Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 4/Introduction par André Suarès

Nouvelle Revue Française (Tome 4p. 7-35).
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Introduction

INTRODUCTION
PAR
ANDRÉSUARÈS


À quoi servent les préfaces ? Que veulent-elles dire que le livre ne dise, pour le moins, aussi bien ? Je n’en fis jamais, et n’y suis point habile. Je ne sais pas conter : peindre est seulement mon fait. Que Péguy n’a-t-il pu mettre une préface à mes œuvres, et non pas moi aux siennes ? Il y était bien propre : la plupart de ses livres sont des préfaces admirables à ce qu’il dit à peine ou ne dit point.

Cependant, j’écris celle-ci pour demeurer avec Péguy un peu de temps encore. J’en veux faire un entretien. Puis, il aimait la liturgie : la préface est aussi une prière, et elle précède le canon. À cette idée, je le vois largement sourire, avec malice, dans sa barbe de philosophe antique et de capucin en mission.


I


Péguy allait avoir quarante ans, quand il donna coup sur coup NOTRE JEUNESSE et VICTOR-MARIE, COMTE HUGO. À deux ou trois ans près, ceux de cette génération, nous avons tous l’âge de la République. On dirait de nous que l’Empire Second n’a pas eu la moindre part à ce que nous sommes : comme si, forcé de se faire justice, il se fût anéanti lui-même à Sedan. Là, finit un monde. Nous sommes nés avec l’autre. Nous en avons été les mouvements sacrés dans le sein de la mère ; l’effort prodigieux à la vie, méconnu et contrarié ; la volonté nouvelle, l’illusion passionnée ; et la passion plus forte encore, quand l’illusion tombe, de fonder un ordre, de n’en rien proscrire et d’y faire tout entrer.

Les uns, plus près des faubourgs, ont semblé renouer naturellement en eux le fil des trois Républiques. Pour les autres, encore plus à même la terre, la République les a remis dans le plein sens de la nation, et jusqu’au moyen âge, à travers la Révolution et les fastes militaires de la France. Nous avons grandi avec la République ; nous avons conquis notre liberté avec elle, nos grades, nos combats et nos ennuis.

Faisant retour sur lui-même et sur sa vie, Péguy pense naturellement à la jeunesse de la République : c’est la sienne. Les moins politiques d’entre nous ont pris de la République le goût et l’habitude d’être libres. La République fait des maîtres, quand le peuple est noble. De la sorte, les vrais aristocrates se trouvent dans les Républiques, plutôt que dans les cours.

Jamais époque ne fut plus libre. L’extrême licence de l’esprit et l’audace des mœurs ont donné un caractère unique aux vingt dernières années du siècle et aux premières de celui-ci : la fin de la monarchie avait seule connu une égale douceur de vivre. Toute tolérance a paru nécessaire dans les mœurs et toute violence légitime dans les opinions. L’injure en tous sens a fait l’économie de trois guerres civiles. Ce temps a été plein d’esprit et de talent, sinon de génie. Avant la tempête, il fut le calme de la mer et la saison des céréales mûres. Ainsi la bonace a précédé la Grande Guerre, comme elle avait fait la Révolution. La République alors a eu son affaire du Collier, ses troubles de finances et ses orageux parlements. La liberté sans limites tournait à une sorte d’anarchie, bien nécessaire pour tempérer la tyrannie de la science et d’une logique médicale, appliquée à toutes les valeurs de la pensée et de la morale, sans choix, sans goût et sans raison supérieure.


Dès lors, les esprits libres ont été aux prises avec trois clergés et trois églises, qui vont assez souvent deux par deux : la Sorbonne des savants à balances, l’Église de Rome et l’Église de Marx, qui est celle des socialistes. Pour moi, je ne fus ni de deux ni de trois ; et je reste sans doute seul à n’être d’aucune.

Péguy, amoureux ennemi de la Sorbonne, avait été trop socialiste, pour n’être pas d’Église. Mais il était de sentiment si libre qu’il eût toujours été suspect d’hérésie, en quelque église que ce fût : et même, à la longue, dans la sienne. Il ne faut pas conter que Péguy fut solitaire : il vivait volontiers dans l’assemblée : il a eu un très grand nombre d’amis et de disciples, qui lui sont restés fidèles.

Je marque donc la passion d’être libre comme le premier trait de notre jeunesse. À ce temps, rien n’a manqué que l’appétit de la grandeur. Mais il brûlait insatiable en quelques-uns, avec l’idée la plus haute de la puissance. Cela suffit. L’appétit de la grandeur en quelques-uns témoigne pour l’instinct de la grandeur dans tout le peuple, qu’il s’agisse de l’art, de l’action ou de la morale. Et on a bien vu depuis, si ce peuple avait abdiqué la volonté d’être grand, et s’il était capable, entre la Marne et l’Yser, entre l’Aisne et Verdun, de s’élever sur les cimes.

Il ne sera pas que la Guerre porte atteinte à la liberté de nos vingt ans. La liberté n’a ébranlé la victoire qu’aux yeux des sots. Elle a fait vaincre ce peuple, au contraire, en lui donnant de lui-même une conscience plus belle, plus forte et plus générale, telle enfin que jamais nation ne l’eût de soi. Le peuple de la Marne est un seul héros, et il a la conscience du héros. Il la doit à la Liberté. Car la conscience est de l’homme libre, et qui veut être libre. Ceux de Verdun n’auraient point tant de beauté, s’ils n’avaient celle-là.

