard est un pays. Le cinquième arrondisse- ment est un pays. Le quartier de la Sorbonne est un pays. Mais ils ont fait de telle sorte, dit-elle, que la Sor- bonne n'est pas un pays.

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�� � C L I

Et pourtant ça pouvait en faire un beau, venant de saint Louis, et, à ce que dit Hugo, de Charlemagne.

Versailles est un pays, dit-elle, et le siècle de Ver- sailles ; Paris et les vingt siècles de Paris.

Il faut toujours en revenir là, dit-elle. Je donnerais Versailles, Paris et Saint-Denis. Les tours de Notre- Dame et V clocher d'mon pays. Un pays, c'est un pays qui a un clocher :

Le clocher de Corbeil ou de Château-Thierry.

Paris est un pays, parce qu'il a un clocher, qui est les tours de Notre-Dame, et qui est presque le plus beau clocher du monde. S'il n'y avait pas Chartres. Mais la tour qu'ils ont faite sur la Sorbonne, ils n'ont pas pu (ils n'ont pas voulu, les imbéciles), en faire un clo- cher.

Être d'un lieu, et en même temps d'un autre lieu ; être d'un lieu, et si je puis dire en même lieu être d'un autre lieu, voilà toute mon ambition, dit l'histoire. Vous voyez qu'elle est simple. (Toute mon ambition géogra- phique). (Et par suite toute mon ambition historique). Être d'un temps et en même temps être d'un autre temps, voilà tout mon programme, dit-elle, vous voyez qu'il n'est pas compliqué.

En somme c'est toujours ceci : ne pas vieillir. Ne pas accepter le vieillissement. Le vieillissement est tout. Le vieillissement est dans tout. Vieillir c'est précisé- ment devenir d'un autre temps, d'une autre généra-

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�� � ŒUVRES POSTHUMES tion. Mais il faut encore bien s'entendre sur le vieillis- sement, dit-elle. On croit savoir ce que c'est et on ne le sait pas du tout.

Vieillir ce n'est point être (devenu) d'une autre génération. Ce n'est point être passé dans la territoriale et dans la réserve de la territoriale. Ce n'est point être devenu d'un autre temps. Ce n'est point être d'une deuxième génération et ne plus être de la première. Ce n'est point être d'un deuxième temps et ne plus être du premier.

Vieillir c'est passer. C'est passer d'une génération à l'autre, d'un temps à l'autre. C'est passer de cette première génération à cette deuxième, de ce premier temps à ce deuxième. C'est devenir d'une autre géné- ration, d'un autre temps; de cette première génération à cette deuxième, de ce premier temps à ce deuxième.

Vieillir ce n'est pas avoir change- d'âge ; c'est chan- ger d'âge ou plutôt c'est avoir trop persévéré dans le même âge.

C'est pour cela qu'il faut bien faire attention, dit- elle, à ce qui représente, à ce qui traduit pour nous le vieillissement, à ce qui l'exprime. Tout ce gigantesque échafaudage d'âge et de générations des Burgraves ne nous donne aucunement l'idée d'un vieillissement, de l'âge, de la vie, de cette sorte d'irrévocable, d'irréver- sible altération. Il a eu beau entasser des générations sur des générations, des bisaïeuls sur des trisaïeux, et Pélion sur Ossa, et des margraves par dessus des bur- graves, (c'est le cas de le dire), et des landgraves par

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�� � G L 1 dessus des rhingraves, et des quadrisaïeuls par dessus des petits-fils : il ne donne nulle part cet effet de perspective profonde, d'irrécubable perspective, d'un mouvement en un sens ; il ne donne nulle part cet effet de recul, et de tout ce qu'il y a de sérieux et de grave. Et de pauvre; et de mélancolique. Et d'humain.

Pourquoi? Ce n'est pas seulement parce que c'est évidemment une espèce de gageure; théâtrale, roman- tique ; et évidemment un scandale voulu. Ce n'est pas seulement parce que c'est une espèce d'énorme amuse- ment iscénique) pour lui, un décor, et par suite un parallèle, un réciproque amusement chez le spectateur. Non ce n'est pas seulement cela. Ce n'est pas seule- ment parce que c'est gigantesque et qu'on rigole, (on a bien tort dit-elle), (et même d'employer ce mot), et parce que c'est pour ainsi dire volontairement grotesque. Il y a plus que cela et le manque de l'effet ne vient pas de l'exagération seulement. Il vient de la méthode même. Si dans les Burgraves les cinq ou six ou sept générations ne donnent aucune idée de vieillissement, ce n'est pas seulement parce qu'elles sont cinq ou six ou sept, c'est parce que ces cinq ou six ou sept sont sur le même plan. Or le vieillissement est précisément une opération par laquelle on s'enfonce graduellement, par laquelle le même être s'enfonce graduellement dans le même point de perspective, dans une considération de plus en plus reculée du même âge.

Autrement dit les Burgraves, à ce point de vue, si

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�� � OEUVRES POSTHUMES je puis dire, dit-elle, sont chronologiques, chronogra- phiques : ils ne sont pas humains.

C'est pour cela, dit-elle, c'est précisément pour cela qu'ils ne donnent aucune idée de vieillissement ; le vieillissement étant l'humain même.

Et ce n'est pas seulement ce manque évident de sérieux qu'il y a dans les Burgraves ; cette intention évidente, (ce besoin), de faire plus fort que tout ; plus fort que tout le monde ; d'en empiler ; d'en mettre par dessus la tête de tout le monde. Et non plus seulement d'épater mais d'abrutir totalement le bourgeois. En un mot ce n'est pas seulement parce ce que lui-même il avait tout le temps rigolé en les faisant.

Il faut aller à la méthode même. Il faut demander le secret de ce manque total d'effet à la méthode même. Et nous touchons ici même, en ce point, dit-elle, au principe même du vieillissement. Le vieillissement est essentiellement, dit-elle, une opération de retour, et de regret. De retour en soi-même, sur soi-même, sur son âge, ou plutôt sur l'âge antécédent en ce qu'il devient son âge, l'âge actuel.

C'est aussi pour cela, dit-elle, que rien n'est aussi grand et aussi beau que le regret ; et que les plus beaux poèmes sont des poèmes de regret.

Le vieillissement est essentiellement une opération de mémoire, dit-elle. Or c'est la mémoire qui fait toute la profondeur de l'homme. (Bergson, dit-elle, et Matière et Mémoire, et YEssai sur les données immédiates de La conscience, s'il est encore permis de les citer).

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�� � C L I

En ce sens, dit-elle, rien n'est aussi contraire et aussi étranger que la mémoire à l'histoire ; et rien n'est aussi contraire et aussi étranger que l'histoire à la mé- moire. Et le vieillissement est avec la mémoire, et l'inscription est avec l'histoire.

Le vieillissement est essentiellement une opération par laquelle on manque d'histoire ; et l'inscription est essentiellement une opération par laquelle on manque de mémoire.

Que se passe-t-il en effet quand nous assistons aux Burgraves, c'est-à-dire quand nous les voyons jouer ou quand les lisant nous nous les jouons plus ou moins involontairement à nous-mêmes. Quand enfin on nous les représente ou quand nous nous les représen- tons. Pourquoi, comment l'auteur a-t-il aussi parfaite- ment obtenucerésultatcontraire, ce prodigieux manque de recul, d'être, de vieillissement. C'est qu'il a cons- tamment fait de l'histoire, au lieu de faire de la mé- moire, et fait de l'inscription, au lieu de faire du vieil- lissement.

Le vieillissement est essentiellement une opération par laquelle on manque de plan (au singulier), tout y étant reculé selon une infinité de plans réels. Qui sont les plans mêmes où l'événement s'est successivement ou plutôt continûment accompli.

Et cela est aussi vrai, dit-elle, sinon plus, d'une famille, d'une dynastie, (les Burgraves), d'une race, d'un peuple, d'une culture, (de la chrétienté), (même d'une institution), que d'un homme, d'un individu. Plus

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�� � ŒUVRES P O S T H U M E S

encore, vrai, car il y a plus matière à recul dans une famille, dans une dynastie, (dans les Burgraves, s'il avait su), dans une race, dans un peuple, dans une culture, (dans la chrétienté), (même dans une institu- tion), que dans un individu. Il y a donc deux manières de les prendre, comme il y a deux manières de prendre un homme : ou en histoire et inscription ; ou en mé- moire et vieillissement.

Cela est particulièrement sensible dans Michelet, dit- elle. Toutes ces prétendues contradictions de Michelet, dit-elle, notamment dans l'histoire du Moyen Age, viennent de là. De ce que tantôt asservi aux idées mo- dernes, aux prétendues méthodes modernes il fait du travail ; et alors il est dans l'histoire, dans l'inscrip- tion. Mais emporté soudain par un des plus grands génies qu'il y ait jamais eu dans le monde il déborde tout à coup, il fait une oeuvre, et alors il est dans la mémoire et dans le vieillissement. Alors il est libéré. Quand il suit son temps, il n'est qu'historien. Quand il suit son génie il est promu mémorialiste et chroni- queur.

Quand il dit que l'histoire est une résurrection et quand on le lui fait tant dire il suit son génie et il faut entendre que de l'histoire et de l'inscription, de l'his- toire historique lui-même il se ramène sur l'histoire mémorialiste, sur la chronique, sur la mémoire et le vieillissement.

Quand il dit Ihistoire est une résurrection et quand on le dit tant après lui on veut dire très exactement

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�� � G L I

qu'il ne faut pas passer au long du cimetière, ni au long des murs du cimetière, ni même au long des mo- numents, mais que restant situé dans la même race, et charnelle et spirituelle, et temporelle et éternelle, il s'agit d'évoquer simplement les anciens. Et de les invo- quer. Les anciens de la même race. Les anciens dans la même race. Situés à un point d'ailleurs mouvant de cette race il s'agit par un regard intérieur de remonter dans la race elle-même, de rattraper l'arriéré de la race; et on ne peut le faire que par une opération de mémoire et de vieillissement.

Il s'agit de remonter la race elle-même, comme on dit : remonter le cours d'un fleuve.

Tout est dit- elle ou inscription ou remémoration. Et rien n'est aussi contraire et étranger que l'un à l'autre.

On peut dire, dit-elle, que l'inscription et la remémo- ration sont à angle droit, dit-elle, qu'elles sont incli- nées de quatre-vingt-dix degrés de l'un sur l'autre. L'histoire est essentiellement longitudinale, la mémoire est essentiellement verticale. L'histoire consiste essen- tiellement à passer au long de l'événement. La mé- moire consiste essentiellement, étant dedans l'événe- ment, avant tout à n'en pas sortir, à y rester, et à le remonter en dedans.

La mémoire et l'histoire forment un angle droit.

L'histoire est parallèle à l'événement, la mémoire lui est centrale et axiale.

L'histoire glisse pour ainsi dire sur une rainure lon- gitudinale le long de l'événement ; l'histoire glisse paral-

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

lèle à l'événement. La mémoire est perpendiculaire. La mémoire s'enfonce et plonge et sonde dans l'événement.

L'histoire c'est ce général brillamment chamarré, légèrement impotent, qui passe en revue des troupes en grande tenue de service sur le champ de manœuvre dans quelque ville de garnison. Il passe au long des lignes. Et l'inscription c'est quelque sergent-major qui suit le capitaine, ou quelque adjudant de garnison qui suit le général, et qui met sur son calpin quand il manque une bretelle de suspension. Mais la mémoire, mais le vieillissement, dit-elle, c'est le général sur le champ de bataille, non plus passant au long des lignes, mais (perpendiculairement) en dedans de ses lignes au contraire, fixé, retranché derrière ses lignes, lançant, poussant ses lignes, qui alors sont horizontales, qui sont transversales devant lui. Et derrière un mamelon la garde était massée.

Dans la mémoire, dans la remémoration les lignes sont transverses. Comme en géologie si je puis dire normale. Elles sont horizontales ; et par suite trans- verses pour celui qui sonde et qui fouille.

En somme, dit-elle, l'histoire est toujours des grandes manœuvres, la mémoire est toujours de la guerre.

L'histoire est toujours un amateur, la mémoire, le vieillissement est toujours un professionnel.

