Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des minéraux/De la figuration des minéraux



DE LA FIGURATION DES MINÉRAUX.

Comme l’ordre de nos idées doit être ici le même que celui de la succession des temps, et que le temps ne peut nous être représenté que par le mouvement et par ses effets, c’est-à-dire par la succession des opérations de la nature, nous la considérerons d’abord dans les grandes masses qui sont les résultats de ses premiers et grands travaux sur le globe terrestre ; après quoi nous essaierons de la suivre dans ses procédés particuliers, et tâcherons de saisir la combinaison des moyens qu’elle emploie pour former les petits volumes de ces matières précieuses, dont elle paraît d’autant plus avare qu’elles sont en apparence plus pures et plus simples ; et, quoiqu’en général les substances et leurs formes soient si différentes qu’elles paraissent être variées à l’infini, nous espérons qu’en suivant de près la marche de la nature en mouvement, dont nous avons déjà tracé les plus grands pas dans ses époques, nous ne pourrons nous égarer que quand la lumière nous manquera, faute de connaissances acquises par l’expérience encore trop courte des siècles qui nous ont précédés.

Divisons, comme l’a fait la nature, en trois grandes classes toutes les matières brutes et minérales qui composent le globe de la terre ; et d’abord considérons-les une à une, en les combinant ensuite deux à deux, et enfin en les réunissant ensemble toutes trois.

La première classe embrasse les matières qui, ayant été produites par le feu primitif, n’ont point changé de nature[NdÉ 1], et dont les grandes masses sont celles de la roche intérieure du globe et des éminences qui forment les appendices extérieurs de cette roche, et qui, comme elle, sont solides et vitreuses : on doit donc y comprendre le roc vif, les quartz, les jaspes, le feldspath, les schorls, les micas, les grès, les porphyres, les granits et toutes les pierres de première et même de seconde formation qui ne ne sont pas calcinables, et encore les sables vitreux, les argiles, les schistes, les ardoises et toutes les autres matières provenant de la décomposition et des débris des matières primitives que l’eau aura délayées, dissoutes ou dénaturées.

La seconde classe comprend les matières qui ont subi une seconde action du feu, et qui ont été frappées par les foudres de l’électricité souterraine ou fondues par le feu des volcans, dont les grosses masses sont les laves, les basaltes, les pierres ponces, les pouzzolanes et les autres matières volcaniques, qui nous présentent en petit des produits assez semblables à ceux de l’action du feu primitif[NdÉ 2] ; et ces deux classes sont celles de la nature brute, car toutes les matières qu’elles contiennent ne portent que peu ou point de traces d’organisation.

La troisième classe contient les substances calcinables, les terres végétales, et toutes les matières formées du détriment et des dépouilles des animaux et des végétaux, par l’action ou l’intermède de l’eau, dont les grandes masses sont les rochers et les bancs des marbres, des pierres calcaires, des craies, des plâtres, et la couche universelle de terre végétale qui couvre la surface du globe, ainsi que les couches particulières de tourbes, de bois fossiles et de charbons de terre qui se trouvent dans son intérieur[NdÉ 3].

C’est surtout dans cette troisième classe que se voient tous les degrés et toutes les nuances qui remplissent l’intervalle entre la matière brute et les substances organisées ; et cette matière intermédiaire[NdÉ 4], pour ainsi dire mi-partie de brut et d’organique, sert également aux productions de la nature active dans les deux empires de la vie et de la mort ; car comme la terre végétale et toutes les substances calcinables contiennent beaucoup plus de parties organiques que les autres matières produites ou dénaturées par le feu, ces parties organiques, toujours actives, ont fait de fortes impressions sur la matière brute et passive, elles en ont travaillé toutes les surfaces et quelquefois pénétré l’épaisseur ; l’eau développe, délaie, entraîne et dépose ces éléments organiques sur les matières brutes : aussi la plupart des minéraux figurés ne doivent leurs différentes formes qu’au mélange et aux combinaisons de cette matière active avec l’eau qui lui sert de véhicule. Les productions de la nature organisée qui, dans l’état de vie et de végétation, représentent sa force et font l’ornement de la terre, sont encore, après la mort, ce qu’il y a de plus noble dans la nature brute ; les détriments des animaux et des végétaux conservent des molécules organiques actives qui communiquent à cette matière passive les premiers traits de l’organisation en lui donnant la forme extérieure. Tout minéral figuré a été travaillé par ces molécules organiques, provenant du détriment des êtres organisés ou par les premières molécules organiques existantes avant leur formation : ainsi les minéraux figurés tiennent tous de près ou de loin à la nature organisée ; et il n’y a de matières entièrement brutes que celles qui ne portent aucun trait de figuration, car l’organisation a, comme toute autre qualité de la matière, ses degrés et ses nuances dont les caractères les plus généraux, les plus distincts et les résultats les plus évidents, sont la vie dans les animaux, la végétation dans les plantes et la figuration dans les minéraux.