Après la guerre, comme au plein de la bataille, le point est de maintenir une nation puissante avec des citoyens libres. Notre tournant fut celui de la République, et sa propre nécessité : avoir de justes maîtres, ceux que l’on se donne parce qu’on leur sait le droit de l’être ; et ils l’ont, d’abord, pour l’ôter à ceux qui ne l’ont pas. Le pouvoir sans l’autorité est le vice commun à tous les régimes, et l’éternel scandale. Œuvre de l’esprit ou poème de l’action, rien ne se fait que par de bons maîtres. Et plus les hommes veulent être libres, mieux il leur faut choisir les maîtres qu’ils ont. À la vérité, on ne le dit point : mais quand on pense de la sorte, on est le vrai maître et on veut l’être, parce qu’on le trouve en soi. Nous avons eu un rare appétit de domination, et pas la moindre bassesse : la bassesse est le premier outil de l’habileté. Pour des hommes qui veulent dominer, il faut convenir qu’une telle candeur n’est pas ordinaire. Nos aînés ont bien ri, et leurs fils qui sont nos cadets, en doivent rire plus encore.

En 1910, Péguy fondait « le parti des hommes de quarante ans », pour montrer qu’il n’était plus d’aucun, tout en restant du sien. Plaisante idée, qui ne donne pas le change sur une réalité fort triste : le parti de Péguy est le parti idéaliste. Il va de soi que la République a cessé d’en être, avec tous nos aînés et presque tous ceux de notre âge. D’où il suit que les bons idéalistes sont toujours seuls de leur parti. En gros, cette génération est sans doute la plus sacrifiée qu’on ait vue depuis un siècle.

Qu’elle ait choisi elle-même le parti du sacrifice, je n’en crois rien ; mais parfois elle en a été digne. Comme toutes les autres, elle comptait un nombre infini de profitants, et quelques beaux confesseurs de la foi, héros ou martyrs : ceux-ci, pourtant, d’une qualité rare, artistes autant qu’on le puisse être ; et même les plus habiles ou les moins ingénus ont fait le calcul de l’art avant celui de la fortune. En eux, cette génération fut donc la plus dédaigneuse, la moins mercenaire et, dans quelques occasions, la plus héroïque.

Elle s’est trouvée prise entre ce qui a été et ne peut plus être, qui tient toujours tout, et ce qui sera demain, qui veut tout tenir, et ne règne pas encore. Hommes de quarante à cinquante ans, aujourd’hui, presque tous ils ont façonné les jeunes gens à l’action, sans y entrer eux-mêmes : peut-être avaient-ils mieux à faire : agir n’est qu’une nécessité : ils l’ont révélée. Plus intelligents qu’on ne le fut depuis, ils ont pris plaisir à toute sorte de contradictions : à présent qu’ils vieillissent, ils s’en repentent.

Pour la plupart, comme il arrive toujours, ils n’étaient pas capables d’invention : le génie et les chefs-d’œuvre ne courent pas les rues ; mais ils le sont de goûter les façons les plus neuves de penser et de sentir, en art et en morale. Ils en ont été curieux jusqu’à l’avidité. La jeunesse de l’esprit est à tel prix, j’imagine. Plus d’un restera jeune, de la sorte, à soixante ans, parmi des hommes qui cesseront de l’être à trente. Ils ont mis décidément au rang des dieux les rares génies, qui furent nos précurseurs et qui s’étaient ajournés eux-mêmes à un demi siècle d’être compris : Stendhal et Flaubert, Baudelaire et Verlaine, Rimbaud et Cézanne, le vieux Beethoven et Wagner, avec les grands étrangers de l’Orient et du Nord, les Persans et la Chine, l’éloignement dans l’espace égalant le recul dans le temps.

Enfin, la musique est entrée pour une part décisive dans notre pensée et dans notre être : elle est le témoin de la vie sensible et du monde intérieur que la passion suscite désormais à l’intelligence, et dont elle lui impose la véracité secrète et la présence. À cet égard, Péguy était fort du passé et de l’école : la musique ne comptait pas pour lui, plus que pour la Sorbonne. Non seulement il ne la savait pas : il ne l’entendait même point. Il était tout humanités et lettres classiques, beaucoup plus à la manière du grand siècle, qu’à la coutume du moyen âge.

Ces hommes de quarante ans ont été aussi timides à conclure contre leurs habitudes d’esprit, que rebelles à la contrainte. La plupart n’a pas osé estimer ce qu’ils valent les poètes et les artistes qu’ils goûtaient pourtant le plus. Un trait leur est commun : ils sont révolutionnaires et conservateurs tout ensemble ; ils tiennent d’un double lien à l’anarchie et à la tradition.