L'histoire s'occupe de l'événement mais elle n'est jamais dedans. La mémoire, le vieillissement ne s'oc- cupe pas toujours de l'événement mais il est toujours dedans.

�� � G L I

Ce qui me fait des Burgraves, dit-elle, un exemple culminant, c'est que de tout ce que Ton a dans l'his- toire des littératures c'est certainement ce qui a le plus été fait exprès, (artificiellement), pour donner précisé- ment, pour produire cet effet de recul, de grandeur et de grandissement par le recul, d'éloignement dans le temps, dans le passé. De succession, d'héritage, d'ap- profondissement dans une race. Mais qu'est-ce que ça me fait. Je n'entre pas. Je suis au long. Les Burgraves ne sont pas un livre de mémoire. Ils ne sont pas un livre de vieillissement. Ils sont un livre d'inscription. Ils sont un livre d'histoire.

Et pourtant c'est bien un livre de vieillissement et de recul qu'il avait voulu faire.

Mais la plus grande habileté, dit-elle, ne donne juste- ment pas ce qu'il y a de grand et de profond. Et elle est même ce qui empêche de l'avoir. Or la mémoire et le vieillissement est ce qu'il y a de grand et de pro- fond.

Et la mémoire et le vieillissement est le royaume même de Dieu, qui est donné aux violents, mais qui n'est pas donné aux habiles.

Elle sourit, bien qu'elle n'en eût guère envie. Elle sourit tristement. Je ne suis guère amie du sourire, dit- elle, cp'.XoaetSr,; 'Acppoorrr,. Mais je ne puis m'empêcher de m'arrêter à cette aimable formule : Les Burgraves sont un livre d'histoire. Ce qui me plaît dans cette for- mule, dit-elle, c'est qu'au moins je suis sûre que M. Langlois n'en comprendra pas un traître mot. Mais

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

je commence à m'habituer, dit-elle, à ce que M. Lan- glois ne comprenne pas.

Qu'arrive-t-il en effet, dit-elle, avec ces Burgraves. C'est qu'eux-mêmes ils sont longitudinaux. Ils ne sont même pas comme un arbre généalogique, qui au moins a un tronc et des branches ; et des racines. Ils ne sont même pas un tableau généalogique, qui lui au moins a un sens. Et des accolades. Ils ne sont pas cette admi- rable ligne généalogique de la génération de Jésus- Christ, soit qu'on la prenne en descendant, comme dans Matthieu. Liber generatwnis Jesu Christi filii David, filii Abraham. Abraham genuit Isaac. Isaac autem genuit Jacob. Soit qu'on la prenne en remon- tant comme dans cette admirable race remontante, dans cette admirable lignée généalogique de Luc, secundum Lucam, qui de proche en proche remontante de géné- ration en génération et de génitif en génitif ne s'ar- rête point avant de s'être reposée en Adam, et en Dieu. Et ipse Jésus erat incipiens quasi annorum triginta, ut pulabatur, filius Joseph, qui fuit Heli, qui fuit Ma- that, . . . Qui fuit Henos, qui fuit Set h, qui fuit Adam, qui fait Dei.

Ni race descendante ni race remontante ces Bur- qraves ne sont nullement une race, ne nous présentent nullement un approfondissement et un recul de race. (Et pourtant ils avaient été faits si expressément pour cela). Pas même ce qu'il y a évidemment de race, il faut le reconnaître, de recul et de grandeur et d'appro- fondissement et d'éloignement de race dans ces deux

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�� � (ou quatre) vers où il faut bien voir une sorte de résumé, de raccourci de Matthieu et de Luc :

Une race y montait comme une longue chaîne ;
Un roi chantait en bas, en haut mourait un dieu.

Ces Burgraves au contraire c’est comme une liste des rois de France. Je passe au long. Qu’est-ce que ça me fait. Quand on me dit que Job, burgrave de Heppenheff, est le père de Magnus, burgrave de Wardeck, on ne me dit rien. Il pourrait aussi bien être le père de Waldeck, ça m’est égal. Tout ça c’est des noms qu’on prend (ou qu’on met) dans les manuels d’histoire (et de géographie). C’est des noms sans passé, à peine des noms d’inscription, eux-mêmes des noms sans race, sans recul, sans mémoire et sans vieillissement. C’est des noms archéologiques ; et d’une archéologie allemande : deux fois archéologiques, deux fois inconnus. Il a mis quatre générations. Que m’importe. Il pouvait en mettre dix. Il pouvait en mettre vingt. Quand on met des générations ce n’est pas la peine de s’en priver. Quand on me dit que Magnus, fils de Job, burgrave de Wardeck, est le père de Hatto, fils de Magnus, marquis de Vérone, burgrave de Noliig, je veux bien, dit-elle, je n’y vois aucun inconvénient. Pourquoi Hatto ne serait-il pas le fils de Magnus. Autant lui qu’un autre. Ça m’est égal, je ne le connais pas. Je ne lui veux pas de mal. Je ne veux pas empêcher son avancement. Et quand on me nomme la première partie l'aïeul, ŒUVRES POSTHUMES évidemment exprès encore pour donner un effet de recul et d'âge, et de mémoire et de race et de vieillis- sement, et de famille et de dynastie, vous comprenez que je ne m'y laisse pas prendre; je suis aussi forte que lui ; c'est bien le moins. Je suis toujours aussi fort que celui qui veut être fort. Ces quatre générations défilent devant moi, ou moi je défile devant elle, c'est tout un. Mais c'est toujours un défilé.

C'est un échelonnement. C'est un tableau, synop- tique. C'est un espalier, c'est un escalier, c'est une échelle. Ce sont des degrés, le long desquels l'événe- ment est prié de monter, (ou de descendre). Quand on prend des générations, on n'en saurait trop prendre. C'est une cascade, et puisque c'est Hugo c'est une cataracte. Ce n'est point une race. Et dans une pièce qui avait été faite exprès (artificiellement) pour l'em- porter sur tout le monde en donnant le maximum de cet effet d'âge et de race, en donnant tout ce que l'on pouvait donner, tout ce que l'on pouvait obtenir, dans une pièce qui devait être, qui allait être la pièce, le drame de l'âge et de la race. Lui-même l'a bien senti et dès le quatrième et dès le sixième vers il a mis de la race et des différents degrés de la race accumulés, entassés, additionnés, pour combler, pour masquer, ce manque, pour suppléer à cette race qu'évidemment il n'y a pas. C'est au quatrième et au sixième alexandrins, et il a encore en outre mis enfants au huitième. Guanhumara, s'il est permis de la nommer ainsi, fixe en effet son regard sur la porte du donjon à droite.

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�� �

Là, le père et l'aïeul, pensifs, chargés d'hivers,
De tout ce qu'ils ont fait cherchant la sombre trace,
Méditant sur leur vie ainsi que sur leur race,
Contemplent, seuls, et loin des rires triomphants,
Leurs forfaits, moins hideux encor que leurs enfants.

Quand on me dit que Hatto, fils de Magnus, marquis de Vérone, burgrave de Nollig, est le père de Gorlois, fils de Hatto (bâtard), burgrave de Sareck, on ne me dit rien, dit-elle. Je ne les connais pas. Je ne les connaîtrai jamais. Mais quand on me dit que Chérubin est mort, dans la vive attaque d'un fort où il n était point commandé, oh alors on me dit quelque chose, dit-elle. Et je sais très bien ce que l'on me dit. Un secret tressaillement m'avertit qu'en effet j'ai entendu. Quoi, notre Chérubin. Et quand je retrouve le même Figaro et la même Suzanne, et la même comtesse et le même comte Almaviva vieillis, alors on me dit quelque chose, alors on me parle, alors on me dit quelque chose du vieillissement.

Rien n'est aussi faux, dit-elle, que cette idée que l'on a, (et étant fausse, alors naturellement on l'a toujours, on la trouve partout), que les bons historiens sont ceux qui dans l'étude du passé s'abstrayent complètement de leur temps, du souci de leur temps, et que les mauvais historiens sont ceux qui portent jusque dans le passé les préoccupations et les soucis de leur temps. C'est beaucoup moins simple, mes aïeux, dit-elle, CE U V R E S POST H V M E S et c'est beaucoup moins grossier. S'ils avaient le moindre souci de leur temps, et je dirai même s'ils avaient la moindre connaissance de leur temps on ne les verrait pas devenir historiens, ils se feraient, ils seraient mémorialistes et chroniqueurs; ou ils seraient boulangers ou vignerons. S'ils avaient même aucun souci d'aucun temps, et je dirai aucune con- naissance, aucune intelligence d'aucun temps, ils ne seraient pas historiens. Ils seraient mémorialistes et chroniqueurs. Ils seraient poètes, peintres, statuaires. Ils seraient soldats, ministres, empereurs, n'importe quoi.

Maçons, peintres, tailleurs de pierre.

Fermiers. En Beauce.

Il n'y a donc pas, il ne faut donc pas dire qu'il y ;i deux classes, deux catégories d'historiens, qui seraient les bons et les mauvais ; les bons qui feraient de l'his- toire objective, et les mauvais qui feraient de l'histoire subjective. Ça, dit-elle, c'est du jargon germanique. Laissons là le jargon allemand. Ils ne font pas d'histoire objective ni d'histoire subjective, pour cette bonne rai- son que le sujet et l'objet leur sont également inconnus.

Et même interdits.

Si le sujet ou l'objet leur étaient tant soit peu con- nus, ils feraient des choses plus sérieuses, des sonnets, des stances, des virelais, des dizains. Ils feraient des œuvres.

Il ne faut pas dire qu'il y a deux classes d'historiens, qui seraient les bons et les mauvais. Il n'y a qu'une classe d'historiens, qui sont les historiens.

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�� � G L I O

Quand ils mettent du sujet dans leur histoire, ce n'est pas le sujet; et quand ils y mettent de l'objet, ce n'est pas davantage l'objet.

Il n'y a pas deux classes d'historiens, qui seraient les purs et les impurs. On ne leur a point fait la grâce, dit-elle, d'être purs ou impurs.

Si ils entendaient quelque chose à rien, dit-elle, ils ne seraient pas historiens. Allez voir si Hugo, si Napo- léon se sont mis historiens.

Il ne faut pas dire aussi que Michelet est le plus grand des historiens, dit-elle. C'est un chroniqueur et un mémorialiste. Il faut dire qu'il est un des plus grands parmi ceux qui ne sont pas historiens, parmi tout le reste, s'il est permis de parler ainsi. Il est grand au contraire entre tous parmi ceux qui ont du génie, parmi ceux qui ne sont pas historiens. Il est grand comme Corneille, comme Rembrandt et comme Bee- thoven. Il est grand précisément comme et parmi ses héros. Il est un héros, il est un de ses héros entre ses héros.

L'histoire n'est pas objective ou subjective, elle est longitudinale. Elle n'est pas pure ou impure, elle est latérale. Elle passe au long. C'est dire qu'elle passe à côté.

Etre d'un temps et en même temps d'un autre temps. Etre d'un lieu et en même temps et en même lieu d'un autre lieu, être d'une génération et en même temps d'une autre génération, plus précisément être devenue d'une génération et en même temps être restée d'une

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

autre génération, de la génération précédente, qui ne serait, dit-elle, comme le cavalier de Gérénie. Ou plu- tôt comme Agamemnon demandait imaginairement que fût (resté) le cavalier de Gérénie, comme il souhaitait irréellement, (c'est le cas de le dire), que fût resté le cavalier de Gérénie.

On a fait un proverbe, dit-elle, qui est bien le plus sot de tous. (Et Dieu sait si communément un pro- verbe est sot). On dit: Si jeunesse savait, si vieillesse pouvait. On dit ça pour faire croire que la vieillesse sait. C'est une politesse que l'on fait aux vieillards. Mais la vieillesse ne sait pas, parce qu'elle est historienne. Et c'est la jeunesse qui sait aussi, parce qu'elle peut.

Et la vieillesse ne sait pas, puisqu'elle ne peut pas.

Etre d'un temps et en même temps d'un autre temps. Etre d'un lieu et en même temps et en même lieu d'un autre lieu. Être d'une génération et en même temps d'une autre génération : précisément ce serait être dieu, dit-elle, être fait dieu. Or justement nous avons peut- être assez vu, dit-elle, quelle déchéance ce serait, dans le fond de la pensée antique même, que de devenir dieux.