Le grand et premier instrument avec lequel la nature opère toutes ses merveilles est cette force universelle, constante et pénétrante dont elle anime chaque atome de matière en leur imprimant une tendance mutuelle à se rapprocher et s’unir ; son autre grand moyen est la chaleur, et cette seconde force tend à séparer tout ce que la première a réuni ; néanmoins elle lui est subordonnée, car l’élément du feu, comme toute autre matière, est soumis à la puissance générale de la force attractive : celle-ci est d’ailleurs également répartie dans les substances organisées comme dans les matières brutes ; elle est toujours proportionnelle à la masse, toujours présente, sans cesse active ; elle peut travailler la matière dans les trois dimensions à la fois, dès qu’elle est aidée de la chaleur, parce qu’il n’y a pas un point qu’elle ne pénètre à tout instant, et que par conséquent la chaleur ne puisse étendre et développer dès qu’elle se trouve dans la proportion qu’exige l’état des matières sur lesquelles elle opère : ainsi par la combinaison de ces deux forces actives, la matière ductile[NdÉ 5], pénétrée et travaillée dans tous ses points, et par conséquent dans les trois dimensions à la fois, prend la forme d’un germe organisé[NdÉ 6] qui bientôt deviendra vivant ou végétant par la continuité de son développement et de son extension proportionnelle en longueur, largeur et profondeur. Mais si ces deux forces pénétrantes et productrices, l’attraction et la chaleur, au lieu d’agir sur des substances molles et ductiles, viennent à s’exercer sur des matières sèches et dures qui leur opposent trop de résistance, alors elles ne peuvent agir que sur la surface sans pénétrer l’intérieur de cette matière trop dure ; elles ne pourront donc, malgré toute leur activité, la travailler que dans deux dimensions au lieu de trois, en traçant à sa superficie quelques linéaments ; et cette matière n’étant travaillée qu’à la surface ne pourra prendre d’autre forme que celle d’un minéral figuré. La nature opère ici comme l’art de l’homme : il ne peut que tracer des figures et former des surfaces, mais dans ce genre même de travail, le seul où nous puissions l’imiter, elle nous est encore si supérieure qu’aucun de nos ouvrages ne peut approcher des siens.

Le germe de l’animal ou du végétal étant formé par la réunion des molécules organiques avec une petite portion de matière ductile, ce moule intérieur, une fois donné et bientôt développé par la nutrition, suffit pour communiquer son empreinte, et rendre sa même forme à perpétuité par toutes les voies de la reproduction et de la génération, au lieu que, dans le minéral, il n’y a point de germe, point de moule intérieur capable de se développer par la nutrition, ni de transmettre sa forme par la reproduction[NdÉ 7].

Les animaux et les végétaux, se reproduisant également par eux-mêmes, doivent être considérés ici comme des êtres semblables pour le fond et les moyens d’organisation[NdÉ 8] ; les minéraux qui ne peuvent se reproduire par eux-mêmes, et qui néanmoins se produisent toujours sous la même forme[NdÉ 9], en diffèrent par l’origine et par leur structure dans laquelle il n’y a que des traces superficielles d’organisation ; mais, pour bien saisir cette différence originelle, on doit se rappeler[1] que, pour former un moule d’animal ou de végétal capable de se reproduire, il faut que la nature travaille la matière dans les trois dimensions à la fois, et que la chaleur y distribue les molécules organiques dans les mêmes proportions, afin que la nutrition et l’accroissement suivent cette pénétration intime, et qu’enfin la reproduction puisse s’opérer par le superflu de ces molécules organiques, renvoyées de toutes les parties du corps organisé lorsque son accroissement est complet : or, dans le minéral, cette dernière opération, qui est le suprême effort de la nature, ne se fait ni ne tend à se faire ; il n’y a point de molécules organiques superflues qui puissent être renvoyées pour la reproduction ; l’opération qui la précède, c’est-à-dire celle de la nutrition, s’exerce dans certains corps organisés qui ne se reproduisent pas, et qui ne sont produits eux-mêmes que par une génération spontanée ; mais cette seconde opération est encore supprimée dans le minéral ; il ne se nourrit ni ne s’accroît par cette intussusception qui, dans tous les êtres organisés, étend et développe leurs trois dimensions à la fois en égale proportion ; sa seule manière de croître est une augmentation de volume par la juxtaposition successive de ses parties constituantes[NdÉ 10], qui toutes n’étant travaillées que sur deux dimensions, c’est-à-dire en longueur et en largeur, ne peuvent prendre d’autre forme que celle de petites lames infiniment minces et de figures semblables ou différentes ; et ces lames figurées, superposées et réunies, composent par leur agrégation un volume plus ou moins grand et figuré de même. Ainsi, dans chaque sorte de minéral figuré, les parties constituantes, quoique excessivement minces, ont une figure déterminée qui borne le plan de leur surface, et leur est propre et particulière ; et, comme les figures peuvent varier à l’infini, la diversité des minéraux est aussi grande que le nombre de ces variétés de figure.

