Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire et théorie de la Terre/Preuves de la théorie de la Terre/Article II
ARTICLE II
DU SYSTÈME DE M. WHISTON[1]
Cet auteur commence son traité de la théorie de la terre par une dissertation sur la création du monde ; il prétend qu’on a toujours mal entendu le texte de la Genèse, qu’on s’est trop attaché à la lettre et au sens qui se présente à la première vue, sans faire attention à ce que la nature, la raison, la philosophie, et même la décence exigeaient de l’écrivain pour traiter dignement cette matière. Il dit que les notions qu’on a communément de l’ouvrage des six jours sont absolument fausses, et que la description de Moïse n’est pas une narration exacte et philosophique de la création de l’univers entier et de l’origine de toutes choses, mais une représentation historique de la formation du seul globe terrestre. La terre, selon lui, existait auparavant dans le chaos, et elle a reçu dans le temps mentionné par Moïse la forme, la situation et la consistance nécessaires pour pouvoir être habitée par le genre humain. Nous n’entrerons point dans le détail de ses preuves à cet égard, et nous n’entreprendrons pas d’en faire la réfutation ; l’exposition que nous venons de faire suffit pour démontrer la contrariété de son opinion avec la foi, et par conséquent l’insuffisance de ses preuves : au reste, il traite cette matière en théologien controversiste plutôt qu’en philosophe éclairé.
Partant de ces faux principes, il passe à des suppositions ingénieuses, et qui, quoique extraordinaires, ne laissent pas d’avoir un degré de vraisemblance, lorsqu’on veut se livrer avec lui à l’enthousiasme du système ; il dit que l’ancien chaos, l’origine de notre terre, a été l’atmosphère d’une comète, que le mouvement annuel de la terre a commencé dans le temps qu’elle a pris une nouvelle forme, mais que son mouvement diurne n’a commencé qu’au temps de la chute du premier homme ; que le cercle de l’écliptique coupait alors le tropique du Cancer au point du paradis terrestre à la frontière d’Assyrie, du côté du nord-ouest ; qu’avant le déluge l’année commençait à l’équinoxe d’automne ; que les orbites originaires des planètes, et surtout l’orbite de la terre, étaient avant le déluge des cercles parfaits ; que le déluge a commencé le 18e jour de novembre de l’année 2365 de la période Julienne, c’est-à-dire 2 349 ans avant l’ère chrétienne : que l’année solaire et l’année lunaire étaient les mêmes avant le déluge, et qu’elles contenaient juste 360 jours ; qu’une comète, descendant dans le plan de l’écliptique vers son périhélie, a passé tout auprès du globe de la terre le jour même que le déluge a commencé ; qu’il y a une grande chaleur dans l’intérieur du globe terrestre, qui se répand constamment du centre à la circonférence ; que la constitution intérieure et totale de la terre est comme celle d’un œuf, ancien emblème du globe ; que les montagnes sont les parties les plus légères de la terre, etc. Ensuite il attribue au déluge universel toutes les altérations et tous les changements arrivés à la surface et à l’intérieur du globe ; il adopte aveuglément les hypothèses de Woodward, et se sert indistinctement de toutes les observations de cet auteur au sujet de l’état présent du globe ; mais il y ajoute beaucoup lorsqu’il vient à traiter de l’état futur de la terre ; selon lui, elle périra par le feu, et sa destruction sera précédée de tremblements épouvantables, de tonnerres et de météores effroyables ; le soleil et la lune auront l’aspect hideux, les cieux paraîtront s’écrouler, l’incendie sera général sur la terre ; mais, lorsque le feu aura dévoré tout ce qu’elle contient d’impur, lorsqu’elle sera vitrifiée et transparente comme le cristal, les saints et les bienheureux viendront en prendre possession pour l’habiter jusqu’au temps du jugement dernier.