Quant au petit nombre, qui seul a charge de créer des sentiments et des œuvres en art et en morale ; en eux l’audace et la finesse ont été égales : on ne les a peut-être jamais dépassées. On n’a jamais vécu pour l’art avec plus d’abandon, plus de foi, ni plus de sincérité. Et certes, si tout se renouvelle en France, d’ici à trente ans, et de là en Europe, c’est en nous qu'il faudra chercher l’origine de toute rénovation, et les premiers modèles de chaque nouveauté. Le poème en prose, le vers libre, la poésie toujours prise de plus près à la source musicale ; le roman tournant aux mémoires ou au rêve de la conscience ; la musique infiniment étendue dans le plan de l’harmonie ; la peinture et la statuaire qui tendent à un poème logique de la couleur et des volumes : en tout, nous avons trouvé la sensation et le fragment, ou le document sec et l’importune rhétorique ; en tout, nous avons voulu garder plus amoureusement le trésor de la nature, et la régler par le style. Un ou deux même se sont élevés jusqu’à la rêver ainsi : rêver la nature et lui donner le style, l’art n’a rien de plus grand.

Les derniers venus, cependant, sous prétexte de style, veulent tout appauvrir et tout dépouiller, en conformité avec leur propre dénûment ; ils prétendent tout réduire au canon des formes vieillies et des âges passés. Nous voulons, au contraire, étendre toutes les conquêtes de la sensibilité, et, pour en faire entendre les accords nouveaux, n’en pas perdre un seul harmonique. Nous ne renierons pas nos richesses, sous une raison spécieuse de discipline. Quant à la règle, que chacun s’en donne une, la seule vraie, qui soit la sienne ; et tout sera bien réglé. En vers et en prose, Péguy avait découvert celle qui lui convenait : et qu’aurait-il fait d’une autre ?

Après tout, c’est elle, cette génération, qui a changé l’esprit public en France[1] : non point par les discours et les théories, mais par l’exemple : car l’exemple seul a de la force. D’ailleurs nul exemple sans un homme.

Les exemples vivants sont d'un autre pouvoir.

Sans être des athlètes, ni des maîtres à la boxe, nous avons été des hommes. Tous ceux qui en valent la peine, parmi nous, ont été avec force et vérité ce qu’ils sont et veulent être : vrais artistes ou vrais soldats, vrais philosophes et vrais fidèles, vrais héros de morale et vrais damnés, vrais fanatiques ou vrais hommes libres.

Nous avons vécu solitaires, pauvres, impatients de l’opinion et du joug ; les uns, en luttant davantage pour la gloire ; les autres, dans un mépris absolu du succès : tous avec foi, j’entends pour une cause belle qu’on préfère infiniment à soi.


II


Les œuvres de Péguy sont un entretien perpétuel de Péguy avec lui-même et avec ses disciples.

J’imagine un Épictète ou un Zénon chrétien, surveillant l’État et moralisant sur la République. On attend son jugement tous les matins ; et ceux qui le lisent ou l’écoutent sont ses ouailles, avec qui il rompt le pain.

Péguy est, d’abord, politique et moraliste. La vraie politique, pour lui, est la morale de la nation. Or, ce frère prêcheur, ce petit capucin qui se raconte immodérément, a la puissance oratoire d’un Bossuet. Il n’a pas besoin d’une chaire dans une cathédrale ; il ne lui faut qu’un livre ; et il enseigne tout son peuple : l’entretenant de soi, il l’entretient de lui : tel est le secret de son influence.

Il est homme de conscience, avant tout.

Il veut savoir au juste ce qu’il pense.

Parce qu’il pense bien, il veut qu’on pense comme lui. Il est plein de jugements. Ne fût-il pas homme à les exécuter, il abonde en arrêts et en sentences.

Il satisfait ainsi son besoin d’action et sa méditation, son orgueil et sa justice. Il a beaucoup de Proudhon, tout en étant poète. Il est fortement orgueilleux, mais il l’est surtout d’être juste. Il a l’orgueil de croire que la justice a besoin de lui. En quoi, il ne se trompe point. Quelle louange !

Jeune homme, il part pour être tribun. Et, l’expérience de la vie aidant, il tourne peu à peu au directeur de conscience. Mais les individus le retiennent à contre-cœur. Il ne confesse volontiers que l’État et les partis.

Il a de fortes haines, qui naissent de forts principes. On n’a jamais été si peu douteur, même en doutant de soi. Il est maître d’école, plus que philosophe.

Il était né pour être la conscience de la République. Si Péguy eût été le chapelain laïc de Jaurès, on eût épargné, peut-être, dix ans de troubles et de malaise. Péguy s’est montré directeur admirable pour tout un parti, dans la grande affaire qui mit à l’épreuve les principes et les hommes de la République. Car le malheureux capitaine n’est rien, n’étant que l’occasion, le choc du caillou qui précipite l’énorme avalanche. Mais l’Affaire est le drame civil de toute une époque, comme la guerre d’Europe en est la tragédie universelle. Et un monde nouveau doit sortir de ces deux catastrophes.

Il se plaît aux formules : elles le contentaient. Elles lui assuraient un repos et un arrêt, au milieu de son flot interminable. Il en a trouvé de très bonnes et très belles. Il en a beaucoup admiré, en celui-ci ou celui-là, qui sont d’éclatantes devises sur de la fausse monnoie. Ainsi dans la querelle du classique et du romantique, renouvelée des Grecs et du jeu de l’oie. Elle est toute politique et ne mène à rien. Moréas a besoin de mourir, pour s’en douter, et il exhale le dernier souffle avec cette vérité première : c’est un bruit bien coûteux pour un peu de fumée.