Les historiens se font dieux, dit-elle, ou ils y pré- tendent. Mettons enfin qu'ils font les dieux. Quelle misère. Corneille, Rembrandt, Beethoven ne faisaient pas les dieux. C'étaient des hommes. Hugo, Napoléon étaient des hommes. (Les saints sont des hommes, dit-elle. Jésus-Christ n'était pas un homme devenu Dieu. C'était Dieu et le Fils de Dieu fait homme. Je pense que c'est le contraire, dit-elle).

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�� � Ce sont ces imbéciles et ces fous malades d’empereurs romains, dit-elle qui se sont fait faire dieux

Les historiens perlustrent le monde, comme des amateurs. Il s’agit bien de cela.

Ayant ainsi parlé, il les laissa là même, et marcha vers d’autres ; il y rencontra Nestor, harmonieux orateur des Py liens, rangeant ses compagnons, et les excitant à combattre, autour du grand Pélagon, et d’Alastor, et de Chromios, et d’Hémon le puissant, et de Bias, pasteur dépeuples. Il plaça les cavaliers d’abord avec les chevaux et les chars et les fantassins derrière...

Le principal inconvénient des fantassins, leur principale infériorité, dit-elle, c’est qu’ils ne peuvent pas fuir dans la bataille, ou plutôt de la bataille, aussi facilement qu’ils le voudraient, par exemple aussi facilement que les cavaliers et les charretiers, si je puis nommer ainsi les hommes à char. Ne vous en étonnez pas, dit-elle. Vous savez que de fuir à propos, que la fuite opportune faisait partie intégrante de la tactique antique ; et que c’en était, dans leur pensée, une partie aussi légitime que toute autre. Et une sorte de prérogative. A ce compte aussi, et dans ce sens, les dieux étaient ce qu’il y avait de mieux, puisque pourvus de chevaux et de chars particuliers, et eux-mêmes divins, ils étaient ceux qui pouvaient fuir instantanément, et de n’importe où jusque tout de suite dans l’Olympe. Ces dieux faisaient une cavalerie excellement montée. Et encore OEUVRES POSTHUMES par là ils n'étaient point engagés dans le sort de l'homme eldans le sort de la bataille. Et réciproquement le cavalier était par là même comme un peu plus près des dieux, comme un peu assimilé aux dieux, lui-même comme un peu dégagé de l'homme et de la bataille, du sort de l'homme et du sort de la bataille. Il était mobile, et là comme partout, et alors comme toujours le fantassin seul était irrévocablement engagé dans le sort de la bataille et dans le sort propre de l'homme. Le fantassin seul était proprement le rempart de la guerre. Et les fantassins derrière nombreux et vail- lants, pour être rempart de la guerre; et les mau- vais il les poussa dans le milieu, afin que même ne voulant pas chacun fit la guerre par nécessité. Et aux cavaliers d'abord il donnait des ordres; car il leur commandait d'avoir (en main, de tenir) leurs chevaux, et de ne pas faire du trouble en foule, (ou dans la foule) : (ce Nestor était la sagesse même) :

« Et que personne, se fiant à sa cavalerie, (à son art, à son talent de cavalier), et à sa virilité, ne con- voite de combattre les Troyens seul en avant des autres, et ne fasse marche en arrière; car vous serez plus faciles à détruire. Et que l'homme qui sera venu de ses chars vers d'autres chars, qu'il s'étende avec la lance, (avec la javeline, qu'il gagne du champ avec la lance) : puisqu'il est beaucoup préférable ainsi. Ainsi les anciens ravageaient villes et murs, ayant dans la poitrine cet esprit et ce cœur. »

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�� � CLIO

O: TTfÔTspo'., les anciens, les hommes d'avant, la géné- ration antérieure, Nestor excelle à rappeler et à vanter aux hommes d'aujourd'hui la génération antérieure, (c'est la sienne). C'est à ce moment qu'Agamemnon, sur la ligne de bataille, parcourant la ligne de bataille en arrive à lui et à ses fidèles Pyliens. Et c'est juste- ment sur le jeux des deux générations, la sienne et l'autre, la sienne et la nouvelle, que se porte le sou- hait mélancolique, le vœu grammaticalement irréel du roi Agamemnon :

« vieillard, si (seulement), comme il y a le cœur dans ta poitrine, ainsi tes genoux te suivaient , et qu'une force constante fût à toi ! mais la vieillesse commune (mot à mot pareille) t'use: ainsi devraient être quelque autre des hommes, mais toi être dans les plus jeunes ! »

Quand on traduit de l'Homère, dit-elle, (quand on essaie d'en traduire ; c'est si facile, et ensemble si impossible), il vaut mieux faire du Hachette que du Lemerre : vous entendez ce que parler veut dire. Seu- lement j'ai passé par dessus les trois vers où Agamem- non arrivait :

Ainsi le vieillard les excitait, depuis longtemps bien savant de guerre. Et l'ayant vu se réjouit le puissant Agamemnon, et lui ayant parlé il lui adressait ces paroles ailées :

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

Ici viennent, ce sont les paroles même de ce vœu. Voici comme y répond la sagesse même, la sagesse antique, Nestor le cavalier de Gérénie :

Et lui répondait ensuite Nestor le cavalier de Géré- nie : « Afride, certes je voudrais bien moi-même être comme quand je tuai le divin Er eu lhalion. Mais nullement les dieux nont donné aux hommes tout ensemble; si alors fêtais jeune, aujourd'hui la vieil- lesse m'atteint, (me vient, m'arrive). (M'est arrivée). Mais même ainsi je serai parmi les cavaliers, et j'or- donnerai par le conseil et par les propos : car telle est la prérogative, (mot à mot la part honorifique du butin prélevée par les chefs avant le partage), des vieillards, (ici un jeu de mots comme dit l'autre intraduisible en français). (Et encore, dit-elle, je ne suis pas bien sûre si c'est l'autre). Mais les lances les brandiront, (ici encore un jeu de mots; il faudrait dire les lanceront pour donner l'équivalent), les brandiront de plus jeunes, qui sont plus aux armes que moi, et se fient à leur force. »

Qui ne voudrait être, dit-elle, à l'âge où il tua le divin Ereuthalion ; et au temps où .ses genoux le suivaient?

Ce qui trompe, dit-elle, c'est les vieillards, (quand ils ne sont pas Nestor). On croit qu'ils sont vieux, ils font croire qu'ils sont vieux. Or ils ne sont pas vieux: ils sont historiens.

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�� � C L I

C'est L'homme de quarante ans qui est vieux. Le vieillard, lui, est historien.

Les vieillards font semblant d'être vieux. Alors on croit qu'ils sont compétents dans le vieillissement. Mais c'est l'homme de quarante ans qui est compétent dans le vieillissement.

Les vieillards prennent (frauduleusement) l'aspect d'être vieux. Pure coquetterie. Ils veulent faire croire qu'ils sont compétents dans la mémoire. Mais c'est l'homme de quarante ans qui est compétent dans la mémoire.

C'est pour ça, dit-elle, que rien n'est faux comme cette idée qu'on a (on l'a donc toujours), de demander aux vieillards des renseignements, des connaissances de quelque sorte, des références sur leur jeune temps, sur les événements de leur jeune temps. Ils se mettent tout de suite à vous raconter de l'histoire de France.

Nulle méthode n'est aussi fausse. C'est une bien mauvaise idée. Remarquez ce qui se passe quand vous demandez à un vieillard des renseignements sur son jeune temps.

Vous avez besoin de renseignements sur un temps passé, sur un âge historique. (Vous avez tort). Vous faites de l'histoire vous-même. Vous comptez, vous savez compter, vous remarquez ingénieusement, (ingé- nument), (il suffit de faire une soustraction), que cet âge, que ce temps (historique) n'est pas encore trop éloigné, (c'est la guerre, c'est la Commune ; c'est le boulangisme ; c'est l'affaire Dreyfus ; ou c'est l'une ou

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

l'autre Exposition Universelle), et qu'il y a, comme on dit, des survivants. Ce mot même de survivants devrait vous mettre en garde, dit-elle. Ils ne vivent pas, ils survivent. Vous malin, pour aller à la source, à la célèbre source, vous vous transportez chez les survi- vants, vous recueillez les témoicj nages des survivants. Or vous n'allez point du tout à la source, mon garçon, vous vous rendez toujours aux mômes canalisations historiques.

Observez ce qui se passe quand vous demandez à un veillard un ou des renseignements de son jeune âge, une référence de son jeune temps. Il se fait instanta- nément historien.

Il ne vous donne pas des nouvelles de son jeune temps ; il vous en fait un récit. A peine l'avez-vous abordé, il se raidit, il se gourme, il se fait solennel, (au moins en dedans, sous une feinte, sous une apparente bonhomie), il va lever la main et prêter le serment de justice. N'est-il point à la barre en effet et ne compa- raît-il point devant le tribunal de l'histoire.

Vous demandez à un homme ce que vous nommez un peu à tort et à travers une histoire de sa jeunesse. Mais tout homme pense aussitôt ce que Hugo a écrit une fois pour tout le monde ; et vous voyez, dit-elle, que ce n'est point par hasard que nous sommes en cette matière incessamment reconduits sur Hugo :

Ce siècle est à la barre et je suis son témoin.

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�� � C L I

C'est le dernier vers, dit-elle, de ce petit morceau liminaire qui est en tête de V Année terrible après le Prologue. Mais pour un vieillard toute année qu'il a connue est une année importante et presque une année terrible. Et sans abuser de ma force, dit-elle, comment ne pas noter, pour ce que nous disions, le vers précédent :

Morne angoisse! un fléau descend, un autre monte. N'importe. Poursuivons. Lhistoire en a besoin. Ce siècle est à la barre et je suis son témoin.

Vous abordiez un homme. Vous n'avez plus qu'un témoin. Or Dieu sait, dit-elle, que l'on ne ment jamais autant qu'en témoignage, (parce que ça devient histo- rique), et que Ton ment d'autant plus que le témoi- gnage est plus solennel.

Pour ne pas mentir en temps ordinaire, il faut être véridique une fois. Pour ne pas mentir en témoignage il faut être véridique deux fois.

Vous abordez cet homme, il se fait raide, il se fait sérieux, il finit ses phrases. Il met les verbes au parfait défini de l'indicatif. Il assure son front sur sa tête et ses paupières sur ses yeux. Il assure ses pommettes verticalement sur ses joues. Il dispose, il compose le pli de sa lèvre. Vous veniez vers un homme. Vous ne trouvez pas même un auteur. Vous trouvez un témoin. De tout ce qui ment c'est ce qui ment le plus, parce que c'est historique.

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�� � ŒUVRES POSTHUMES

Tout le monde sait qu'on ment toujours, mais qu'on ment moins quand on ne témoigne pas que quand on témoigne.

De toutes les idées que l'on peut avoir sur une afïaire, l'idée la plus saugrenue, (aussi on Fa toujours), est bien celle d'aller consulter les témoins.

Il vaudrait encore mieux aller consulter les livres. (Ce serait moins dangereux). Parce que les livres au moins on voit qu'ils sont en papier. On voit, on sait que ce (ne) sont (que) des livres. Mais ces hommes, qui sont des livres, on ne s'en méfie pas. On croit qu'ils sont des hommes.

Les livres qu'on lit, on sait que c'est des livres. Mais ces livres qui parlent, on croit que c'est des hommes.

Observez bien ce qui se passe. Vous allez trouver ce vieillard. Instantanément il n'est plus qu'historien.

Instantanément il vous récite un morceau d'histoire de France.

Instantanément il est livre, il vous récite un mor- ceau de livre.

Mais alors on les ferait aussi bien que lui, les livres.

Et non seulement cela, mais il est sévère, il est guindé, il ne vous récite pas même une histoire (de France) à lui, il n'est pas même un livre lui : il est le livre commun, il vous récite la commune histoire de France, celle sur laquelle tout le monde est d'accord. (C'est-à-dire naturellement celle qui n'a plus aucune espèce d'importance, aucune espèce de valeur). Non pas seulement parce que le vieillard craint de se faire

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des affaires, mais parce que son plus grand souci, sa survivante préoccupation est de bien montrer, (aux jeunes gens, aux générations ultérieures, à celles pré- cisément devant qui il en appelle), qu'il a fait partie d'une histoire comme il faut.