Toutes ces hypothèses semblent, au premier coup d’œil, être autant d’assertions téméraires, pour ne pas dire extravagantes ; cependant l’auteur les a maniées avec tant d’adresse, et les a réunies avec tant de force, qu’elles cessent de paraître absolument chimériques : il met dans son sujet autant d’esprit et de science qu’il peut en comporter, et on sera toujours étonné que, d’un mélange d’idées aussi bizarres et aussi peu faites pour aller ensemble, on ait pu tirer un système éblouissant ; ce n’est pas même aux esprits vulgaires, c’est aux yeux des savants qu’il paraîtra tel, parce que les savants sont déconcertés plus aisément que le vulgaire par l’étalage de l’érudition, et par la force et la nouveauté des idées. Notre auteur était un astronome célèbre, accoutumé à voir le ciel en raccourci, à mesurer les mouvements des astres, à compasser les espaces des cieux ; il n’a jamais pu se persuader que ce petit grain de sable, cette terre que nous habitons, ait attiré l’attention du Créateur au point de l’occuper plus longtemps que le ciel et l’univers entier, dont la vaste étendue contient des millions de millions de soleils et de terres. Il prétend donc que Moïse ne nous a pas donné l’histoire de la première création, mais seulement le détail de la nouvelle forme que la terre a prise, lorsque la main du Tout-Puissant l’a tirée du monde des comètes pour la faire planète, ou, ce qui revient au même, lorsque, d’un monde en désordre et d’un chaos informe, il en a fait une habitation tranquille et un séjour agréable ; les comètes sont en effet sujettes à des vicissitudes terribles, à cause de l’excentricité de leurs orbites ; tantôt, comme dans celle de 1680, il y fait mille fois plus chaud qu’au milieu d’un brasier ardent, tantôt il y fait mille fois plus froid que dans la glace, et elles ne peuvent guère être habitées que par d’étranges créatures, ou, pour trancher court, elles sont inhabitées.
Les planètes, au contraire, sont des lieux de repos où, la distance au soleil ne variant pas beaucoup, la température reste à peu près la même, et permet aux espèces de plantes et d’animaux de croître, de durer et de multiplier.
Au commencement, Dieu créa donc l’Univers ; mais, selon notre auteur, la terre confondue avec les autres astres errants n’était alors qu’une comète inhabitable, souffrant alternativement l’excès du froid et du chaud, dans laquelle les matières se liquéfiant, se vitrifiant, se glaçant tour à tour, formaient un chaos, un abîme enveloppé d’épaisses ténèbres, et tenebræ erant super faciem abyssi. Ce chaos était l’atmosphère de la comète qu’il faut se représenter comme un corps composé de matières hétérogènes, dont le centre était occupé par un noyau sphérique, solide et chaud, d’environ deux mille lieues de diamètre, autour duquel s’étendait une très grande circonférence d’un fluide épais, mêlé d’une matière informe, confuse, telle qu’était l’ancien chaos, rudis indigestaque moles. Cette vaste atmosphère ne contenait que fort peu de parties sèches, solides ou terrestres, encore moins de particules aqueuses ou aériennes, mais une grande quantité de matières fluides, denses et pesantes, mêlées, agitées et confondues ensemble. Telle était la terre, la veille des six jours ; mais dès le lendemain, c’est-à-dire dès le premier jour de la création, lorsque l’orbite excentrique de la comète eut été changée en une ellipse presque circulaire, chaque chose prit sa place, et les corps s’arrangèrent suivant la loi de leur gravité spécifique ; les fluides pesants descendirent au plus bas, et abandonnèrent aux parties terrestres, aqueuses et aériennes la région supérieure : celles-ci descendirent aussi dans leur ordre de pesanteur, d’abord la terre, ensuite l’eau, et enfin l’air ; et cette sphère d’un chaos immense se réduisit à un globe d’un volume médiocre, au centre duquel est le noyau solide qui conserve encore aujourd’hui la chaleur que le soleil lui a autrefois communiquée lorsqu’il était noyau de comète. Cette chaleur peut bien durer depuis six mille ans, puisqu’il en faudrait cinquante mille à la comète de 1680 pour se refroidir, et qu’elle a éprouvé en passant à son périhélie une chaleur deux mille fois plus grande que celle d’un fer rouge. Autour de ce noyau solide et brûlant qui occupe le centre de la terre, se trouve le fluide dense et pesant qui descendit le premier, et c’est ce fluide qui forme le grand abîme sur lequel la terre porterait comme le liège sur le vif-argent ; mais comme les parties terrestres étaient mêlées de beaucoup d’eau, elles ont en descendant entraîné une partie de cette eau qui n’a pu remonter lorsque la terre a été consolidée, et cette eau forme une couche concentrique au fluide pesant qui enveloppe le noyau, de sorte que le grand abîme est composé de deux orbes concentriques, dont le plus intérieur est un fluide pesant, et le supérieur est de l’eau ; c’est proprement cette couche d’eau qui sert de fondement à la terre, et c’est de cet arrangement admirable de l’atmosphère de la comète que dépendent la théorie de la terre et l’explication des phénomènes.