Génie moral et politique, Péguy ne se trompe presque jamais sur le vrai fond des problèmes. Il va le chercher dans l’âme du peuple. Il se place aussitôt à mille lieues de la canaille, qui est l’élite des auteurs et des journaux. Ceux-là vivent dans le mensonge, par nature et par métier. L’honnêteté, dans les uns, c’est qu’ils n’en ont pas conscience, et s’y plaisent ; la perfidie, dans les autres, c'est qu’ils le savent et s’y plaisent aussi.

Péguy, toujours vrai, se donne parfois les apparences de n’être pas tout à fait sincère : il a la manie du distinguo. Toutes ces disquisitions sont les idoles des critiques et des professeurs : Péguy ne laisse pas d’y tomber, mais en dehors du fossé d’encre, il est retenu par le sentiment populaire, il ergote beaucoup, et conclut droitement.

Son opposition de la mystique et de la politique est une formule ; mais elle est féconde : elle peut rendre la vie aux âmes sèches et aux cœurs arides.

Il s’agit de savoir si l’on vit en esprit, si l’on veut, si l’on sait en esprit, ou si l’on met l’esprit même dans la prison de l’intérêt direct, du nombre et de la matière. Péguy a horreur d’une vie non spirituelle. Une cause idéale vaut seule la peine d’être servie. La politique doit être idéale, comme la morale, comme toute action de l’esprit. Moins l’idéal, une République n’est plus rien du tout. Et la France, tout de même. L’affreuse guerre qu’elle subit, en attendant qu’elle la mène, est une guerre pour l’idéal. Nous ne mourons pas, disent les Français, pour trois lés de terre, fût-ce de la terre la plus aimée du monde ; mais pour tout ce qu’ils signifient : ils sont la robe à la chair, et la chair est robe au cœur d’une mère. La force n’est pas la justice ; le pouvoir n’est pas l’autorité ; la terre seule n’est pas la patrie : toute valeur humaine est en esprit ; toute vraie puissance a un fondement mystique : elle touche et persuade, plutôt qu’elle ne contraint et détruit.

Ce qui passe la raison, dans la connaissance et l’action même, oblige la conduite et meut la raison. Pour avoir tout empire, il faut que la raison elle-même se fasse mystique, et déesse, qu’on la mette sur des autels. L’idéal, qui n’a de réalité que dans l’esprit, et n’a donc de perfection qu’en esprit, anime pourtant toute réalité. Péguy voulait que l’homme eût une foi, une vérité, une morale, une mystique enfin. Il exigeait que la foi de l’homme fût la vertu du citoyen ; que la politique eût une morale, et que la République fût le gouvernement du peuple pour une cause idéale. Les Machiavels à un sou se moquent de cette ingénuité : elle est le génie de la France ; et la Guerre d’Europe qui est la guerre de France contre les Barbares, ne jette la moitié d’un monde contre l’autre, que pour forcer chaque État à être honnête homme. Dans la France, Péguy voit toujours le soldat de la cause idéale, qui est la justice, miles Christi. Elle ne lui serait pas si chère, toute paysanne, toute terre, toute solide qu’elle est, si elle n’était pas encore plus une patrie quasi mystique : il finit par la confondre dans un miracle de femme, Jeanne d’Arc. Ainsi, les mystères de Péguy sont la conversation intérieure de la patrie avec elle-même ; et c’est la plus durable beauté que je leur trouve.


III


Péguy est grand républicain, et républicain au fond de l’âme. Il l’eût toujours été, même avec un roi juste et sévère. Mais s’il eût vécu, s’il avait pu voir les armées de la République passer sous l’Arc de Triomphe, s’il avait pu lui-même mener sa troupe au pas sous la voûte la plus pleine de ciel humain et de gloire virile, qui ait jamais lancé son cri de peuple dans toute l’étendue de ce monde, il eût retrouvé la joie sans pareille des vainqueurs de la Révolution, d’Iéna et d'Austerlitz. Il en est.

Voilà ce que Stendhal sentait si fortement. Péguy eût dit, comme lui, de Napoléon que sa grandeur aurait été non pareille, s’il n’avait pas eu la faiblesse de brumaire, et de préférer la singerie de la royauté à la simple majesté de conduire héroïquement la République. Car il est vrai que la République idéale est régie par des héros ou par des aristocrates. Tout l’art est d’élever les hommes libres à se laisser conduire par des aristocrates et des héros.

Il était trop du peuple et trop de l’antiquité latine, pour n’être pas républicain, ce Péguy.

Nous tous, qui avons sucé la mamelle de la gloire dans les classiques, dans le latin de Tite Live et de Cicéron, dans le grec de Périclès selon Thucydide et de Démosthène et d’Eschyle, nous en gardons, non pas les dents agacées, mais la bouche éternellement chaude et la gorge altérée. Le propos de la gloire et celui de la liberté se tiennent, comme les Dioscures au combat se prêtent la main.

Passion de la gloire dans le cœur d’un enfant ingénu, et dans l’âme d’un adolescent qui vole vers son rêve ! c’est un feu pour toute la vie. On a beau l’étouffer : il est toujours là qui veille. On l’épure. On mue la chaleur en lumière. On s’élève même à la sainteté. Mais en ceux qui ont bu de ce sang héroïque à guise de lait, ce premier amour est le foyer qui ne s’éteint qu’avec l’existence ; et dans leur mort même, je gage, si l’on savait chercher, qu’il y a ce tison de soleil, au fond du cœur : la gloire.