Cette figuration dans chaque lame mince est un trait, un vrai linéament d’organisation qui, dans les parties constituantes de chaque minéral, ne peut être tracé que par l’impression des éléments organiques ; et en effet, la nature, qui travaille si souvent la matière dans les trois dimensions à la fois, ne doit-elle pas opérer encore plus souvent en n’agissant que dans deux dimensions, et en n’employant à ce dernier travail qu’un petit nombre de molécules organiques, qui, se trouvant alors surchargées de la matière brute, ne peuvent en arranger que les parties superficielles, sans en pénétrer l’intérieur pour en disposer le fond, et par conséquent sans pouvoir animer cette masse minérale d’une vie animale ou végétative ? et quoique ce travail soit beaucoup plus simple que le premier, et que dans le réel il soit plus aisé d’effleurer la matière dans deux dimensions que de la brasser dans toutes trois à la fois, la nature emploie néanmoins les mêmes moyens et les mêmes agents : la force pénétrante de l’attraction jointe à celle de la chaleur produisent les molécules organiques, et donnent le mouvement à la matière brute en la déterminant à telle ou telle forme, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, lorsqu’elle est travaillée dans les trois dimensions, et c’est de cette manière que se sont formés les germes des végétaux et des animaux ; mais dans les minéraux chaque petite lame infiniment mince, n’étant travaillée que dans deux dimensions par un plus ou moins grand nombre d’éléments organiques, elle ne peut recevoir qu’autour de sa surface une figuration plus ou moins régulière, et l’on ne peut nier que cette figuration ne soit un premier trait d’organisation ; c’est aussi le seul qui se trouve dans les minéraux : or, cette figure une fois donnée à chaque lame mince, à chaque atome du minéral, tous ceux qui l’ont reçue se réunissent par la force de leur affinité respective, laquelle, comme je l’ai dit[2], dépend ici plus de la figure que de la masse ; et bientôt ces atomes en petites lames minces, tous figurés de même, composent un volume sensible et de même figure ; les prismes du cristal, les rhombes des spaths calcaires, les cubes du sel marin, les aiguilles du nitre, etc., et toutes les figures anguleuses, régulières ou irrégulières des minéraux, sont tracées par le mouvement des molécules organiques, et particulièrement par les molécules qui proviennent du résidu des animaux et végétaux dans les matières calcaires, et dans celles de la couche universelle de terre végétale qui couvre la superficie du globe ; c’est donc à ces matières mêlées d’organique et de brut que l’on doit rapporter l’origine primitive des minéraux figurés.

Ainsi toute décomposition, tout détriment de matière animale ou végétale, sert non seulement à la nutrition, au développement et à la reproduction des êtres organisés, mais cette même matière active opère encore comme cause efficiente la figuration des minéraux : elle seule par son activité différemment dirigée, suivant les résistances de la matière inerte, peut donner la figure aux parties constituantes de chaque minéral, et il ne faut qu’un très petit nombre de molécules organiques pour imprimer cette trace superficielle d’organisation dans le minéral, dont elles ne peuvent travailler l’intérieur ; et c’est par cette raison que ces corps étant toujours bruts dans leur substance, ils ne peuvent croître par la nutrition comme les êtres organisés, dont l’intérieur est actif dans tous les points de la masse, et qu’ils n’ont que la faculté d’augmenter de volume par une simple agrégation superficielle de leurs parties.