Car on sent bien que, quand l’atmosphère de la comète fut une fois débarrassée de toutes ces matières solides et terrestres, il ne resta plus que la matière légère de l’air, à travers laquelle les rayons du soleil passèrent librement, ce qui tout d’un coup reproduisit la lumière, fiat lux. On voit bien que les colonnes qui composent l’orbe de la terre, s’étant formées avec tant de précipitation, elles se sont trouvées de différentes densités, et que par conséquent les plus pesantes ont enfoncé davantage dans ce fluide souterrain, tandis que les plus légères ne se sont enfoncées qu’à une moindre profondeur, et c’est ce qui a produit sur la surface de la terre des vallées et des montagnes : ces inégalités étaient, avant le déluge, dispersées et situées autrement qu’elles ne le sont aujourd’hui ; au lieu de la vaste vallée qui contient l’océan, il y avait sur toute la surface du globe plusieurs petites cavités séparées qui contenaient chacune une partie de cette eau, et faisaient autant de petites mers particulières ; les montagnes étaient aussi plus divisées et ne formaient pas des chaînes comme elles en forment aujourd’hui. Cependant la terre était mille fois plus peuplée, et par conséquent mille fois plus fertile qu’elle ne l’est, la vie des hommes et des animaux était dix fois plus longue, et tout cela parce que la chaleur intérieure de la terre, qui provient du noyau central, était alors dans toute sa force, et que ce plus grand degré de chaleur faisait éclore et germer un plus grand nombre d’animaux et de plantes, et leur donnait le degré de vigueur nécessaire pour durer plus longtemps et se multiplier plus abondamment ; mais cette même chaleur, en augmentant les forces du corps, porta malheureusement à la tête des hommes et des animaux ; elle augmenta les passions, elle ôta la sagesse aux animaux et l’innocence à l’homme ; tout, à l’exception des poissons qui habitent un élément froid, se ressentit des effets de cette chaleur du noyau ; enfin tout devint criminel et mérita la mort : elle arriva, cette mort universelle un mercredi 28 novembre, par un déluge affreux de quarante jours et de quarante nuits, et ce déluge fut causé par la queue d’une autre comète qui rencontra la terre en revenant de son périhélie.
La queue d’une comète est la partie la plus légère de son atmosphère : c’est un brouillard transparent, une vapeur subtile que l’ardeur du soleil fait sortir du corps et de l’atmosphère de la comète ; cette vapeur, composée de particules aqueuses et aériennes extrêmement raréfiées, suit la comète lorsqu’elle descend à son périhélie, et la précède lorsqu’elle remonte, en sorte qu’elle est toujours située du côté opposé au soleil, comme si elle cherchait à se mettre à l’ombre et à éviter la trop grande ardeur de cet astre. La colonne que forme cette vapeur est souvent d’une longueur immense, et plus une comète approche du soleil, plus la queue est longue et étendue, de sorte qu’elle occupe souvent des espaces très grands, et, comme plusieurs comètes descendent au-dessous de l’orbe annuel de la terre, il n’est pas surprenant que la terre se trouve quelquefois enveloppée de la vapeur de cette queue : c’est précisément ce qui est arrivé dans le temps du déluge ; il n’a fallu que deux heures de séjour dans cette queue de comète pour faire tomber autant d’eau qu’il y en a dans la mer ; enfin cette queue était les cataractes du ciel, et cataractæ cœli aperti sunt. En effet, le globe terrestre ayant une fois rencontré la queue de la comète, il doit, en y faisant sa route, s’approprier une partie de la matière qu’elle contient — tout ce qui se trouvera dans la sphère de l’attraction du globe doit tomber sur la terre, et tomber en forme de pluie, puisque cette queue est en partie composée de vapeurs aqueuses. Voilà donc une pluie du ciel qu’on peut faire aussi abondante qu’on voudra, et un déluge universel dont les eaux surpasseront aisément les plus hautes montagnes. Cependant notre auteur qui, dans cet endroit ne veut pas s’éloigner de la lettre du livre sacré, ne donne pas pour cause unique du déluge cette pluie tirée de si loin ; il prend de l’eau partout où il y en a. Le grand abîme, comme nous avons vu, en contient une bonne quantité ; la terre, à l’approche de la comète, aura sans doute éprouvé la force de son attraction, les liquides contenus dans le grand abîme auront été agités par un mouvement de flux et de reflux si violent que la croûte superficielle n’aura pu résister ; elle se sera fendue en divers endroits, et les eaux de l’intérieur se seront répandues sur sa surface, et rupti sunt fontes abyssi.