La gloire est l’auréole des saints : ils sont païens par elle. La gloire est notre gage d’immortalité ; et l’amour de la gloire est ce qui nous persuade encore d’être immortels.

Nul en son temps, plus que Péguy n’aima la gloire. Ce petit homme gris portait une ambition immortelle. Elle est, sans doute, la suprême duperie. Mais quoi ? ce n’est pas être dupe de chercher une raison de croire à la vie. On veut toujours se survivre, en chair, en nom ou en esprit.

La gloire ne se sépare pas de la République, non plus que de la monarchie les honneurs et les titres. Il n’y a de vraie gloire que pour les âmes républicaines et pour les princes. Racine a été menacé du bâton, après Phèdre ; on ne connaît pas la gloire dans un État où un coquin, parce qu’il est issu du ventre d’une favorite ou sorti des reins d’un ministre, a licence de montrer le bâton à un prince des esprits.

D’ailleurs, le peuple est naturellement républicain, dès qu’il prend conscience de lui. Le peuple ne sert les puissances absolues qu’en son âge enfantin, quand il se laisse faire, qu’il ne pense pas et ne veut point. Fût-elle, à l’usage, le pire des gouvernements, la République est la cité idéale des hommes libres[2].

Il ne faut que rendre les hommes raisonnables et libres, pour sanctifier la République. Quelle que soit l’ironie d’un tel dessein, on gouverne mieux les hommes en leur proposant la grandeur et la beauté d’être libres, qu’en les consolant d’être esclaves, sous couleur qu’ils le sont volontairement, et pour le plus grand bien de l’ordre et de l’économie.



IV


Dans victor-marie, comte hugo, Péguy fait la classe ; mais comme si le bon saint Pierre, maître d’école, enseignait un peuple de soldats ; et, ma foi, quand le Père éternel prendrait place, un moment, sur les bancs, Péguy, pour ému qu’il puisse être, n’en perd pas le fil et ne s’interrompt pas.

Il parle aux grognards. Il ne tarit pas : « Nous prendrons donc nos notes, et pêle-mêle nous les alignerons ici. » Pêle-mêle ? Tant pis. Il y met beaucoup de gentillesses qui sentent le magister. Il pleut des vérités premières : il rit un peu, pour empêcher d’en rire ; mais il se sait gré de l’averse, voire du déluge, et surtout d’en tenir la clé.

La leçon sur les rimes de Victor Hugo le conduit à une leçon sur les rimes de Corneille et de Racine. Puis, de la rime il passe aux œuvres, au style et aux idées. Enfin, la leçon sur le métier de poésie tourne à la leçon sur le classique et le romantique. La préface de l’ouvrage et la conclusion sont d’un mérite infiniment supérieur à l’ouvrage même. Il s’y raconte, paysan parmi les paysans, fils de vignerons, maître d’école. Il s’adresse à un ami, avec qui, sans doute, il va rompre : plein d’une humble superbe, il lui accorde tous les avantages dont il fait fi, et se réserve toutes les prééminences réelles qui font la suprématie de l’homme, en fonction des siècles, de la terre et de la vie : voilà un rare modèle de l’impartialité, telle qu’elle règne communément entre les amis. Là encore, il oppose ce qu’on peut appeler la mystique de l’amitié à sa politique.

D’ailleurs, il trouve dans le génie même de Victor Hugo un nouvel et mémorable exemple de la mystique dessaisie par la politique, en ce monde gâté. Et sans l’oser déclarer, il abaisse Racine dessaisi devant Corneille mystique, exalté dans Polyeucte, au dessus de tous les poètes et de toutes les œuvres. « La France est cornélienne. » — « Corneille n’opère jamais que dans le royaume du salut. Racine n’opère jamais que dans le royaume de la perdition. » Selon lui, Racine tout cruauté est tout désordre. Il découvre ce que j’ai tant marqué moi-même, à savoir que l’ordonnance n’est pas l’ordre : c’est même le contraire. L’ordre véritable est intérieur. Il a sur Racine des idées très fortes, peut-être fausses, car son jugement est toujours moral et jamais d’un artiste. Au fond, avec ce qu’il dit de Racine, on ferait un classique de Victor Hugo, et de Racine un romantique.

Quand il poursuit la politique de sa colère et de ses reproches, Péguy s’indigne contre la vie, et ne le sait pas. L’indignation ne résout rien ; et la solution de Péguy est un peu bien simple.

Le conflit de la mystique et de la politique paraît fatal encore plus qu’éternel : on ne peut concilier le royaume de Dieu et les règnes de la terre, sans faire tort de tout aux uns et à l’autre. Ici, pour accorder, il faut détruire. La terre veut durer, et les hommes aussi : c’est pourquoi le royaume de Dieu est au ciel.

Ce problème est celui de toutes les religions. Le passage de la religion pure à l’Église figure la chute même de la mystique à la politique. Or, il se trouve que sans l’Église, la religion ne dure pas : elle meurt avec le dieu qui la fonde et ses premiers fidèles, qui ne peuvent pas vivre sans lui. C'est par l’Église que la religion dure. Ainsi l’Église est la politique de la religion.