Il se fait digne, il se fait vieux, il se fait historien, (en partie peut-être pour se faire d'autant histo- rique).

Le régime démocratique, dit l'histoire, ne règne pas dans la mémoire qui est à chaque instant hiérarchisée autour ou en venant d'un point mouvant, ou en y allant. Et toujours suivant des directives. Mais cet affreux régime démocratique, dit-elle, le seul qui res- tera dans le monde moderne, le moins populaire, le moins profondément peuple qu'il y ait et que l'on ait jamais vu dans le monde, et surtout le moins républi- cain, règne sans conteste dans l'histoire, dit-elle, et c'est ce qui montre, entre tant d'autres preuves, le peu d'intérêt, le zéro d'intérêt que je présente. Je ne sais pas, dit-elle, s'il y a une certaine philosophie de toutes les années, ou à travers les années, perpétuelle en années, (cela, dit-elle, n'est point de mon ressort), une certaine philosophie (temporellement) éternelle, quae- dam perennis philosophia, qui serait forcément une certaine philosophie commune, quaedam commuais philosophia, mais il est certain qu'il se forme au jour je jour une certaine histoire et (temporellement) éter- nelle et commune, quœdam perennis ac communis his- foria, celle précisément qui ne présente aucun intérêt.

303

�� � ŒUVRES POSTHUMES Celle sur laquelle tout le monde est d'accord. Or c'est précisément celle-là, ou enfin un morceau de celle-là, que vous récitera toujours le vieillard si je puis dire interrogé. Et un vieillard que vous voulez entretenir de son jeune temps se sentira toujours interrogé.

Il y a, dit-elle, une sorte de vague et de diffus et de d'autant plus redoutable suffrage universel historique qui rend perpétuellement une vague sentence et qui par conséquent ne sera jamais récusée. Croyez bien que c'est exactement et que c'est uniquement à cette sen- tence, vague, d'autant irrécusable, certaine, arrêtée, d'autant irrévocable, que pense le vieillard que vous avez humblement consulté. Et il n'a qu'une idée ; et il n'a qu'un souci ; et il n'a qu'un honneur : qui est de se conformer d'avance aussi prudemment que possible à cette vague sentence certaine qu'il connaît fort bien d'avance, que tout médiocre connaît d'avance instinc- tivement.

Car elle est la sentence médiocre et il n'y a rien d'aussi sûr et d'aussi profond dans le monde, dit-elle, que l'instinct avec lequel les médiocres reconnaissent et saluent le médiocre ; soit les autres médiocres ; soit l'événement médiocre.

Être dans le rang, être comme tout le monde, ne pas dépasser : (ne pas se distinguer, ne pas se faire voir) : le plus cher instinct de l'homme et notamment de la prudence du vieillard. (L'instinct démocratique, si peu républicain, si contraire même à républicain). Ils ont appris depuis l'Olympe, et certainement depuis

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�� � G L I avant, que celui qui dépasse, c'est sur lui que tombent les coups.

Comment ce suffrage universel historique ne régne- rait-il pas universellement, dit-elle, s'il est vrai qu'il n'est que la traduction et le transport et le report en histoire d'un universel suffrage universel psycholo- gique où il prend sa source et son origine, s'il est vrai que pour la sensation même et dès la sensation nous sentons non pas comme nous sentons et ce que nous sentons, mais comme nous avons entendu dire que l'on sentait, comme il est entendu communément que l'on sent (communément). Comme il faut que l'on sente ; et que l'on ait senti. Comme il convient que l'on sente. Comme il est d'usage, comme il est convenable, comme il est de tradition, comme il est constant, comme il est de bon goût, comme il est de bon ton que l'on sente. Mais ici nous touchons, dit-elle, à une question que M. Bergson a réglée pour toujours.

Pourquoi voulez-vous, dit-elle, que ce vieillard fasse une exception, en votre faveur. La méritez-vous ? Vous-même faites-vous exception? N'ètes-vous pas his- torien ? N'ètes-vous pas historique? N'est-ce pas de l'histoire qu'au fond vous alliez lui demander. A votre histoire il répond par de l'histoire. A votre demande d'histoire il répond en effet par de l'histoire. Vous seriez le premier embarrassé s'il vous répondait par de la mémoire. Car alors vous seriez engagé. Et vous êtes comme lui, c'est ce que vous voulez le moins, être engagé.

305 20

�� � OEUVRES POSTHUMES C'est votre plus grande peur, d'être engagé. Pourquoi voulez-vous que ce vieillard fasse, pour vous, une remémoration. Croyez bien qu'il ne la fait jamais pour lui. lien est bien incapable. Et quand il en serait capable il en a bien trop peur. C'est ce qu'il redoute le plus, de faire une remémoration. Descendre en soi- même, c'est la plus grande terreur de l'homme. Ni lu 1 seul il ne fait jamais une remémoration. Ni avec vous il ne fera cette remémoration à deux ou à plusieurs qu'est proprement une commémoration. Pourquoi voulez-vous que ce vieillard (vous) fasse une opération de mémoire, peut-être une œuvre, c'est-à-dire pourquoi voulez-vous que demeurant en lui-même, restant placé au point mou- vant de sa durée où il est parvenu dans la vieillesse de son âge il plonge, il s'enfonce intérieurement dans sa mémoire, à travers tant d'épaisseurs d'années révolues, à travers tant de couches d'années intercalaires, irrévo- cablement ensevelies, jusqu'à atteindre ces lointaines années de sajeunesse. Et croyez-vous que ce voyage inté- rieur lui serait bien agréable, de se voir intérieurement, réellement, aujourd'hui à cette distance de sa première, de son ancienne jeunesse. Non, il aime mieux s'en savoir extérieurement, géographiquement, topographi- quement, chronologiquement, chronographiquement, historiquement à une distance qu'il croit être la même^ (que l'autre, que la distance intérieure), et qui n'est qu'une distance extérieure, géographique, topogra- phique, chronologique, chronographique, historique longitudinalement correspondante. Il aime mieux tra-

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�� � G L I vailler sur la carie, que de travailler sur le terrain. C'est moins fatigant et il se convainc que cela revient au même. Et même que cela vaut peut-être mieux. Puisque c'est plus clair, puisqu'il y est plus à l'aise. Et au besoin il dirait que c'est plus réel. Alors au lieu de s'enfoncer dans sa mémoire, il fait appel à ses souve- nirs. A une remémoration organique il préfère un retracé historique. C'est-à-dire que comme tout le monde il faut dire le mot, il aime mieux prendre le che- min de fer. L'histoire est ce long chemin de fer longi- tudinal qui passe tout au long de la côte, (mais à une certaine distance), et qui s'arrête à toutes les gares que l'on veut. Mais il ne suit point la côte elle-même, il ne coïncide point avec la côte elle-même, car sur la côte elle-même, à la côte il y a les marées, et l'homme et le poisson, et les embouchures des fleuves et ruisseaux, et la double vie de la terre et de la mer.

L'homme, dit-elle, aimera toujours mieux se mesurer que de se voir.

Le vieillard, dit-elle, ne sait pas ce que c'est que vieil- lir, (il ne le sait plus), (heureusement), il ne connait, il n'entend plus rien au vieillissement. Mais l'homme de quarante ans, qui se sent exactement sorti de sa jeu- nesse, et qui regarde en soi sa jeunesse perdue, celui-là sait ce que c'est que de vieillir et le vieillissement.

Le vieillard se promène au long de sa vie. Il regarde au long de sa vie. C'est la voie ferrée. Mais l'homme de quarante ans voit que sa jeunesse vient juste de lui échapper, et qu'il a perdu sa jeunesse ; amisit ac per-

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�� � ŒUVRES POSTHUMES didit ; et ii se demande ce qu'il a fait de sa jeunesse et il voit qu'il a perdu sa jeunesse.

Dieu fait bien ce qu'il fait, (dit-elle), (comme dit La Fontaine). Que serait-ce de l'homme si on suivait l'arithmétique et si cette affreuse mélancolie de l'homme de quarante ans devait non seulement se continuer mais s'accroître et se multiplier par dix de décade en décade. Heureusement il n'en est rien, dit-elle, et ie quarantenaire ne devient pas cinquantenaire : il devient historien.

L'homme de quarante ans, dit-elle, est dans le plein de la mélancolie de l'homme. 11 voit ce que c'est que la vie, au moment même où non seulement elle lui échappe, mais au moment où elle vient de lui échapper irrévocablement. Il voit ce que c'est que la vie au moment même qu'elle vient de lui manquer.

La vie serait insoutenable si cette mélancolie devait s'accroître à proportion. Mais voyez ce qui se passe, dit-elle. Cette mélancolie non seulement ne dure pas. non seulement ne persiste pas. Et encore plus non seu- lement elle ne s'accroît pas. Mais elle devient vite méconnaissable à elle-même et le cinquantenaire et l'homme qui a passé la quarantaine ne la reconnaît même plus. Dieu a fait à l'homme la grâce de le faire historien. Et c'est même la plus grande grâce que Dieu ait faite à l'homme et la plus grande miséricorde : que de le faire historien.

L'homme de quarante ans est chroniqueur et mémo- rialiste comme l'homme de vingt ans est poète. Mais

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�� � G L I après vingt ans l'homme n'est plus poète et après quarante ans l'homme n'est plus mémorialiste.

L'homme de quarante ans est juste assez engagé encore sinon dans sa jeunesse du moins dans la mémoire immé- diate de sa jeunesse pour y être encore, pour en être encore, pour être encore dedans. Et pour savoir qu'il n'en est plus, qu'il n'y est plus et qu'il est après et qu'il n'en sera plus jamais. Lui-même il sent qu'il va deve- nir historien et en lui-même il fait ses adieux à la mémoire et à ce qui était antérieur à l'histoire et à ce qui lui demeure intérieur. Il ne se demande plus, il sait ce que c'est, puisque c'est fini.

L'homme ensuite redevient très gai. Heureusement. La vie est déjà insoutenable quand on est « très gai ». Que serait-ce si en outre on était mélancolique. Rien n'est gai comme un historien. D'ailleurs il est constant que rien n'est gai comme un fossoyeur. Et c'est le même métier. Rien n'est gai comme le vieillard qui évoque ses souvenirs. Mais l'homme de quarante ans n'évoque pas ses souvenirs. Il invoque sa mémoire.

C'est pour cela, dit-elle, qu'il y a si peu de chroni- queurs et de mémorialistes, dignes de ce nom. Depuis Joinville combien en comptons-nous?

Il y a aussi peu de mémorialiste qu'il y a peu de poètes et pour les mêmes raisons, je veux dire pour des raisons parallèles, pour des raisons de même ordre et de même forme, de même mode, de même procédé, décalées seulement de l'une sur l'autre, d'un plan sur l'autre. L'homme qui est poète à vingt ans n'est pas

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�� � poète, il est homme ; s'il est poète après vingt ans, alors il est poète. Pareillement l'homme qui est mémorialiste à quarante ans n'est pas mémorialiste, il est homme; s'il est mémorialiste après quarante ans, alors il est mémorialiste.

Et de même que le génie du poète consiste à être poète après vingt ans, de même le génie du chroniqueur et du mémorialiste consiste à être chroniqueur et mémorialiste après quarante ans.

C'est pour cela, dit-elle, qu'il faut bien faire attention à ce que l'on dit quand on dit que le génie consiste à ne point vieillir. On ne dit pas ce que l'on veut dire. Le génie poétique consiste à ne pas vieillir en ce sens premièrement que l'on ne perd point de ses forces pour effectuer l'opération poétique, deuxièmement que l'on ne perd point de sa nouveauté pour la double opération de recevoir le monde et de rendre l'œuvre. C'est ce deuxièmement que nous avons essayé de reconnaître dans tout le commencement de ce cahier, dit-elle- Le génie mémorialiste consiste premièrement comme l'autre à ne pas vieillir en ce sens de ne pas perdre de ses forces pour l'opération de remémoration, deuxièmement au contraire à vieillir, à savoir vieillir exactement, pour ne pas devenir historien.