Quoique cette théorie sur la figuration des minéraux soit plus simple d’un degré que celle de l’organisation des animaux et des végétaux, puisque la nature ne travaille ici que dans deux dimensions au lieu de trois ; et quoique cette idée ne soit qu’une extension ou même une conséquence de mes vues sur la nutrition, le développement et la reproduction des êtres, je ne m’attends pas à la voir universellement accueillie ni même adoptée de sitôt par le plus grand nombre. J’ai reconnu que les gens peu accoutumés aux idées abstraites ont peine à concevoir les moules intérieurs et le travail de la nature sur la matière dans les trois dimensions à la fois ; dès lors ils ne concevront pas mieux qu’elle ne travaille que dans deux dimensions pour figurer les minéraux : cependant rien ne me paraît plus clair, pourvu qu’on ne borne pas ses idées à celles que nous présentent nos moules artificiels ; tous ne sont qu’extérieurs et ne peuvent que figurer des surfaces, c’est-à-dire opérer sur deux dimensions ; mais l’existence du moule intérieur et son extension, c’est-à-dire ce travail de la nature dans les trois dimensions à la fois, sont démontrées par le développement de tous les germes dans les végétaux, de tous les embryons dans les animaux, puisque toutes leurs parties, soit extérieures, soit intérieures, croissent proportionnellement, ce qui ne peut se faire que par l’augmentation du volume de leur corps dans les trois dimensions à la fois : ceci n’est donc point un système idéal fondé sur des suppositions hypothétiques, mais un fait constant démontré par un effet général, toujours existant, et à chaque instant renouvelé dans la nature entière ; tout ce qu’il y a de nouveau dans cette grande vue, c’est d’avoir aperçu qu’ayant à sa disposition la force pénétrante de l’attraction et celle de la chaleur, la nature peut travailler l’intérieur des corps et brasser la matière dans les trois dimensions à la fois, pour faire croître les êtres organisés, sans que leur forme s’altère en prenant trop ou trop peu d’extension dans chaque dimension : un homme, un animal, un arbre, une plante, en un mot tous les corps organisés sont autant de moules intérieurs dont toutes les parties croissent proportionnellement, et par conséquent s’étendent dans les trois dimensions à la fois ; sans cela l’adulte ne ressemblerait pas à l’enfant, et la forme de tous les êtres se corromprait dans leur accroissement ; car en supposant que la nature manquât totalement d’agir dans l’une des trois dimensions, l’être organisé serait bientôt non seulement défiguré, mais détruit, puisque son corps cesserait de croître à l’intérieur par la nutrition, et dès lors le solide, réduit à la surface, ne pourrait augmenter que par l’application successive des surfaces les unes contre les autres, et par conséquent d’animal ou végétal il deviendrait minéral, dont effectivement la composition se fait par la superposition de petites lames presque infiniment minces, qui n’ont été travaillées que sur les deux dimensions de leur surface en longueur et en largeur ; au lieu que les germes des animaux et des végétaux ont été travaillés non seulement en longueur et en largeur, mais encore dans tous les points de l’épaisseur qui fait la troisième dimension ; en sorte qu’il n’augmente pas par agrégation comme le minéral, mais par la nutrition, c’est-à-dire par la pénétration de la nourriture dans toutes les parties de son intérieur, et c’est par cette intussusception de la nourriture que l’animal et le végétal se développent et prennent leur accroissement sans changer de forme.

On a cherché à reconnaître et distinguer les minéraux par le résultat de l’agrégation ou cristallisation de leurs particules ; toutes les fois qu’on dissout une matière, soit par l’eau, soit par le feu, et qu’on la réduit à l’homogénéité, elle ne manque pas de se cristalliser, pourvu qu’on tienne cette matière dissoute assez longtemps en repos pour que les particules similaires et déjà figurées puissent exercer leur force d’affinité, s’attirer réciproquement, se joindre et se réunir. Notre art peut imiter ici la nature dans tous les cas où il ne faut pas trop de temps, comme pour la cristallisation des sels, des métaux et de quelques autres minéraux ; mais quoique la substance du temps ne soit pas matérielle, néanmoins le temps entre comme élément général, comme ingrédient réel et plus nécessaire qu’aucun autre dans toutes les compositions de la matière : or, la dose de ce grand élément ne nous est point connue ; il faut peut-être des siècles pour opérer la cristallisation d’un diamant, tandis qu’il ne faut que quelques minutes pour cristalliser un sel ; on peut même croire que, toutes choses égales d’ailleurs, la différence de la dureté des corps provient du plus ou moins de temps que leurs parties sont à se réunir : car comme la force d’affinité, qui est la même que celle de l’attraction, agit à tout instant et ne cesse pas d’agir, elle doit avec plus de temps produire plus d’effet ; or, la plupart des productions de la nature, dans le règne minéral, exigent beaucoup plus de temps que nous ne pouvons en donner aux compositions artificielles par lesquelles nous cherchons à l’imiter. Ce n’est donc pas la faute de l’homme ; son art est borné par une limite qui est elle-même sans bornes ; et quand, par ses lumières, il pourrait reconnaître tous les éléments que la nature emploie, quand il les aurait à sa disposition, il lui manquerait encore la puissance de disposer du temps et de faire entrer des siècles dans l’ordre de ses combinaisons.