Mais que faire de ces eaux que la queue de la comète et le grand abîme ont fournies si libéralement ? Notre auteur n’en est point embarrassé. Dès que la terre, en continuant sa route, se fut éloignée de la comète, l’effet de son attraction, le mouvement de flux et de reflux cessa dans le grand abîme, et dès lors les eaux supérieures s’y précipitèrent avec violence par les mêmes voies qu’elles en étaient sorties ; le grand abîme absorba toutes les eaux superflues, et se trouva d’une capacité assez grande pour recevoir non seulement les eaux qu’il avait déjà contenues, mais encore toutes celles que la queue de la comète avait laissées, parce que, dans le temps de son agitation et de la rupture de la croûte, il avait agrandi l’espace en poussant de tous côtés la terre qui l’environnait ; ce fut aussi dans ce temps que la figure de la terre, qui jusque-là avait été sphérique, devint elliptique, tant par l’effet de la force centrifuge causée par son mouvement diurne que par l’action de la comète, et cela parce que la terre, en parcourant la queue de la comète, se trouva posée de façon qu’elle présentait les parties de l’équateur à cet astre, et que la force de l’attraction de la comète, concourant avec la force centrifuge de la terre, fit élever les parties de l’équateur avec d’autant plus de facilité que la croûte était rompue et divisée en une infinité d’endroits, et que l’action du flux et du reflux de l’abîme poussait plus violemment que partout ailleurs les parties sous l’équateur.
Voilà donc l’histoire de la création, les causes du déluge universel, celles de la longueur de la vie des premiers hommes, et celles de la figure de la terre ; tout cela semble n’avoir rien coûté à notre auteur, mais l’arche de Noé paraît l’inquiéter beaucoup : comment imaginer, en effet, qu’au milieu d’un désordre aussi affreux, au milieu de la confusion de la queue d’une comète avec le grand abîme, au milieu des ruines de l’orbe terrestre, et dans ces terribles moments où non seulement les éléments de la terre étaient confondus, mais où il arrivait encore du ciel et du tartare de nouveaux éléments pour augmenter le chaos, comment imaginer que l’arche voguât tranquillement avec sa nombreuse cargaison sur la cime des flots ? Ici, notre auteur rame et fait de grands efforts pour arriver et pour donner une raison physique de la conservation de l’arche ; mais, comme il m’a paru qu’elle était insuffisante, mal imaginée et peu orthodoxe, je ne la rapporterai point ; il me suffira de faire sentir combien il est dur, pour un homme qui a expliqué de grandes choses sans avoir recours à une puissance surnaturelle ou au miracle, d’être arrêté par une circonstance particulière ; aussi notre auteur aime mieux risquer de se noyer avec l’arche que d’attribuer, comme il le devait, à la bonté immédiate du Tout-Puissant la conservation de ce précieux vaisseau.
Je ne ferai qu’une remarque sur ce système dont je viens de faire une exposition fidèle ; c’est que, toutes les fois qu’on sera assez téméraire pour vouloir expliquer par des raisons physiques les vérités théologiques, qu’on se permettra d’interpréter dans des vues purement humaines le texte divin des livres sacrés, et que l’on voudra raisonner sur les volontés du Très-Haut et sur l’exécution de ses décrets, on tombera nécessairement dans les ténèbres et dans le chaos où est tombé l’auteur de ce système, qui cependant a été reçu avec grand applaudissement : il ne doutait ni de la vérité du déluge, ni de l’authenticité des livres sacrés ; mais, comme il s’en était beaucoup moins occupé que de physique et d’astronomie, il a pris les passages de l’Écriture sainte pour des faits de physique et pour des résultats d’observations astronomiques, et il a si étrangement mêlé la science divine avec nos sciences humaines, qu’il en a résulté la chose du monde la plus extraordinaire, qui est le système que nous venons d’exposer.
- Notes de Buffon.
- ↑ A New Theory of the Earth, by Will. Whiston. London, 1708.