Tous les grands ordres se fondent par la mystique et durent par la politique. Faut-il durer? c’est la question.

S’il n’y avait que des saints, la politique serait inutile. Mais il y aurait alors autant d’ordres que de saints. Les fidèles sont loin de la sainteté : toutefois, ils font l’Église.

Quand un saint n’obéit pas, il est plus près de l’hérésie qu’un autre homme. Péguy ne pouvait pas être un saint : il était trop dans le siècle ; il tenait trop aux Cahiers ; il était trop père de famille. Il approchait surtout la sainteté par l’hérésie.

Enfin, Péguy ne semble pas comprendre que la politique est la fatalité même de la vie sociale. Les hommes en société sont forcés d’être politiques, plus ou moins. La mystique est le propre de la cellule et des saints.

Au fond, les saints aspirent à la fin du monde. La gloire de la cité les touche peu : ils ne sont pas citoyens. Ils ne croient pas à la justice des hommes. La passion du ciel et le rêve du paradis trompent sur l’idée que les saints se font de la terre : ils ont la joie, mais elle n’est pas ici. Un saint et son frère rient ensemble : mais tandis que son frère rit avec le saint, le saint ne rit pas avec lui. Les sages les plus sombres ne sont pas plus dépris : toutefois, ils n’ont pas de joie et ne se promettent rien.

Mettre fin à la vie est le vœu secret de toute volonté parfaite. À la fin, l’œuvre est accomplie. La mort et le chef d’œuvre sont un égal accomplissement. Les hommes ne se soucient pas de s’accomplir, mais de vivre : c’est à quoi répond la politique.


V


Celui qui est désigné doit marcher. Celui qui est appelé doit répondre. C’est la loi, c’est la règle, c’est le niveau des vies héroïques, c’est le niveau des vies de sainteté.

Nous avons été des héros, dit-il encore. Que si nous avons été, une fois de plus, une armée de lions conduite par des ânes, c’est alors que nous sommes demeurés, très exactement, dans la plus pure tradition française. Nous avons été grands. Nous avons été très grands.

On le croira, lui, puisqu’il en est mort. On ne les en croira pas, eux, puisqu’ils en vivent. Et si leurs fils meurent aujourd’hui, ils s’en font gloire, ils en ont le front. C’est d’ailleurs tout ce qu’ils ont du front.

J’oserai plus : ils auraient su mourir comme les autres, s’ils en avaient eu l’âge. La France est telle, que libre, elle est toujours grande ; et grande, elle est naturellement héroïque dans la guerre et belle dans la paix : pour parler avec Péguy, elle vit toujours, plus ou moins, pour la mystique. Même Voltaire : à quatre-vingts ans, il a ses fureurs et ses combats pour la mystique de la raison, qui est souvent la justice.

Mais tout n’est pas de mourir. Ce que vaut l’homme à l’ordinaire des jours passe infiniment ce qu’il peut valoir une fois, une seule fois, dans la fièvre de la guerre, et ce qu’il y peut faire : quand il faut bien qu’il le fasse, après tout.

Il n’est pas vrai que toutes les morts soient héroïques. Il y a plus de demi héros que de vrais héros. La plupart meurent sans l’avoir voulu. L’admirable, c’est qu’ils s'y résignent ; et que les autres, les condamnés du jour qui va suivre, s’y résignent aussi. L’occasion fait souvent le héros, même au fort de la bataille, ou surtout. La mort peut mentir. Une maladie qui nous prive du sens et nous écœure, peut tuer le héros en nous. Mais le choix et la volonté de toute une vie ne mentent pas. La vertu héroïque de tous les jours, l’habitude des hauts lieux et d’être soi sans bassesse, la beauté qu’on fait sourdre de son sang, qu'on paie de sa douleur et de ses larmes, voilà qui a du prix au delà même de la mort. Voilà ce qui fait grands les hommes. Et nos aînés ne sont certes pas à notre taille : parce qu’ils ont tout pris et presque tout gardé. Et parce qu’ils tiennent tout sans mériter la possession, ils sont petits : car on les mesure à ce qu’ils prétendent posséder. Possession vaut titre. Qu’ils s'en félicitent, s’ils veulent ; et qu’ils se reconnaissent dans leurs fils avec complaisance : en effet, déjà leurs fils leur succèdent. Voilà des familles où l’on ne perd pas le temps.

Que le peuple est noble, qu’il est pur, si on le regarde, après avoir quitté ces gens-là. Il chante dans le volcan : il n’y fait pas ses comptes, et ne calcule pas ce qu’il gagne. Il meurt pour son clos, pour le lit de sa femme et de sa mère ; il meurt pour le champ de son père et la maison de ses petits. Il ne se vante de rien. Il donne sa vie et il aimerait mieux vivre. Il ne prête pas sa peine à intérêt, ni sa sueur à usure. Il ne se promet pas qu’on lui mette, demain, comme une proie ou comme une récompense, la France entre les mains.

Il veut seulement garder sa terre et son libre horizon, sa blonde avec son rire et son ménage, son verger et ses pommiers. Il veut que les mains de ses enfants ne soient pas forcées de lâcher, dans l’agonie de la bataille, la maison et le champ qu’il a mis à l’abri derrière sa poitrine. Il tombe pour faire rempart de son corps à ces biens, et les leur léguer sans souillure. L’ennemi est celui qui souille. Toute violence subie est une flétrissure :

Je rendrai mon sang pur comme je l'ai reçu.