Ainsi les matières qui paraissent être les plus parfaites sont celles qui, étant composées de parties homogènes, ont pris le plus de temps pour se consolider, se durcir et augmenter de volume et de solidité autant qu’il est possible : toutes ces matières minérales sont figurées ; les éléments organiques tracent le plan figuré de leurs parties constituantes jusque dans les plus petits atomes et laissent faire le reste au temps, qui, toujours aidé de la force attractive, a d’abord séparé les particules hétérogènes pour réunir ensuite celles qui sont similaires par de simples agrégations toutes dirigées par leurs affinités. Les autres minéraux qui ne sont pas figurés ne présentent qu’une matière brute qui ne porte aucun trait d’organisation ; et comme la nature va toujours par degrés et nuances, il se trouve des minéraux mi-partis d’organique et de brut, lesquels offrent des figures irrégulières, des formes extraordinaires, des mélanges plus ou moins assortis, et quelquefois si bizarres qu’on a grande peine à deviner leur origine et même à démêler leurs diverses substances.

L’ordre que nous mettrons dans la contemplation de ces différents objets, sera simple et déduit des principes que nous avons établis ; nous commencerons par la matière la plus brute, parce qu’elle fait le fond de toutes les autres matières, et même de toutes les substances plus ou moins organisées ; or, dans ces matières brutes, le verre primitif est celle qui s’offre la première comme la plus ancienne et comme produite par le feu dans le temps où la terre liquéfiée a pris sa consistance : cette masse immense de matière vitreuse, s’étant consolidée par le refroidissement, a formé des boursouflures et des aspérités à sa surface ; elle a laissé en se resserrant une infinité de vides et de fentes, surtout à l’extérieur, lesquelles se sont bientôt remplies par la sublimation ou la fusion de toutes les matières métalliques ; elle s’est durcie en roche solide à l’intérieur, comme une masse de verre bien recuit se consolide et se durcit lorsqu’il n’est point exposé à l’action de l’air. La surface de ce bloc immense s’est divisée, fêlée, fendillée, réduite en poudre par l’impression des agents extérieurs ; ces poudres de verre furent ensuite saisies, entraînées et déposées par les eaux, et formèrent dès lors les couches de sable vitreux qui, dans ces premiers temps, étaient bien plus épaisses et plus étendues qu’elles ne le sont aujourd’hui ; car une grande partie de ces débris de verre qui ont été transportés les premiers par le mouvement des eaux ont ensuite été réunis en blocs de grès, ou décomposés et convertis en argile par l’action et l’intermède de l’eau : ces argiles durcies par le dessèchement ont formé les ardoises et les schistes ; et ensuite les bancs calcaires produits par les coquillages, les madrépores et tous les détriments des productions de la mer, ont été déposés au-dessus des argiles et des schistes, et ce n’est qu’après l’établissement local de toutes ces grandes masses que se sont formés la plupart des autres minéraux.

Nous suivrons donc cet ordre, qui de tous est le plus naturel ; et, au lieu de commencer par les métaux les plus riches ou par les pierres précieuses, nous présenterons les matières les plus communes, et qui, quoique moins nobles en apparence, sont néanmoins les plus anciennes, et celles qui tiennent, sans comparaison, la plus grande place dans la nature, et méritent par conséquent d’autant plus d’être considérées que toutes les autres en tirent leur origine.


Notes de Buffon
  1. Voyez, dans le premier volume de cette histoire naturelle, les articles où il est traité de la nutrition et de la reproduction.
  2. Voyez l’article de cette Histoire naturelle, qui a pour titre : de la Nature, seconde vue.
Notes de l’éditeur
  1. Ainsi que j’ai fait remarquer ailleurs, nous ne connaissons aujourd’hui aucune roche dont on puisse dire qu’elle date de la solidification de la surface de la terre et qu’elle n’a subi aucune modification ultérieure. Si l’on admet que le globe terrestre, après sa solidification, a été d’abord entièrement recouvert par des eaux très riches en acide carbonique et en oxygène et ayant une température très élevée, on est obligé d’admettre que ces eaux ont puissamment agi, en les modifiant, sur les matières qui tapissaient le lit de l’océan universel ou celui des mers locales qui ont successivement recouvert les divers points du globe. « La première croûte solide de la terre, due au refroidissement de sa surface en fusion, dit Credner, n’appartient pas aux roches éruptives, c’est-à-dire aux roches qui se sont élevées à l’état fluide de l’intérieur de la terre. On a quelquefois considéré certains granits comme représentant la couche primitive de notre globe ; mais cette croûte primitive n’est connue avec certitude en aucun point de la terre, et les granits que l’on avait considérés comme tels semblent plutôt appartenir aux formations sédimentaires les plus anciennes qui recouvrent partout la croûte primitive. » (Credner, Traité de Géologie et de Paléontologie, p. 272.) Ailleurs, il dit : « La terre, pendant son état de fusion, par le rayonnement dans l’espace, se recouvrit d’une enveloppe scoriacée, soumise à la pression d’une atmosphère dans laquelle se trouvaient à l’état de gaz et de vapeurs tout le carbone et tout l’acide carbonique fixés aujourd’hui dans les êtres organisés, toute l’eau qui couvre la surface du sol ou est cachée dans sa profondeur. Sous cette pression, plus forte que la pression actuelle, l’eau pouvait se condenser à une température plus élevée qu’aujourd’hui, et la terre se recouvrit d’une mer d’eaux surchauffées. Celles-ci commencèrent énergiquement leur action de destruction et de dissolution sur la croûte solidifiée, et, par un refroidissement lent, elles laissèrent tomber les éléments qu’elles tenaient en solution, fournissant ainsi l’élément cristallin des schistes gneissiques et des micachistes. Plus tard, la formation des dépôts par voie chimique faisant place de plus en plus aux formations de cause mécanique, les éléments des schistes argileux se déposèrent à leur tour. »