L'infécondité poétique vient, (provient), de vieillir dans le premièrement et dans le deuxièmement. L'infécondité mémorialiste vient de vieillir dans le premièrement et de ne pas vieillir dans le deuxièmement.

Et le génie mémorialiste, dit-elle, est au moins aussi rare que le génie poétique. Depuis les anciens combien comptons-nous de chroniqueurs et de mémorialistes. La plupart, la de beaucoup plus grande part ne sont que de faux historiens, des historiens déguisés Non pas faux comme historiens, je veux dire faux comme mémorialistes ; enfin de vrais historiens faux mémorialistes. Ils n’approfondissent point dans leur mémoire. Ils font leur histoire, l’histoire de leur temps, l’histoire de leur événement. Historia mei temporis, voilà le titre qu’ils pourraient, qu’ils devraient tous prendre.

Dans votre maison même, dit-elle, vous en avez eu, vous en avez donné un exemple particulièrement frappant. Vous avez publié ces papiers d’une famille de républicains fouriéristes. Ces dix ou onze cahiers, ou moins, ou plus, étaient bourrés des textes, des documents les plus intéressants, lettres, journal, notes, etc., toutes parties qui appartiennent intégralement à la mémoire. Qui sont de l’ordre de la mémoire, mais une partie du bénéfice était perdu, si vous me permettez de vous le dire, parce qu’on était souvent gêné par une perpétuelle référence à l’histoire. On était perpétuellement transporté, reporté du plan de la mémoire sur le plan de l’histoire, et réciproquement, déporté du plan de la mémoire sur le plan de l’histoire, ballotté d’un plan à l’autre, ou plutôt on était prié de vivre sur les deux plans à la fois. C’était extrêmement fatigant. Et pourtant nous nous rappelons tous, dit-elle, combien ces documents étaient intéressants et de premier ordre, c’est-à-dire combien ils étaient pleins de mémoire ; OEUVRES POSTHUMES

mémoire de la famille et de la race; mémoire de tout le berceau de la famille et de la terre; mémoire de ce que c'était que le tissu même de la famille et de la société française sous Louis-Philippe, sous le second Empire, sous le commencement de la troisième Répu- blique ; mémoire de tant de guerres qui de victorieuses en victorieuses préparaient ce désastre unique dont en ce moment même, dit-elle, vous commencez à vous relever. Si M. Paul Milliet, dit-elle, avait consenti à ne pas savoir d'histoire, l'intérêt de cette publication déjà si intéressante aurait été doublé. S'il avait consenti à ne savoir que de la mémoire.

Vous avez dans votre bande, dit-elle, (si je puis la nommer ainsi), un chroniqueur et un mémorialiste. Vous le savez bien. C'est Vuillaume. Celui-là est de la pure lignée de nos anciens chroniqueurs. Combien de fois n'y ai-je point pensé, dit-elle, quand après déjeu- ner vous vous promenez ensemble dans ce qui fut le Quartier Latin. Quand on lui parle de la Commune, celui-là, et de la guerre, et de l'empire, et des commen- cements de la République, il ne se met pas à vous raconter de l'histoire, celui-là. Tout pan de mur, tout pavé lui est texte et matière à remémoration. Ici Vallès venait dans ce café. Il se mettait dans ce coin- là. Use tenait comme ça. Et un certain geste des épaules, une certaine manière de porter la stature vous font voir Vallès, vous transportent devant Vallès même, non pas seulement dans le temps mais dans l'âge et dans l'événement de Vallès, vous en apprennent cent fois

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�� � G L I plus que toutes les « histoires » du monde. Vous passez devant un passage, (mettons que ce soit le passage Ghampollion). — Ici demeurait Rogeard. Il y avait là la maison Ruhmkorff. (C'était encore un Allemand qui était déjà venu en France). Vous savez, les bobines Ruhmkorff. Dans ce temps-là l'électricité n'était pas aussi commune qu'aujourd'hui. Aujourd'hui on n'y pense plus. Dans ce temps là, c'était une grande nouveauté. Et quand on demandait au père Rogeard où il demeurait : Je demeure chez le père Electrique, (disait-il). Et aussi par Vuillaume vous savez, vous, ce que c'est que les Propos de Lalnénus, et ce que ce fut que l'explosion des Propos de Labiénus. Vous revoyez la petite bro- chure verte, (ou bleu, dit-elle, ou une autre couleur, moi je ne sais plus, dit-elle, mais vous vous le savez), vous la touchez des yeux, parce que celui-là, quand on lui parle de ses vingt ans, il ne se met pas à vous réci- ter de l'histoire de France. Et vous vous allez lente- ment avec lui, vous le pressez, vous le poussez, (il n'en a pas besoin), vous le sollicitez, humble solliciteur, avide de vivre littéralement un autre temps, désormais aboli, heureux, (faut-il dire tout, presque un peu comme un amateur d'autographes, presque du même bonheur, qui est sans mesure, mais rien aussi beau qu'un vice), (et aussi bien venu), (et aussi solide et aussi bien planté), heureux d'avoir enfin trouvé dans votre vie cette rareté, un véritable, un authentique chroniqueur. — C'est ici, on ne sait pas comment ça s'est fait, qu'un fédéré, mon cher ami, a été écrasé par

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�� � ŒUVRES POSTHUMES une énorme pierre de taille. Et personne ne s'en était aperçu. On taisait dans ce temps là les travaux de la Nouvelle Sorbonne. (Vous entendez, dit-elle, la Nou- velle Sorhonne. Tenez, voilà ce qui marque les dates, ce qui coupe une génération. Quand vous dites la Nou- velle Sorbonne, à présent, les hommes de votre temps, vous voulez dire Lanson et son fidèle Rudler. Mais eux quand ils disaient la Nouvelle Sorhonne ils voulaient dire la Sorbonne de M. Nénot, comme le Nouvel Opéra était l'Opéra de Garnier. C'était cette Sorbonne aujour- d'hui presque déjà vieille et qui devient peu à peu (archi- tectoniquement inhabitable). On faisait donc, ou on se préparait à entreprendre les travaux de la Nouvelle Sorbonne. (A moins, dit-elle, que ce ne fussent ceux du Collège de France, ou quelques autres, (c'était peut-être bien tôt pour la Nouvelle Sorbonne). 11 y avait beau- coup d'énormes pierres de taille à pied d'œuvre. Ici même un fédéré s'était mis derrière une gigantesque pierre de taille, beaucoup plus haute que lui. Il tirait sur les troupes qui montaient par la rue des Ecoles, (mais y avait-il une rue des Écoles ; était-elle déjà percée ; je ne sais jamais rien, dit l'histoire. Il fau- drait que je fasse des recherches. Voilà où le chroni- queur, lui, n'hésite pas). (Il aimerait mieux se tromper, que d'hésiter). Enfin il tirait sur les troupes qui mon- taient du boulevard Saint-Michel. (Celui-là, dit-elle, je pense que je suis sûre qu'il existait). Tout à coup la pierre, qui était debout, se renversa littéralement sur lui ; comme une grande pierre tumulaire ; la lame,

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�� � C L I vous savez, la lame, dans Ronsard et toute la Pléiade.

Et tôt seront étendus sous la lame.

Comment cela se fit, je ne le saurai jamais, dit-elle. La pierre était-elle en porte à faux, dans un mauvais équilibre, dans un équilibre seulement apparent. Fut- ce d'un coup de canon. Mais tirait-on le canon. Et le tirait-on justement boulevard Saint-Michel. Toujours est-il qu'on ne s'en aperçut pas. Et ce fut longtemps après, quand on reprit les travaux, que l'on trouva sous cette pierre à plat ce squelette écrasé.

La guerre, dit-elle, la Commune, ça va bien encore. C'est assez loin. Mais prenons, dit-elle, une histoire que nous touchons presque de la main, ou que nous croyons toucher de la main, comme l'affaire Dreyfus. Enfin une histoire qui elle-même ne soit pas quarantenaire ; ou qua- dragénaire. Une histoire que l'on pourrait presque croire encore être de cette génération-ci. Plus une histoire est proche, ou pour parler exactement plus le temps et la matière d'une histoire est proche, plus cette coupure de l'histoire et de la mémoire apparaît, plus cette arête est vive ; et plus cette coupure est sensible ; et plus elle fait un cas, plus elle présente un exemple, plus elle est signi- ficative. Nous croyons, dit-elle, que nous touchons l'affaire Dreyfus delà main. Rassurons-nous, mon ami, et contristons-nous : cette main ne nous brûlera plus ; nous ne nous brûlerons plus jamais à cette main.

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�� � ŒUVRES POSTHUMES Cette affaire Dreyfus, dit-elle, est particulièrement heureuse en ceci, (heureuse, hélas), et elle est même uniquement bien choisie, la mieux choisie seule entre toutes, (et elle gardera cet avantage peut-être jusqu'à ce qu'il y ait eu une nouvelle affaire, que Dieu veuille qu'il n'y ait plus jamais), parce que c'est encore une affaire limite, parce que pour la sorte de discernement auquel nous sommes appointés, dit-elle, elle est juste sur le bord de la limite. Elle est juste à ce point, elle est juste sur ce bourrelet de la dernière dune où l'on pourrait croire que c'est encore, qu'elle est encore texte et matière à une remémoration, à la mémoire, à un mémorialiste et chroniqueur, au vieillissement. Étant la plus près, la plus sous la main, on croit qu'elle n'est point devenue historique. Rassurons-nous, mes enfants, dit-elle, et pleurons sur elle : elle est bien morte, elle ne nous divisera plus.

Entrant même dans le détail de cette affaire, dit-elle, sil en était besoin, et si nous en avions le temps, et dans le détail de la solution ou plutôt de la liquidation de cette affaire, qui ne voit que tout l'effort et que tout le travail des politiciens, (ils avaient peut-être raison, puisque de cette réconciliation est tout de même sortie cette nouvelle grandeurdela France), (que nous faisons et à laquelle nous assistons), a été de nous réconcilier sur cette affaire, c'est-à-dire de nous faire perdre pré- maturément et artificiellement le sens de cette affaire, l'intelligence, l'entendement, intérieur, le secret, litté- ralement la mémoire de cette affaire. C'est encore à

316

�� � G L I dire, en fin de compte, que tout le jeu des politiciens a été précisément et très exactement de nous transfor- mer prématurément et artificiellement en historiens : de dreyfusards, (et d'antidreyfusards), en historiens de l'affaire Drevfus ; de nous transporter prématurément et artificiellement de la position de dreyfusards, (et d'antidreyfusards), en la position d'historiens, de l'af- faire Dreyfus, et du dreyfusisme. Comme le peuple dit : faire perdre le goût du pain, littéralement ainsi ils nous ont fait perdre le goût de l'affaire Dreyfus. Vous trouveriez difficilement aujourd'hui, dit-elle, un seul homme qui vous parlerait de l'affaire Dreyfus autre- ment qu'en historien. Vous trouveriez difficilement un seul homme qui en ait (gardé) la mémoire, qui vous en parlerait en mémorialiste et en chroniqueur. Oh nous sommes bien réconciliés, dit-elle. Ce que l'on reproche précisément à M. Alfred Dreyfus, dit-elle, c'est qu'il ait pris le premier cette position d'historien. Il pouvait nous faire cette grâce de la prendre au moins le dernier.

Perdre le goût du pain, c'est mourir. Faire perdre le goùtdupain, c'est tuer. (Exactement/arrepasserlegoût du pain). Exactement en ce se sens nous ayant fait perdre, nous ayant fait passer le goût de l'affaire Dreyfus ils nous ont fait littéralement mourir à l'affaire Dreyfus, et au dreyfusisme. Restait à savoir si ce fut un bien grand dom- mage. Mais cela, dit-elle, c'est une tout autre question.

Ce que l'on reproche à l'ancien Etat-Major dreyfu- sard, la forfaiture qu'il commit, dit-elle, ce n'est pas d'avoir donné les mains à cette opération, c'est, le

317

�� � ŒUVRES POSTHUMES faisant, d'avoir proclamé le contraire. Qu'il faisait le contraire.