Vers quarante ans, on commence de faire ses comptes : si l’on n’y songe pas, les autres vous y forcent. Il est dur de garder sa jeunesse au delà de l’âge permis : jeune toujours, on n’a plus rien de commun avec des amis qui cessent de l’être ; et on n’est pourtant pas jeune avec ceux qui le sont. La plupart des hommes, si on leur montrait alors ce qu’ils furent à vingt-cinq ans et qu’ils étaient encore à trente, ils ne se reconnaîtraient pas. Ils rougiraient d’avoir été généreux, d’avoir été libres, en un mot d’avoir été les chevaliers d’un rêve : ce rêve n’est rien de moins que la vie : les demi morts le nomment mystique, pour empêcher de voir qu’ils ne vivent plus ; et les beaux noms de sagesse, règle, ordre et discipline leur servent à décorer les sépulcres de plâtre où ils pourrissent. À l'ordinaire, les hommes meurent vers trente-cinq ans ; quant aux femmes, elles cessent communément de vivre quinze ou vingt mois après le jour de leurs noces.

Péguy restait bien vivant. Il avait passé une jeunesse claire et rude à former son talent et à fortifier son esprit. Il avait beaucoup espéré et beaucoup combattu. Il avait payé de soi ; il avait souffert. Il avait été vaincu, qui est la grande souffrance. Il avait vécu : il pouvait écrire.

Il était mûr pour les œuvres qui naissent de l’homme. Pour que les œuvres puissent être, il faut que l’homme soit : opinion qui ne semblera naïve qu’à ceux qui ne sont pas.

À l’âge où meurt la foule des pauvres gens, Péguy commença de naître dans l’ordre supérieur de l’esprit. Il sembla pressé de ne pas perdre le temps.

De là, qu’il se vieillissait à plaisir. Il aimait prendre l’air du vieil homme : « Quand je serai un vieux », disait-il volontiers, et il courbait ses épaules maigres ; il serrait sa cape contre lui, comme s’il avait eu froid. Il ébouriffait sa barbe d’une main si avisée, qu’on croyait la voir blanchir. Et quand il faisait la petite voix, qu’il chuintait au défaut de langue, je souriais, pensant que le vieux Péguy, à la retraite, ne voulait plus parler que d’une bouche sans dents. Ses jugements n’en étaient pas édentés, toutefois.

Il donna donc, sans arrêt, ses confessions, ses vers et ses mystères. Il s’est hâté de produire, en quarante mois, toutes les œuvres que quarante ans de vie avaient poussées en lui. Il y aurait ajouté, sans doute, mais pas un seul trait imprévu ou nouveau. Sa figure était faite pour toujours, dans le bois encore plus que dans la pierre.

Cependant, il manque à la guerre comme Jaurès lui-même : elle les eût réconciliés. Ils se seraient retrouvés, tous les deux, sur le plan de la Révolution et de la patrie en danger, qui est la terre de France levée dans son sang. Ils auraient pu agir et parler pour elle, être le bras de la nation et la voix de l’armée, dans ses souffrances inouïes et sa pourpre éternelle.

Sans être fort connaisseur ni peintre d’hommes, il l’était des idées générales, des peuples et des foules. Il excellait à surprendre dans un individu le caractère d’une tribu ou d’une classe. Pour un artiste c’est se tromper du tout au tout ; mais le moraliste n’y regarde pas de si près. Ainsi Marc Aurèle se trompe sur sa femme, mais non sur la vertu ; et les juges, qui font erreur sur les criminels, n’en font point sur le crime et le code.

Son portrait de Bernard Lazare est d’un grand sens. Il touche en lui à la question juive, cette vexata quaestio des siècles. Il y entre avec une bonne volonté qui lui donne de curieuses lumières. Les antisémites ne peuvent pas juger des Juifs, Péguy le sait. Mais les Juifs ne le peuvent pas davantage ; et il l’ignore. Ni les Juifs, ni les antisémites ne sont innocents : pour connaître et juger les Juifs, il faut se rendre libre de la race. Il faut avoir le cœur chrétien et la tête antique. Les antisémites sont dans la race jusqu’au cou : elle les étrangle et ils crachent. Et les Juifs y croupissent ou y étouffent, forcés d’y être, les uns par violence, les autres par vocation.

Il n’est pas facile d’être Juif, dit Péguy. Sa grande vertu le porte à parler des Juifs avec une vérité non atteinte jusqu'à lui. Son âme altérée de justice ne renie pas la lignée des prophètes. Comme elle est très raide, très claire, sans complaisance, il ne flatte pas plus qu’il ne dénigre. Il pèse. Il fait le compte, et dans les balances de la pure morale, qui sont celles de l’homme commun : car l’homme n’est rien, d’abord, sinon l’animal capable de moralité.

Je n’irai pas plus avant dans le problème. Ce n’est pas le lieu. Péguy est sur la voie. Il ne fait pas de ces concessions à la Renan qui retirent presque tout ce qu’elles accordent. Il est sans mépris, ni dérision. Cependant, il n’a pas tout vu, et il manque le point, au centre.