    Il est vrai qu’après la formation de ces premières couches déposées par les eaux de l’océan universel, au-dessus de l’écorce solide du globe, couches dont les matériaux étaient, du reste, empruntés à l’eau elle-même, des éruptions de matières fondues se produisirent ; mais il serait difficile de dire d’où provenaient ces matières fondues, si elles étaient constituées par des substances restées en fusion au-dessous de la croûte terrestre dans le centre de la terre, ou si elles provenaient de portions de cette croûte fondue par des foyers de chaleur locaux et relativement superficiels. Ce qui tendrait à faire croire que la dernière opinion est la plus vraie, c’est qu’il est manifeste que l’eau a joué un rôle important dans la formation des roches éruptives, même les plus anciennes. « L’analogie avec les phénomènes que présentent aujourd’hui les volcans, dit Credner (loc. cit., p. 260), fait croire à la coopération de l’eau dans la formation des roches éruptives aux époques anciennes. » Il fait remarquer ensuite que beaucoup de roches éruptives fournissent la preuve de l’intervention de l’eau dans leur formation « par les petites cavités microscopiques remplies d’eau ou de solutions aqueuses (solutions de chlorure de sodium, par exemple) qu’elles contiennent. Ces inclusions liquides existent en quantité considérable dans le quartz de presque tous les granits, syénites, porphyres quartzifères et mélaphyres, et dans les feldspaths de la plupart de ces roches ; elles contiennent quelquefois de petites vésicules d’air qui, dans les mouvements imprimés à la lamelle observée, se meuvent de côté et d’autre. À côté de ces bulles, il n’est pas rare d’observer de petits cubes de chlorure de sodium libres dans la solution… Une série particulière de phénomènes qui se passent au contact de certaines roches éruptives (métamorphoses de contact) ne trouvent d’explication satisfaisante que si l’on suppose les premières contenant de l’eau. On peut seulement admettre que l’eau surchauffée, dégagée lors du refroidissement des laves éruptives, pénètre, chargée de substances minérales, dans les roches voisines, et détermine leur transformation pétrographique. » L’intervention de l’eau surchauffée, dans la formation des roches éruptives, leur a fait donner par certains géologues le nom d’hydatopyrogènes. Or, cette intervention n’est guère possible qu’à la condition de supposer que les roches éruptives se forment à une distance relativement peu considérable de la surface de la terre. Il est, en effet, difficile de supposer que l’eau de nos mers, de nos fleuves ou de nos lacs pénètre jusque dans le noyau terrestre. Il n’est d’ailleurs nullement prouvé que ce noyau soit actuellement en fusion. J’ai déjà rappelé l’opinion du célèbre mathématicien Poisson, d’après laquelle le refroidissement et la solidification de la terre auraient débuté, non point à la surface, mais, au contraire, au centre du globe.

    De tout cela, il est permis de conclure avec quelque probabilité qu’il n’existe actuellement, à la surface de la terre, aucune roche « produite par le feu primitif ».