Quand on se réconcilie sur une affaire, dit-elle, c'est qu'on n'y entend plus rien. En ce sens il n'y a qu'une affaire, dit-elle, sur laquelle nous sommes sûrs qu'on ne se réconciliera jamais et sur laquelle nous sommes sûrs qu'il y aura une division éternelle : c'est l'affaire Jésus. Et dans le même sens c'est la seule aussi dont nous sommes sûrs que l'on ne fera jamais l'histoire. La plus grande disgrâce qui pourrait arriver au monde, et la seule peut-être qui lui sera certainement évitée, c'est, ce serait que le monde fût admis à se faire histo- rien de l'affaire Jésus ; que cette division éternelle cessât sur Jésus; que Jésus devînt matière d'histoire et d'ins- cription ; (au lieu d'être ce qu'il est essentiellement, matière de mémoire, matière de vieillissement et par suite et seulement par suite source d'un rajeunis- sement éternel) ; et qu'une réconciliation se fît sur Jésus qui fût autre que la réconciliation même du juge- ment.

Qui dit réconciliation en ce sens historien, dit-elle, dit pacification et momification.

Ce qu'on reproche à M. Dreyfus, dit-elle, ce n'est point tant de s'être réconcilié; il était homme; il devait devenir historien ; ce que l'on dit, c'est que ce n'était pas à lui à se réconcilier le premier; ce n'était pas à lui à commencer à se réconcilier.

318

�� � CLIO

Je vous défie, dit-elle, de trouver actuellement un seul homme qui parle de l'affaire Dreyfus autrement qu'en historien. Je vous défie de trouver jamais dans les siècles des siècles un seul homme qui parle de Jésus en historien.

Ils ne vous en parleront jamais qu'en chrétiens ou antichrétiens.

Ils vous en parleront toujours : en fidèles ; ou en infidèles.

��La force de Nestor elle n'est plus en Nestor, dit-elle. Elle est dans Antiloque 'Avtiâo/oç SAëÀTipov svr,paTo

OOUpî CpOCElvài

NsiîxoptO'riç -

VI. 32. El Antiloque tua. de sa lance brillante Abléros, (Antiloque) Nestoride ;

Et ainsi c'est cet Antiloque qui est devenu Nestor, ou plutôt c'est cet Antiloque que Nestor est devenu ; et parallèlement c'est cet Ablèros qui est devenu le divin Éreuthalion, ou plutôt c'est cet Ablèros que le divin Ereuthalion lui-même est devenu.

��319

�� � OEUVRES POSTHUMES

Revenons sur ce point à Hugo, dit-elle. Vous voyez, que ce n'est point par hasard que sur tant de points nous revenons toujours à Hugo. On dira ce que l'on voudra de Hugo, dit-elle, mais il est certain qu'il oilre un des plus beaux cas de longévité que Ton ait jamais vu. Je dis un des plus beaux cas de longévité, dit-elle, et non pas seulement de longévité. Car cette merveilleuse longévité qu'il développa pendant quatre- vingt-trois ans ne fut point pour lui un événement, extérieur, une fortune et un renouvellement constant de fortune, un bail de trois, six, neuf invariablement prolongé, par tacite reconduction, infatigablement renouvelé par le propriétaire. Ce fut un événement intérieur, une entreprise sagement conduite, une heu- reuse fortune, sans doute mais une heureuse fortune comprise du dedans, conduite du dedans, acheminée du dedans. En ce sens nous pouvons considérer Hugo une fois de plus comme un exemple maximum, comme un cas limite, comme un exemplaire particulièrement heureux, uniquement heureux, éminemment réussi de ce que peut être, de ce que peut donner une vie d'homme. En ce sens et pour ce que nous examinons, dit-elle, on peut dire que la vie de Hugo est émi- nemment une vie d'homme.

Poussée autant qu'on le peut dans le temps; éten- due autant que l'on peut étendre une vie d'homme dans l'étendue (temporelle).

D'autre part il était essentiellement et entre tous un

3i'o

�� � C L I homme commun et un homme du commun. On peut dire que c'est le plus gros homme du commun que l'on ait jamais vu et il faut peut-être ajouter aussitôt le plus grand homme du commun. Il offre donc cet intérêt unique, dit-elle, (si vous me permettez d'emprunter ce langage un peu de clinique et de laboratoire), qu'il offre un exemple éminent et unique mais dans l'ordre com- mun, un exemple éminent et unique d'une vie com- mune, et par suite un exemple qui peut servir à tout le monde.

Cela étant, il est constant qu'il a voulu être l'homme d'un siècle. Il a voulu dès le berceau être un homme séculaire, un homme centenaire. Et il faut voir dans le détail comment il s'y est pris.

Il ne fait aucun doute, (dit-elle) que Hugo a toujours voulu être un chêne centenaire ; et il ne fait aussi aucun doute qu'il y devait réussir. Ces choses-là se font tout le temps ; quand on veut. Mais ce que je veux dire, (dit-elle), est très difficile à expliquer. Il faut que je vous demande un crédit de quelques minutes ; et, en outre, un crédit.

D'abord ce Hugo est certainement le type de l'homme moyen, pourvu qu'il soit entendu qu'il s'agit du grand homme moyen et plus particulièrement ici du long homme moyen. Il est certainement le type de l'homme commun, pourvu qu'il soit entendu qu'il s'agit du grand homme commun et plus particulièrement ici du long homme commun. Cet homme commun, ou plus exac- tement cet homme moyen, après lequel les sociologues

321 21

�� � ŒUVRES POSTHUMES courent tant, et les anthropologues, s'il faut en croire je crois M. Halbwachs, l'homme moyen c'est Hugo, dans la catégorie du grand homme, et pour nous ici dans la catégorie du long homme.

Et c'est pour cela qu'il peut tant servir d'exemple; et précisément d'exemple commun; et d'exemple moyen.

Il est entre tous l'exemple commun et moyen du grand homme et du long homme.

Or est mais être centenaire, être séculaire ce n'est rien encore, ce n'est encore qu'un premier degré. On peut durer cent ans, mais que ces cent ans soient mal placés. On peut être séculaire, etnepasêtre l'hommed'un siècle. De 1768 à 1848 le vicomte de Chateaubriand a placé quatre-vingts années. Mais il les a placées mal, car il les a placées juste à cheval sur deux siècles. Et alors il n'est seigneur ni dans l'un ni dans l'autre. De 1749 à 1832 Goethe conduisit sensiblement la même carrière, (et il parvint exactement au même âge que Hugo). En vain. Ils peuvent être centenaires, ils peuvent être séculaires, ils peuvent être Chateaubriand, ils peu- vent être Goethe, ils ne sont pas les hommes d'un siècle. Leur portée d'arc est coupée en deux. Ils ont un appui au milieu du ventre. Plus malheureux encore les hommes qui empruntent un tiers ou un quart à un siècle (finissant), et les deux autres tiers ou les trois autres quarts à un siècle (commençant). Ce sont des ravaudeurs. Ils ne travaillent jamais que de pièces et de morceaux. Leurs carrières ne sont jamais que de manteaux d'Arlequin.

322

�� � G L I

Tout autre est la destination, tout autre est la fabri- cation de l'homme qui entend être l'homme d'un siècle. Il ne lui suffit plus d'être centenaire et séculaire ; ce ne serait qu'un premier degré ; il faut que son siècle emplisse le siècle et pour cela il faut que son siècle coïncide avec le siècle .

Ici se présente une première difficulté, car tout homme, fût-il candidat centenaire et séculaire, n'est point assuré de vivre cent ans. Mais avant d'en venir à cette première difficulté, ou plutôt à cette difficulté préliminaire avouons tout de suite qu'il y a une bien plus grosse difficulté, sur laquelle tout repose, et notam- ment sur laquelle toutes les autres difficultés reposent. Car celle-ci est une difficulté de soubassement. Et elle est bien faite pour tenter l'homme qui serait à la fois et philosophe et moraliste et historien et chroniqueur. Mais cette fois-ci aussi elle est trop grosse et nous la laisserons pour une autre fois, en admettant qu'il y ait d'autres fois. C'est la question de savoir comment il se fait qu'il y a des siècles ; et comment ces dates, ces coupures par cent qui sont évidemment purement arbi- traires, qui pour le rationaliste ne sont évidemment que des coupures arithmétiques, en réalité sont deve- nues des articulations de l'événement de l'histoire.

Ce sont là de ces questions, (dit-elle), qui prêtent à rire aux malins; et qui n'arrêtent point le rationaliste ; et qui n'existent point pour l'esprit fort. Mais elles existent pour l'homme qui se méfie, pour l'homme qui a vécu, et qui a le souci de ce qui se passe un peu

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réellement. Comment se fait-il qu'il y a des siècles; comment se fait-il que ces dates, que ces morceaux de temps, que ces coupures par cent, qui paraissent pure- ment arithmétiques, soient devenues dans la réalité les articulations mêmes de l'événement de l'histoire. Car il y a des siècles, (dit-elle), non pas seulement des siècles de comptage, de comptabilité horo-kilométrique, mais des siècles de l'événement de l'histoire. Sans remonter plus haut il y a un seizième siècle ; il y a un dix-septième siècle ; il y a un dix-huitième siècle ; il y a un dix-neuvième siècle ; et nous venons de coramen cer un vingtième siècle. On pourrait accorder, (dit- elle), en remontant, qu'il y a eu un quinzième siècle ; et un quatorzième siècle ; et un treizième siècle ; et un douzième siècle. Tous ces siècles ont des dates fort nettes, et fort définies, qui d'ailleurs ne cadrent pas juste avec les dates arithmétiques. 11 y a unelibra- tion. Le dix-septième siècle commence en 1610. Le dix- huitième siècle commence en 1715 et doit finir aux envi- ron de 1789. Le dix-neuvième siècle ne commence qu'en 1815. La Révolution et l'Empire est la plus grande et la plus merveilleuse articulation d'un siècle sur l'autre que l'on ait vu dans le monde depuis qu'il y a ce mécanisme des siècles.

C'est un de ces mystères, (dit-elle), où le savant ne s'arrête point, mais où l'homme s'arrête et se penche. Car il reconnaît que c'est un de ces mystères qui ne sont eux-mêmes qu'un cas particulier du mystère tem- porel, du mystère même de l'événement et de l'histoire.

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C'est un de ces mystères particuliers qui sont comme emboités dans le grand mystère temporel, dans le mystère du rythme et de l'écoulement et pour ainsi dire de l'événement de l'événement.

Sans aller jusqu'à croire, et peut-être, qu'il y a tou- jours une prédestination des noms, c'est-à-dire notam- ment une liaison de la fortune au nom, sans aller jusqu'à croire, et peut-être, qu'il y a des noms de vil- lages qui sont destinés à devenir les noms de batailles éternelles, et sans croire, et peut-être, qu'il y a des noms qui sont d'avance des noms de grands hommes, et surtout des noms de grandes œuvres, il est permis «l'indiquer que ce sont là des mystères du même ordre et fort apparentés ensemble, les mystères du temporel, c'est-à-dire les mystères de la fortune et de l'événement. Les personnes qui se préoccupent de savoir non pas comment c'est, non pas ce que c'est, non pas ce qui est et devient, mais d'abord et uniquement comment elles comprendraient trouveront et diront qu'il n'y a là aucun secret. Les personnes qui s'occupent unique- ment de savoir et de se demander ce qu'il y a, ce qui se passe, ce que c'est, reconnaîtront là non pas un secret seulement, non pas un point seulement d'inconnais- sance et un croisement d'inquiétude, mais toute une famille de secret, qui est la famille du secret de fortune.

Je ne voudrais point, (dit-elle), parler le langage de la philosophie. Mais pour les personnes qui s'occupent d'avoir des solutions au lieu de considérer les problèmes ; et qui commencent toujours par résoudre ; il est évident

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�� � ŒUVRES POSTHUMES que pour ces personnes il n'y a rien. Je dis rien là. (Et rien nulle part). Mais pour les personnes qui veulent vraiment savoir de quoi on parle, il est permis de dire que nulle donnée n'est peut-être autant une donnée que la donnée du secret de fortune.