C'est un malheur d’être Juif, si on l’est. Et un malheur sans mesure, si on ne l’est pas en effet, de passer pour l’être. Voilà tout.

Toute figure à part, je pense là dessus avec Pascal. Le Juif, ou présumé tel, doit payer pour toute une race ; et par une contrainte inouïe, on prétend qu’il en est, parce qu’on veut qu’il en soit. La malédiction du sang est à jamais sur lui. S’il est vraiment de la race, il expie pour tous les péchés d’Israël, quoi qu’il fasse : il y ajoute, s’il en prend son parti. Il les envenime, s’il s’en flatte. Et bien pis, il paie encore pour la race, s’il n’en est pas. On lui consent tout, hormis l’honneur, qui est la seule égalité entre les hommes, et tout ce que le cœur noble exige. Il n'est de parité qu’entre des pairs qui s’honorent également.

Par une hypocrisie dont rien n’approche, on a fait du nom de juif la plus cruelle injure ; et on prétend donner ce nom justement à tout Juif, quel qu’il soit, et sans lui faire injure.

Il a eu le génie de l'entretien et le génie polémique. On ne le verra jamais mieux que dans notre jeunesse et victor-marie, comte hugo. Il prouve sa vérité en se racontant lui-même. Jamais homme ne fut plus mêlé à ses écrits. C’est un directeur de conscience qui ne s’offre pas en exemple, mais qui gagne les fidèles, en leur exposant sa vie intérieure. Comme un livre secret, qu’un bon moine vous lirait feuille à feuille, déchiffrant le grimoire, dans une petite chambre, — et toute la lumière du jour tombe d’un soupirail sur le livre et le lecteur seulement, — il vous explique tous les progrès de sa pensée, tous ses détours en lui, tous ses retours, tous ses arrêts. Ouailles et disciples, il les fait passer par les propres états de sa conscience ; il les y appelle insensiblement ; et il les conquiert peu à peu, comme lui-même s’est conquis.

Sa critique est un combat pour une vérité qu’il croit tenir et pour une morale. Étant homme de foi, il tourne volontiers au théologien. C’est la foi et la force du sentiment qui animent toutes ses œuvres. On sent l’homme, on le voit dans tout ce qu’il dit. On lui pardonne ses manies, ses redites, les excès, ses erreurs même : tout en lui parle pour lui.

Son ardeur à convaincre est encore moins forte que son zèle à se chercher lui-même, à être vrai, à se tenir enfin solidement dans sa vérité du fond. Et d’ailleurs, il n’est jamais solitaire. Peu d’hommes ont eu l’âme plus religieuse ou plus sociale, si la société est en effet une religion. Là aussi, il est d’Église : l'assemblée est son lieu, visible ou non. Sa méditation même est de concert avec des amis et des témoins : il compte toujours que sa prière ait des fruits.

Ses vertus font le poids de son style. Loin plongé dans la terre, il est une vérité qui germe, qui veut croître et s’épanouir en arbre, pour faire abri aux hommes et les nourrir. Il lance toutes sortes de racines sans choix, sans ordre, sans répit, les unes fortes et belles, les autres plus frêles ou plus pauvres, d'autres encore inutiles. Mais toutes ont le même élan : elles enveloppent la pensée ; elles l’enlacent ; elles la plient à cette vérité si tenace et si sincère. On se prête volontiers à ce siège lent, à ces assauts patients, à cette obstination. On se laisse entourer : on cède un peu de soi, même si l’on résiste. Et dût-on reprendre bientôt son adhésion aux idées, on donne tout consentement à cette force d’âme et à cette bonté d’homme.


Il répète à satiété : Nous avons été grands, nous voulons avoir été très grands. Il s’est accompli, sur le plan mystique où il s’était placé. Sa fin le dépouille de toute médiocrité : il est nu, devant l’ennemi, vêtu d’honneur et de vérité seulement, de triomphe et de sacrifice.

Être grand : c’est le vœu de toute sa vie. Les saints et les héros ne vivent que pour la gloire. Ils entendent mourir pour vivre à jamais. On ne cherche que la vie éternelle. On se donne à la mort pour s’assurer l’immortalité. On ne s’immole tout à fait dans le présent, et dans sa part éphémère, qu’à ce qui dure toujours et que le temps ne peut toucher. Mors mea, mea vita.

Péguy voulait la grandeur : elle est venue vers lui, dans le feu, sur le champ de bataille le plus illustre de l’histoire. Il voulait être un héros : il le fut et il dort à Marathon. Il ne rêvait que d’être grand : il l’est.


ANDRÉ SUARÈS.


11 mai 1916.




  1. Je parle de ce qu'on appelle l’élite et de ceux qui aspirent à y être comptés. Pour le peuple, il n’est pas nécessaire qu’on le change : c'est assez qu’on ne le gâte pas. Son âme mérite seulement qu’on l’assure en elle-même, et elle ne demande qu’à être respectée.
  2. « J’avoue que respublica est un mot d’une grandeur extraordinaire. »
    « Cette graphie des Respubliquains que l’on nous répète à satiété. Cela me paraît un peu du même ordre que les sots de l’autre côté qui écrivent toujours le roy. »
    « La République a pour elle toute la grandeur de la tradition républicaine. » Et toute la fin de notre jeunesse.