  2. Buffon voyait juste quand il considérait les roches éruptives rejetées par les volcans actuels comme constituées par des matières empruntées à la surface du globe, ayant « subi une seconde action du feu ».
  3. Cette troisième classe contient, il est vrai, des substances très différentes les unes des autres, notamment les calcaires et les charbons de terre ; mais, ainsi que l’a fait remarquer Buffon, les animaux ou les végétaux sont intervenus dans la formation des unes et des autres.
  4. L’expression de « matière intermédiaire, pour ainsi dire, mi-partie de brute et d’organique », est erronée. On serait d’abord tenté de croire que Buffon en fait usage pour exprimer la pensée que les matières formant sa troisième classe doivent leur origine aux êtres vivants, mais il indique un peu plus loin sa véritable pensée quand il dit : « Comme la terre végétale et toutes les substances calcinables contiennent beaucoup plus de parties organiques que les autres matières produites ou dénaturées par le feu, ces parties organiques, toujours actives, ont fait de fortes impressions sur la matière brute et passive ; elles en ont travaillé toutes les surfaces et quelquefois pénétré l’épaisseur… ; l’eau développe, délaie, entraîne et dépose ces éléments organiques sur les matières brutes ; aussi, la plupart des minéraux figurés ne doivent leurs différentes formes qu’au mélange et aux combinaisons de cette matière active avec l’eau qui lui sert de véhicule. »

    Il va développer ensuite cette idée que les molécules organiques provenant des animaux et des végétaux et restées actives après la mort et la décomposition de ces êtres, servent à donner à la matière inorganique « les premiers traits de l’organisation, en lui donnant la forme extérieure ». D’après sa théorie, les minéraux n’ont de forme déterminée que grâce à ce qu’ils sont additionnés de molécules organiques ; tous ceux qui n’ont pas de forme propre et constante sont dépourvus de ces molécules, et celles-là seules qui « ne portent aucun trait de figuration » sont des « matières entièrement brutes ».

  5. Nous savons déjà ce que Buffon entend par « matière ductile », c’est celle qui contient des molécules organiques.
  6. La façon dont Buffon explique la formation des organismes vivants est aussi simple que possible ; la chaleur et l’attraction, en agissant sur la matière ductile, « la pénètrent et la travaillent dans les trois dimensions », c’est-à-dire en longueur, en largeur et en profondeur et lui font prendre ainsi « la forme d’un germe organisé » qui n’aura plus qu’à se développer dans les trois dimensions pour devenir un animal ou un végétal. Buffon se montre ainsi nettement partisan de la génération spontanée. Il admet la transformation de certaines portions de la « matière brute », d’abord en « molécules organiques », puis le mélange des molécules organiques avec la matière brute, donnant naissance à la « matière ductile », et enfin la matière ductile elle-même se transformant en « germes organisés » sous la seule action de la chaleur et de l’attraction, c’est-à-dire de forces universellement répandues dans la nature. Enfin, le genre lui-même n’a qu’à se développer par la nutrition pour devenir un animal ou un végétal. Cette manière d’expliquer la formation des êtres vivants indique un esprit assez hardi pour rompre avec les préjugés de son temps, mais elle est erronée, surtout dans la partie relative aux molécules organiques dont aucun fait ne démontre l’existence. (Voyez mon Introduction.)

    [Note de Wikisource : Rappelons en effet que, dès 1765, Spallanzani, dans son Essai d’observations microscopiques concernant le système de la génération de MM. Needham et de Buffon, mit à bas la doctrine de la génération spontanée, définitivement décréditée par la célèbre expérience du ballon à col-de-cygne de Pasteur ; que les corps organiques sont constituées des mêmes atomes que les corps inorganiques, avec une prédominance particulière des atomes de carbones, d’hydrogène, d’oxygène et d’azote, tous éléments très répandus dans les roches brutes ; enfin, que les travaux de Spallanzani d’abord, puis de Lavoisier surtout, montrèrent que les phénomènes organiques tels que la digestion ou la respiration sont des réactions chimiques identiques à celles étudiées par la chimie inorganique. Tous ces faits emportent la théorie des molécules organiques de Buffon ; quant à la parenté perçue par Buffon entre la formation des organismes et celle des cristaux et autres minéraux organisés, et qu’il explique par l’action inégalement achevée de ces molécules organiques, il ne s’agit que d’une vue de l’esprit (voyez la note suivante).]

  7. Le sens du terme « moule intérieur », que les commentateurs de Buffon ont beaucoup raillé, parce que peut-être ils ne l’avaient pas compris, est ici bien clair ; il est manifeste qu’il indique la « forme » de l’espèce animale ou végétale, l’ensemble des caractères qui se transmettent par la reproduction et qui se développent en même temps que l’animal ou le végétal, grâce à la nutrition. Mais Buffon est dans l’erreur quand il refuse ce « moule intérieur » aux corps non vivants, aux minéraux. Chaque espèce de minéral présente, en effet, comme les espèces animales et végétales, un ensemble de caractères morphologiques, chimiques, physiques, etc., absolument constants. Ainsi, le sel marin cristallise toujours en cube, et les cubes s’accolent toujours les uns aux autres de manière à former des pyramides quadrangulaires, creuses à l’intérieur et à parois formant des gradins, tandis que le sulfate de soude cristallise toujours en prismes allongés, à quatre pans, terminés par des pyramides. Il serait également facile de montrer que le minéral ou, pour parler comme Buffon, le « moule intérieur » de chaque minéral est susceptible de s’accroître par des procédés assez analogues à la nutrition des animaux et des végétaux.