Et je ne voudrais pas, (dit-elle), parler le langage de la philosophie bergsonienne, puisqu'il paraît que c'est défendu. Mais enfin j'en suis restée à YEssai sur les données immédiates de la conscience et il est presque impossible de ne pas se demander si le monde même n'a pas une durée qui ne serait que sous-tendue et enregistrée par le temps du monde ; mais concordant tout de même avec le temps du monde ; s'il n'y a pas un rythme et une vitesse propre de l'événement du monde ; et des ventres et des nœuds ; et des époques et des périodes ; et une articulation de l'événement du monde.

Ce qu'il y a de certain, (dit-elle), faites-y bien atten- tion, cherchez, regardezsimplement dans votre mémoire: mais regardez immédiatement, au sens où ce mot immédiat est précisément pris dans YEssai sur les don- nées immédiates de la conscience. Il est indéniable que tout le temps ne passe pas avec la même vitesse et selon le même rythme.

Non pas seulement le temps individuel, non pas seu- lement ce temps personnel. Cela c'est entendu depuis Bergson, et c'est précisément en cela que consiste sa découverte de la durée. Mais le temps public même, le temps de tout un peuple, le temps du monde, on est

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�� � conduit à se demander si le temps public même ne recouvre pas seulement, ne mesure pas seulement, ne sous-tend pas seulement une durée propre, une durée publique elle-même, une durée d’un peuple, une durée du monde. Et voilà ce qui ferait une sociologie, si ces gens-là étaient capables de trouver le point d’intéressement.

Regardez dans votre mémoire, (dit-elle). Non seulement votre vie propre, votre vie individuelle, votre vie personnelle, votre vie intérieure, non seulement votre vie propre intérieure et votre vie psychique est de durée et non pas seulement de temps, non seulement votre vie psychique ne s’est pas écoulée et ne s’écoule pas toujours avec la même vitesse, selon le même rythme et dans un même mouvement. (Et notamment elle s’écoule, elle se dépense pour ainsi dire plus vite, elle se détend plus vite et même beaucoup plus vite aussitôt que vous avez passé cette articulation de quarante ans). Cela c’est entendu. C’est même un fait classé. Et que les années d’enfance au contraire comptent décuple. Au moins jusqu’à dix-huit ans. Et Bergson a fait là-dessus des leçons excellentes. Mais je vais plus loin, (dit-elle). Regardez dans votre mémoire et ainsi et en elle dans la mémoire de votre peuple. Regardez comme il faut regarder dans cet ordre de regard, sans, arrière-pensée, comme c’est, sans souci de calcul et de raisonnement. Vous serez conduit à vous demander s’il n’y a pas aussi des durées des peuples et une durée du monde, car il vous semblera évident que la vie, que l’événemement des peuples et l’événement du monde ne s’écoule point, ne se dépense pas, ne se détend pas constamment avec la même vitesse, selon le même rythme, dans le même mouvement. Regardez seulement, regardez simplement, permettez-moi de le dire regardez innocemment dans votre mémoire et ainsi et en dedans d’elle dans la mémoire de votre peuple. Vous y verrez, vous y voyez que l’écoulement, que l’événement du réel n’(y) est point homogène, qu’il n’est point seulement un temps et qu’il ne fait point seulement un temps, qu’il n’est point un écoulement, un événement d’un temps homogène, d’un temps formé du spatial, d’un temps mathématique, d’un temps arithmétique, d’un temps théorique, (et en outre et en plus nous dirons ici d’un temps historique), il n’est pas seulement une pure matière mathématique, arithmétique, théorique, historique, vous y voyez qu’il est des durées réelles, réellement des durées de peuple, réellement peut-être une durée du monde même. C’est-à-dire que l’événement d’un peuple et sans doute l’événement du monde est rythmé et peut-être même régulé. Regardez, dit-elle, dans votre mémoire pour ce peuple. N’est-il pas évident que l’événement n’est point homogène, que peut-être il est organique, qu’il y a ce qu’on nomme en acoustique des ventres et des nœuds, des pleins et des vides, un rythme, peut-être une régulation, des tensions et des détentes, des périodes et des époques, des axes de vibration, des points de soulèvement, des points de crise, de mornes plaines et soudain des points de suspension. C’est très évident pour un peuple, dit-elle. Il y a des temps, il y a des plaines où il ne se passe rien. Et soudain monte un point de crise. Des questions qui étaient ingrates, où l’on travaillait sans résultat des années et des années et depuis des années, sans rien gagner, sans avancer de rien, qui paraissaient insolubles et qui en effet étaient insolubles on ne sait pourquoi tout d’un coup n’existent plus. Voyez dans votre mémoire. Et voyez s’il n’y a point des périodes et des époques, des plaines et des points de crise. Pendant des années et des années, pendant dix, quinze, vingt ans, pendant trente ans vous vous acharnez à un certain problème et vous ne pouvez apporter aucune solution et vous vous acharnez à un certain mal et vous ne pouvez apporter aucun remède. Et tout un peuple s’acharne. Et des générations entières s’acharnent. Et tout d’un coup on tourne le dos. Et le monde entier a changé de face. Ni les mêmes problèmes ne se posent plus, (il s’en posera assez d’autres), ni les mêmes difficultés ne se présentent, ni les mêmes maladies ne sont plus considérables. Il n’y a rien eu. Et tout est autre. Il n’y a rien eu. Et tout est nouveau. Il n’y a rien eu. Et tout l’ancien n’existe plus et tout l’ancien est devenu étranger.

Et on ne sait plus de quoi on parlait, (dit-elle). Et on admire qu’on y ait pu mettre tant de feu. C’est-à-dire au fond tant de jeunesse. Et cela même, (dit-elle), est la marque d’un vieillissement. Comme il y a une durée d’un peuple et une durée du monde, ainsi et par suite il y a un vieillissement d’un peuple et un vieillissement du monde.

Il n’y a rien eu, et le monde a changé de face, et l’homme a changé de misère.

On se demande ce que l’on disait. Et on ne le trouve plus.

On se demande de quoi on parlait. Le galérien a changé de chaîne. Et une jeunesse s’est muée en vieillesse.

Quand ce vieillissement, (dit-elle), apparaît sur une longueur de temps pour ainsi dire bien chronologique, bien chronographique, bien enregistrée, on le saisit encore. Quand il est marqué par des articulations bien nettes. Quand il est articulé par tout un appareil d’enregistrement historique. Il apparaît alors comme sur une carte en relief. Celui qui a su placer ses quatre-vingt-trois ans entre 1802 et 1885 a eu un vieillissement articulé. Un vieillissement en relief. L’homme qui a connu 1814 et 1815 ; 1830 ; 1848 ; le deux Décembre ; 1870 et 1871 ; ou si l’on préfère compter par les paliers et par les plats l’homme qui a connu l’Empire ; la Restauration ; Louis-Philippe ; la deuxième République ; et sur cette articulation du coup d’État le second Empire ; et sur cette double articulation de la Guerre et de la Commune la troisième République, cet homme peut se vanter non seulement d’en avoir connu beaucoup, (ce n’est pas cela que je veux dire aujourd’hui), et d’en avoir connu presque plus que pour son grade, d’homme, plus que pour sa grandeur d’homme, plus que pour un âge d’homme, plus que pour un homme unité de temps. Et même absolument parlant plus que pour un homme unité. Mais il peut se vanter que son vieillissement n’est pas seulement jalonné, qu’il est constamment encastré. Qu’il est plafonné. Qu’il est comme une belle voûte de plafond cloisonnée, régulièrement coupée en caissons, régulièrement accentuée de moulures. Et celui-là ne se plaindra pas de manquer d’arcatures et de nervures.

En outre, dit-elle, que ne sera-ce point de nous, (elle épousait notre sort), qui laboramus, qui peinons en dessous, depuis cette Beauce, depuis le commencement de cet immense plateau de la Troisième République. Nous n’avons plus, (dit-elle), que des événements de sourciers. Dans l’autre système, dit-elle, dans le système Hugo, dans le système où on naît en 1802 on a au moins cette impression, on a au moins cette illusion d’en faire, et que le monde en fait pendant ce temps-là. Et quand on voit tant d’événements articulés en relief on croit voir que ce sont eux qui entraînent et qui font le vieillissement. Combien notre cas est plus mystérieux, dit-elle, et combien notre cas et notre système et combien notre histoire est plus poignante, car pour nous l’événement joue seul et le vieillissement joue seul et nous sommes nus en face du vieillissement. On ne peut pas dire que c’est d’avoir fait ceci, qui nous a vieillis de tant, et d’avoir passé par cette articulation qui nous a encore vieillis de tant. Nous vieillissons en plaine, et sur cet immense plateau. Depuis quarante et des années pas une guerre ; pas une guerre civile ; pas une émeute même ; pas une révolution ; pas un coup d’État. Pas une articulation de relief. À peine un gonflement, à peine un léger pli. Dont d’ailleurs, et pour combler le manque, nous avons voulu nous faire des montagnes. Mais nous savons très bien que ce n’étaient pas des montagnes.

Et nous savions très bien que par contre de véritables bouleversements s’accomplissaient en dessous.

On dit que les peuples heureux sont ceux qui n’ont pas d’histoire. Ce n’est pas très flatteur pour moi, dit-elle. Mais analysons tout de même. Il faut bien analyser. Je n’ai pas besoin de vous dire que c’est faux. Il n’y a pas des peuples heureux. Mais cet adage, faux comme tous les autres, introduit comme la plupart des autres une distinction utile. Non seulement il y a des peuples qui ont une histoire et d’autres qui n’en ont pas, ce qui fait une tout autre question, infiniment plus grave, mais, et c’est ici qu’aujourd’hui nous en sommes, il y a des morceaux de temps où il y a de l’histoire, et des morceaux de temps où il n’y en a pas. En donnant précisément à ce mot d’histoire le sens de ces articulations visibles, extérieures, apparentes ; grossières.

En ce sens dit-elle nous n’avons pas d’histoire. Et ainsi nous sommes bien placés pour savoir ce qu’il y a de poignant dans cette situation. Rien ne survient. Il n’y a rien eu. Et tout d’un coup nous sentons que nous n e sommes plus les mêmes forçats.

Il n’y a rien eu. Et un problème dont on ne voyait pas la fin, un problème sans issue, un problème où tout un monde était aheurté tout d’un coup n’existe plus et on se demande de quoi on parlait. C’est qu’au lieu de recevoir une solution, ordinaire, une solution, que l’on trouve, ce problème, cette difficulté, cette impossibilité vient dépasser par un point de résolution pour ainsi dire physique. Par un point de crise. Et c’est qu’en même temps le monde entier est passé par un point de crise pour ainsi dire physique. Il y a des points critiques de l’événement comme il y a des points critiques de température, des points de fusion, de congélation ; d’ébullition, de condensation ; de coagulation ; de cristallisation. Et même il y a dans l’événement de ces états de surfusion qui ne se précipitent, qui ne se cristallisent, qui ne se déterminent que par l’introduction d’un fragment de l’événement futur.

Rien n’est mystérieux, dit-elle, comme ces points de conversion profonds, comme ces bouleversements, comme ces renouvellements, comme ces recommencements profonds. C’est le secret même de l’événement. On s’acharnait après ce problème. Et on n’arrivait à rien. Et on en devenait fou. Et ce qui est pire comme un vulgaire Lanson on en devenait aigre. Et ce qui est pire on en devenait vieux. Et puis tout d’un coup il n’y a rien eu et on est dans un nouveau peuple, dans un nouveau monde, dans un nouvel homme.

Tant que les articulations intérieures de l’événement sont marquées par des articulations extérieures, par des articulations de relief, par des articulations politiques, par des articulations historiques qui les dessinent, qui sont censées les représenter et qui les représentent plus ou moins fidèlement, tant qu’on voit ces brisures de la surface, ces montagnes par plissement, ces contractures, on peut se donner le plaisir de croire qu’on y comprend encore quelque chose. Mais quand il n’y a plus rien où se prendre, on sent qu’on est dans l’événement même, et dans le pur vieillissement.

Rien ne vient plus maquiller la surface de cet irréversible fleuve.