    [Note de Wikisource : La fin du xixe siècle a connu un engouement irraisonné pour les théories expliquant la physiologie par la physique des cristaux, notamment après les expériences de Pasteur sur l’accroissement et la « cicatrisation » des cristaux. En réalité, il n’y a aucun lien entre ces phénomènes et le développement des êtres vivants.]

  8. Cette vue est très exacte. Plus la science a pénétré dans les secrets de l’organisation et des fonctions des animaux et des végétaux et plus elle a mis en évidence cette vérité nettement formulée par Buffon : que les animaux et les végétaux sont « des êtres semblables pour le fond et les moyens d’organisation » ; plus elle a montré combien est illusoire la barrière que les anciens naturalistes avaient tenté d’élever entre les deux groupes d’organismes. (Voyez mon Introduction.)
  9. Buffon rapproche, dans ce passage, la « matière brute » de la matière organisée beaucoup plus qu’il ne le faisait un peu plus haut. Il reconnaît que les minéraux « se produisent toujours sous la même forme » ; un peu plus loin, il dit qu’ils ont des traces superficielles d’organisation. Il ne faut pas oublier, d’ailleurs, en lisant cette page, que Buffon divise les minéraux en deux grandes catégories : l’une, formée par ses deux premières classes, contenant toutes « les matières brutes », c’est-à-dire toutes les substances dans la composition desquelles n’entrent pas du tout de molécules organiques ; l’autre, formée par sa troisième classe, comprenant les substances minérales calcinables, substances dont il attribue la production aux organismes vivants et qu’il considère comme « remplissant l’intervalle entre la matière brute et les substances organisées » et comme représentant une « matière intermédiaire, pour ainsi dire mi-partie de brut et d’organique ». La seule différence réelle qu’il établisse entre ces substances et la matière vivante réside dans la proportion de « molécules organiques » qu’elles contiennent. C’est uniquement parce que les matières minérales de cette catégorie contiennent moins de « molécules organiques » que les corps vivants, qu’elles ne jouissent pas des mêmes propriétés que ces derniers. Si le minéral ne se reproduit pas de lui-même, c’est « parce qu’il n’a point de molécules organiques superflues qui puissent être renvoyées pour la reproduction ». Si le minéral ne s’accroît que par juxtaposition (ce qui, disons-le en passant, n’est pas tout à fait exact), tandis que l’animal et le végétal se nourrissent et s’accroissent par intussusception, c’est parce que, dans les minéraux, le travail d’accroissement n’est accompli que « par un petit nombre de molécules organiques qui, se trouvant surchargées de la matière brute, ne peuvent en arranger que les parties superficielles, sans en pénétrer l’intérieur, pour en disposer le fond, et par conséquent sans pouvoir animer cette masse minérale d’une vie animale ou végétative ».
  10. Il n’est pas exact que tous les minéraux s’accroissent uniquement par juxtaposition. S’il est vrai, par exemple, qu’un cristal de sel marin ne s’accroisse que par juxtaposition à sa surface de nouveaux petits cristaux, il n’est pas démontré que tous les corps amorphes augmentent de volume par le même procédé, ou plutôt qu’ils ne puissent pas s’accroître par interposition entre leurs molécules de nouvelles molécules déposées par l’eau qui les imbibe ; enfin, tous les minéraux liquides augmentent de volume par intussusception de molécules. Il n’y a donc pas, entre la nutrition des êtres vivants et l’accroissement des minéraux, autant de différences qu’on le suppose d’habitude. (Voyez pour cette question De Lanessan, Le Transformisme.)

    [Note de Wikisource : Effectivement, l’intussusception cellulaire est réductible, en dernier ressort, à un phénomène purement physique : l’endosmose (découverte par Dutrochet vers 1830). Mais la nutrition ne se réduit pas à cette seule assimilation passive, et s’accompagne de nombreux phénomènes de régulation (absorption active et excrétion), qui sont inconnus dans les corps inertes. Ces mécanismes d’assimilation et de régulation contribuent à la constance des conditions du « milieu cellulaire », caractéristique des êtres vivants dont Claude Bernard eut l’intuition vers 1855 avec ses concepts d’ « homéostasie » et de « milieu intérieur ».]