Cela étant et pour devenir l’homme d’un siècle l’opération n’est pas aussi simple que le donnerait à penser cette grande réussite de Victor Hugo. Il ne suffit pas seulement d’être centenaire, et séculaire. Il faut, ce qui est tout autre, être l’homme d’un siècle. Il faut choisir un siècle, et il vaut infiniment mieux le choisir bien historique, bien chronologique, bien chronographique, c’est-à-dire historiquement bien jalonné. Et il vaut mieux aussi que ce soit un grand siècle.

Au deuxième de ces deux points de vue le dix-neuvième siècle français est un très grand siècle. Mais au premier de ces deux points de vue je ne crois pas que l’on puisse trouver dans l’histoire d’aucun peuple un siècle aussi remarquablement jalonné que le dix-neuvième siècle français. Le siècle qui commença sur Napoléon et finit sur l’Exposition Universelle et les Universités Populaires et s’acheva presque sur les aéroplanes ne fut pas seulement un grand siècle et un siècle plein et un siècle qui en avait beaucoup vu. C’est peut-être aussi le siècle le mieux articulé historiquement qu’il y ait jamais eu, coupé de quinze en dix-sept ou dix-neuf ans des événements les plus propres à faire les plus nerveuses articulations historiques.


Tel était le terrain ; telle était la matière, temporelle ; tel était le champ de la course. Quand on veut s’emparer d’un siècle, la première mesure à prendre, c’est de ne pas naître avant le commencement de ce siècle. Cela, c’est la faute lourde. C’est la faute préliminaire. C’est la faute que devait commettre ce grand étourdi ce grand enthousiaste de Lamartine. Et qu’il commit infailliblement. Né en 1790, disent les dictionnaires. C’était perdre dix ans. C’était mal commencer. De sorte qu’ayant vécu presque aussi longtemps que Hugo, s’il est vrai qu’il mourut en 1869, (car soixante-dix-neuf ôté de quatre-vingt-trois ne reste que quatre), il a l’air d’être mort beaucoup plus jeune et qu’il ne peut plus être du tout question de lui pour être l’homme d’un siècle. Et ces dix années, qu’il a mis de 1790 à 1800, ne lui servent à rien. Tandis que dix années qu’il eût mises de 1869 à 1879 l’eussent prolongé de trente ans. Car elles l’eussent introduit dans la Troisième République. Et nous sommes toujours en République. Telles sont les perspectives et les optiques, tels sont les compartiments, telles sont les articulations temporelles. Mais ce grand dépensier ne savait pas que dix années placées entre 1869 et 1879 rapportaient vingt fois plus que dix années placées entre 1790 et 1800. Que l’on calcule seulement ce que ça a rapporté à Hugo, d’avoir seulement passé l’Année terrible.

Ce fut encore la faute de Vigny. Né en 1797, il était fatigué avant de commencer. Mort en 1863, soixante-six ans, il ne pouvait plus prétendre à rien du tout. 66, 666… c’est deux tiers de siècle. On pourrait à la rigueur arriver, avec deux tiers de siècle. Mais il faudrait les placer juste au milieu dudit siècle, un tiers dans la première moitié, un tiers dans la deuxième moitié, et autant que possible ces deux tiers bout à bout. De 1913 à 1979 on pourrait presque peut-être être encore l’homme d’un siècle. Mais c’est déjà un peu court.

Il ne suffit pas de ne pas naître avant le commencement du siècle. Il est extrêmement sage de naître un peu après le commencement du siècle. Car on n’est pas sûr de vivre juste cent ans, on a vu des gens qui ne vivaient que quatre-vingts et des années. Et ces quatre-vingts et des années il vaut mieux les placer juste dans l’axe, il vaut mieux les situer au milieu, il vaut mieux les centrer juste sur le centre du siècle. Autrement on a l’air de manquer le siècle par l’autre bout, d’en manquer, d’être déficient pour toucher à l’autre C L I bord. Pour un peu on se ferait dresser un procès-ver- bal de carence.

D'autant qu'en naissant un peu après le commence- ment du siècle, quand on n'a devant soi que quatre- vingts et quelques années, et en mourant un peu avant la fin du siècle on bénéficie de ce qu'il faut nommer un double ménisque. Voici ce que je veux dire : Celui qui est né en 1790 a l'air d'être né en 1800 et ainsi il perd dix ans. Celui qui est né en 1797 a l'air d'être né en 1800 et ainsi il perd trois ans. Ceci c'est le ménisque concave. Mais celui qui naît en 1802 a l'air aussi d'être né en 1800. Et il gagne deux ans. Et ceci c'est le ménisque convexe. Ceci pour naître. Et de l'autre côté celui qui mourrait en 1913 a l'air d'être mort en 1900 ; (il n'y a que nous qui fassions la diffé- rence de 1900 à 1913 et qui comptions que ça fait treize ans, l'histoire ne les comptera pas, et pour elie 1913 c'est 1900, c'est le commencement du siècle) ; et ainsi il perd treize ans ; et c'est l'autre ménisque con- cave. Mais celui qui meurt en 85 emplit le siècle, il touche au bout, il gagne quinze ans; et c'est Vautre ménisque convexe. Quelques œuvres posthumes, savamment distribuées, aideront d'ailleurs à ceremplis- sement.

Telles sont les perspectives, telles sont les optiques temporelles, et c'est ainsi que l'on emplit un siècle, et c'est ainsi que l'on devient l'homme d'un siècle. Et il n'est pas étonnant qu'il y ait ainsi un double ménisque au commencement du siècle et un double ménisque

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�� � ue V V R E S P S I 11 U M E s

à la lin du siècle, (qui est le commencement de cet autre siècle), car un siècle est un vase qui contient cette plaine liquide, aequor temporale ; et il a bien deux bords ; et il s'agit bien de s'étendre de l'un à l'autre bord. Et il y a même des lames de fond, et là- dedans comme des vagues et des marées temporelles.

Le coup de génie, pour Hugo, dit-elle, le surcroit de coup de force et de coup de génie, le supplément et le suraccroissement ce fut d'ajouter à sa propre base, ce fut d'ajouter par le pied à sa période, à sa lon- gueur de temps la période de temps la période même de Napoléon premier. Mais ici nous entrerions, (dit-elle;, dans sa deuxième incroyable fortune, qui est cette espèce de mainmise unique, qu'il avait opérée sur l'em- pereur. Jamais poète n'eut son héros ainsi rendu à pied d'œuvre, jamais poète n'eut son héros rendu à ce point d'exactitude, aussi exactement juste à la distance tem- porelle qu'il faut pour l'art et pour l'œuvre.

Il regorgea de fortunes temporelles. La plus grande sans aucun doute fut celle qui lui livra le plus grand. La plus grande sans aucun doute fut celle qui lui livra Napoléon, ht décret nominatif qui créa Napoléon pour le monde ne faisait qu'envelopper le décret nominatif qui créa Napoléon pour Hugo. Jamais aucune matière ne fut à ce point rendue à un artiste. Jamais aucun héros ne fut à ce point rendu à un poète ; attribué, affecté à un poète. Et sans doute réciproquement.

Mais il faudrait un livre, (dit-elle), pour indiquer seulement cette sorte de juste, d'ajusté, d'adapté, d'her-

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�� � métique emboîtement de Napoléon dans Hugo ; ce double sort unique ; ce double coup de fortune extra-ordinaire ; cette mutuelle destination ; cet ajustement ; cet emboîtement ; cette suprême et parfaite convenance ; ce couple ; ces deux grands êtres étayés l’un sur l’autre ; uniques chacun dans son ordre ; cette seule matière pour cet artiste seul; ce seul héros pour ce poète seul ; ce grand mariage ; cette double convenance ; ce complètement, ce couronnement unique.

C’est peut-être, (dit-elle), la plus grande fortune temporelle qu’il y ait jamais eue. Je n’en veux retenir aujourd’hui que ce qu’elle a proprement de chronologique. Juste assez loin de sa matière pour ne pas être enfoncé dans sa matière. Juste assez près de sa matière pour y être engagé tout entier. Juste assez près pour en être, juste assez loin pour en être libre. Juste assez près de son modèle pour le voir. Et juste assez loin pour le voir. Juste assez près de son héros pour le joindre. Et juste assez loin pour n’y être pas joint. Non il n’y a jamais eu une aussi grande fortune temporelle. Il n’y a jamais eu une si parfaite, une si ponctuelle exactitude. Jamais la fortune envers personne ne fut à ce point une exacte servante. Et cette matière, et ce modèle, (et ce nénuphar enfin), ce héros et ce temps qui lui était rendu à pied d’oeuvre, il en avait été précisément, il l’avait joint précisément dans ces années d’enfance qui laissent à tout homme, et au poète, une ineffaçable marque. Enfant il en avait reçu sa première empreinte, la seule qui ne s’effacera point. Enfant il OEUVRES POSTHUMES avait connu cette merveilleuse gageure, cette contra- diction dans les termes : l'Espagne napoléonienne. Enfant il n'avait pas vu seulement des revues ; et des retours immédiats de batailles ; et des départs immé- diats pour d'autres batailles ; et pour ainsi dire des interveilles de batailles; et des interveilles de vic- toires. Il avait vu ce qui est plus profond et pour ainsi dire plus vrai : des bagages et des cantinières. Et il avait été lui-même un bagage dans l'encom- brement de ces bagages. Et quand l'âge venant préci- sément au tournant de la cinquantaine, au tournant de son demi-siècle, à la borne de tournement de sa demi-carrière l'intérêt pouvait commencer à diminuer, et l'image à disparaître, par un deuxième coup de for- tune, encore plus extraordinaire et doublant le premier, il eut ce merveilleux coup de retournement, ce mer- veilleux coup de doublement, juste le coup d'État et Napoléon le troisième, qui lui fournit instantanément et un deuxième recul, et le repoussement, et la colère, et l'antithèse et tout. Et tout cela aussi tout rendu. Juste assez de présence, juste assez d'absence. Juste assez d'empreinte, juste assez de recul, de toute cette grande fortune temporelle et chronologique je ne retien- drai, dit-elle, que ce qu'elle a de proprement curricu- laire. Il était si bien fait pour sa matière, dit-elle, si bien apparenté à sa matière, si entré dans sa matière et il en sortait tellement d'un mouvement continu et comme un nouveau bourgeon que malgré nous nous faisons remonter son commencement au commence-

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�� � C L I ment de sa matière et telles sont les perspectives et les optiques temporelles : nous savons très bien que la première fois qu'il a fait un peu de bruit dans le monde c'était au siège de Toulon, et qu'il y avait la batterie des hommes sans peur.

En somme nous savons tous, dit-elle, qu'il est ne à Besançon, fil nous Ta assez dit) ; mais nous savons aussi, nous savons très bien qu'il était à Brienne. Et aussi nous savons très bien qu'il faisait des vers en nourrice ; et certainement avant. Il bénéficie ainsi de trois ou quatre recouvrements chevauchant de l'un sur l'autre, portant en avant de l'un sur l'autre, antici- pant de l'un sur l'autre. Et c'est ainsi qu'on emplit et même qu'on déborde un siècle.

Les plus grands hommes, (Lavisse, dit-elle], n'arrivent jamais qu'à être et à paraître cinquante ans. Et encore c'est long. Et ils ne font jamais que des quinquagé- naires et des cinquantenaires. Quand Lavisse est entré, comme élève, à l'École Normale Supérieure, il était un jeune homme, dit-elle, il ne faisait que commencer. A peine. Et quand nous avons fêté le cinquantenaire de l'entrée de M. Lavisse à l'École Normale Supérieure, il était un homme fini. Vous-même, dit-elle, vous petit, (me dit-elle), vous n'irez pas même jusque-là. Pas même un demi-siècle. Depuis quinze ans que vous ramez sur cette galère, vous vous sentez à bout tous les jours ; et il vous semble qu'il y a une éternité. Que ça dure. Et vous n'en êtes encore qu'à la quinzième série de vos cahiers. Vous ne vous voyez pas dans

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�� � trente-cinq ans, dit-elle. Vous ne vous voyez pas fêtant le cinquantenaire des cahiers, le cinquantenaire de votre malheureuse entrée dans la vie active, dans la vie publique. Vous ne vous représentez pas présidant à la cinquantième série de vos cahiers. Mais vous vous représentez fort bien, et je me représente avec vous, (mon enfant, me dit-elle avec une grande douceur), ce que vous penserez le jour de votre mort.